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Version 1.1, Aout 1999
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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------
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<IDENT marie>
<IDENT_AUTEURS beaumontg>
<IDENT_COPISTES swaelensg>
<ARCHIVE http://abu.cnam.fr>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Marie, ou l'esclavage aux Etats-Unis. (1840)>
<GENRE prose>
<AUTEUR Gustave de Beaumont>
<NOTESPROD>
Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, tous deux magistrats, visitèrent les Etats-Unis en 1831-32 en mission d'étude pour le gouvernement français. Si dans «La démocratie en Amérique», de Tocqueville s'est attaché à une lecture politique des institutions de ce pays, Gustave de Beaumont a voulu faire une étude des moeurs américaines de l'époque, sous le couvert d'un récit romantique enrichi de nombreuses notes documentaires. Ces notes, très complètes, couvrent notamment les émeutes raciales de New York en juillet 1834, la condition sociale et économique des noirs, la création du Libéria, les nombreux mouvements religieux, la vie sociale des Américains et la situation tragique des Indiens.
Gustave de Beaumont and Alexis de Tocqueville, both magistrates, travelled to the United States in 1831-32 on an exploratory mission on behalf of the French government. Whereas de Tocqueville analysed American politics in "Democracy in America», Gustave de Beaumont studied American mores in the form of a romantic novel interspersed with a wealth of documentary notes. These notes cover the July 1834 racial incidents in New York, the social and economic status of the black community, the founding of Liberia, the numerous religious movements, the social life of Americans and the tragic situation of the Indians.
[Note du copiste: Les notes documentaires de Gustave de Beaumont, signalées dans le texte romancé par un ou plusieurs astérisques, figurent en un seul bloc en fin d'ouvrage. La mention de la pagination (<PAGE xxx>) de ces «Note de l'Auteur» permettent de les retrouver aisément par une simple recherche dans le texte.]
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER marie1 --------------------------------
MARIE OU L'ESCLAVAGE AUX ETATS-UNIS, TABLEAU DE MOEURS AMERICAINES,
PAR GUSTAVE DE BEAUMONT.
QUATRIEME EDITION.
PARIS.
LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN.
9, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRES
MDCCCXL.
***
Ouvrages du même auteur.
L'IRLANDE SOCIALE, POLITIQUE ET RELIGIEUSE.
2 vol. in-8º, 4e édition.
PRIX: 15 FRANCS
***
(En société avec M. Alexis de Tocqueville)
SYSTEME PENITENTIAIRE AUX ETATS-UNIS ET DE SON APPLICATION EN FRANCE; SUIVI
D'UN APPENDICE SUR LES COLONIES PENALES, ET DE NOTES STATISTIQUES.
2 vol.
in-8º, 2e édition.
PRIX: 15 FRANCS.
Paris. Imprimé par Béthune et Plon.
***
TABLE DES MATIERES.
AVANT-PROPOS.
CHAP. I. -- Prologue.
II. -- Les Femmes.
III. --
Ludovic ou le Départ d'Europe.
IV. -- Intérieur d'une famille américaine.
V. -- Marie.
VI. -- L'Alms-House de Baltimore.
VII. -- Le Mystère.
VIII. -- La Révélation.
IX. -- L'Epreuve. 1.
X. -- Suite de
l'Epreuve. 2.
XI. -- Suite de l'Epreuve. 3. -- Episode d'Onéda.
XII. --
Suite de l'Epreuve. 4. -- Littérature et beaux-arts.
XIII. -- L'Emeute.
XIV. -- Le départ de l'Amérique civilisée.
XV. -- La Forêt vierge et le
Désert.
XVI. -- Le Drame.
XVII. -- Epilogue.
APPENDICE.
PREMIERE PARTIE. -- Note sur la condition sociale et politique des nègres
esclaves et des gens de couleur affranchis.
Tableaux comparatifs de la population libre et de la population esclave aux
Etats-Unis, depuis 1790 jusqu'en 1830.
DEUXIÈME PARTIE. -- Note sur le mouvement religieux aux Etats-Unis.
TROISIÈME PARTIE. -- Note sur l'état ancien et la condition présente des
tribus indiennes de l'Amérique du Nord.
NOTES:
-- sur les Femmes américaines.
-- sur les sentiments mutuels
des Anglais et des Américains.
-- sur les Banqueroutes.
-- sur le Duel
en Amérique.
-- sur la Sociabilité des Américains.
-- sur l'Egalité.
-- sur les événements arrivés à New-York les 9, 10 et 11 juillet 1834.
FIN DE LA TABLE
***
AVANT-PROPOS.
Je dois au lecteur quelques explications sur la forme et sur le fond de ce
livre.
Je le préviens d'abord que tout en est grave, excepté la forme. Mon but
principal n'a point été de faire un roman. La fable qui sert de cadre à
l'ouvrage est d'une extrême simplicité. Je ne doute pas que, sous une plume
habile et exercée, elle n'eût prêté aux développements les plus intéressants et
même les plus dramatiques; mais je ne sais point l'art du romancier. On ne doit
donc chercher dans ce livre ni intrigues calculées avec prévoyance, ni
situations ménagées avec art, ni complications d'événements, en un mot, rien de
ce qui communément est mis en usage pour exciter, soutenir et suspendre
l'intérêt.
Pendant mon séjour aux Etats-Unis, j'ai vu une société qui présente avec la
nôtre des harmonies et des contrastes; et il m'a semblé que si je parvenais à
rendre les impressions que j'ai reçues en Amérique, mon récit ne manquerait pas
entièrement d'utilité. Ce sont ces impressions toutes réelles que j'ai
rattachées à un sujet imaginaire.
Je sens bien qu'en offrant la vérité sous le voile d'une fiction, je cours le
risque de ne plaire à personne. Le public sérieux ne repoussera-t-il pas mon
livre à l'aspect de son titre seul ? et le lecteur frivole, attiré par une
apparence légère, ne s'arrêtera-t-il pas devant le sérieux du fond? Je ne sais.
Tout ce que je puis dire, c'est que mon premier but a été de présenter une suite
d'observations graves; que, dans l'ouvrage le fond des choses est vrai, et qu'il
n'y a de fictif que les personnages; qu'enfin j'ai tenté de recouvrir mon oeuvre
d'une surface moins sévère, afin d'attirer à moi cette portion du public qui
cherche tout à la fois dans un livre des idées pour l'esprit et des émotions
pour le coeur.
J'ai dit tout à l'heure que j'allais peindre la société américaine; je dois
maintenant indiquer les dimensions de mon tableau.
Deux choses sont principalement à observer chez un peuple: ses institutions
et ses moeurs.
Je me tairai sur les premières. A l'instant même où mon livre sera publié, un
autre paraîtra qui doit répandre la plus vive lumière sur les institutions
démocratiques des Etats-Unis. Je veux parler de l'ouvrage de M. Alexis de
Tocqueville, intitulé: De la démocratie en Amérique.
Je regrette de ne pouvoir exprimer ici tout à mon aise l'admiration profonde
que m'inspire le travail de M. de Tocqueville; car il me serait doux d'être le
premier à proclamer une supériorité de mérite qui bientôt ne sera contestée de
personne. Mais je me sens gêné par l'amitié. J'ai du reste la plus ferme
conviction qu'après avoir lu cet ouvrage si beau, si complet, plein d'une si
haute raison, et dans lequel la profondeur des pensées ne peut se comparer qu'à
l'élévation des sentiments, chacun m'approuvera de n'avoir pas traité le même
sujet.
Ce sont donc seulement les moeurs des Etats-Unis que je me propose de
décrire. Ici je dois encore faire observer au lecteur qu'il ne trouvera point
dans mon ouvrage une peinture complète des moeurs de ce pays. J'ai tâché
d'indiquer les principaux traits, mais non toute la physionomie de la société
américaine. Si ce livre était accueilli avec quelque indulgence, plus tard je
compléterais la tâche que j'ai commencée. A vrai dire, une seule idée domine
tout l'ouvrage, et forme comme le point central autour duquel viennent se ranger
tous les développements.
Le lecteur n'ignore pas qu'il y a encore des esclaves aux Etats-Unis; leur
nombre s'élève à plus de deux millions. C'est assurément un fait étrange que
tant de servitude au milieu de tant de liberté: mais ce qui est peut-être plus
extraordinaire encore, c'est la violence du préjugé qui sépare la race des
esclaves de celle des hommes libres, c'est-à-dire les nègres des blancs. La
société des Etats-Unis fournit, pour l'étude de ce préjugé, un double élément
qu'on trouverait difficilement ailleurs. La servitude règne au sud de ce pays,
dont le nord n'a plus d'esclaves. On voit dans les Etats méridionaux les plaies
que fait l'esclavage pendant qu'il est en vigueur, et, dans le Nord, les
conséquences de la servitude après qu'elle a cessé d'exister. Esclaves ou
libres, les nègres forment partout un autre peuple que les blancs. Pour donner
au lecteur une idée de la barrière placée entre les deux races, je crois devoir
citer un fait dont j'ai été témoin. (1).
[(1) Quelques personnes m'ont paru regretter que j'aie exposé, dans
l'avant-propos, un fait dont la révélation affaiblit, disent-elles, l'intérêt du
roman. Voici le motif qui m'a fait agir:
L'odieux préjugé que j'ai pris pour sujet principal de mon livre est si
extraordinaire et tellement étranger à nos moeurs, qu'il m'a semblé qu'on
croirait difficilement en France à sa réalité, si je me bornais à l'exposer dans
le texte d'un ouvrage auquel l'imagination a eu quelque part. Ne serait-on pas
enclin à regarder les développements que je présente comme les accessoires d'une
fiction arrangée selon mon bon plaisir? -- Bien résolu d'offrir à mes lecteurs
un tableau fidèle et sincère, j'ai dû les prévenir de la vérité de mes
peintures, et leur montrer d'abord, dans toute sa nudité le préjugé que j'allais
décrire, et dont je ferais ressortir les tristes conséquences sans les exagérer.
Malgré cette précaution, plus d'une personne m'a demandé si l'antipathie des
Américains contre les gens de couleur était vraiment portée au degré de violence
que j'indique dans mon livre; ceux qui m'ont adressé cette question m'ont prouvé
combien est utile la notion que je donne dans l'avant-propos.
(Note de la
seconde édition.)]
La première fois que j'entrai dans un théâtre, aux Etats-Unis, je fus surpris
du soin avec lequel les spectateurs de couleur blanche étaient distingués du
public à figure noire. A la première galerie étaient les blancs; à la seconde,
les mulâtres; à la troisième, les nègres. Un Américain près duquel j'étais placé
me fit observer que la dignité du sang blanc exigeait ces classifications.
Cependant mes yeux s'étant portés sur la galerie des mulâtres, j'y aperçus une
jeune femme d'une éclatante beauté, et dont le teint, d'une parfaite blancheur,
annonçait le plus pur sang d'Europe. Entrant dans tous les préjugés de mon
voisin, je lui demandai comment une femme d'origine anglaise était assez dénuée
de pudeur pour se mêler à des Africaines.
-- Cette femme, me répondit-il, est de couleur.
-- Comment ? de couleur! elle est plus blanche qu'un lis.
-- Elle est de couleur, reprit-il froidement; la tradition du pays
établit son origine, et tout le monde sait qu'elle compte un mulâtre parmi ses
aïeux.
Il prononça ces paroles sans plus d'explications, comme on dit une vérité
qui, pour être comprise, n'a besoin que d'être énoncée.
Au même instant je distinguai dans la galerie des blancs un visage à moitié
noir. Je demandai l'explication de ce nouveau phénomène; l'Américain me
répondit: La personne qui attire en ce moment votre attention est de couleur
blanche.
-- Comment? blanche! son teint est celui des mulâtres.
-- Elle est blanche, répliqua-t-il; la tradition du pays constate que le sang
qui coule dans ses veines est espagnol. (1)
[(1) Au mois de janvier 1832, un Français, créole de Saint-Domingue, dont le
teint est un peu rembruni, se trouvant à New-York, alla au théâtre où il se
plaça parmi les blancs. Le public américain, l'ayant pris pour un homme de
couleur, lui intima l'ordre de se retirer, et, sur son refus, l'expulsa de la
salle avec violence. Je tiens ce fait de celui même auquel la mésaventure est
arrivée.]
Si l'opinion flétrissante qui s'attache à la race noire et aux générations
même dont la couleur s'est effacée ne donnait naissance qu'à quelques
distinctions frivoles, l'examen auquel je me suis livré ne présenterait qu'un
intérêt de curiosité; mais ce préjugé a une portée plus grave; il rend chaque
jour plus profond l'abîme qui sépare les deux races et les suit dans toutes les
phases de la vie sociale et politique; il gouverne les relations mutuelles des
blancs et des hommes de couleur, corrompt les moeurs des premiers, qu'il
accoutume à la domination et à la tyrannie, règle le sort des nègres, qu'il
dévoue à la persécution des blancs, et fait naître entre les uns et les autres
des haines si vives, des ressentiments si durables, des collisions si
dangereuses, qu'on peut dire avec raison que son influence s'étend jusque sur
l'avenir de la société américaine. (1)
[(1) Les luttes sanglantes survenues récemment aux Etats-Unis entre les amis
et les adversaires de l'esclavage donnent à certains passages de ce livre un
caractère presque prophétiques. (Note de la troisième édition.)]
C'est ce préjugé, né tout à la fois de la servitude et de la race des
esclaves, qui forme le principal sujet de mon livre. J'aurais voulu montrer
combien sont grands les malheurs de l'esclavage, et quelles traces profondes il
laisse dans les moeurs, après qu'il a cessé d'exister dans les lois. Ce sont
surtout ces conséquences éloignées d'un mal dont la cause première a disparu,
que je me suis efforcé de développer.
Au sujet principal de mon livre j'ai rattaché un grand nombre d'observations
diverses sur les moeurs américaines; mais la condition de la race noire en
Amérique, son influence sur l'avenir des Etats-Unis, sont le véritable objet de
cet ouvrage. C'est ici le lieu d'avertir la partie grave du public auquel
je m'adresse qu'à la fin de chaque volume il se trouve, sous le titre
d'appendices ou de notes, une quantité considérable de matières traitées
gravement, non-seulement au fond, mais même dans la forme. Tels sont
l'appendice relatif à la condition sociale et politique des esclaves et des
nègres affranchis, les notes qui concernent l'égalité sociale, le duel, les
sectes religieuses, les Indiens, etc.; ces notes remplissent la moitié de
l'ouvrage.
Je ne terminerai pas cet avant-propos sans prier les lecteurs, et notamment
les lecteurs américains (si toutefois ce livre parvient jusqu'en Amérique), de
bien prendre garde que les opinions qui sont exprimées par les personnages mis
en scène ne sont pas toujours celles de l'auteur. Quelquefois j'ai pris soin de
les modifier, et même de les combattre dans les notes auxquelles je renvoie par
un astérique. Du reste, à part un très-petit nombre d'exceptions qui sont
ordinairement indiquées, les faits énoncés dans le récit sont vrais, et les
impressions rendues sont celles que j'ai éprouvées moi-même. On ne doit pas
oublier qu'en peignant la société américaine, l'auteur ne présente que des
traits généraux, et que l'exception, quoique non exprimée, se trouve souvent à
côté du principe. Ainsi, dans une partie de ce livre, je dis qu'il n'existe aux
Etats-Unis ni littérature, ni beaux-arts; cependant j'ai rencontré en Amérique
des hommes de lettres distingués, des artistes habiles, des orateurs brillants.
J'ai vu dans le même pays des salons élégants, des cercles polis, des sociétés
tout intellectuelles; je dis pourtant ailleurs qu'il n'y a en Amérique ni
sociétés intellectuelles, ni salons élégants, ni cercles polis. Dans ces cas
comme dans beaucoup d'autres, mes observations ne s'appliquent qu'au plus grand
nombre.
Je termine par une réflexion à laquelle j'attache quelque importance.
M. de Tocqueville et moi publions en même temps chacun un livre sur des
sujets aussi distincts l'un de l'autre que le gouvernement d'un peuple peut être
séparé de ses moeurs.
Celui qui lira ces deux ouvrages recevra peut-être sur l'Amérique des
impressions différentes, et pourra penser que nous n'avons pas jugé de même le
pays que nous avons parcouru ensemble. Telle n'est point cependant la cause de
la dissidence apparente qui serait remarquée. La raison véritable est celle-ci:
M. de Tocqueville a décrit les institutions; j'ai tâché, moi, d'esquisser les
moeurs. Or, aux Etats-Unis, la vie politique est plus belle et mieux partagée
que la vie civile. Tandis que l'homme y trouve peu de jouissances dans la
famille, peu de plaisirs dans la société, le citoyen y jouit dans le monde
politique d'une multitude de droits. Envisageant la société américaine sous des
points de vue si divers, nous n'avons pas dû, pour la peindre, nous servir des
mêmes couleurs.
***
MARIE, OU L'ESCLAVAGE AUX ETATS-UNIS.
CHAPITRE PREMIER.
PROLOGUE.
Les querelles religieuses qui, durant le seizième siècle, troublèrent
l'Europe et firent naître les persécutions du siècle suivant, ont peuplé
l'Amérique du Nord de ses premiers habitants civilisés.
La paix continue aujourd'hui l'oeuvre de la guerre: quand de longues années
de repos se succèdent chez les nations, les populations s'accumulent outre
mesure; les rangs se serrent; la société s'encombre de capacités oisives,
d'ambitions déçues, d'existences précaires. Alors l'indigence et l'orgueil, le
besoin de pain et d'activité morale, le malaise du corps et le trouble de l'âme,
chassent les plus misérables du lieu où ils souffrent, et les poussent à
l'aventure par-delà les mers dans des régions moins pleines d'hommes où il se
rencontre encore des terres inoccupées et des postes vacants *.
[Note de l'auteur. * Réf. Les premières migrations furent des exils de conscience les secondes sont des
exils de raison. Et pourtant tous ceux qui, de nos jours, vont aux Etats-Unis
chercher une condition meilleure ne la trouvent pas. Vers l'année 1851, un Français résolut de passer en Amérique dans l'intention
de s'y fixer. Ce projet lui fut inspiré par des causes diverses. Plein de convictions généreuses, il avait salué la révolution nouvelle comme
le symbole d'une grande réforme sociale. Alors il s'était mis à l'oeuvre... Mais
bientôt il avait été seul au travail. Les plus hardis novateurs étaient devenus
subitement des hommes prudents et circonspects. Les apôtres de liberté
prêchaient la servitude: il s'en trouvait d'assez cyniques pour se vanter de
l'apostasie comme d'une vertu. Dégoûté du monde politique, il essaya de se créer une existence industrielle;
mais la fortune ne lui fut point propice... A l'âge de vingt-cinq ans il se
trouva sans carrière, n'ayant dans l'avenir d'autre chance que le partage d'un
modique patrimoine. Un jour donc, repoussant du pied sa terre natale, il monta
sur un vaisseau qui du Hâvre le conduisit à New-York. Il ne fit point un long séjour dans cette ville; il n'y passa que le temps
nécessaire pour s'enquérir de la route à suivre afin de pénétrer dans l'ouest.
Les uns lui conseillaient de se rendre dans l'Ohio, où, disaient-ils, l'on
vit mieux à bon marché que dans aucun autre Etat; ceux-là lui recommandaient
Illinois et Indiana où il achèterait à vil prix les terres les plus fertiles de
la vallée du Mississipi. Un autre lui dit: « Vous êtes Français et catholique;
pourquoi ne pas aller dans le Michigan dont les habitants, Canadiens d'origine,
parlent votre langue et pratiquent votre religion? » Le voyageur préféra ce dernier conseil, dont l'exécution était d'autant plus
facile que, pour se rendre dans le Michigan, il n'avait qu'à suivre le courant
de l'émigration européenne, alors dirigée de ce côté. Il remonta la rivière du Nord qui coule majestueuse entre deux chaînes de
montagnes, passa par une infinité de petites villes qui portent de grands noms,
telles que Rome, Utique, Syracuse, Waterloo. Après avoir traversé le lac Erié,
long de cent lieues, et franchi le détroit *, il vit s'étendre devant lui
l'immense plaine du lac Huron, fameux par la pureté de ses ondes et par ses îles
consacrées au grand Manitou; et côtoyant la rive gauche de ce lac, il pénétra
dans l'intérieur du Michigan par la grande baie de Saginaw, en remontant la
rivière dont cette baie tire son nom. [Note de l'auteur.* Réf. Les bords de la Saginaw sont plats comme toutes les terres qui avoisinent les
grands lacs de l'Amérique du Nord; ses eaux, dans un cours lent et paisible,
s'avancent parmi des prairies qu'elles fertiliseraient de leur fraîcheur si, par
de trop longs séjours, elles ne les changeaient en marécages. L'aspect de ces
lieux est froid et sévère; à travers une atmosphère chargée de vapeurs, le
soleil ne projette qu'une débile clarté; ses rayons sont pâles comme des
reflets. Des joncs tremblants à la surface de l'onde; d'innombrables roseaux
rangés en haie sur chaque rive, et au-delà, de longues herbes que la faux n'a
jamais tranchées, telle est la scène monotone qui, de toutes parts, s'offre aux
yeux. L'oscillation de ces joncs, le murmure de ces roseaux, le bruissement des
herbes et le cri rare de quelques oiseaux plongeurs, cachés parmi les plantes
flottantes, forment tout le mouvement et toute la vie de ces sauvages solitudes.
En regardant au plus haut des cieux, Quelquefois les bords du fleuve se resserrent; alors, sur des rives plus
élevées, se montre une végétation pauvre et rachitique; une faible couche de
terre recouvre d'immenses rochers de marbre et de granit, où vivent
misérablement des érables jaunes, des pins grisâtres, des hêtres chargés de
mousse; leur verdure terne ne réjouit point la vue; leur front chauve attriste
les regards; ils sont petits comme de jeunes arbres et sont à moitié morts de
vieillesse. Cependant à soixante milles au-dessus de son embouchure, le fleuve et ses
entours prennent un autre aspect. L'atmosphère devient pure, le ciel bleu, le
sol fertile; l'influence des grands lacs a cessé; le soleil a repris son empire.
A la droite du fleuve se déroulent au loin. de vastes prairies dont les
inondations se retirent après les avoir fécondées; sur la rive gauche s'élèvent
des arbres gigantesques, au tronc antique et à la cime jeune et hardie;
magnifique futaie primitive, dont les nombreuses clairières attestent la
présence de l'homme civilisé. Là s'arrêta le voyageur, qui ne cherchait point une solitude profonde, mais
seulement le voisinage du désert. A peine avait-il fait quelques pas à travers les ombres d'une végétation
séculaire, qu'il aperçut les traces d'un établissement; ici se voyait un champ
de maïs entouré de barrières formées à l'aide d'arbres renversés; là des débris
de pins incendiés; plus loin des troncs de chênes coupés à hauteur d'homme.
En marchant, il découvrit le toit d'une chaumière; on y arrivait par un
étroit sentier sur lequel il distingua l'empreinte récente de pas humains.
Bientôt un plus riant paysage s'offrit à sa vue: au pied de l'habitation
s'étendait un lac charmant, bordé de tous côtés par la forêt; c'était comme un
vaste miroir encadré dans la verdure; sa surface, parfaitement calme, étincelait
aux feux d'un soleil ardent; et sa riche ceinture, embellie par toutes les
nuances du feuillage, trouvait un éclatant reflet dans le cristal des eaux.
Un petit canot fait d'écorce, à la manière des Indiens, était couché sur le
rivage et paraissait abandonné. La chaumière présentait un singulier mélange d'élégance dans sa forme et de
grossièreté dans ses matériaux. Quelques bûches couchées les unes sur les autres faisaient toute sa
construction; cependant il y avait dans leur arrangement quelque chose qui
révélait le goût de l'architecte. Elles étaient rangées avec symétrie, et
disposées de façon à figurer un certain nombre d'arceaux gothiques: à
l'extérieur, ou remarquait le même mélange de nature sauvage et d'industrie
humaine. Ici, un banc de verdure; là, un siège formé de branches d'érable
élégamment entrelacées; plus loin, un parterre de fleurs adossé à la forêt
vierge. A mesure qu'il approchait de la demeure solitaire, le voyageur comprenait
moins quel pouvait en être l'habitant; il se perdait en vaines conjectures,
lorsqu'il vit paraître un homme... Son costume était celui d'un Européen, sa
mise, simple sans être commune; ses traits contenaient beaucoup de noblesse,
quoique leur altération fût sensible; et son front, jeune encore, portait
l'empreinte de ces mélancolies froides et résignées qui sont l'oeuvre des
longues infortunes et des vieilles douleurs. Le voyageur s'approchait timidement. -- Dieu me garde 1 dit-il au solitaire,
de troubler votre retraite! -- Soyez le bienvenu, répondit avec politesse
l'habitant du désert. Ce peu de mots avaient prouvé à l'un et à l'autre qu'ils étaient Français, et
une douce émotion était descendue dans leurs âmes; car c'est une grande joie
pour l'exilé de retrouver la voix de la patrie sur la terre étrangère. Le solitaire prend le voyageur par la main, le conduit dans une petite cabane
voisine de la chaumière et construite plus simplement que celle-ci; là, il le
fait asseoir, l'engage à se reposer quelque temps, lui sert un frugal repas et
lui donne tous les soins d'une hospitalité bienveillante. L'habitant de la forêt ressentait une joie réelle de la présence du voyageur;
cependant il redevenait de temps en temps sombre et pensif... Tout annonçait
qu'il avait dans l'âme de tristes souvenirs qui Les deux Français parlèrent d'abord de la France, et bientôt ils conversèrent
ensemble comme deux amis. -- Qui peut vous amener dans ce désert? dit le solitaire au voyageur.
LE VOYAGEUR. Je cherche une contrée qui me plaise... Je viens de parcourir un pays qui me
semble charmant... Oh! j'ai vu de beaux lacs, de belles forêts, de belles
prairies!... LE SOLITAIRE. Mais où allez-vous ? LE VOYAGEUR. Je ne sais pas encore. Cette solitude me remplit d'émotions... je n'en ai
point encore vu qui me séduise autant; la vie doit s'écouler douce et paisible
dans ce lieu. Je serais tenté de m'y arrêter. LE SOLITAIRE. Dans quel but? LE VOYAGEUR. Mais pour y demeurer... LE SOLITAIRE. Quoi vous renonceriez à la France? pour toujours! pour vivre en Amérique! Y
avez-vous bien songé? LE VOYAGEUR. Oui... C'est un sujet auquel j'ai beaucoup réfléchi... j'aime les
institutions de ce pays; elles sont libérales et généreuses... chacun y trouve
la protection de ses droits... LE SOLITAIRE. Savez-vous si, dans ce pays de liberté, il n'y a point de tyrannie... et si
les droits les plus sacrés n'y sont pas méconnus ? ... LE VOYAGEUR. Il y a d'ailleurs dans les moeurs des Américains une simplicité qui me
plaît... Voici quel est mon projet: je me placerai sur la limite qui sépare le
monde sauvage de la société civilisée; j'aurai d'un côté le village, de l'autre
la forêt; je serai assez près du désert pour jouir en paix des charmes d'une
solitude profonde, et assez voisin des cités pour prendre part aux intérêts de
la vie politique... LE SOLITAIRE. Il est des illusions qui nous coûtent quelquefois bien des larmes! LE VOYAGEUR. Pourquoi ne serais-je pas heureux?... Vous-même... LE SOLITAIRE. N'invoquez point mon exemple..., et prenez garde de m'imiter... J'ai déjà
passé cinq années dans ce désert, et le sentiment que je viens d'éprouver en
revoyant un Français est le seul plaisir qui, durant ce temps, soit entré dans
le coeur de l'infortune Ludovic. En prononçant ces mots, le solitaire se leva... sa physionomie attestait un
trouble intérieur. Alors le voyageur, cherchant des paroles qui pussent sourire
à son hôte: -- Je serais charmé, lui dit-il, de connaître tout votre établissement, les
terres qui l'avoisinent et les forêts qui l'entourent. Cette demande fut agréable à Ludovic, qui s'empressa d'y satisfaire et parut
heureux de montrer au voyageur toute l'étendue de ses possessions. Celui-ci
avait remarqué dès l'abord que le solitaire évitait avec soin de s'approcher de
la jolie cabane dont, en arrivant, il avait admiré l'élégante construction; sa
curiosité s'en était accrue. -- Cette cabane fait partie de votre domaine ?
dit-il à Ludovic. -- Oui, répondit celui-ci. -- J'en admire le bon goût, reprit
le voyageur, et je serais charmé de la voir... -- Non! non! répliqua vivement le
solitaire... jamais! jamais! -- Est-ce que quelqu'un l'habite ? Ludovic resta
d'abord silencieux... -- Oui, répondit-il enfin d'une voix triste et
mystérieuse... Et il entraîna le voyageur du côté opposé. Chemin faisant, les deux Français étaient revenus au sujet principal de leur
entretien, l'Amérique. Le voyageur avait repris le cours de ses admirations, que
le solitaire combattait par des réflexions sages, quelquefois même par de
piquantes railleries... Ils passèrent ainsi en revue tous les objets qui, dans
la société américaine, attirent les regards de l'étranger. -- Oh! arrêtons-nous ici quelques instants, s'écria le voyageur quand ils se
trouvèrent sur le bord du lac. Quel air embaumé! quelle douce fraîcheur! quelles
impressions pures! comme le ciel est beau sur nos têtes! et comme, en face de
nous, la forêt forme à l'horizon un charmant rideau de verdure! Combien ce
paysage est encore embelli par le toit de votre chaumière, qui retrace aux yeux
l'image du modeste asile d'une tranquille félicité! Qui demeurerait insensible à
ce tableau ? Eh bien! dites; parlez sans prévention... que manquerait-il au
bonheur dans cette retraite solitaire, si l'amour d'une jeune Américaine y
venait répandre ses charmes et ses enchantements? Tout en parlant ainsi, le voyageur s'était assis sur un banc de verdure;
Ludovic, plein d'émotions bien différentes, avait pris place auprès de lui...
S'abandonnant à cette impression poétique: -- En Europe, dit le voyageur,
tout est souillure et corruption!... Les femmes y sont assez viles pour se
vendre, et les hommes assez stupides pour les acheter. Quand une jeune fille
prend un mari, ce n'est pas une âme tendre qu'elle cherche pour unir à la
sienne, ce n'est pas un appui qu'elle invoque pour soutenir sa faiblesse; elle
épouse des diamants, un rang, la liberté: non qu'elle soit sans coeur; une fois
elle aima, mais celui qu'elle préférait n'était pas assez riche. On l'a
marchandée; on ne tenait plus qu'à une voiture, et le marché a manqué. Alors on
a dit à la jeune fille que l'amour était folie; elle l'a cru, et s'est corrigée;
elle épouse un riche idiot... Quand elle a quelque peu d'âme, elle se consume et
meurt. Communément elle vit heureuse. Telle n'est point la vie d'une femme en
Amérique. Ici le mariage n'est point un trafic, ni l'amour une marchandise; deux
êtres ne sont point condamnés à s'aimer ou à se haïr parce qu'ils sont unis, ils
s'unissent parce qu'ils s'aiment. Oh! qu'elles sont belles et attirantes ces
jeunes filles aux yeux d'azur, aux sourcils d'ébène, à l'âme candide et pure!...
quel doux parfum sort de leur chevelure que l'art n'a point flétrie! ... que
d'harmonie dans leur faible voix qui ne fut jamais l'écho des passions cupides!
Ici du moins, quand vous allez vers une jeune fille, et lorsqu'elle vient à
vous, ce sont de tendres sympathies qui se rencontrent, et non des calculs
intéressés. Ne serait-ce point mépriser la chance d'une félicité tranquille,
mais délicieuse, que de ne pas rechercher l'amour d'une jeune Américaine?
Ludovic écoutait avec calme; quand le voyageur eut fini de parler: -- Je plains vos erreurs, lui dit le solitaire. Je n'entreprendrai point de
les combattre; car je sais combien est vaine pour les hommes l'expérience
d'autrui...; je suis cependant affligé de voir votre ardeur à poursuivre des
chimères... Je pourrais, par un seul exemple, vous prouver combien vous êtes
égaré. Vous venez d'exalter devant moi le mérite des femmes américaines. Le
tableau que vous avez esquissé n'est pas tout-à-fait dépourvu de vérité; mais il
manque des riantes couleurs que lui prête votre imagination... Le voyageur fit un signe d'incrédulité; cependant, par une sorte de
courtoisie due à l'hospitalité, il témoigna le désir de connaître le sentiment
du solitaire qui, après un instant de réflexion, s'exprima en ces termes.
CHAPITRE II. LES FEMMES. « Les femmes américaines ont en général un esprit orné, mais peu
d'imagination, et plus de raison que de sensibilité. * [Note de l'auteur.* Réf. Elles sont jolies; celles de Baltimore sont renommées pour leur beauté parmi
toutes les autres. Leurs yeux bleus attestent une origine anglaise, et leur chevelure noire
l'influence des étés brûlants. Leur constitution frêle et délicate soutient une
lutte inégale contre les rigueurs d'un climat sévère, et les variations subites
de la température. On ne peut se défendre d'une impression douloureuse en
pensant que cette beauté, cette fraîcheur, et toutes ces grâces de la jeunesse
se flétriront avant l'âge, et seront frappées d'une destruction cruelle et
prématurée. ** [Note de l'auteur.** Réf. L'éducation des femmes aux Etats-Unis diffère entièrement de celle qui leur
est donnée chez nous. En France, une jeune fille demeure, jusqu'à ce qu'elle se marie, à l'ombre de
ses parents: elle repose paisible et sans défiance, parce qu'elle a près d'elle
une tendre sollicitude qui veille et ne s'endort jamais; dispensée de réfléchir,
tandis que quelqu'un pense pour elle; faisant ce que fait sa mère; joyeuse ou
triste comme celle-ci, elle n'est jamais en avant de la vie, elle en suit le
courant: telle la faible liane, attachée au rameau qui la protège, en reçoit les
violentes secousses ou les doux balancements. En Amérique, elle est libre avant d'être adolescente; n'ayant d'autre guide
qu'elle-même, elle marche comme à l'aventure dans des voies inconnues. Ses
premiers pas sont les moins dangereux; l'enfance traverse la vie comme une
barque fragile se joue sans périls sur une mer sans écueils. Mais quand arrive la vague orageuse des passions du jeune âge, que va devenir
ce frêle esquif avec ses voiles qui se gonflent, et son pilote sans expérience?
L'éducation américaine pare à ce danger: la jeune fille reçoit de bonne heure
la révélation des embûches qu'elle trouvera sur ses pas. Ses instincts la
défendraient mal: on la place sous la sauvegarde de sa raison; ainsi éclairée
sur les piéges qui l'environnent, elle n'a qu'elle seule pour les éviter. La
prudence ne lui manque jamais. Ces lumières données à l'adolescente sont une conséquence obligée de la
liberté dont elle jouit; mais elles lui font perdre deux qualités charmantes
dans le jeune âge, la candeur et la naïveté. L'Américaine a besoin de science
pour être sage: elle sait trop pour être innocente. * [Note de l'auteur. * Réf. Cette liberté précoce donne à ses réflexions un tour sérieux, et imprime
quelque chose de mâle à son caractère. Je me rappelle avoir entendu une jeune
fille de douze ans traiter dans une conversation et résoudre cette grande
question: « Quel est de tous les gouvernements celui qui de sa nature est le
meilleur ? » -- Elle plaçait la république au-dessus de tous les autres.
Celte froideur des sens, cet empire de la tête, ces habitudes mâles chez les
femmes, peuvent trouver grâce devant la raison; mais elles ne contentent point
le coeur. Tel fut le premier jugement que je portai sur les femmes d'Amérique;
cependant je rencontrai dans le monde une jeune personne dont le caractère, tout
à la fois impétueux et tendre, vint ébranler cette impression. Arabella me parut douée d'une brillante vivacité d'esprit, d'une touchante
sensibilité de coeur, et de ce noble enthousiasme de l'âme qui entraîne et
subjugue; à l'entendre, elle aimait avec excès les belles-lettres et les
beaux-arts; ses yeux se mouillaient de pleurs quand elle traitait, même
théoriquement, une question de sentiment; son goût pour la musique était un
fanatisme; sa passion pour la poésie un délire; elle ne parlait de l'une et de
l'autre que dans les termes de l'admiration la plus exaltée: c'étaient Corinne
et Sapho réunies dans une seule âme. -- Séduit par tant de charmes, j'accusais
la témérité de mon premier jugement, lorsqu'une circonstance toute naturelle
vint dissiper le prestige qui environnait ma nouvelle idole. Nous assistions
ensemble à un concert; un instant auparavant, elle m'avait dit sur la musique en
général des choses qui m'avaient transporté; mais, quand elle en vint à juger
successivement les différentes parties du concert, je fus saisi d'un étonnement
que je ne saurais vous dépeindre. C'était de sa part une abondance d'éloges qui
ne tarissait point; elle louait si souvent et avec tant de bruit qu'elle ne
pouvait rien entendre: toutes ses admirations tombaient à faux. Du reste, elle
ne paraissait pas tenir à faire preuve de discernement; elle avait à son usage
une somme déterminée d'enthousiasme, qu'elle dépensait à tout hasard, bien ou
mal à propos, ne s'arrêtant qu'après en avoir achevé la distribution. Ce caractère, que je retrouvai plus tard dans un grand nombre de jeunes
Américaines, n'a rien qui plaise. Les femmes à exaltation factice sont aussi
froides que les autres, et, comme elles promettent davantage, elles donnent une
déception de plus. Je revins à ma première opinion; mais ce fut pour y être
encore une fois troublé. A l'âge de dix-huit ans, Alice n'était pas jolie, mais
elle attirait vers elle par son esprit; elle négligeait l'art et les soins de la
toilette; sa mise était dépourvue de grâce et d'élégance, et on eût jugé qu'elle
n'avait aucune prétention, car elle portait publiquement des besicles. Cependant
elle plaisait et avait le désir de plaire: sa coquetterie était tout
intellectuelle; elle charmait à force de saillies, de naturel et de vivacité. Je
la voyais environnée d'adorateurs, et je me prenais quelquefois à penser qu'elle
était vraiment digne des hommages qu'on lui adressait, lorsque je découvris que
depuis long-temps elle était secrètement engagée. Aux Etats-Unis, quand deux personnes ont reconnu qu'elles se conviennent,
elles promettent de s'unir l'une à l'autre, et sont ce qu'on appelle
engagées; c'est une espèce de fiançailles qui se font sans solennité, et
n'ont d'autre sanction que le lien de la foi jurée. La jeune fiancée, si peu soucieuse des moyens de plaire aux yeux, était plus
coquette qu'aucune autre, puisqu'elle l'était sans intérêt: ce fut le terme de
mes admirations. Du reste, une excessive coquetterie est le trait commun à toutes les jeunes
Américaines, et une conséquence de leur éducation. Pour toute fille qui a plus de seize ans, un mariage est le grand intérêt de
la vie. En France, elle le désire; en Amérique, elle le cherche. Comme elle est
de bonne heure maîtresse d'elle-même et de sa conduite, c'est elle qui fixe son
choix. * [Note de l'auteur.* Réf. On sent combien est délicate et périlleuse la tâche de la jeune fille,
dépositaire de sa destinée; il faut qu'elle ait pour elle-même la prévoyance que
chez nous un père et une mère ont pour leur fille: en général, on doit le dire,
elle remplit sa mission, avec beaucoup de sagesse, Au sein de cette société
toute positive, où chacun exerce une industrie, les Américaines ont aussi la
leur: c'est de trouver un mari. Aux Etats-Unis, les hommes sont froids et
enchaînés à leurs affaires; il faut qu'on aille à eux, ou qu'un charme puissant
les attire. Ne soyons donc pas surpris si la jeune fille qui vit au milieu d'eux
est prodigue de sourires étudiés et de tendres regards; sa coquetterie est
d'ailleurs éclairée et prudente; elle a mesuré l'espace dans lequel elle peut se
jouer; elle sait la limite qu'elle ne doit point franchir. Si ses artifices
méritent qu'on les censure, le but qu'elle poursuit est du moins irréprochable;
car elle ne veut que se marier. Les occasions ne manquent point aux jeunes gens et aux jeunes filles qui ont
à se révéler un sentiment tendre et un mutuel penchant. Celles-ci ont coutume de
sortir seules, et les premiers, en les accompagnant, ne blessent aucune
convenance: la seule forme qu'ils doivent observer, c'est de marcher séparément;
car, pour donner le bras à une jeune personne, il faut lui être fiancé. On voit
régner dans les salons la même liberté. 11 est rare que la mère se mêle à la
conversation qu'entretient sa fille; celle-ci reçoit chez elle qui lui plaît,
donne seule ses audiences, et y admet quelquefois des jeunes gens qu'elle a
rencontrés dans le monde, et que ne connaissent pas ses parents. En agissant
ainsi, elle ne fait point mal; car ce sont les moeurs du pays. La coquetterie américaine est d'une nature toute spéciale; en France, une
fille coquette est moins désireuse de se marier que de plaire; en Amérique, elle
n'est impatiente de plaire que pour se marier. Chez nous, la coquetterie est une
passion; en Amérique, un calcul. Si la jeune personne engagée continue à
se montrer coquette, c'est moins par goût que par prudence; car il n'est pas
sans exemple que le fiancé viole sa foi; quelquefois elle prévoit cette
chance funeste, et tâche de gagner des coeurs, non pour en posséder plusieurs à
la fois, mais pour remplacer celui qu'elle court le risque de perdre. Dans cette circonstance comme dans toutes les autres, elle provoque,
encourage, ou repousse les soupirants avec une entière liberté. En Amérique, cette liberté, sitôt donnée à la femme, lui est tout-à-coup
ravie. Chez nous, la jeune fille passe des langes de l'enfance dans les liens du
mariage; mais ces nouvelles chaînes lui sont légères. En prenant un mari, elle
gagne le droit de se donner au monde; elle devient libre en s'engageant. Alors
commencent pour elle les fêtes, les plaisirs, les succès. En Amérique, au
contraire, la vie brillante est à la jeune fille; en se mariant, elle meurt aux
joies mondaines pour vivre dans les devoirs austères du foyer domestique. On lui
adressait des hommages, non parce qu'elle était femme, mais parce qu'elle
pouvait devenir épouse. Sa coquetterie, après avoir trouvé un mari, n'a plus
rien à faire, et, depuis qu'elle a donné sa main, on n'a plus rien à lui
demander. Aux Etats-Unis, la femme cesse d'être libre le jour où, en France, elle le
devient. Ces priviléges de la jeune fille et ce néant précoce de la femme mariée
accroissent beaucoup le nombre des personnes qui s'engagent avant de se marier.
En général, le contrat purement moral, qui naît de ces sortes de fiançailles, se
ratifie peu de temps après par le mariage; mais il n'est pas rare de voir les
jeunes filles s'efforcer d'en ajourner l'accomplissement. En agissant ainsi,
elles atteignent un double but: engagées, elles sont sûres de se marier,
et ne sont pas encore épouses; elles gagnent la certitude d'un avenir de femme,
en conservant leur liberté de fille. Rien, dans les femmes américaines, ne parle à l'imagination... cependant il
est un côté de leur caractère qui produit sur tout esprit grave une profonde
impression. On sait la moralité d'une population. quand on connaît celle des femmes, et
l'on ne contemple point la société des Etats-Unis sans admirer quel respect y
entoure le lien du mariage. Le même sentiment n'exista jamais à un aussi haut
degré chez aucun peuple ancien, et les sociétés d'Europe, dans leur corruption,
n'ont point l'idée d'une pareille pureté de moeurs. En Amérique on n'est pas plus sévère qu'ailleurs envers les désordres et même
les débauches du célibat: beaucoup de jeunes gens s'y rencontrent, dont on sait
les moeurs dissolues, et dont la réputation n'en reçoit aucune atteinte; mais
leurs excès, pour être pardonnés, doivent se commettre en dehors des familles.
Indulgente pour les plaisirs qu'on demande à des prostituées, la société
condamne sans pitié ceux qui s'obtiendraient aux dépens de la foi conjugale;
elle est également inflexible pour l'homme qui provoque la faute, et pour la
femme qui la commet. Tous deux sont bannis de son sein; et, pour encourir ce
châtiment, il n'est pas nécessaire d'avoir été coupable, il suffit d'avoir fait
naître le soupçon. Le foyer domestique est un sanctuaire inviolable que nul
souffle impur ne doit souiller. La moralité des femmes américaines, fruit d'une éducation grave et
religieuse, est encore protégée par d'autres causes. Envahi par les intérêts positifs, l'Américain n'a ni temps ni âme à donner
aux sentiments tendres et aux galanteries; il est galant une seule fois dans sa
vie, lorsqu'il veut se marier. C'est qu'alors il ne s'agit pas d'une intrigue,
mais d'une affaire. Il n'a point le loisir d'aimer, encore moins celui d'être aimable. Le goût
des beaux-arts, qui s'allie si bien aux jouissances du coeur, lui est interdit.
Si, sortant de sa sphère industrielle, un jeune homme se prend de passion pour
Mozart ou pour Michel-Ange, il se perd dans l'opinion publique. On ne fait point
fortune à écouter des sons ou à regarder des couleurs. Et comment fixer au
comptoir celui qui connut une fois les charmes d'une vie poétique ? Ainsi condamnés par les moeurs du pays à se renfermer dans l'utile, les
jeunes Américains ne sont ni préoccupés de plaire aux femmes, ni habiles à les
séduire. Il est d'ailleurs un élément de corruption, puissant dans les sociétés
d'Europe, et qui ne se rencontre point aux Etats-Unis: ce sont les oisifs nés
avec une grande fortune, et les militaires en garnison. Ces riches sans
profession et ces soldats sans gloire n'ont rien à faire: leur seul passe-temps
est de corrompre les femmes; jeunesse bouillante et généreuse, à laquelle il ne
manque que de l'espace et de l'action; pareille aux grandes eaux du Mississipi:
bienfaisantes quand elles roulent impétueuses, mortelles dès qu'elles sont
stagnantes. En Amérique, tout le monde travaille, parce que nul n'apporte en naissant de
grandes richesses *, et l'on n'y connaît point la funeste oisiveté des
garnisons, parce que ce pays n'a point d'armée. [Note de l'auteur. * Réf. Les femmes échappent ainsi aux périls de la séduction: si elles sont pures,
on ne saurait dire qu'elles sont vertueuses; car elles ne sont point attaquées.
L'extrême facilité de s'enrichir vient encore au secours des bonnes moeurs;
la fortune n'est jamais une considération essentielle dans les mariages; le
commerce, l'industrie, l'exercice d'une profession, assurant aux jeunes gens une
existence et un avenir. Ils s'unissent à la première femme qu'ils aiment, et
rien n'est plus rare aux Etats-Unis qu'un vieux garçon de vingt-cinq ans. La
société y gagne des existences morales d'hommes mariés à la place des vies
licencieuses du célibat. Enfin l'égalité des conditions protège les mariages
auxquels la différence des rangs est chez nous un obstacle. Aux Etats-Unis il
n'y a qu'une classe, et aucune barrière de convenance sociale ne sépare le jeune
homme et la jeune fille qui sont d'accord pour s'unir. Cette égalité, propice
aux unions légitimes, gêne beaucoup celles qui ne le sont pas. Le séducteur
d'une jeune fille devient nécessairement son époux, quelle que soit la
différence des positions, parce que, s'il existe des supériorités de fortune, il
n'y a point de différence de rang. ** [Note de l'auteur. ** Réf. Cette régularité de moeurs, qui tient moins aux individus qu'à l'état social
lui-même, répand une teinte grave sur toute la société américaine. Il existe dans tout pays une opinion publique dominante, à l'empire de
laquelle nulle femme ne peut se soustraire. Impitoyable en Italie pour la coquetterie qui ment, elle y pardonne la
faiblesse qui succombe; elle exige en Angleterre des délicatesses de pudeur
qu'elle bannit en Espagne, et n'est pas plus sévère à Madrid pour les écarts des
sens, qu'elle ne l'est à Londres pour les mouvements du coeur. En Amérique,
cette opinion condamne sans pitié toutes les passions, et n'autorise que les
calculs; indifférente sur les sentiments, elle n'est exigeante que pour les
devoirs. L'amour, dont le charme fait seul toute la vie de quelques peuples d'Europe,
n'est point compris aux Etats-Unis. Si quelque âme ardente y ressent le besoin d'aimer et s'y abandonne avec
passion, c'est un accident aussi rare que l'apparition d'un roc élevé sur la
plage américaine. Malheur à cet être isolé au milieu de tous! Pas une sympathie
qui vienne le trouver! pas un écho qui lui réponde! pas une force sur laquelle
il puisse se reposer! En ce pays, on n'estime les choses que suivant leur valeur
arithmétique. Comment réduire en dollars les élans de l'âme et les battements du
coeur ? Peut-être aime-t-on en Amérique, mais on n'y fait point l'amour. Les femmes, de nature si tendre, prennent l'empreinte de ce monde positif et
raisonneur ...... ... Vous le voyez, les femmes américaines méritent l'estime, et non
l'enthousiasme; elles peuvent convenir à une société froide; mais leur coeur
n'est point fait pour les brûlantes passions du désert. » CHAPITRE III. LUDOVIC, OU LE DEPART D'EUROPE. Ce langage de Ludovic produisit quelque impression sur l'esprit du voyageur.
Le séjour de cet homme des villes au sein d'une profonde solitude; le contraste
de ses manières polies avec sa vie sauvage; son jeune front chargé d'ennuis; ses
discours mêlés de larmes et de sourire, de mystère et de franchise, de sentences
graves et d'observations frivoles, de réticences et de longues réflexions;
toutes ces circonstances, après avoir déconcerté les conjectures du voyageur et
piqué sa curiosité, commençaient à faire naître son intérêt. Cependant il ne
songea, dans le premier moment, qu'à démontrer la sagesse de ses projets.
-- Vous venez, dit-il à Ludovic, de me présenter un coin du tableau. J'admets
avec vous qu'il s'y peut rencontrer des taches;... mais l'Amérique n'en renferme
pas moins les éléments essentiels du bonheur. Il y a, aux Etats-Unis, deux
choses d'un prix inestimable, et qui ne se trouvent point ailleurs: c'est une
société neuve, quoique civilisée, et une nature vierge. De ces deux sources
fécondes découlent une foule d'avantages matériels et de jouissances morales. Je
vous avouerai d'ailleurs que le portrait que vous venez d'offrir à mes yeux,
quelque vrai qu'il puisse être en général, ne me paraît pas ressembler à toutes
les femmes d'Amérique. J'en ai vu dont les passions ardentes se peignaient dans
un regard brûlant. Ce pays contient des peuples de races diverses... S'il en est
que refroidissent les glaces du pôle, il en est d'autres qu'échauffe le soleil
des tropiques... A ces mots, les traits de Ludovic se contractèrent; il éprouvait une émotion
que le voyageur ne pouvait comprendre. Celui-ci continuant: -- Je crois, dit-il,
que nous apportons dans notre opinion sur les Etats-Unis une disposition
d'esprit différente; je juge ce pays gravement; vous, avec légèreté... Vous êtes
frappé des ridicules et du peu d'élégance de cette société, et vous en riez; et
moi... -- Arrêtez, s'écria Ludovic d'une voix sévère; vous méconnaissez mon
caractère, et votre erreur est plus cruelle que vous ne pouvez le croire. Non!
il n'y a rien de gai, rien de frivole dans ma pensée... ma bouche peut sourire
encore ... mais depuis long-temps mon coeur ne connaît plus de joie ... Vous
croyez que je me suis éloigné des hommes parce que ma raison ne les comprend
pas, ou que mon coeur les déteste; vous me prenez pour un méchant ou pour un
insensé!... détrompez-vous... Mon intelligence n'est point égarée, et je ne hais
point mes semblables, loin desquels je traîne ma vie malheureuse!... Pour en
venir au point où je suis arrivé, j'ai traversé bien des abîmes... Ah! il serait
à souhaiter pour vous que vous comprissiez mieux ma destinée; les écueils de ma
vie sont les mêmes où je vous vois prêt à vous briser... Vos illusions furent
les miennes; ce sont elle, qui m'ont perdu et qui causeront votre ruine... C'est
une étrange erreur de croire que le bonheur se trouve en dehors des voies
communes... Ce trouble de l'âme qui s'ennuie partout où elle est, cette
inquiétude de l'esprit qui vous exile de la patrie, ce besoin de sensations
neuves et vives, tous ces maux sont en vous, et ne tiennent pas à un pays plutôt
qu'à un autre... Les lieux ne changent point les passions des hommes... J'ai
entendu vos admirations pour l'Amérique, pour ses institutions, ses moeurs, pour
ses forêts et ses déserts... J'en sais beaucoup plus que vous ne pensez sur les
sujets de votre enthousiasme. Si je vous disais l'histoire de mon passé, ce
serait celle de votre avenir!... En prononçant ces mots, Ludovic s'était animé d'un feu extraordinaire... et
l'énergie de ses paroles ne rendait qu'imparfaitement la profondeur de ses
convictions. Une réaction se fit alors dans l'âme du voyageur, qui, comprenant tout ce
qu'il y avait de grave, de mystérieux et de touchant dans la position du
solitaire: -- Pardonnez, lui dit-il avec intérêt, si j'ai pris votre malheur pour une
infortune ordinaire... Mais quel est donc le secret de cette misère qui se
présente à mes yeux sous les apparences du bonheur que j'envie ? quelle est
l'étrange fatalité qui vous éloigne des hommes que vous aimez, et vous retient
dans une solitude que vous n'aimez pas ?... Hélas faut-il que je vienne de
France pour voir un compatriote si malheureux! De grâce, épanchez vos chagrins
dans mon coeur, et puisse l'intérêt que vous inspirez au voyageur verser dans
votre âme un peu de consolation!... Le solitaire réfléchit quelques instants... -- Eh bien, oui! dit-il en
relevant sa tête qu'il avait inclinée, je vous raconterai l'histoire de ma
vie... Je sais combien les hommes sont indifférents aux souffrances d'autrui, et
je suis accoutumé à me passer de leur pitié. Ce n'est donc point votre
compassion que je veux gagner par le récit de mes maux; c'est un devoir que je
vais accomplir... Le devoir seul est assez puissant sur mon âme pour me
contraindre à réveiller des souvenirs douloureux, que j'avais résolu d'ensevelir
dans un oubli profond. Je suis comme le voyageur téméraire tombé du faîte de la
montagne jusqu'au fond du précipice; il a perdu tout espoir de salut...
cependant, portant un dernier regard vers les sommets dont il est descendu, il
crie le péril aux imprudents qu'il voit s'avancer sur le bord des abîmes.
Le reste du jour, Ludovic parut absorbé dans une profonde méditation; il
était facile de juger, par les nuages sombres qui, de temps en temps, venaient
obscurcir son front, qu'en repassant par toutes les phases de sa vie, il avait
de grandes infortunes à traverser. Le lendemain, à l'instant où l'aurore reflétait ses teintes roses sur les
plus hauts feuillages de la forêt, Ludovic et son hôte sortaient de la
chaumière; ils se dirigèrent vers une roche élevée qui dominait l'extrémité du
lac. De cette hauteur s'élançait mie source jaillissante qui semait dans sa
chute mille grains d'une poussière humide et argentée. Ce lac tranquille, ces
bois muets, cette onde légère tombant sans bruit comme pour ne point troubler le
silence de la solitude, tout dans ce lieu préparait l'âme à de profondes
impressions. Le solitaire et le voyageur s'étant assis au pied d'un cèdre antique, Ludovic
raconta en ces termes l'histoire de sa vie. « Les grandes révolutions qui tourmentent les peuples jettent souvent au fond
de certaines âmes un trouble profond, qui subsiste long-temps encore après que
la surface de la société est devenue tranquille et que le calme est rentré dans
le sein des masses. Comme je naissais, un ordre social, qui comptait quinze siècles d'existence,
achevait de s'écrouler... Jamais si grande ruine ne s'était offerte aux regards
des peuples;... jamais reconstruction si grande n'avait provoqué le génie des
hommes. Un monde nouveau s'élevait sur les débris de l'ancien; les esprits
étaient inquiets, les passions ardentes, les intelligences en travail; l'Europe
entière changeait de face;... les opinions, les moeurs, les lois étaient
entraînées dans un tourbillon si rapide, qu'on pouvait à peine distinguer les
institutions nouvelles de celles qui n'étaient plus ... L'origine de la
souveraineté avait été déplacée; les principes du gouvernement étaient changés;
on avait inventé un nouvel art de la guerre, créé de nouvelles sciences; les
hommes n'étaient pas moins extraordinaires que les événements; les plus grandes
nations du monde prenaient pour chefs des enfants, tandis que les vieillards
étaient rejetés des affaires... des soldats sans expérience triomphaient des
bandes les plus aguerries; des généraux, qui sortaient de l'école, renversaient
de puissants empires;... le règne des peuples était solennellement annoncé; et
jamais on n'avait vu les individualités si fortes et si glorieuses... chacun se
précipitait dans une arène que la fortune paraissait ouvrir à tous... J'étais enfant lorsque ces événements se passaient. Un spectacle de misère et
de grandeur, de ruine et de création, frappa d'abord mes jeunes regards; des
exclamations de surprise, des cris d'admiration, les retentissements de l'airain
annonçant des victoires, furent les premiers bruits qui arrivèrent à mon
oreille. J'habitais une demeure écartée des villes; j'y grandissais sous le toit
paternel, au sein des affections les plus tendres. Le tumulte qui régnait en
Europe ne pénétrait que de loin en loin dans cet asile paisible du vrai bonheur
et de toutes les vertus; la vie s'y écoulait douce, mais uniforme; de temps en
temps seulement, un journal, la lettre d'un ami, un soldat rentrant dans ses
foyers, venaient tout-à-coup jeter comme une lumière subite sur notre horizon,
et nous apprendre que des trônes étaient détruits ou élevés. Quand ces bruits rares parvenaient jusqu'à moi, ils me plongeaient dans de
longs étonnements; ils m'apprenaient que la vie, si monotone autour de nous,
avait ailleurs des scènes brillantes; alors je rêvais de gloire, de puissance,
de grandeur! la tranquillité de nos existences me paraissait un accident au
milieu du mouvement universel. Il se créait peu à peu au fond de mon âme un monde idéal, enfant de mes
rêveries, de mes illusions et de mes impatients désirs, monde gigantesque, que
ne pouvait égaler le monde réel, quelque grand, quelque extraordinaire qu'il fût
alors... Si j'eusse été placé près de la scène, peut-être eussé-je aperçu les
ombres aussi bien que les clartés; voyant agir sous mes yeux les hommes qui
gouvernaient les nations, j'eusse été peut-être moins ébloui par une grandeur
qui m'aurait paru mêlée de petitesse; j'aurais vu bien des bassesses autour de
la puissance, et de larges taches dans un soleil de gloire. Mais mon isolement rendait plus séduisants tous les prestiges, Lorsque, tout ému encore par les récits qui avaient fait bondir mon coeur, je
retombais au milieu du calme profond de notre retraite; quand, après avoir roulé
dans mon esprit les plus vastes pensées, je me sentais ramené aux paisibles
intérêts des champs... j'éprouvais un insurmontable ennui, et sentais une
répugnance que, depuis, je n'ai jamais pu vaincre pour le tranquille bonheur
dont j'étais le témoin: non que je fusse insensible à l'ordre et à la moralité
dont l'intérieur de la famille m'offrait le touchant spectacle. J'étais souvent
ému à l'aspect des bonnes oeuvres qui se faisaient sous mes yeux; car jamais un
malheureux n'était repoussé de notre demeure, et je voyais le pauvre s'éloigner
en nous bénissant; mais je sentais chaque jour qu'il me fallait quelque chose de
plus encore. Je prenais à mon père ses vertus; au monde que j'entrevoyais, sa
grandeur; je mêlais ces deux choses, j'en faisais un ensemble délicieux,
enivrant. Bientôt elles s'unirent si intimement dans ma pensée, que je ne
pouvais plus les séparer. Je n'eusse point voulu de gloire sans vertus; mais la
vertu sans gloire me paraissait terne. Enfin les portes du monde s'ouvrirent pour moi..., je me précipitai dans
l'arène. Déjà tout y était changé; la paix régnait en Europe; ce n'était point le
calme du bien-être, mais l'immobilité qui suit une violente convulsion. Les
peuples n'étaient pas heureux; ils étaient las et se reposaient... De vastes
ambitions, d'impétueux désirs, quelques nobles enthousiasmes, s'agitaient encore
à la surface de la société; mais tous ces élans n'avaient plus de but... Tout
d'ailleurs s'était rapetissé dans le monde, les choses comme les hommes. On
voyait des instruments de pouvoir, faits pour des géants, et maniés par des
pygmées, des traditions de force exploitées par des infirmes, et des essais de
gloire tentés par des médiocrités. An siècle des révolutions avait succédé le
temps des troubles; aux passions, les intérêts; aux crimes, les vices; au génie,
l'habileté; les paroles, aux actes. Je trouvai une société où tout semblait
encore transitoire, et où rien cependant ne remuait plus; une sorte de chaos
régulier, époque sans caractère déterminé, placée entre la gloire qui venait de
mourir, et la liberté qui allait naître... On ne s'élançait plus au pouvoir d'un
seul bond, comme au temps de mon enfance; on n'y marchait non plus
progressivement, comme dans les siècles qui avaient précédé; il existait dans le
gouvernement de certaines règles qui, après avoir été opposées aux talents,
cédaient sans effort sous l'intrigue. J'abordai ce nouveau théâtre, plein de vastes pensées et d'immenses désirs:
un coup d'oeil me suffit pour découvrir combien peu j'y convenais. Mes passions étaient profondes et pures: mais, depuis trente années, mille
autres avaient feint d'en sentir de pareilles, ou abusé de celles qu'ils
éprouvaient réellement; on ne croyait plus à la sincérité des grandes ambitions,
et tout le monde les redoutait. Après avoir si long-temps nourri des espérances
sans bornes, et m'en être enivré dans la solitude, je fus presque obligé de les
dérober aux regards des hommes. J'avais conçu des projets de réforme politique... mais alors on avait horreur
des innovations. De même que les esprits inquiets étaient troublés par des souvenirs de
gloire, la société, corps froid et prudent, était glacée par des souvenirs de
sang; elle aimait sa léthargie, voyant dans le réveil un péril, et dans tout
mouvement une crise mortelle. Comment d'ailleurs parvenir à exercer sur elle et sur sa marche quelque
influence? J'essayai d'embrasser un état qui pût me mener au pouvoir... mais je
découvris bientôt encore la vanité de ce projet. Pour suivre avec avantage ce
qu'on appelle une carrière, il faut l'envisager comme l'intérêt unique de son
existence, et non comme le moyen d'atteindre à un but plus élevé. L'exercice
d'une profession impose mille devoirs minutieux auxquels ne saurait se soumettre
celui qui poursuit une grande pensée. L'impatience de réussir suffirait pour
empêcher le succès. Je ne saurais vous dire quels étaient les tourments de mon esprit, lorsque,
plein d'idées vastes, j'étais condamné à me renfermer dans le cercle étroit
d'une spécialité; après avoir long-temps considéré les objets dans leur
ensemble, il me fallait descendre dans mille détails, et traiter des cas
particuliers, à la place des grandes questions que j'avais méditées toute ma
vie. Je faisais des efforts inouis pour tirer une idée générale d'un fait; mais
alors j'oubliais le fait pour l'idée, l'application pour la théorie: je devenais
impropre à mon état... Une autre fois, je parvenais à emprisonner mon esprit
dans les limites d'une question spéciale... mais ici je sentais mon intelligence
se rétrécir, en même temps que je perdais l'habitude de généraliser ma pensée;
et je m'arrêtais devant la crainte de devenir impropre à mon avenir. Plein de dégoût et d'ennui, je me retirai des affaires: j'étais d'ailleurs
enclin à penser que, de notre temps, la droiture du coeur et la fixité des
principes sont des obstacles au succès. Le vide dans lequel je tombai ne saurait se décrire. A l'instant où j'avais
cru atteindre le but, je l'avais vu s'éloigner de moi davantage... Cependant mes
passions me restaient; elles ne me laissaient point de repos. Je jetais autour
de moi des regards inquiets... j'observais la scène, espérant toujours qu'elle
changerait; mais elle ne m'offrait qu'un spectacle monotone de petits
personnages, de petites intrigues, et de petits résultats... Un événement inattendu vint tout-à-coup ranimer mon énergie languissante, et
sourire à mon imagination. C'était en l'année 1825; la Grèce esclave avait
murmuré des paroles de liberté... je vis là le parti de la civilisation contre
la barbarie. Plein d'un saint enthousiasme, je courus vers la patrie d'Homère. Mouvements
poétiques d'une jeune âme, que vous êtes nobles et impétueux! Hélas! pourquoi ne
rencontrez-vous, dans vos élans sublimes, que déceptions et mensonges? J'ai
scellé de mon sang la cause de la liberté... j'ai vu le triomphe des Grecs, et
je ne sais pas à présent quels sont les plus vils des vainqueurs ou des vaincus.
Il n'y a plus de Grecs esclaves des Musulmans; mais toujours voués à la
servitude, ceux-là n'ont gagné que le triste privilége de se fournir de maîtres
et de tyrans. Que me restait-il à faire sur cette terre de souvenirs et de tombeaux? Que
demander aux ruines d'Athènes et de Lacédémone? Des cris de désespoir? -- Byron, génie infernal, les exhala dans un céleste
langage. Des soupirs religieux? -- Un pieux pèlerin les a recueillis, et l'univers
écoute encore dans une sainte émotion la voix du chantre divin d'Eudore et de
Cymodocée. Alors, sans pensée, sans intérêt, sans but, je pris ma course au hasard... La
nature offrit à mes yeux deux grandes choses: l'Océan et les montagnes. L'art
eut aussi sa merveille à me montrer: il me conduisit devant Saint-Pierre de
Rome. En présence de ces magnifiques créations, j'éprouvais de sublimes extases. Je
ne sais pourquoi je n'ai jamais regardé la mer sans fondre en larmes: y a-t-il
dans cette image de l'immensité quelque chose qui confonde la misère de l'homme?
Cette grande scène, où s'agitent les tempêtes, où se consomment les naufrages,
figure-t-elle à nos yeux l'écueil où l'âme se brise, et l'abîme où se perd la
pensée ? Les montagnes causent une impression plus grave; leur front superbe, en
aspirant au ciel, imprime à l'âme une impulsion religieuse; elles sont comme le
marche-pied donné à l'homme pour monter vers Dieu. Oh! que la Divinité aurait un
magnifique autel, si la basilique de Saint-Pierre couronnait la cime du
Mont-Blanc! Mon pèlerinage ne fut pas de longue durée... L'Europe ennuie le voyageur
parce qu'on y voyage depuis deux mille ans. En vain je visitais les sites les plus pittoresques, les retraites les plus
sauvages, les palais les plus merveilleux... je ne faisais que passer là où
mille autres avaient passé avant moi. Pas une terre qui n'ait été foulée aux
pieds; pas une beauté de la nature qui n'ait été analysée; pas un chef-d'¦uvre
de l'art qui n'ait excité des admirations. Le voyageur de nos jours n'a plus
rien à faire, ni rien à penser; ses opinions, comme ses sentiments, lui sont
annoncées d'avance; il faut qu'il pleure ici; que, plus loin, il soit saisi
d'enthousiasme; il passe ainsi par la voie qu'ont suivie ses devanciers, à
travers une multitude de vieilles impressions et d'émotions de commande.
Je ne rencontrai d'ailleurs chez les autres peuples d'Europe rien qui
m'enchaînat au milieu d'eux: ils sont aussi vieux et encore plus corrompus que
nous. De retour en France, j'y retrouvai mes premiers ennuis. Que faire ? où aller
? -- Revenir à la maison paternelle? j'étais moins que jamais propre à en goûter
le bonheur; car les obstacles accumulés sur mes pas, au lieu de me désenchanter,
n'avaient fait qu'irriter mes passions. Me faudrait-il vivre éternellement dans une société où j'étais sûr de ne
point trouver l'existence que j'avais rêvée! Alors s'offrit à mon esprit l'idée de passer en Amérique. Je savais peu de
choses de ce pays; mais chaque jour j'entendais vanter la sagesse de ses
institutions, son amour pour la liberté, les prodiges de son industrie, la
grandeur de son avenir. C'était de l'Occident, disait-on, que désormais
viendrait la lumière, et puis je pensais comme vous: « On trouve en Amérique
deux choses qui ne se rencontrent point ailleurs: une société neuve, quoique
civilisée, et une nature vierge... » Je regardai ce projet nouveau comme une inspiration divine envoyée au secours
de mon infortune. Combien fut douce alors la lumière qui pénétra dans mon âme, et vint me
découvrir un monde égal à mes plus beaux rêves! Avec quel enthousiasme je me précipitai vers cette chance d'avenir! je passai
tout-à-coup de l'abattement à l'énergie, et sentis renaître en moi toutes les
forces morales que donne le retour inattendu d'une espérance abandonnée.
Un mois après j'étais à Baltimore. CHAPITRE IV. INTERIEUR D'UNE FAMILLE AMERICAINE. Je choisis Baltimore de préférence aux autres villes d'Amérique, assuré que
j'étais d'y trouver un ami, Daniel Nelson, auquel ma famille avait, dans une
occasion importante rendu quelques services. Le jour où j'entrai chez Nelson fut celui qui décida de mon sort. Je dois
donc vous faire connaître cet Américain. Son premier abord n'était point agréable: un maintien sévère, un langage
froid, des formes rudes telle était l'apparence extérieure de son caractère;
mais cette grossière écorce cachait des vertus d'un grand prix; il était juste
envers ses semblables, charitable au malheureux, et doué d'une fermeté d'esprit,
que je n'ai jamais rencontrée dans un autre homme; il possédait encore une
qualité que j'admirai d'autant plus en Amérique, que je l'avais moins vue en
France: c'était de ne rien dire sans réflexion, et de ne jamais parier des
choses qu'il ne savait pas. * [Note de l'auteur. * Réf. Habituellement calme dans ses discours, Nelson avait quelques passions sous
l'influence desquelles sa froideur s'animait. La première, c'était un orgueil
national poussé jusqu'au délire; il ne parlait qu'en termes magnifiques de la
sagesse et de la grandeur du peuple américain, Sa seconde passion était une
haine: il détestait les Anglais **; enfin, sectateur ardent de la communion
presbytérienne, Nelson nourrissait dans son âme un sentiment voisin de
l'inimitié contre les catholiques et les unitaires, reprochant aux premiers de
croire tout, et aux autres de ne rien croire. [Note de l'auteur. ** Réf. J'aperçus dans le caractère de Nelson un dernier trait qui me frappa:
quoiqu'il vécut dans une société où tout le monde a des esclaves ***, il ne
voulut jamais en posséder aucun; il avait acheté dans la Virginie deux nègres,
qu'il s'était empressé d'affranchir dès leur arrivée dans le Maryland, et dont
il avait fait ses domestiques. L'un d'eux, nommé Ovasco, avait pour son maître
un attachement qui ressemblait à un culte, et dont plus tard j'admirai les
effets. [Note de l'auteur. *** Réf. Fixé depuis plusieurs années à Baltimore, Nelson occupait dans cette ville
une haute position sociale; il avait d'abord trouvé dans le commerce une source
féconde de fortune et de crédit. Alors il menait un train brillant; sur un riche
équipage, ses armes étaient peintes, avec cette devise: « Ubi libertas, ibi
patria. » La même inscription avait été gravée, sur le cachet dont il
scellait toutes ses lettres, et sur lequel on lisait aussi: « John Nelson, 1631.
» C'était le nom du chef de sa famille, et la date de son émigration en
Amérique. Nelson se plaisait à parler de cette antique origine, et de ceux de
ses aïeux dont le nom avait laissé d'honorables souvenirs parmi les Américains.
Cependant des idées d'ambition lui étant venues, il évita toutes les
apparences du luxe et de la richesse, afin de se rendre populaire, et fut élu
membre de la législature du Maryland; il obtint d'ailleurs successivement tous
les titres honorifiques auxquels peut aspirer un citoyen influent des
Etats-Unis: membre de la société historique, président de la société biblique *,
de la société de tempérance **, de la société de colonisation ***, inspecteur du
pénitencier et de la maison de refuge; il était, de plus, anti-maçon. ****
[Notes de l'auteur. *, **, *** et ****, Réf. Il aspira long-temps à devenir membre du congrès, mais, ayant échoué dans les
dernières élections, il abandonna subitement toutes ses prétentions politiques,
et, se tournant vers un autre objet, il se fit recevoir ministre d'une église
presbytérienne. Lorsque j'arrivai chez Nelson, je le trouvai entouré de ses deux enfants,
Georges et Marie. Le premier, à l'âge de vingt ans, portait sur un front élevé l'empreinte d'un
caractère noble et ferme; son âme droite se peignait dans la franchise de son
regard. Je me sentis d'abord attiré vers lui, et lui vers moi... bientôt une
étroite amitié justifia nos sympathies. Sa soeur, plus jeune que lui, me parut d'une éclatante beauté; mais à
l'époque de mon arrivée à Baltimore, je ne fis que l'apercevoir. Elle ne se
montrait point dans le monde, où j'allais sans cesse; et je la voyais à peine
chez son père, dont j'évitais la société. J'ai su plus tard apprécier Nelson et sa famille; mais j'avoue que la
rigidité de ses principes m'avait d'abord éloigné de lui: il gardait dans toute
leur austérité les moeurs des puritains de la Nouvelle-Angleterre *****. Soir et
matin, ses enfants et ses domestiques étant rassemblés, il leur faisait la
prière en commun; chaque repas était également précédé d'une invocation dans
laquelle il demandait au Ciel de bénir les mets et les fruits servis sur la
table. [Note de l'auteur. ***** Réf. Quand venait le dimanche ******, c'était tout un jour de recueillement et de
piété. [Note de l'auteur. ****** Réf. Le moindre amusement était interdit, et le temps qu'on ne passait point à
l'office religieux s'écoulait silencieusement dans la lecture et la méditation
de la Bible. Cette rigide observance du saint jour était la même par toute la
ville; cependant Nelson ne cessait d'accuser Baltimore d'irréligion et
d'impiété: « Le Maryland, disait-il est bien loin de valoir la
Nouvelle-Angleterre, cette patrie des bonnes moeurs et de la religion. Du reste,
ajoutait-il, les principes de la morale se relâchent tous les jours dans ce
pays, et la Nouvelle-Angleterre elle-même ne se préserve point de la corruption
générale. Croiriez-vous, me disait-il avec l'accent d'une douleur profonde,
qu'on n'arrête plus les personnes qui voyagent le dimanche *, et que la
malle-poste elle-même, qui porte les dépêches du gouvernement central, circule
pendant le jour du Seigneur ** ? Si ce progrès funeste ne s'arrête pas, c'en est
fait, non-seulement de nos moeurs privées, mais encore des moeurs publiques:
point de moralité sans religion! point de liberté sans le christianisme!
[Notes de l'auteur.* et **. Réf. Comme il voyait dans l'expression de ma physionomie bien moins d'indignation
que d'étonnement: Je sais, me dit-il, que la France est une terre d'immoralité;
tout le mal vient du papisme. Les catholiques ont tellement enveloppé le
christianisme de formes matérielles, qu'ils ont perdu de vue le principe moral
qui en est l'âme. Mais l'oeuvre de la réforme s'achèvera, la France sera
religieuse quand elle sera protestante ***. » [Note de l'auteur.*** Réf. Ce zèle ardent pour les choses immatérielles s'alliait, chez Nelson, à des
sentiments d'une tout autre nature: son amour pour l'argent était incontestable;
il était rare qu'après nous avoir entretenus des intérêts de son église et de
ses méditations religieuses, il n'engageât pas quelque discussion sur le
meilleur système de banque à fonder, sur les escomptes, sur le tarif, sur les
canaux et les routes en fer. Son langage, ses souvenirs de commerce et de
fortune, dénotaient une passion pour les richesses qui, poussée à un certain
point, prend le nom de cupidité; singulier mélange de nobles penchants et
d'affections impures! J'ai trouvé partout ce contraste aux Etats-Unis: deux
principes opposés luttent incessamment ensemble dans la société américaine;
l'un, source de droiture; l'autre, de mauvaise foi. Au milieu d'idées et de sentiments tous nouveaux pour moi, ma première
impression fut une répugnance, et, persuadé que la scène qui s'offrait à mes
yeux, dans un étroit espace, ne me donnait point le type de la société
américaine, je résolus, peu de jours après mon arrivée, de voir Nelson aussi
rarement que je le pourrais sans manquer aux convenances, et de chercher dans le
grand monde, où je tâcherais de me répandre, des relations qui me convinssent
mieux. Le fils de Nelson, Georges, qui seul, dans cette maison, avait dès le
premier jour gagné mon coeur, me présenta chez les personnes les plus
considérables de la cité. Pendant le jour, nous visitions ensemble la ville, ses
établissements publics et ses monuments; nous assistions aux assemblées
politiques; nous pénétrions dans les clubs; les environs de la ville nous
fournissaient de charmantes promenades; j'aimais surtout la baie de Baltimore,
qui me rappelait celle de Naples; là chaque impression me valait un souvenir.
Souvent, abandonnant ma barque au caprice des vents, et mon âme à ses rêveries,
je croyais, aidé de l'illusion de mes sens et des infidélités de ma mémoire,
respirer encore sous le beau ciel de l'Italie; parfois une colonne de vapeur
noirâtre, sortie des flancs d'un navire, s'élevait dans les airs, et, se
dessinant sur l'horizon par-dessus la cime des montagnes, dont elle semblait
sortir, figurait à mes yeux le cratère fumant du Vésuve. D'où me venait ce
penchant à me ressouvenir d'un pays qui m'avait donné tant d'ennuis, si peu de
joies ? Ne serait-ce pas qu'un charme secret se cache dans les souffrances du
passé? il nous reste d'elles le sentiment de les avoir vaincues; et, quand on
est encore infortuné, c'est un bien que de penser à des malheurs qui ne sont
plus. Au déclin du jour, Georges et moi, nous cherchions, dans les brillantes
réunions du monde, des distractions et des plaisirs. C'était la saison des
fêtes: les bals, les concerts, se succédaient non interrompus. Je portais un regard avide et impatient sur cette société dont on parle tant
en Europe, et que l'on connaît si peu! Je crus voir au premier coup d'oeil que
je n'y trouverais rien de ce que j'y cherchais. Les Etats-Unis sont peut-être, de toutes les nations, celle dont la direction
donne le moins de gloire aux gouvernants. Nul n'est chargé de la conduire; elle
a besoin de marcher seule. Le maniement des affaires n'y dépend point de
quelques hommes, il est l'oeuvre de tous. Là les efforts sont universels, et
toute impulsion particulière nuirait au mouvement général. Dans ce pays
l'habileté politique ne consiste pas à agir, mais à s'abstenir et à laisser
faire. C'est un grand spectacle que celui de tout un peuple qui se meut et se
gouverne lui-même; mais nulle part les individus ne sont aussi petits. Je crois aussi qu'aucun pays n'est plus étranger que les Etats Unis aux
grandes entreprises et aux crises politiques qui mettent en relief le mérite
d'un homme, son génie, sa supériorité sur ses concitoyens. Les Américains n'ont
point de guerre à soutenir, parce qu'ils n'ont point de voisins; et l'intérieur
du pays n'est point sujet aux grandes perturbations, parce qu'il n'y a point de
partis. * Quelles occasions de gloire reste-t-il, quand on n'a pas à sauver son
pays de l'anarchie, ni à protéger son indépendance contre les attaques de
l'étranger. [Note de l'auteur.* Réf. Les Etats-Unis font cependant de grandes choses: leurs habitants défrichent
les forêts de l'Amérique, et répandent ainsi la civilisation européenne jusqu'au
fond des plus sauvages solitudes; ils s'étendent sur la moitié d'un hémisphère;
leurs vaisseaux portent sur tous les rivages leur nom et leurs richesses; mais
ces grands résultats sont dus à mille efforts partiels, qu'aucune puissance
supérieure ne dirige, à mille capacités médiocres qui n'appellent point le
secours d'une plus haute intelligence. Cette uniformité, qui règne dans le monde politique, se retrouve également
dans la société civile. Les relations des hommes entre eux n'ont qu'un seul
objet, la fortune; un seul intérêt, celui de s'enrichir. La passion de l'argent
naît chez les Américains avec l'intelligence, traînant à sa suite les froids
calculs et la sécheresse des chiffres; elle croît, se développe, s'établit dans
leur âme, et la tourmente sans relâche, comme une fièvre ardente agite et dévore
le corps débile dont elle s'est emparée. L'argent est le dieu des Etats-Unis,
comme la gloire est le dieu de la France, et l'amour celui de l'Italie. C'est l'intérêt et non la moralité qui rend les Américains amis de l'ordre;
ils poursuivent gravement la fortune. Ils ne sont pas vertueux, ils ne sont que rangés; la société des Etats-Unis
refroidit l'enthousiasme sans inspirer le respect. Peu séduit de ce premier aperçu, je m'éloignai du monde et de ses fêtes; je
résolus d'approfondir, dans la retraite, les moeurs et les institutions d'un
peuple dont les salons ne me montraient que la superficie; fatigué de mouvement
et du bruit, j'aspirai à l'isolement et me sentis attiré vers Nelson par
l'austérité même de moeurs qui m'avait éloigné de lui. A l'instant où mes réflexions sur l'Amérique me jetaient dans l'abattement,
en me prouvant une déception nouvelle, et comme je voyais fuir encore devant moi
le but auquel j'avais rattaché mes dernières espérances, une passion, dont je ne
soupçonnais point la puissance, vint s'emparer de mon âme. Je n'avais jamais aimé en Europe, et, après avoir vu les femmes d'Amérique,
je ne redoutais plus le joug d'un sentiment que j'avais toujours regardé comme
une faiblesse et comme un obstacle aux grands desseins. Cependant un tendre
penchant était destiné à renouer les liens de mon existence brisée, et allait
devenir l'unique intérêt de ma vie. CHAPITRE V. MARIE. « Depuis mon arrivée à Baltimore, je voyais chaque jour la fille de Nelson;
mais je ne la connaissais pas. Témoin de sa beauté, je ne savais rien de son
coeur; à peine avais-je entendu sa voix. Elle me montrait une froideur qui me
paraissait dépasser la retenue de son sexe; cependant je ne pouvais m'en
offenser, la voyant également indifférente au monde et à ses fêtes. Douée de cet
enchantement des charmes extérieurs qui assure aux femmes tant d'empire, elle
n'en essayait point la puissance. Il y avait dans sa réserve de l'humilité et
presque de l'abaissement; et si l'innocence n'eût été marquée sur son front, on
eût pensé que le travail intérieur d'un remords attaché à sa conscience lui
donnait un sentiment intime de dégradation. Au sortir des salons américains, j'étais si rassasié de coquetterie qu'une
femme simple et sans calcul fut habile à me charmer. A mes yeux son plus grand
art de me plaire était de n'en point montrer le désir; bientôt mon attention
éveillée découvrit en elle des talents et des vertus si rares que je ne pus me
rendre compte de mon premier sentiment d'indifférence, et, en trouvant sous le
toit de mon hôte ce trésor que j'avais failli délaisser, je pris en pitié la
prudence de l'homme qui souvent poursuit au loin le bonheur dont il a près de
lui la source. Nelson et son fils donnaient toutes les heures du jour aux affaires; Marie
les consacrait à des soins secrets dont je fus longtemps à pénétrer le mystère;
le soir, à l'heure du thé, nous étions toujours réunis; alors Nelson nous lisait
avec emphase les articles de journal dans lesquels l'Amérique était louée sans
mesure; je l'entendais répéter chaque jour que le général Jackson était le plus
grand homme du siècle, New-York la plus belle ville du monde, le Capitole (1) le
plus magnifique palais de l'univers, les Américains le premier peuple de la
terre. [(1)Palais où se tiennent les séances du Congrès à Washington.] A force de lire ces exagérations, il avait fini par y croire. * [Note de l'auteur.* Réf. Tout Américain a une infinité de flatteurs qu'il écoute; il est flatté, parce
qu'il est le souverain; il prend toutes les flatteries, parce qu'il est peuple.
Ses courtisans annuels sont ceux qui, à l'époque des élections, l'encensent pour
obtenir ses suffrages et des places; ses courtisans quotidiens sont les journaux
qui, pour gagner des abonnés et de l'argent, lui débitent chaque matin les plus
grossières adulations. J'eus plus d'une fois, dans le cours de nos entretiens,
l'occasion de reconnaître qu'un Américain, si forte que soit la louange donnée à
son pays, n'en est jamais pleinement satisfait; à ses yeux, toute approbation
mesurée est une critique, tout éloge restreint est une injure; pour être juste
envers lui, il faut manquer à la vérité. Ces conversations, dans lesquelles je ne répondais jamais à toutes les
exigences de l'orgueil américain, m'embarrassaient toujours. Il me tardait aussi
d'en voir le terme, parce qu'elles étaient d'ordinaire suivies de plus doux
entretiens; mais leur fin se faisait quelquefois attendre long-temps. On ne
cause point aux Etats-Unis comme en France: l'Américain discute toujours; il
ignore cette façon légère d'effleurer la surface des questions dans un cercle de
plusieurs personnes, où chacune place son mot, brillant ou terne, pesant ou
léger; où celle-ci termine la phrase commencée par une autre, et dans lequel on
aborde tout, excepté la profondeur des sujets. En Amérique, ou ne vise pas à
l'esprit, on raisonne: aussi la conversation n'est-elle jamais générale; elle se
fait toujours à deux. Suivant cette coutume, Marie et Georges restaient
étrangers à mes discussions avec Nelson, de même que celui-ci ne prenait aucune
part aux entretiens que j'avais ensuite avec Georges et Marie. Habituellement,
Nelson commençait la soirée en demandant à sa fille s'il avait paru quelque
ouvrage nouveau; car, aux Etats-Unis, les hommes ne lisent rien; ils n'en ont
pas le temps: ce sont les femmes qui se chargent de ce soin; elles rendent
compte de toutes les publications politiques et littéraires, soit à leur père,
soit à leur époux, et mettent ceux-ci à même d'en parler comme s'ils les
connaissaient. Nelson priait ensuite Marie de faire de la musique. La jeune fille éprouvait quelque gêne de ma présence; cependant, comme son
père avait coutume de ne point l'écouter, elle pouvait croire que je ne serais
pas plus attentif. En général, dans les salons américains, quand la musique
commence, c'est le signal de la conversation. J'avoue que j'étais d'abord peu
curieux d'entendre Marie: la plupart des Américaines sont au piano comme des
automates; elles ont pris trois mois de leçons; elles retiennent par coeur une
valse et une contredanse; quand on les prie de jouer, elles courent à leur
piano, et, sans prélude, répètent en toute hâte le peu qu'elles ont appris,
semblables à ces enfants qui savent une fable, et la débitent à tous venants
sans la comprendre. Toutes les femmes de ce pays apprennent la musique; mais presque aucune ne la
sent; elles en font par mode, et non par goût. « Nous aimons la musique comme
les enfants aiment le bruit, » me disait un Américain. Si, au milieu de ce monde
insensible, quelque harmonie veut éclore, elle est étouffée dans son germe par
l'atmosphère froide et sourde dont elle est environnée, comme un son meurt en
naissant sur une terre plate qui n'a point d'écho. Quelle fut ma surprise lorsque j'entendis la voix de Marie se mêler,
touchante et harmonieuse, tantôt aux accords brillants d'une harpe, tantôt aux
douces modulations d'un piano, lorsque je vis ses doigts se jouer, pleins de
grâce et de légèreté, sur les cordes de l'une et sur l'ivoire de l'autre!
Après avoir traversé des contrées arides, sauvages, monotones, de longs
déserts de sable sous un soleil brûlant, si le voyageur rencontre par accident
un frais vallon, où coule une eau murmurante, où la verdure sourit à ses
regards, enivre ses sens de doux parfums, et lui donne d'épais ombrages, il
s'arrête enchanté dans ce lieu charmant, s'y repose avec délices, et, sentant
revenir la force à ses membres, la joie à son coeur, il croit trouver réunis
dans cet étroit asile tous les trésors et toutes les beautés de la nature.
Telle fut l'impression que j'éprouvai lorsque, dans la société froide
d'Amérique, j'entendis résonner une touchante mélodie. Tout est renfermé dans une belle musique: imagination, poésie, enthousiasme,
sensibilité, puissance de génie, tendresse de coeur, chant de gloire, soupirs
d'amour! L'harmonie fait rêver; mais ce n'est pas une rêverie à vide ... Ces sons qui
retentissent à mon oreille n'ont point de corps; c'est quelque chose. de plus
que la pensée, et qui est différent de la parole: c'est une voix mystérieuse qui
ne s'adresse qu'à l'âme. Que signifie son langage? Je ne puis le dire, mais je
le comprends. Ma passion pour la musique n'est pas seulement un goût frivole: je l'aime
aussi par raison; je lui dois la seule bonne mémoire qui me reste, et l'on a
surtout besoin de mémoire quand on n'est heureux que dans le passé. Chaque jour
efface de mon esprit quelques-uns de mes souvenirs; cependant il est des
événements que je n'oublierai jamais: ce sont ceux qu'une impression de musique
me rappelle. Il existe chez moi un tel rapport entre la note et le fait
contemporain, qu'avec l'accord je retrouve l'idée; quelquefois le refrain d'une
vieille chanson nationale me reporte subitement dans ma patrie... il me semble
que je rentre au foyer paternel... que j'y revois ma bonne mère, que je sens ses
embrassements, ses caresses, et mes yeux se mouillent de pleurs. Souvent, à Baltimore, Marie chantait une romance dont le souvenir seul me
trouble l'âme. Quelquefois elle improvisait; alors je ne sais quelle faculté extraordinaire
se révélait en elle... Cette jeune fille si simple, si modeste, devenait
tout-à-coup grande et impérieuse; elle commandait l'émotion dont elle était
animée; elle et son luth ne faisaient plus qu'un; les notes semblaient des
soupirs de sa voix. Je craignais qu'elle n'exhalât son âme dans un élan
d'enthousiasme. Elle réunissait à la fois le génie qui crée, le talent qui
exécute, la grâce qui embellit. En écoutant Marie, je sentis qu'il existait encore dans mon coeur une source
de douces jouissances et de vives impressions qui jusqu'alors m'étaient
inconnues. Dès que je pouvais échapper à Nelson, je m'approchais de sa fille. Non loin
d'elle se tenait Georges, silencieux, qui la contemplait dans une extase de
tendresse et d'admiration; son amitié pour sa soeur était touchante et
l'emportait sur toutes ses autres affections. Pendant long-temps Marie parut importunée des rapports qui s'établissaient
entre elle et moi; elle était ingénieuse à briser nos entretiens et à les rendre
plus rares; elle s'affligeait surtout des expressions de mon enthousiasme; la
peine qu'elle montrait n'était pas le manége de la fausse modestie qui repousse
un éloge pour s'attirer de nouvelles louanges; sa douleur était trop profonde
pour être feinte. Pendant que je l'applaudissais, son regard semblait me dire: «
Votre admiration cesserait bientôt si vous saviez ce que je suis. » Comment retracerai-je à vos yeux les émotions de ces soirées écoulées sans
bruit et sans éclat dans l'intérieur modeste d'une famille vertueuse, où je
sentis naître en moi le germe de la plus violente comme de la plus douce passion
qui jamais ait régné sur mon âme ? Marie venait d'atteindre sa dix-huitième année; l'ensemble de ses traits
formait une harmonie charmante, mélange de tons énergiques et tendres, dans
lequel les douces notes prévalaient; son regard était mélancolique et touchant
comme une rêverie d'amour; et cependant on voyait briller dans ses grands yeux
noirs une étincelle du soleil ardent qui brûle le climat des Antilles; son front
s'inclinait, courbé par je ne sais quelle douleur; et sa taille pleine de grâce
s'appuyait sur sa dignité naturelle, comme la frégate légère se balance
mollement sur le flot qui la soutient. Elle réunissait en sa personne tout ce qui séduit dans les femmes
américaines, sans aucune des ombres qui ternissent l'éclat de leurs vertus. On
l'eût prise pour une Européenne aux passions ardentes, à l'imagination vive,
Italienne par les sens, Française par le coeur; et cette femme, Américaine par
sa raison, vivait au sein d'une société morale et religieuse! J'avais vu quelquefois ses yeux se mouiller de pleurs au récit d'une action
généreuse, à la voix lamentable d'un malheureux, au charme d'une touchante
harmonie, mais un hasard fortuné vint me révéler toute la bonté de son coeur.
CHAPITRE VI. L'ALMS-HOUSE DE BALTIMORE. J'avais remarqué que souvent, à la même heure du jour, Marie sortait seule.
Ce fait n'avait en lui-même rien qui pût me surprendre, l'usage américain
permettant aux jeunes filles de parcourir la ville sans être accompagnées, soit
pour se promener, soit pour visiter leurs amies; mais ce n'étaient point les
promenades publiques qui attiraient Marie, car je ne l'y voyais jamais; et comme
elle ne recevait aucune visite, il n'était pas vraisemblable qu'elle en eût à
faire. En réfléchissant aux longues heures de son absence, je ne pus me
préserver du soupçon qu'elles étaient consacrées à un tendre intérêt du coeur...
Mon amour pour Marie me fut révélé par un sentiment jaloux. Un jour, l'ayant vue s'éloigner à l'heure accoutumée, j'éprouvai je ne sais
quelle agitation intérieure, que je pris pour la voix d'un sinistre
pressentiment: où est l'homme fort qui, dans ses tourments d'amour, n'a jamais
connu la faiblesse d'un mouvement superstitieux? Je m'imaginai que la douleur
secrète dont mon âme était saisie m'avertissait d'un malheur affreux et présent;
la tête pleine de fantômes et le coeur de passions, je m'élançai sur les traces
de Marie; mais déjà elle avait disparu... Je m'arrêtai pensif et troublé...
j'eus honte alors du vil espionnage auquel je me livrais; au lieu de poursuivre
mes recherches dans la ville, j'entrai dans la première voie qui conduisait hors
de ses murs, et marchai à grands pas, comme un méchant qui fuit le théâtre de
son crime. J'avais fait environ un mille sur une route bordée de chaque côté par une
haute forêt, lorsque j'aperçus à ma droite un vaste édifice sur le fronton
duquel étaient écrits ces mots: Alms-House (1). [(1) Maison de charité.] Souvent, à Baltimore, j'avais entendu vanter cet établissement charitable; je
n'éprouvais en ce moment aucune curiosité de le connaître; cependant je ne sais
quel instinct secret m'attira dans cet asile de souffrances, comme si l'aspect
des douleurs d'autrui était propre à soulager la mienne, J'entre... que vois-je
? ô ciel! la fille de Nelson donnant des soins aux malheureux! Eh quoi! c'est
ici que Marie... -- Cette exclamation m'échappa comme un remords: car la cause
de ces absences mystérieuses se révélait à mes yeux. Cependant la honte de mes
odieux soupçons s'effaça dans le bonheur que me fit éprouver la certitude de
leur injustice. A mon aspect, la vierge se colora d'une charmante rougeur. --
Oui, s'écrièrent plusieurs voix faibles et plaintives, Marie Nelson est notre
bon génie; elle sait des secrets pour guérir toutes les plaies de l'âme; son nom
est béni parmi nous! Chacune de ces paroles allait à mon coeur; je dis à Marie: -- Je désire voir
l'hospice: voudrez-vous me servir de guide à travers les misères de l'humanité ?
-- Elle me fit un signe d'assentiment. Je compris en ce moment combien il est facile d'être bon, quand on est
heureux. Affligé, j'envisageais le mal d'autrui pour me distraire du mien;
délivré de ma peine, j'allais voir des infortunes, mais c'était pour y compatir.
Je connus alors l'emploi de ces longues heures qui avaient tant inquiété mon
coeur. La fille de Nelson parcourait les salles, les corridors, les dortoirs de
la maison, comme si cet asile charitable eût été sa demeure de chaque jour; tous
les détours lui en étaient familiers; tous les gardiens s'inclinaient devant
elle; toutes les douleurs se taisaient à son aspect. Il existe aux Etats-Unis deux systèmes de charité publique. L'un est celui de
l'Angleterre, où tout individu qui n'a pas de travail, ou prétend n'en pas
avoir, a droit à une aumône; principe en vertu duquel tout fainéaut se fait
pauvre et trouve dans l'imprudente prévoyance de la loi un secours matériel
qu'il demanderait vainement an travail le plus opiniâtre; ce secours le fait
vivre et le dégrade en ruinant la société. Tel est le système en vigueur à
New-York, à Boston et dans toute la Nouvelle Angleterre. * [Note de l'auteur. * Réf. L'autre est celui des établissements de bienfaisance, où les indigents n'ont
pas le droit légal d'entrer, mais où ils sont admis, sous le bon plaisir des
préposés de l'autorité publique. Suivant cet ordre d'idées, la société ne
contracte point l'obligation de soutenir tous les faibles; elle en soulage le
plus grand nombre possible. Comme son assistance peut être refusée au pauvre,
nul ne feint la misère, certain qu'il est de la honte, sans être sûr du secours.
Ce système, adopté en France, est également suivi dans le Maryland. L'Alms-House de Baltimore contient trois sortes de malheureux: des pauvres,
des malades, des aliénés. Marie ne rencontrait, au milieu d'eux, que des sentiments d'amour, de respect
et de reconnaissance. -- Voyez, me disait-elle, cette jeune femme au visage
creux et pâle, aux regards éteints; elle était belle jadis, et soutenait de son
travail ses enfants pauvres comme elle; maintenant elle se consume de
langueur... hélas! elle tombera bientôt, abattue par le mal funeste qui, dans ce
pays, moissonne tant de jeunes existences. Cependant elle s'approchait du lit de la phthisique, prenait sa main, y
déposait une ]arme: -- Ne pleurez point, ma bonne demoiselle, disait la pauvre
femme... je vous ai vue ce matin... je serai bien le reste du jour. Ensuite Marie s'arrêta près d'une jeune fille. -- C'est, me dit-elle, une
aveugle-sourde-muette de naissance; quoique dépourvue des sens principaux par
lesquels les idées nous arrivent, elle est douée d'une grande intelligence,
éprouve des impressions très-vives, et parvient à les exprimer. Sans doute, la
privation des sens qui lui manquent rend plus fins et plus énergiques les seuls
qu'elle possède, l'odorat et le toucher. Voyez comme elle me reconnaît à mes
mains, à mes vêtements! comme elle m'embrasse tendrement! combien elle est
heureuse de me presser sur son coeur! Et la pauvre fille tressaillait dans les bras de Marie, lui prodiguait mille
caresses. L'infortunée, qui ne savait point que la société a des joies, se
réjouissait pourtant; le sourire était toute sa physionomie, et l'on voyait sur
ses lèvres une expression de contentement, qu'elle n'imitait point des visages
d'autrui. Que se passait-il dans cette âme tout environnée de ténèbres! d'où lui
venaient ses tendres émotions ? elle ne connaît point le monde où nous vivons...
mais n'a-t-elle pas aussi un monde à elle, animé d'idées, de sentiments, de
passions qui lui sont propres ? et ce monde, le connaissons-nous mieux qu'elle
ne connaît le nôtre ? Tout dans son être intelligent est obscurité pour nous,
comme pour elle tout ce qui l'entoure est une nuit profonde. La fille de Nelson recevait mille bénédictions sur son passage. -- Oh! disait
celui-ci, nous crions à Dieu du fond de notre coeur pour qu'il vous donne
d'heureux jours! -- Le Ciel vous comblera de ses grâces, disait un autre, parce
que vous visitez les affligés. J'admirai, dans cette occasion, combien les femmes nous sont supérieures dans
l'exercice de la charité. Leur bienfait n'est jamais à charge, parce que, avec elles, comme c'est le
coeur qui donne, c'est aussi le coeur qui reçoit. Au contraire, l'humanité des
hommes leur vient presque toujours de la tête. Ce principe de la bienfaisance la
rend pesante aux malheureux; en effet, si la raison veut que le riche soit
secourable au pauvre, elle enseigne aussi que l'obligé est au-dessous du
bienfaiteur, comme le pauvre est au-dessous du riche. Il n'en est point ainsi
selon les lois du coeur et de la religion, d'après lesquelles, le plus pauvre
étant l'égal du plus opulent, la reconnaissance est la même entre celui qui
dispense le bienfait, et l'indigent qui procure au riche le bonheur de le
distribuer. L'homme protége par sa force; la femme, avec sa faiblesse, console.
Cependant des cris lamentables frappent mon oreille. -- C'est, me dit Marie,
la voix des infortunés privés de leur raison. Deux d'entre eux excitèrent d'abord mon attention et ma pitié; ils étaient
arrivés à la folie par des voies tout opposées. Le premier, condamné pour homicide à la réclusion solitaire, était devenu fou
dans sa cellule, et, de la prison pénitentiaire, était passé dans l'hospice. Sa
folie avait quelque chose de cruel comme son crime; il rêvait, durant la nuit,
qu'un aigle planait sur sa tête, épiant l'instant de son sommeil pour lui
dévorer le coeur; le jour même, il était assailli de fantômes sanglants, et,
quand je le vis, il adressait à ses geôliers un étrange reproche: Quelle
barbarie! s'écriait-il en me regardant, comme pour me demander justice; j'avais
pour compagnon dans ma cellule un papillon, et les cruels l'ont tué! -- Marie
m'assura qu'il n'y avait rien de vrai dans ces paroles; ainsi la destruction
imaginaire d'un insecte était devenue le supplice de cet homme, meurtrier de son
semblable! L'autre était une jeune fille, parfaitement belle, dont une ferveur
religieuse, poussée à l'excès, avait égaré la raison, son front était empreint
d'une candeur charmante; dans ses beaux yeux noirs, qu'elle tenait incessamment
levés vers le ciel, se montrait le sentiment d'une béatitude parfaite; rien de
terrestre n'attirait son attention; rien ne troublait les délices de son extase:
c'était vraiment un ange, car elle vivait déjà dans les cieux; elle ne
comprenait rien à ce monde: donc elle était folle. Ainsi, partis de deux points contraires, ces infortunes sont parvenus
ensemble au même but, l'un par le crime, l'autre par l'innocence! Ce sont là les
mystères de l'humanité; le même asile recèle l'âme candide et pure qui rêvait
ici-bas des félicités du ciel, et l'être cruel qui cherchait sa joie dans le
sang des hommes; la société les a bannis tous deux de son sein, comme si elle ne
comportait pas plus l'extrême bien que l'extrême mal! Je me livrais à ces tristes réflexions, lorsque j'entendis des hurlements
affreux. -- Ce sont, me dit un geôlier, les cris d'un nègre atteint de démence
furieuse; voici la cause de sa folie: il existe, dans le Maryland, un Américain
dont la profession est d'acheter et de vendre des esclaves. Il en fait un
immense commerce, et c'est peut-être aux Etats-Unis, le plus grand marchand de
chair humaine: toute la population de couleur le connaît et l'abhorre; il semble
que l'odieux de l'esclavage se personnifie en lui. Le pauvre nègre dont vous
entendez la voix fut amené par cet homme de la Virginie dans le Maryland, pour y
être vendu, et subit, durant la route, de si cruels traitements, que sa raison
s'égara. Depuis ce temps, une idée fixe le poursuit et ne lui laisse pas un seul
instant de repos; il croit voir toujours son ennemi mortel à ses côtés, épiant
le moment favorable pour couper sur son corps quelques lambeaux de chair, dont
il le suppose affamé. Sa fureur est si grande que nul ne peut l'approcher; il
prend pour le marchand de nègres chaque personne qu'il aperçoit; un seul être a
sur lui quelque puissance; ses cris s'apaisent quand il voit Marie Nelson. Je ne
sais par quelle tendre compassion et par quel charme, au pouvoir des femmes
seules, elle a pu trouver accès dans son coeur; il est, à la vérité, de tous les
malheureux renfermés dans cette enceinte, celui pour lequel elle témoigne la
plus vive sympathie; et c'est ce que je ne puis comprendre ... car enfin, ce
n'est qu'un homme de couleur! -- Nous approchions de la cellule d'où partaient des cris de fureur. --
Regardez, me dit le geôlier en m'ouvrant la porte. Et je vis un nègre de haute stature, à figure énergique et mâle; il portait
sur ses traits des signes de noblesse, ses membres annonçaient une grande force
musculaire; sa bouche écumait de rage, et ses yeux roulaient des éclairs
d'indignation. A mon aspect, il se posa dans une attitude défensive, se faisant
une arme des fers dont il était chargé. -- Monstre! s'écria-t-il en me
regardant, tu as soif de mon sang!! mais n'approche pas!!... -- Et, en parlant
ainsi, il me montrait des dents blanches comme l'ivoire, inscrustées dans
l'ébène, faisant signe que, si j'avançais, il allait me dévorer. Alors Marie, prenant ma place: -- Mon ami, lui dit-elle, C'est moi. -- Ce peu
de mots eut la magie d'arrêter ses transports. -- Oh! répliqua-t-il d'une voix
douce, je ne crains rien quand je vous vois; tout le monde veut ma mort, excepté
vous. Marie s'efforça de lui persuader que nul en ce lieu ne pouvait attenter à ses
jours. Dès qu'elle se fut éloignée, je voulus juger de l'ascendant de ses
paroles; je regardai une seconde fois le nègre, dont la fureur avait déjà repris
son cours. Sa folie présentait une image affreuse, et j'en conservai une pénible
impression; cependant ce sentiment était adouci par le souvenir de la compassion
que lui donnait Marie. Depuis que j'étais en Amérique, je n'avais pas encore vu
un blanc prendre en pitié le sort d'un nègre; j'entendais dire sans cesse que
les gens de couleur n'étaient pas dignes de commisération, et ne méritaient que
le mépris; la fille de Nelson, du moins, ne partageait point cet odieux préjugé.
Je revins seul à la ville, Marie n'ayant point voulu que je l'accompagnasse.
-- Peut-être un jour, me dit-elle, vous me saurez gré de mon refus. -- Je ne
compris pas le sens de ces paroles. J'emportai de l'Alms-House des émotions diverses. On ne voit pas sans un
cruel serrement de coeur, assemblées sur un même point, toutes les infirmités de
notre pauvre nature; mais il n'était pas un triste ressouvenir qui ne contint le
germe d'une douce pensée: chacune des souffrances dont je gardais la mémoire me
rappelait l'ange des consolations. Vous l'avouerai-je encore ? -- Je conservais, de cette visite dans l'asile de
toutes les détresses, une impression de bonheur personnel que je me suis souvent
reprochée. Ma pitié pour le malheur était sincère; cependant ce sentiment ne
remplissait pas seul mon âme. Il me restait assez d'égoïsme pour penser que, de
toutes ces afflictions, aucune n'atteignait mon existence. Marie près de moi, la
grâce de sa personne, encore embellie par l'éclat de sa charité; les promesses
de bonheur que je trouvais dans son amour; tout un avenir de délices qui
s'ouvrait devant moi; ces images riantes venaient dans ma pensée contraster avec
les vies misérables et abjectes de ces êtres disgraciés, honte de la nature,
rebut de la société, voués dès leur naissance à tous les opprobres, à toutes les
infirmités, à toutes les douleurs du corps et de l'âme! Et je jouissais
secrètement de cette comparaison, me croyant supérieur parce que j'étais plus
heureux. Hélas! quel eût été mon abaissement, si, foudroyant mes orgueilleuses
passions, une voix du ciel fût descendue dans mon âme, et m'eût annoncé que je
souffrirais un jour des angoisses inconnues à tous ces infortunés! Cependant le souvenir de l'Alms-House et de la vierge charitable que j'y
avais rencontrée ne sortait plus de ma mémoire. Ce que n'avaient pu ni les affections de famille, ni les liens de la patrie,
ni la séduction des grands spectacles de la nature, une femme éteignit mon
ambition, corrigea tout-à-coup mon humeur inquiète et aventureuse, et je ne vis
plus qu'un avenir possible, aimer toujours Marie; je n'aspirai qu'à un seul
bonheur, être aimé d'elle. J'étais venu en Amérique pour chercher le remède à un besoin insatiable
d'émotions violentes et d'élans sublimes; et un sentiment plein de douceur
rendit la paix à mon âme troublée, et régla les mouvements désordonnés de mon
coeur. Je venais pour contempler le développement d'un grand peuple, ses
institutions, ses moeurs, sa merveilleuse prospérité; et une femme me parut le
seul objet digne de mon admiration et de mon enthousiasme. CHAPITRE VII. LE MYSTERE. Je disais à Marie mon amour, mes voeux mes espérances... mais elle recevait
étrangement les révélations de mon coeur. Un rayon de joie brillait dans ses beaux yeux, qu'un nuage de tristesse
voilait presque aussitôt. Elle évitait ma présence, et semblait pourtant heureuse de me voir; son
regard rencontrait encore le mien, mais comme s'il lui eût échappé; sa voix,
naturellement douce, était altérée; sa bouche souriait encore, mais ses
paupières étaient entourées d'un cercle de mélancolie qui, chaque jour, devenait
plus sombre. Je l'interrogeais souvent sur les causes de son chagrin. Une fois elle me
dit: « Toutes vos paroles promettent le bonheur, et ma destinée me condamne à
une vie malheureuse; vous voyez quel abîme nous sépare. » Si je la questionnais davantage, elle ne me répondait que par un silence
morne et un regard déchirant. Depuis ce moment, je ne quittai plus Nelson et ses enfants. Nous ne nous séparions que le dimanche à l'heure des offices religieux: ils
allaient au temple presbytérien, et moi à l'église catholique. Je remarquais chez eux une grande régularité dans l'accomplissement de leurs
devoirs pieux. Un jour Georges étant arrivé au temple quelques instants après le
commencement de l'office, Nelson, au retour, lui adressa une réprimande sévère:
Comprenez-vous, s'écriait-il, quelle serait la joie des unitaires et des
méthodistes s'ils apercevaient le moindre refroidissement dans le zèle de notre
congrégation? Je voyais avec chagrin chez Nelson ces passions ardentes de sectaire; car je
craignais qu'elles n'élevassent une barrière entre sa fille et moi. Souvent il
me parlait de sa religion et de la mienne; une fois il me dit: Vous jugez notre
culte, et vous ne le connaissez pas; venez au temple des presbytériens. Je
consentis à sa proposition, et, le dimanche suivant, j'accompagnai Nelson et ses
enfants à leur église, où je pris place dans leur banc. Je pus suivre l'office
exactement, grâce aux soins de Marie, qui m'avait prêté un livre saint, et ne
manquait pas, quand une prière finissait, de m'indiquer celle qui allait suivre.
L'impression de ce culte, nouveau pour moi, fut profonde. Dans nos églises
catholiques, il semble que nous ayons toujours, pour intermédiaire de la prière
entre Dieu et nous, le prêtre saint, sa parole mystérieuse, la pompe de la
cérémonie, l'encens qui monte de l'autel, les chants sacrés et toute la
solennité du lieu. L'oeil rencontre toujours an fond du sanctuaire une gloire
rayonnante qui éblouit... Dans le simple édifice qui sert de temple aux protestants, l'homme se trouve
immédiatement en rapport avec Dieu; il lui parle à lui-même, sans langage
consacré, sans rit solennel. Le ministre, sa parole, son costume, ne sont rien;
il n'a point de caractère supérieur à ce qui l'entoure. Le temple ne contient que des intelligences égales, s'adressant à
l'intelligence suprême. Le catholique se prosterne et s'humilie: il adore Dieu à travers des mystères
et des nuages... Le protestant prie le front haut, l'oeil levé vers le ciel; il
regarde Dieu en face; c'est un beau culte... mais c'est un culte orgueilleux!
L'homme est-il assez fort pour se mesurer de si près avec la divinité ? Est-il
assez grand pour supporter l'approche de tant de grandeur ? Peut-on adorer ce
qu'on comprend ? En revenant de l'église presbytérienne, je sentais mon âme troublée, et des
passions tumultueuses s'élevaient dans mon sein. Nelson m'interrogea, je lui
dis: Votre religion me semble digne d'un être intelligent et libre: cependant
l'homme est aussi un être sensible, qui a besoin d'aimer, et ce culte n'a point
touché mon coeur. Nelson ne fit aucune réponse. -- Hélas! s'écria Marie, faut-il désirer dans ce monde ce qui prépare l'âme
aux tendres affections! -- Elle n'acheva pas. Les réticences de Marie, le vague de ses paroles, me tourmentaient chaque
jour davantage; sans cesse je demandais au ciel de dissiper ce nuage mystérieux.
Je n'aurais pas tant désiré que l'ombre s'évanouît, si j'eusse prévu qu'une
lumière fatale allait éclairer mes regards. J'avais coutume de me promener dans le voisinage de la colonne élevée en la
mémoire de Washington: ce lieu est solitaire, et on est tout surpris, à côté
d'un monument qui sera un jour le plus bel ornement de la cité, de trouver une
forêt sauvage, et comme le commencement du désert. C'était là que je recueillais
mes pensées et que je passais en revue mes impressions; je trouvais un charme
extrême dans ces méditations silencieuses. Un jour je poursuivais le cours de mes rêveries au travers de la forêt, ne
prenant pour guide que le caprice de ma pensée, ou plutôt marchant au hasard,
devant moi, sans calcul, et sans autre souci que d'éviter la rencontre des
arbres et l'embarras des lianes. Dans ce mouvement aventureux de mon corps, je
sentais ma pensée plus libre, mon âme plus dégagée de ses entraves, mon
imagination plus hardie dans ses élans. Chaque pas que je faisais me découvrait
une scène nouvelle, chaque impression me donnait une idée grande ou un tendre
sentiment. Il y a dans les murmures de la brise parmi les roseaux, dans le
feuillage frémissant des vieux chênes, une voix grave qui parle au génie de
l'homme, et les savanes de la forêt enseignent de touchantes harmonies aux
coeurs qui savent le mieux aimer. Ah! comme, dans un profond isolement, une impression de douleur s'empare
violemment de nos sens! Au souvenir de Marie, si belle et si affligée, je sentis
mon coeur se gonfler de chagrin et d'amour. O vous, qui portez une âme troublée,
ne vous éloignez pas du monde; car, dans le silence de la solitude, on entend
mieux la voix des passions; le calme de la nature fait mieux sentir les
agitations de l'âme, et il semble qu'il y a dans le désert un vide immense, que
le coeur de l'homme ait reçu la mission de combler. Au milieu de ce silence sonore, sous ces voûtes retentissantes de verdure et
de feuillage, je laissai tomber de mes lèvres le nom de Marie. Je m'arrêtai
soudain; il me semblait que ma bouche avait été indiscrète: on craint peu de
jeter des paroles au murmure des vents, au frémissement des feuilles; mais le
silence de la forêt!... comme il est attentif à tout recueillir! c'est comme
l'assemblée qui écoute muette: plus elle se tait, plus elle agite l'orateur.
Si cette sensation de terreur ôte des forces à l'homme qui parle, elle en
donne à celui qui veut prier; car tout est religieux dans le silence de la
nature. « O mon Dieu! m'écriai-je, si votre bras s'appesantit sur moi, qu'il devienne
secourable à l'être faible qui n'a point d'appui! » Et je priai du fond de mon
coeur. Je n'avais point encore aussi bien senti toute la force de mon amour pour
Marie. L'image de sa douleur se présentait à ma pensée comme un remords: si
j'étais innocent de ses peines, n'étais-je pas coupable de ne les point guérir?
L'amour qui s'afflige des plaisirs dont il n'est pas l'auteur, est malheureux
aussi des larmes mêmes qu'il n'a pas fait couler, et dont il ne tarit pas la
source. Un cardinal de Virginie, voltigeant dans les magnolias, éblouit mes regards
de son plumage rouge, et interrompit ma méditation. Je m'aperçus que je m'étais
égaré. J'essayai de retourner sur mes pas; mais, dans ma course rapide, j'avais
laissé si peu de traces que je ne pus les retrouver. Je jugeai à peu près, par la position du soleil, de la place où j'étais, et
de la direction que je devais prendre pour retourner à Baltimore; mais, dans une
forêt, la plus légère déviation de la ligne qu'on doit suivre vous jette hors de
votre route; et, après mille courses en sens opposés, après mille tentatives
vaines pour retrouver mon chemin, je m'arrêtai tout haletant, sentis mes genoux
fléchir et tombai au pied d'un cèdre à demi renversé par l'orage. En ce moment, la forêt devenait de plus en plus silencieuse; les ombres
s'allongeaient autour de moi, et l'oiseau moqueur saluait d'un dernier cri les
derniers rayons du soleil mourant sur la cime des grands pins. Mes forces
étaient épuisées, le sommeil s'empara de mes sens. Ma présence dans la forêt aux approches du soir et l'assoupissement dans
lequel je tombai n'étaient point sans danger. Aux dernières clartés du
crépuscule succède toujours, dans le sud de l'Amérique, une humidité froide et
pénétrante; cette fraîcheur soudaine, exhalée de la terre, est pernicieuse, et
j'allais en recevoir l'impression funeste. Cependant le péril était loin de ma pensée. J'avais le coeur plein des
émotions qui venaient de m'agiter. L'image de Marie était toujours devant moi;
je m'étais endormi dans son souvenir: des songes légers m'entretenaient de son
amour et présentaient à mes yeux mille charmantes apparitions; il me semblait
voir la fille de Nelson assise à mes côtés. Sa beauté, sa grâce, enivraient mes
regards. Mais sa tristesse mystérieuse troublait ma joie; je lui disais: «
Marie! pourquoi pleures-tu ? quel tourment secret peut déchirer ton coeur ? Ange
de douceur et de bonté, serais-tu sur la terre pour souffrir, toi dont le regard
seul enchante et console? Si tu es malheureuse, pourquoi ne déposes-tu pas ton
coeur dans le coeur d'un ami? Hélas! tu ne peux savoir combien tu es aimée de
Ludovic. Toi seule as ranimé du feu de tes regards ma vie pâle et près de
s'éteindre, et mon âme, jadis avide, insatiable, se réjouit maintenant du
sentiment unique dont elle est remplie. » Et j'entendais sa douce voix me
répondre par des accents tendres et mélancoliques; je prenais sa main; je la
pressais sur mon coeur; je la couvrais de baisers, et l'arrosais de mes larmes.
Tout-à-coup je me réveille... je sens l'impression d'une main qui glisse
doucement sur mon front; j'entr'ouvre les yeux... Que vois-je! ô mon Dieu!
Marie! Marie agenouillée près de moi, et levant au ciel ses mains suppliantes.
Oh! jamais tant de sentiments divers ne se pressèrent à la fois dans le fond
de mon coeur! Si rien n'est plus triste que le réveil quand il dissipe le fantôme d'un rêve
charmant, quoi de plus doux qu'un songe d'amour et de volupté, qui par une
touchante erreur, attendrit notre âme, et la prépare aux impressions d'une
délicieuse réalité? Ce bonheur, dont le sommeil ne m'avait offert que la
chimère, j'en jouissais maintenant, et j'y mêlais tous les prestiges de
l'illusion qui n'était plus. D'abord je fus muet en présence de celle qui était toute ma vie, car je ne
savais pas si quelque vision n'abusait pas mes sens. Je croyais m'être réveillé;
mais n'était-ce pas plutôt le commencement d'un songe? -- 0 mon Dieu! me dit-elle, Ludovic! fuyons ces lieux: bientôt la nuit sera
venue, un froid mortel va succéder à la brûlante chaleur du jour. -- Marie! m'écriai-je alors, es-tu l'ange de mes jours, le bon génie de ma
destinée ? ou viens-tu, sylphide décevante, tromper mes sens, et te jouer de mon
infortune ? -- Je n'ai jamais trompé, répondit la vierge avec une émotion pleine de
charme; je suis une fille au coeur simple et droit; je vous ai vu, Ludovic,
partir pour la forêt, et, comme vous n'étiez point revenu au déclin du jour,
j'ai craint pour votre vie... J'ai prévu que vous étiez égaré, et j'ai frémi à
la pensée du péril qui vous menaçait... -- O ma bien-aimée! quel généreux dévouement!... mais ces dangers tu vas les
partager avec moi! -- Ne craignez rien, me répondit-elle; je sais tous les détours de la forêt:
ici, pas une mousse que je n'aie foulée aux pieds, pas un arbre dont je ne
connaisse les ombres du matin et du soir! Les femmes de Baltimore se montrent à
l'envi sur les places publiques; moi, je chéris ces retraites solitaires, ou du
moins... Elle s'arrêta pensive un instant... -- Hâtons-nous, ajouta-t-elle. Et en
prononçant ces mois, elle se mit en marche, et m'entraîna sur ses pas. J'avais
saisi sa main; mes larmes coulaient en abondance; j'éprouvais mille sentiments
que je ne pouvais exprimer. Je lui dis cependant: -- Marie, avant de savoir si j'étais aimé de toi, je sentais au fond de mon
coeur un feu brillant qui le dévorait; le plus tendre des sentiments se mêlait
pour moi de tourments amers, et de cruelles agitations... mais tu viens de me
prouver que tu m'aimes, et je sens pénétrer dans mon âme des émotions d'une
douceur inconnue... mon amour est plus ardent encore; mais il est tranquille...
Oh! je t'en conjure, abandonne-toi, comme moi, au charme enivrant de cette
impression pure et sans mélange. Cependant un chagrin me reste: je vois ta
mélancolie; Marie, tu me caches quelque douleur. Tu ne crois donc pas à mon
amour? Hélas! pourquoi un écho de cette forêt ne te dit-il pas les sentiments
que tout à l'heure je confiais au désert -- Plût au ciel dit Marie, que je n'eusse point entendu ces révélations
solitaires! Ludovic, pendant votre sommeil, votre voix murmurait des paroles
enchantées, qui mettent la comble à mon infortune. Hélas!... Elle n'acheva pas, Je voyais se presser les battements de son coeur; et ses
yeux chargés de larmes s'efforçaient de ne pas pleurer. -- Quel est donc, ce mystère? m'écriai-je avec force; Marie, je t'en supplie,
ouvre-moi ton âme, que je sache ton infortune comme tu sais mon amour! chacune
de tes plaintes viendra s'éteindre dans mon coeur. La douleur n'est point
semblable au bruit qui s'accroît en retentissant; elle cesse quand elle trouve
de l'écho... Ma bien-aimée! laisse ta tète se pencher vers la mienne, appuie sur
moi ta faiblesse; le parfum des plus douces fleurs est moins suave que le
mélange de deux souffles amis, et tu ne sais pas tout ce que donne de force
l'union de deux poitrines qui respirent ensemble... Va, quelle que puisse être
ta destinée, tu ne seras pas aussi heureuse de ma protection que je serai fier
de ton amour... Marie! sois mon amie! sois mon épouse chérie! Si, sur cette
terre dévouée aux orages, tu dois être courbée par l'ouragan, tu trouveras du
moins un abri où reposer ta tête; tes larmes les plus amères s'adouciront en se
mêlant à celles d'un ami; et si, des flancs d'un nuage sombre, la foudre sortait
pour nous frapper tous deux, étroitement enlacés, coeur contre coeur, il nous
serait doux encore de mourir ensemble et de rendre dans les bras l'un de l'autre
un dernier soupir de vie et de volupté. Ainsi je disais; Marie gardait le silence; cependant nous marchions et nous
approchions de Baltimore, hélas! trop rapidement. Oh! comme alors j'aurais béni
le ciel s'il nous eût égarés. dans notre route! quelle ivresse dans tout mon
être! quel délire au fond de mon coeur! Ce long entretien de mes passions avec la solitude; ces secrets d'amour
confiés au désert, et surpris au sommeil; tant de bonheur succédant au péril;
Marie, ma libératrice, mon guide, ma compagne; nos voix unies, nos bras
entrelacés, notre marche dans le silence du soir; et à la fin du jour la douce
clarté de l'astre des nuits venant avec son cortège de tendres rêveries; tout un
monde de sentiments, d'idées, de passions, qui s'agitait dans mon coeur au
milieu d'un monde muet et d'une nature endormie: ces vives impressions, météore
de l'âme, apparaissent à mon souvenir en traits de feu. J'interrogeais encore Marie, et je lui disais: -- Pourquoi repousses-tu ce sourire qui te cherche ? Ecoute, mon coeur ne
bat-il pas d'accord avec ton coeur ? ne sens-tu pas mon âme se mêler à la tienne
? elles s'unissent, se confondent, et nulle puissance ne peut plus les diviser.
Malheur à celui qui romprait cette alliance sacrée! malheur!... -- Arrêtez! s'écria Marie; elle se tut quelques instants: -- Ludovic, reprit-elle ensuite, je n'essaierai point de vous peindre les
sentiments dont mon âme est remplie... Vous venez de me parler une langue dont
je comprends le sens, parce que c'est celle du coeur; mais je n'en sais pas les
mots... Ah! de grâce, cessez des discours qui m'enivrent et me désolent! L'image
du bonheur est trop cruelle pour qui ne saurait être heureux. Vous m'aimez,
Ludovic... Mon Dieu! cet amour, qui fait ma joie, est le gage de mon
infortune... Ah! ma destinée est affreuse! Encore un jour... et vous en saurez
le secret... Cependant nous touchions aux portes de la cité. -- Demeurez, me dit-elle
d'une voix impérieuse; voici la ville... je dois être seule. En prononçant ces mots, elle s'éloigna, me laissant plein d'un trouble
profond. Oh! que les heures d'incertitude sont longues et cruelles, quand on est sûr
d'un malheur, et qu'il n'y a de douteux que sa nature! Le malheur connu donne à l'âme un point d'appui. Elle souffre; mais elle sait
la cause de sa souffrance; elle s'y arrête, s'y attache, et ce profond sentiment
de sa peine est une proie dont elle se saisit. Mais une infortune qu'on sent avant de la connaître, un mal insaisissable qui
se présente à l'imagination sous mille formes diverses, une douleur vague et
poignante dont on ignore la cause le genre et la durée: un pareil supplice,
comment le supporter ? Quelles forces morales faut-il appeler à son secours ?
doit-on se raidir ou plier? l'âme s'armera-t-elle du courage qui se résigne, ou
de l'énergie qui combat ? Les conjectures et les terreurs se succédèrent dans mon esprit avec une
incroyable rapidité... Je supposai tous les malheurs possibles, excepté le
véritable. Les heures s'écoulaient lentement, comme toutes celles qui sont
comptées. Le lendemain, je ne sais quelle puissance irrésistible me ramena vers la
forêt solitaire. Peut-être la fille de Nelson y reviendrait pour nie donner la
révélation promise. Ah! comme, en parcourant ces lieux tout pleins d'une émotion récente, je me
sentis l'âme troublée! Toutes mes impressions, amères ou douces, se réveillaient
plus fortes à l'aspect du lieu qui les avait vues naître; chaque objet inanimé
s'impreignait à mes yeux d'un sentiment qui lui était propre. Ici, le vieux
chêne et son ombre: c'était la longue rêverie, la méditation, l'élan de la
pensée vers le ciel! Là, l'églantier dont j'avais effeuillé les roses: c'était
Marie, sa beauté, sa chevelure embaumée, le parfum de sa voix. Ces lianes
impénétrables, c'était le mystère; ce cèdre renversé, le désespoir. Hélas! le
site le plus heureux contenait une douleur, et chaque douleur une larme.
Je voulus voir tous les lieux parcourus la veille; je repris les moindres
détours que j'avais suivis. Arrivé à la place où j'avais vu Marie priant à
genoux, je me prosternai la face contre terre, et je couvris de mes baisers la
mousse qu'avaient humectée ses pleurs. Un sentiment involontaire me retenait dans cette solitude; Marie ne
paraissait point, et, à chaque instant, je croyais la voir ou l'entendre. Comme
au moindre murmure du vent dans la cime des pins mon coeur battait avec
violence! Tout me troublait: la chute d'une feuille, le vol d'un oiseau, le
mouvement d'un insecte dans l'herbe. Cependant je ne rencontrai dans la forêt que des souvenirs et des agitations
nouvelles... Marie n'y vint pas. De retour chez mon hôte, j'y trouvai une physionomie générale de tristesse et
de deuil. Nelson se promenait gravement dans sa chambre, levant les yeux au ciel
et laissant tomber de temps en temps une parole sentencieuse; les gens de la
maison, voyant leurs maîtres affligés, partageaient leur douleur sans la
comprendre. Marie ne se montra point de tout le jour. Quand l'heure du soir fut venue,
nous étions, Nelson, Georges et moi, assis dans le salon, où nous prenions le
thé, suivant la coutume; chacun de nous était muet; je n'osais enfreindre un
silence d'autant plus difficile à rompre qu'il avait duré plus longtemps; et
cependant comment supporter davantage les tourments de mon incertitude 1
Enfin nous vîmes entrer Marie; son visage était pale, sa démarche tremblante;
elle parut en baissant les yeux, et vint se placer près de son père. Au bout de
quelques minutes, Nelson éleva la voix et me dit: « Mon jeune ami, je sais vos
sentiments, je les crois purs, et je vous estime; mais vous ignorez nos
malheurs: vous allez les connaître et nous plaindre. » CHAPITRE VIII. LA REVELATION. « La Nouvelle-Angleterre, mon pays natal, n'est point la patrie de mes
enfants: Georges et Marie sont nés dans la Louisiane. Hélas! plût au Ciel que je
n'eusse jamais quitté le lieu de ma naissance! Mon père, négociant à Boston, fit
sa fortune; à sa mort, son patrimoine se divisa également entre ses enfants, et
ne suffit plus à leurs besoins. J'avais deux frères: le premier partit pour
l'Inde, d'où il a rapporté de grandes richesses; le second s'est avancé dans
l'Ouest: il possède aujourd'hui deux mille acres de terre et plusieurs
manufactures dans l'Illinois. J'étais incertain sur le parti que je devais
prendre: quelqu'un me dit: « Allez à la Nouvelle-Orléans, si vous n'y êtes pas
victime de la fièvre jaune, vous y ferez une grande fortune. » L'alternative ne
m'effraya pas, je suivis ce conseil... Hélas! j'ai moins souffert d'un climat
insalubre que de la corruption des hommes. « Partout où la société se partage en hommes libres et en esclaves, il faut
bien s'attendre à trouver la tyrannie des uns et la bassesse des autres; le
mépris pour les opprimés, la haine contre les oppresseurs, l'abus de la force,
et la vengeance... « Mais quelle terre de malédiction, ô mon Dieu! quelle dépravation dans les
moeurs! quel cynisme dans l'immoralité! et quel mépris de la parole de Dieu dans
une société de chrétiens! « Cependant, sur cette terre de vices et d'impiété, mes yeux distinguèrent
une jeune orpheline, innocente et belle, simple dans sa pensée, et fervente dans
sa foi religieuse; elle était d'origine créole. J'unis ma destinée à celle de
Thérésa Spencer. D'abord le ciel nous fut propice; la naissance de Georges et de
Marie fut, en quelques années, le double gage de notre amour. J'avais fait de
grandes entreprises commerciales; elles prospéraient toutes selon mes voeux.
Hélas! notre bonheur fut passager comme celui des méchants! Je ne suis point
impie, et la foudre du Dieu vengeur a courbé ma tête. « Avant son mariage, Thérésa Spencer avait attiré les regards d'un jeune
Espagnol, don Fernando d'Almanza, d'une famille très-riche, dont la fortune
remonte au temps où la Louisiane était une colonie espagnole. Rien n'était plus
séduisant que ce jeune homme; son esprit n'était point inférieur à sa naissance,
et la distinction de ses manières égalait la beauté de ses traits. Cependant
Thérésa l'éloigna d'elle. Je ne sais quel sens intime lui fit deviner un ennemi
dans l'homme qui lui déclarait le plus tendre amour. « Nous avons su depuis qu'il aspirait à l'aimer sans devenir son époux.
« La rigueur de Thérésa l'irrita vivement, et plus tard le spectacle de notre
félicité rendit sans doute encore plus cuisantes les douleurs de sa vanité
blessée, car il conçut et exécuta bientôt une détestable vengeance. « Il répandit secrètement le bruit que Thérésa était, par sa bisaïeule,
d'origine mulâtre; appuya cette allégation des preuves qui pouvaient la
justifier; nomma tous les parents de Marie, en remontant jusqu'à celle dont le
sang impur avait, disait-il, flétri toute une race. « Sa dénonciation était odieuse; mais elle était vraie. La tache originelle
de Thérésa Spencer s'était perdue dans la nuit des temps. A la voix de Fernando
les souvenirs endormis se réveillèrent... Il y a tant de mémoire dans le coeur
de l'homme pour les misères d'autrui. L'opinion publique fut tout en émoi; on
fit une sorte d'enquête; les anciens du pays furent consultés, et il fut reconnu
qu'un siècle auparavant, la famille de Thérésa Spencer avait été souillée par
une goutte de sang noir. « La suite des générations avait rendu ce mélange imperceptible. Thérésa
était remarquable par une éclatante blancheur; et rien dans son visage, ni dans
ses traits, ne décélait le vice de son origine; mais la tradition la condamnait.
« Depuis ce jour, notre vie, qui s'écoulait paisible et douce, devint amère
et cruelle. Plus nous étions haut dans l'estime du monde, et plus la honte de
déchoir fut éclatante. Je vis aussitôt chanceler les affections que je croyais
les plus solides. Un seul ami, resté fidèle au malheur, eut à rougir de mon
affection. « Cet ami généreux, auquel vous tenez par les liens du sang, avait, je crois,
comme Français, plus de philanthropie pour la race noire, et moins de préjugés
contre elle, qu'il ne s'en trouve d'ordinaire chez les Américains. Lui seul, aux
jours de l'infortune, me tendit une main secourable, et me préserva de
l'opprobre d'une faillite. Le coup porté à ma position sociale avait en même
temps ébranlé mon crédit. Les hommes de ce pays, si indulgents pour une
banqueroute, furent sans pitié pour une mésalliance! * [Note de l'auteur. * Réf. « Cependant le mal était sans remède; je luttai contre ma fortune, parce
qu'il est dans nos moeurs de ne jamais désespérer; mais l'obstacle était
au-dessus d'une force humaine. « Thérésa se reprocha cruellement des malheurs dont elle était innocente.
Orpheline dès l'âge le plus tendre, elle n'avait point connu les secrets de sa
famille. Sa douleur fut si profonde qu'elle n'y survécut pas; je la vis expirer
dans mes bras, épuisée par ses larmes et par son désespoir. « Quand elle fut enlevée à mon amour, elle si jeune d'années et si vieillie
par le chagrin, elle si pure et si désolée, je doutai pour la première fois de
la Providence et de mon courage. Ce doute était coupable; car j'ai trouvé des
forces pour supporter ma misère, et le Ciel ne m'a point abandonné. « Je quittai la Nouvelle-Orléans, où j'étais en but à trop de mauvaises
passions, et déchiré par trop de cruels souvenirs. Je me suis fixé à Baltimore,
où personne ne connaît la tache de mon alliance, ni le vice dont est souillée la
naissance de mes enfants. « Depuis dix ans que j'habite cette ville, j'y ai formé de nouvelles
relations; je m'y suis fait un nouveau crédit, et j'ai retrouvé la fortune sans
le bonheur, qui ne saurait plus exister pour moi. « Nous vivons ici dans une apparente tranquillité: le trouble n'est que dans
nos âmes. « Tout le inonde ignore la honte de mes enfants, mais chaque jour on peut la
découvrir. On nous aime, on nous honore, parce qu'on ne sait pas qui nous
sommes. Un seul mot d'un ennemi bien informé pourrait nous perdre: nous
ressemblons au coupable que la société croit innocent, et qui n'ose accepter la
considération publique, parce que trop de honte suivra la révélation de son
crime. « Georges, dont le caractère noble et fier s'indigne des injustices du monde,
se croit l'égal des Américains; et, si je ne l'eusse supplié, au nom de sa
soeur, qu'il aime avec passion, de garder le silence, cent fois il aurait, à la
face du public, révélé sa naissance, et bravé l'opinion. « Au contraire, soumise à son destin et résignée, Marie cherche l'ombre et
l'isolement. Tel est le secret de son aversion pour la société. Ah! certes, elle
surpasse toutes les femmes de Baltimore en esprit, en talent,, en bonté; mais
elle n'est point leur égale. « Je vous devais, mon jeune ami, cet aveu de notre infortune... L'hospitalité
m'en faisait une loi. Vous cherchez le bonheur sur la terre; hélas! vous ne le
trouverez pas parmi nous... Ailleurs, les joies du monde! ici, les chagrins et
les sacrifices! » Ainsi parla Nelson. Pendant ce récit, son visage austère parut quelquefois
s'émouvoir. Georges frémissait sur son siège; sa colère muette éclatait dans ses
gestes brusques et dans ses regards irrités. Marie, la tête penchée sur son sein
cachait son visage à tous les yeux. Pour moi, j'écoutais, incertain si je saisissais bien le langage étrange dont
mon oreille était frappée; cependant rien n'était obscur dans les paroles que je
venais d'entendre. Je sentis se révolter mon coeur et ma raison. -- Voilà donc, m'écriai-je, ce peuple libre qui ne saurait se passer
d'esclaves! L'Amérique est le sol classique de l'égalité, et nul pays d'Europe
ne contient autant de servitude! Maintenant je vous comprends, Américains
égoïstes; vous aimez pour vous la liberté; peuple de marchands, vous vendez
celle d'autrui! A peine avais-je prononcé ces mots, que j'eusse voulu les rappeler à moi; car
je craignais d'offenser le père de Marie. L'indignation avait saisi mon âme. La fille de Nelson, me voyant irrité
d'abord, puis rêveur, se méprit sur les sentiments dont j'étais animé. -- Ludovic, me dit-elle d'une voix à demi éteinte, pourquoi ces regrets? ne
vous l'avais-je pas dit? je suis indigne de votre amour! Je lui répondis: -- Marie, vous devinez mal ce qui se passe au fond de mon
coeur. Il est vrai que mes sentiments pour vous ne sont plus les mêmes: je vous
sais malheureuse: mon amour s'accroît de toute votre infortune. -- Ami généreux, s'écria Georges en me tendant la main, vous parlez
noblement. Et un rayon de joie éclaira tout-à-coup ce front sinistre et sombre. Cependant Nelson demeurait impassible. Quand il vit nos émotions un peu
calmées, il me dit: -- L'enthousiasme vous égare, mon ami; prenez garde à
l'entraînement d'une passion généreuse... Hélas! si vous contemplez d'un oeil
moins prévenu la triste réalité, vous n'en pourrez soutenir l'aspect, et vous
reconnaîtrez qu'un blanc ne saurait s'allier à une femme de couleur. Je ne puis vous peindre le trouble que ces paroles jetaient dans mon esprit.
Quelle situation étrange! à l'instant où Nelson me parlait ainsi, je voyais près
de moi Marie, dont le teint surpassait en blancheur les cygnes des grands lacs.
Alors je dis: -- Quelle est donc, chez un peuple exempt de préjugés et de
passions, l'origine de cette fausse opinion qui note d'infamie des êtres
malheureux, et de cette haine impitoyable qui poursuit toute une race d'hommes
de génération en génération ? Nelson réfléchit un instant; ensuite il s'engagea entre nous une
conversation, dont je puis vous rapporter exactement les termes; elle a laissé
dans ma mémoire des traces que le temps ne saurait effacer. NELSON. La race noire est méprisée en Amérique, parce que c'est une race d'esclaves;
elle est haïe, parce qu'elle aspire à la liberté. Dans nos moeurs, comme dans nos lois, le nègre n'est pas un homme: c'est une
chose. C'est une denrée dans le commerce, supérieure aux autres marchandises; un
nègre vaut dix acres de terre en bonne culture. Il n'existe pour l'esclave ni naissance, ni mariage, ni décès. L'enfant du nègre appartient au maître de celui-ci, comme les fruits de la
terre sont au propriétaire du sol. Les amours de l'esclave ne laissent pas plus
de traces dans la société civile que ceux des plantes dans nos jardins; et,
quand il meurt, on songe seulement à le remplacer, comme on renouvelle un arbre
utile, que l'âge ou la tempête ont brisé (1). [(1) Voyez à la fin du volume la note sur la condition sociale et politique
des nègres esclaves et des gens de couleur affranchis.] LUDOVIC. Ainsi, vos lois interdisent aux nègres esclaves la piété filiale, le
sentiment paternel et la tendresse conjugale. Que leur reste-t-il donc de commun
avec l'homme ? NELSON. Le principe une fois admis, toutes ces conséquences en découlent: l'enfant né
dans l'esclavage ne connaît de la famille que ce qu'en savent les animaux; le
sein maternel le nourrit comme la mamelle d'une bête fauve allaite ses petits;
les rapports touchants de la mère à l'enfant, de l'enfant au père, du frère à la
soeur, n'ont pour lui ni sens ni moralité; et il ne se marie point, parce
qu'étant la chose d'autrui, il ne peut se donner à personne. LUDOVIC. Mais comment la nation américaine, éclairée et religieuse, ne repousse-t-elle
pas avec horreur une institution qui blesse les lois de la nature, de la morale
et de l'humanité ? Tous les hommes ne sont-ils pas égaux ? NELSON. Nul peuple n'est plus attaché que nous ne le sommes au principe de l'égalité;
mais nous n'admettons point au partage de nos droits une race inférieure à la
nôtre. A ces mots, je vis la rougeur monter au front de Georges, et ses lèvres
tremblantes prêtes à laisser partir un cri d'indignation; mais il fit un effort
puissant, et contint sa colère. Je répondis à Nelson: -- On croit, aux Etats-Unis, que les noirs sont
inférieurs aux blancs; est-ce parce que les blancs se montrent, en général, plus
intelligents que les nègres ? Mais comment comparer une espèce d'hommes élevés
dans l'esclavage, et qui se transmettent de génération en génération
l'abrutissement et la misère, à des peuples qui comptent quinze siècles de
civilisation non interrompue; chez lesquels l'éducation s'empare de l'enfant au
berceau, et développe en lui toutes les facultés naturelles? Nous n'avons point,
en Europe, les préjugés de l'Amérique, et nous croyons que tous les hommes ne
forment qu'une même famille, dont tous les membres sont égaux. NELSON. Sans doute, l'esclavage offense la morale et la loi de Dieu! cependant, ne
jugez pas trop sévèrement le peuple américain: la Grèce eut ses ilotes; Rome,
ses esclaves; le moyen-âge, les serfs; de nos jours, on a des nègres; et ces
nègres, dont le cerveau est naturellement étroit, attachent peu de prix à la
liberté; pour la plupart, l'affranchissement est un don funeste. Interrogez-les,
tous vous diront qu'esclaves ils étaient plus heureux que libres. Abandonnés à
leurs propres force, ils ne savent pas soutenir leur existence: et il meurt dans
nos villes moitié plus d'affranchis que d'esclaves. * [Note de l'auteur. * Réf. LUDOVIC. Il est naturel que l'esclave qui, tout-à-coup, devient libre, ne sache ni
user ni jouir de l'indépendance. Pareil à l'homme dont on aurait, dès l'âge le
plus tendre, lié tous les membres, et auquel on dit subitement de marcher, il
chancelle à chaque pas... La liberté est entre ses mains une arme funeste, dont
il blesse tout ce qui l'entoure; et, le plus souvent, il est lui-même sa
première victime. Mais faut-il en conclure que l'esclavage, une fois établi
quelque part, doit être respecté? Non, sans doute. Seulement il est juste de
dire que la génération qui reçoit l'affranchissement n'est point celle qui en
jouit: le bienfait de la liberté n'est recueilli que par les générations
suivantes... Je ne reconnaîtrai jamais ces prétendues lois de la nécessité, qui
tendent à justifier l'oppression et la tyrannie. NELSON. Je pense ainsi que vous; cependant, ne croyez pas que les nègres soient
traités avec l'inhumanité dont on fait un reproche banal à tous les possesseurs
d'esclaves; la plupart sont mieux vêtus, mieux nourris et plus heureux que vos
paysans libres d'Europe. -- Arrêtez! s'écria Georges avec violence (car en ce moment sa colère devint
plus forte que son respect filial ); ce langage est inique et cruel! Il est vrai
que vous soignez vos nègres à l'égal de vos bêtes de somme! mieux même, parce
qu'un nègre rapporte plus au maître qu'un cheval ou un mulet... Quand vous
frappez vos nègres, je le sais, vous ne les tuez pas: un nègre vaut trois cents
dollars... Mais ne vantez point l'humanité des maîtres pour leurs esclaves:
mieux vaudrait la cruauté qui donne la mort, que le calcul qui laisse une
odieuse vie!... Il est vrai que, d'après vos lois, un nègre n'est pas un homme:
c'est un meuble, une chose... Oui, mais vous verrez que c'est une chose
pensante... une chose qui agite et qui remue un poignard... Race inférieure!
dites-vous ? Vous avez mesuré le cerveau du nègre, et vous avez et vous avez
dit: « Il n'y a place dans cette tête étroite que pour la douleur »; et vous
l'avez condamné à souffrir toujours. Vous vous êtes trompés; vous n'avez pas
mesuré juste: il existe dans ce cerveau de brute une case qui vous a échappé, et
qui contient une faculté puissante, celle de la vengeance... d'une vengeance
implacable, horrible, mais intelligente... S'il vous hait, c'est qu'il a le
corps tout déchiré de vos coups, et l'âme toute meurtrie de vos injustices...
Est-il si stupide de vous détester? Le plus fin parmi les animaux chérit la main
cruelle qui le frappe, et se réjouit de sa servitude... Le plus stupide parmi
les hommes, ce nègre abruti, quand il est enchaîné comme une bête fauve, est
libre par la pensée, et son âme souffre aussi noblement que celle du Dieu qui
mourut pour la liberté du monde. Il se soumet; mais il a la conscience de
l'oppression; son corps seul obéit; son âme se révolte. Il est rampant! oui...
pendant deux siècles il rampe à vos pieds... un jour il se lève, vous regarde en
face et vous tue. Vous le dites cruel! mais oubliez-vous qu'il a passé sa vie à
souffrir et à détester! Il n'a qu'une pensée: la vengeance, parce qu'il n'a eu
qu'un sentiment: la douleur. Georges, en parlant, s'était animé d'un feu presque surnaturel, et son regard
étincelait de haine et de colère. -- Mon ami, reprit froidement Nelson, croyez-vous qu'il n'en coûte pas à mon
coeur de juger comme je le fais une race à laquelle votre mère ne fut pas
étrangère ? -- Ah! mon père, s'écria Georges, avant d'être époux, vous étiez Américain.
Alors Marie jetant sur son frère un regard suppliant: -- Georges, lui
dit-elle, pourquoi ces emportements ? Puis se tournant vers Nelson: -- Mon père, vous avez raison; les Américaines
sont supérieures aux femmes de couleur; elles aiment avec leur raison: moi, je
ne sais vous aimer qu'avec mon coeur. Et, en prononçant ces mots, elle se jeta dans ses bras, comme pour y cacher
la honte qui couvrait son visage. Georges reprit: -- Ma soeur rougit de son origine africaine... moi, j'en suis
fier. Les hommes du Nord n'ont qu'à s'enorgueillir de leur génie froid comme
leur climat... nous devons, nous, au soleil de nos pères des âmes chaudes et des
coeurs ardents. Il se tut quelques instants; puis il ajouta avec un sourire amer: -- Les Américains sont un peuple libre et commerçant... mais qu'ils y
prennent garde, il leur manquera bientôt une branche d'industrie; bientôt ils
perdront le privilége de vendre et d'acheter des hommes: la terre d'Amérique ne
doit pas long-temps porter des esclaves. NELSON. Oui, je le reconnais avec joie, l'esclavage décroît chaque jour; et sa
disparition entière sera l'oeuvre du temps. GEORGES. Et si les esclaves se fatiguaient d'attendre ? NELSON. Malheur à eux! S'ils ont recours à la violence pour devenir libres, ils ne le
seront jamais; leur révolte amènerait leur destruction. Il est vrai que le
nombre des noirs dans le Sud surpassera bientôt celui des blancs; mais tous les
Etats du Centre et du Nord feraient cause commune avec les Américains du Midi,
pour exterminer des esclaves rebelles... Tout appel à la force les perdrait:
qu'ils aient plus de foi dans les progrès de la raison. Déjà, dans le Nord, l'esclavage est aboli; et les Etats méridionaux entendent
murmurer des mots de liberté. Naguère, un prompt supplice eût étouffé la voix
assez hardie pour réclamer dans le Sud, l'indépendance des nègres; aujourd'hui,
cette question s'agite, en Virginie, au sein même de la législature. Il semble
que, chaque année, les idées de liberté universelle franchissent un degré de
latitude; le vent du nord les pousse impétueusement. En ce moment, elles
traversent le Maryland: c'est la Nouvelle-Angleterre, ma patrie, qui répand dans
toute l'Union ses lumières, ses moeurs et sa civilisation. LUDOVIC. Il y a tant de puissance dans un principe de morale éternelle! GEORGES. Et surtout dans l'intérêt... Savez-vous pourquoi les Américains sont tentés
d'abolir la servitude ? c'est qu'ils commencent à penser que l'esclavage nuit à
l'industrie. Ils voient pauvres les Etats à esclaves, et riches ceux qui n'en ont pas; et
ils condamnent l'esclavage. Ils se disent: L'ouvrier libre, travaillant pour lui, travaille mieux que
l'esclave; et il est plus profitable de payer un ouvrier qui fait bien que de
nourrir un esclave qui fait mal... Et ils condamnent l'esclavage. Ils se disent encore: Le travail est la source de la richesse; mais la
servitude déshonore le travail: les blancs seront oisifs, tant qu'il y aura des
esclaves; et ils condamnent l'esclavage. Leur intérêt est d'accord avec leur orgueil... L'émancipation des noirs ne
fait des hommes libres que de nom: le nègre affranchi ne devient point pour les
Américains un rival dans le commerce ou dans l'industrie. Il peut être l'une de
ces deux choses: mendiant ou domestique; les autres carrières lui sont
interdites par les moeurs. Affranchir les nègres aux Etats-Unis, c'est instituer
une classe inférieure... et quiconque est blanc de pure race appartient à une
classe privilégiée... La couleur blanche est une noblesse. -- Ne croyez point, mon ami, dis-je en m'adressant à Georges, que ces
préjugés soient destinés à vivre éternellement! Selon les lois de la nature, la
liberté d'un homme ne peut appartenir à un autre homme. Liberté! mère du génie
et de la vertu, principe de tout bien, source sacrée de tous les enthousiasmes
et de tous les héroïsmes, une race d'hommes serait-elle condamnée à ne se
réchauffer jamais aux rayons de ta divine lumière! Vouée pour toujours à
l'esclavage, elle ne connaîtrait ni les gloires du commandement ni la moralité
de l'obéissance; incessamment courbée sous les fers pesans de la servitude, elle
n'aurait pas la force d'élever ses bras vers le ciel; travaillant sans relâche
sous l'oeil de ses tyrans, il lui serait interdit de contempler à loisir le
firmament si beau, si resplendissant de clartés, d'y élancer sa pensée, et de se
livrer à ces admirations sublimes d'où naissent l'inspiration pour l'esprit,
l'élévation pour l'âme, et pour le coeur la poésie. Et, me tournant vers Nelson, je repris en ces termes: -- La société américaine, qui porte la plaie de l'esclavage, travaille-t-elle
du moins à la guérir ? et prépare-t-elle, pour deux millions d'hommes, la
transition de l'état de servitude à celui de liberté ? NELSON. Personne, hélas! n'est d'accord sur ce point. Les uns voudraient qu'on
affranchît d'un seul coup tous les nègres; d'autres, qu'on déclarât libres tous
les enfants à naître des esclaves. Ceux-ci disent: Avant d'accorder la liberté
aux noirs, il faut les instruire; ceux-là répondent: Il est dangereux
d'instruire des esclaves. Ne sachant quel remède employer, on laisse le mal se guérir de lui-même. Les
moeurs se modifient chaque jour; mais la législation n'est pas changée: la loi
punit de la même peine le maître qui montre à écrire à son esclave, et celui qui
le tue; et le pauvre nègre coupable d'avoir ouvert un livre encourt le châtiment
du fouet. (1) [(1) Voyez à la fin du volume la note sur la condition sociale et politique
des nègres esclaves et des gens de couleur affranchis.] LUDOVIC. Quelle cruauté! Je conçois que vous n'affranchissiez pas subitement tous les
nègres; mais d'où vient que vous flétrissez de tant de mépris ceux à qui vous
avez donné la liberté? NELSON. Le noir qui n'est plus esclave le fut, et, s'il est libre, on sait que son
père ne l'était pas. LUDOVIC. Je concevrais encore la réprobation qui frappe le nègre et le mulâtre, même
après leur affranchissement, parce que leur couleur rappelle incessamment leur
servitude; mais ce que je ne puis comprendre, c'est que la même flétrissure
s'attache aux gens de couleur devenus blancs, et dont tout le crime est de
compter un noir ou un mulâtre parmi leurs aïeux. NELSON. Cette rigueur de l'opinion publique est injuste sans doute; mais elle tient à
la dignité même du peuple américain... Placé en face de deux races différentes
de la sienne, les Indiens et les nègres, l'Américain ne s'est mêlé ni aux uns ni
aux autres. Il a conservé pur le sang de ses pères. Pour prévenir tout contact
avec ces nations, il fallait les flétrir dans l'opinion. La flétrissure reste à
la race, lorsque la couleur n'existe plus. LUDOVIC. Dans l'état présent de vos moeurs et de vos lois, vous ne connaissez point de
noblesse héréditaire? NELSON. Non sans doute. La raison repousse toute distinction qui serait accordée à la
naissance, et non au mérite personnel. LUDOVIC. Si vos moeurs n'admettent point la transmission des honneurs par le sang,
pourquoi donc consacrent-elles l'hérédité de l'infamie ? On ne naît point noble,
mais on naît infâme! Ce sont, il faut l'avouer, d'odieux préjugés! Mais enfin, un blanc pourrait, si telle était sa volonté, se marier à une
femme de couleur libre ? NELSON. Non, mon ami, vous vous trompez. LUDOVIC. Quelle puissance l'en empêcherait? NELSON. La loi... Elle contient une défense expresse et déclare nul un pareil
mariage. LUDOVIC. Ah! quelle odieuse loi! Cette loi, je la braverai. NELSON. Il est un obstacle plus grave que la loi même: ce sont les moeurs. Vous
ignorez quelle est, dans la société américaine, la condition des femmes de
couleur. Apprenez (je rougis de le dire, parce que c'est une grande honte pour mon
pays) que, dans toute la Louisiane, la plus haute condition des femmes de
couleur libres, c'est d'être prostituées aux blancs. La Nouvelle-Orléans est, en grande partie, peuplée d'Américains venus du Nord
pour s'enrichir, et qui s'en vont dès que leur fortune est faite. Il est rare
que ces habitants de passage se marient; voici l'obstacle qui les en empêche:
Chaque année, pendant l'été, la Nouvelle-Orléans est ravagée par la fièvre
jaune. A cette époque, tous ceux auxquels un déplacement est possible, quittent
la ville, remontent le Mississipi et l'Ohio, et vont chercher, dans les Etats du
centre ou du Nord, à Philadelphie ou à Boston, un climat plus salubre. Quand la
saison des grandes chaleurs est passée, ils reviennent dans le Sud, et
reprennent place à leur comptoir. Ces migrations annuelles n'ont rien qui gêne
un célibataire; mais elles seraient incommodes pour une famille entière.
L'Américain évite tout embarras en se passant d'épouse, et en prenant une
compagne illégitime; il choisit toujours celle-ci parmi les femmes de couleur
libres; il lui donne une espèce de dot; la jeune fille se trouve honorée d'une
union qui la rapproche d'un blanc; elle sait qu'elle ne peut l'épouser; c'est
beaucoup à ses yeux que d'en être aimée... Elle aurait pu, d'après nos lois, se
marier à un mulâtre; mais une telle alliance ne l'eût point sortie de sa classe.
Le mulâtre n'aurait d'ailleurs pour elle aucune puissance de protection; en
épousant l'homme de couleur, elle perpétuerait sa dégradation; elle se relève en
se prostituant au blanc. Toutes les jeunes filles de couleur sont élevées dans
ces préjugés, et dès l'âge le plus tendre, leurs parents les façonnent à la
corruption. Il y a des bals publics où l'on n'admet que des hommes blancs et des
femmes de couleur; les maris et les frères de celles-ci n'y sont pas reçus; les
mères ont coutume d'y venir elles-mêmes; elles sont témoins des hommages
adressés à leurs filles, les encouragent et s'en réjouissent. Quand un Américain
tombe épris d'une fille, c'est à sa mère qu'il la demande; celle-ci marchande de
son mieux, et se montre plus ou moins exigeante pour le prix, selon que sa fille
est plus ou moins novice. Tout cela se passe sans mystère; ces unions
monstrueuses n'ont pas même la pudeur du vice qui se cache par honte, comme la
vertu par modestie; elles se montrent sans déguisement à tous les yeux, sans
qu'aucune infamie ni blâme s'attachent aux hommes qui les ont formées. Quand
l'Américain du Nord a fait sa fortune, il a atteint son but... Un jour il quitte
la Nouvelle-Orléans, et n'y revient jamais... Ses enfants, celle qui, pendant
dix ans, vécut comme sa femme, ne sont plus rien pour lui. Alors la fille de
couleur se vend à un autre. Tel est le sort des femmes de race africaine à la
Louisiane. -- En disant ces mois, Nelson laissa échapper un soupir. On voyait qu'il
s'était imposé une pénible contrainte, et que le sentiment d'un devoir à remplir
avait seul soutenu sa voix. Plongé dans une sombre rêverie, Georges semblait ne prêter à ce récit aucune
attention... Marie donnait, dans sa douleur profonde, un spectacle digne de
pitié. Telle on voit, durant l'orage, une tendre fleur incliner sa tête; faible,
mais pliante, elle marque, en se courbant, les coups de la tempête... et, quand
l'ouragan est loin d'elle, abattue et languissante, elle ne relève point sa tige
flétrie. Ainsi, pendant que parlait Nelson, Marie, faible femme, roseau dévoué aux
orages du coeur, était agitée de mille secousses; chaque révélation lui portait
un coup funeste; un instinct de pudeur lui découvrait le sens des paroles
qu'elle avait entendues; elle sentait son humiliation sans la comprendre; et,
avec l'innocence dans le coeur, elle portait sur son front la rougeur d'une
coupable. Pour moi, ne pouvant résister à l'émotion de cette scène, je m'écriai: -- Vos
moeurs et vos lois nie font horreur; je ne m'y soumettrai jamais... Ah! si Marie
ne craint point de se lier à ma destinée, nous quitterons ensemble ce pays de
préjugés odieux; nous fuirons des contrées de servitude et de ténèbres, et nous
irons vers cette terre de lumières et de liberté, vers cette Nouvelle-Angleterre
qui s'avance d'un pas si ferme et si rapide dans la voie de la civilisation!
-- Hélas! mon ami! répliqua Nelson, les préjugés contre la population de
couleur sont, il est vrai, moins puissants à Boston qu'à la Nouvelle-Orléans;
mais nulle part ils ne sont amortis. -- Eh bien! répondis-je aussitôt, ces préjugés, je les déteste et je saurai
les braver! c'est une lâcheté infâme que de s'éloigner des malheureux dont
l'infortune n'est point méritée!... En ce moment Marie parut sortir de son abattement; sa paupière affaissée se
releva; alors, d'une voix qui trahissait une émotion profonde: -- D'où vient, me
dit-elle, que vous nous plaignez, après ce que vous avez entendu? La pitié des
hommes s'attache aux maux passagers; mais un malheur qui, comme le nôtre, ne
doit point finir, fatigue et décourage les coeurs les plus compatissants...
Mon ami, ajouta-t-elle avec un accent presque solennel, vous ne comprenez
rien à mon sort ici-bas; parce que mon coeur sait aimer, vous croyez que je suis
une fille digne d'amour; parce que vous me voyez un front blanc, vous pensez que
je suis pure... mais non... mon sang renferme une souillure qui me rend indigne
d'estime et d'affection... Oui! ma naissance m'a vouée au mépris des hommes!...
Sans doute cet arrêt de la destinée est mérité,... Les décrets de Dieu
quelquefois cruels, sont toujours justes!... Puis, me trouvant inébranlable dans mes sentiments: -- Vous ne savez pas, me
dit-elle, que vous vous déshonorez en me parlant? Si l'on vous voyait près de
moi dans un lieu public, on dirait: Cet homme perd toute bienséance; il
accompagne une femme de couleur. Hélas! Ludovic, contemplez sans passion la triste réalité: associer votre vie
à une pauvre créature telle que moi, c'est embrasser une condition pire que la
mort. N'en doutez pas, ajouta-t-elle d'une voix inspirée, c'est Dieu lui-même qui a
séparé les nègres des blancs... Cette séparation se retrouve partout: dans les
hôpitaux où l'humanité souffre, dans les églises où elle prie, dans les prisons
où elle se repent, dans le cimetière où elle dort de l'éternel sommeil. -- Eh quoi! m'écriai-je, même au jour de la mort ?... -- Oui, reprit-elle avec un accent grave et mélancolique; quand je mourrai,
les hommes se souviendront que, cent ans auparavant, un mulâtre exista dans ma
famille; et si mon corps est porté dans la terre destinée aux sépultures, on le
repoussera de peur qu'il ne souille de son contact les ossements d'une race
privilégiée... Hélas! mon ami, nos dépouilles mortelles ne se mêleront point sur
la terre; n'est-ce pas le signe que nos âmes ne seront point unies dans le
ciel?... -- Cesse, m'écriai-je, ô ma bien-aimée, cesse, je t'en conjure, un langage
qui déchire mon coeur... Pourquoi ta honte? pourquoi tes larmes ? La honte est aux méchants qui font gémir l'innocence! Et, si tu m'aimes, la
source de tes pleurs sera bientôt tarie, laisse à mon amour le soin de te
protéger... Tu crains pour moi l'infamie!... Marie, tu ne sais pas combien je
m'enorgueillis de toi! Tu ne comprends pas comme je serai fier de me montrer en
tous lieux, paré de ton amour, de ta beauté, de ton infortune! Ah! qu'ils me
jettent an visage une parole de mépris, ces nobles marchands aux armoiries
brillantes, au sang pur et sans mélange! comme je jouirai de leur insolence! En
Europe, que ferais-je pour toi, Marie ? là on tomberait à tes genoux, ange de
grâce et de bonté; chacun s'approcherait pour être béni de ton sourire, fille
chaste et pure; quel homme n'envierait la gloire de protéger ton innocence et ta
faiblesse? Ici l'on te repousse, on te déshonore... Ah! que je vous rends
grâces, Américains insensibles et froids, de vos mépris et de vos injustices!
Par vous, celle que j'aime est abaissée... mais vous la verrez relever sa belle
tête! vous lui rendrez foi et hommage, nobles seigneurs de comptoir... vos
fronts basanés de race blanche s'inclineront devant la blanche fille de
couleur... je vous la ferai respecter! Marie sera la première parmi vos
femmes!... En prononçant ces mots, je me prosternai aux pieds de Marie, comme pour
indiquer le culte dont je jugeais digne mon idole... La fille de Nelson pleurait
de bonheur; elle prit mes mains dans ses deux mains, y laissa tomber quelques
pleurs et posa sur moi sa tête, me montrant par ce signe qu'elle acceptait mon
appui. Ces larmes de la faible femme tombées sur l'homme fort signifiaient sans
doute que toute ma puissance ne nous préserverait pas des orages! Cependant Georges, dont l'émotion était extrême, se jeta dans mes bras; il me
serrait étroitement contre sa poitrine, seul langage que trouvât son coeur.
Nelson, impassible, conservant son attitude calme et froide au milieu des
passions violentes qui nous agitaient, ressemblait à ces vieilles ruines du
rivage de l'Océan qu'on voit immobiles sur la pointe d'un roc, tandis que tout
croule autour d'elles, et qui demeurent debout au mépris de l'ouragan déchaîné
sur leur tête et des flots en fureur mugissant à leurs pieds. Nos passions ne
l'avaient point ému, et aucune de nos paroles ne l'avait irrité. -- Mon ami, me dit-il après un peu de silence, votre coeur généreux vous
égare. Ma raison viendra au secours de la vôtre; vous ne savez pas quelle tâche
on entreprend quand on veut combattre les préjugés de tout un peuple et demeurer
dans une société dont on heurte chaque jour les opinions et les sentiments! Non,
je ne consentirai point à votre union avec ma fille. Cependant je ne repousse
pas à jamais vos voeux. Parcourez l'Amérique; voyez le monde dans lequel vous
prétendez vivre; étudiez ses passions et ses préjugés; mesurez la force de
l'ennemi que vous bravez; et lorsque vous connaîtrez le sort de la population
noire dans les pays d'esclaves et dans les Etats même où l'esclavage est aboli,
alors vous pourrez prendre une résolution éclairée. Je ne crois pas, je vous
l'avoue, qu'il appartienne à une force humaine de résister aux impressions que
vous allez recevoir. Mais si l'aspect d'une misère affreuse n'effraie point
votre courage et ne rebute point votre coeur, croyez-vous que j'hésite à
accepter pour ma chère Marie l'appui généreux que vous viendrez lui présenter?
La réponse ferme de Nelson, dont l'accent annonçait une volonté déterminée,
me consterna... -- J'exige, ajouta-t-il, que vous passiez au moins six mois dans
l'observation des moeurs de ce pays... Ce temps d'épreuve vous suffira sans
doute. Dans l'impatience de mon amour, je dis à Nelson: Nous sommes malheureux aux
Etats-Unis; vos enfants, par leur naissance; vous et moi, par l'infortune de vos
enfants. Quittons ce pays, allons en France. Là, nous ne trouverons point de
préjugés contre les familles de couleur. Je fus surpris de voir qu'à ces mots Georges ne donnait aucune marque
d'assentiment; car l'avis que j'ouvrais me semblait devoir lui sourire;
cependant il resta silencieux et rêveur. -- Vous hésitez? lui dis-je. -- Non, répondit Georges, non... je n'hésite pas... Jamais je ne quitterai
l'Amérique. Nelson donna un signe d'approbation et Marie fit entendre un soupir. -- Je suis opprimé dans ce pays, reprit Georges; mais l'Amérique est ma
patrie! N'est-on bon citoyen qu'à la condition d'être heureux ?... De puissants
liens m'y retiennent; le plus grand nombre y est enchaîné par des intérêts, moi
j'y suis attaché par des devoirs... Il n'est pas généreux de fuir la
persécution!... Ah! si j'étais seul infortuné! peut-être je fuirais... mais mon
sort est celui de toute une race d'hommes... Quelle lâcheté de se retirer de la
misère commune pour aller chercher seul une heureuse vie!... Et puis... le
devoir n'est pas l'unique lien qui m'y enchaîne; j'y puis jouir encore de
quelque bonheur. Notre abaissement ne sera pas éternel. Peut-être serons-nous
forcés de conquérir par la force l'égalité qu'on nous refuse... Quel beau jour
que celui d'une juste vengeance! Non, non... je ne fuirai point l'Amérique.
Mais, Ludovic, ajouta-t-il, si vous devez rendre heureuse en France ma soeur, ma
chère Marie, ah! partez!... malgré... Il n'acheva pas; une larme tomba de ses yeux. -- Ah! jamais, mon frère, je ne me séparerai de toi, s'écria Marie avec
tendresse. Pendant ce temps, Nelson réfléchissait; Dieu nous préserve, me dit-il enfin,
de suivre votre conseil! Je sais quelle est en France la corruption des moeurs;
et si ma fille est docile à ma voix, jamais elle ne respirera l'air infect de
ces sociétés maudites, dans lesquelles la morale est sans cesse outragée, où la
fidélité conjugale est un ridicule, et le vice le plus odieux une faiblesse
excusable. Je fis observer à Nelson que les moeurs des femmes, en France, n'étaient plus
aujourd'hui ce qu'elles avaient été dans le dernier siècle *. Mais, tandis que
je parlais, il murmurait sourdement ces mots: -- La France! terre d'impiété!
terre de malédiction! [Note de l'auteur. * Réf. -- Pour moi, reprit-il gravement, je ne quitterai point mon pays. Les
Américains des Etats-Unis sont un grand peuple... Mes pères ont abandonné
l'Europe qui les persécutait... Je ne remonterai point vers la source de leur
infortune... Alors je suppliai de nouveau Nelson de me faire grâce d'un temps d'épreuve
inutile; mais ma prière fut vaine. CHAPITRE IX. L'EPREUVE. Nelson fut inflexible dans son sentiment, Je ne pouvais approuver ses
craintes; cependant il me fallut obéir à sa volonté. Je me consolais en pensant
que cet obstacle n'était qu'un ajournement de mon bonheur... N'étais-je pas sûr
du coeur de Marie ? et Nelson me promettait qu'à mon retour, si mes intentions
n'étaient pas changées, il cesserait de les combattre. Avant de quitter Marie, je lui donnai mille assurances d'amour. Elle
m'écoutait triste et silencieuse; enfin, d'une voix attendrie: -- Je ne veux
point, me dit-elle, par des serments justifier les vôtres. Pour vous rester
fidèle, il ne me faudra ni sacrifices ni efforts, à moi que personne ne peut
aimer; mais vous, ami généreux, vous ne pouvez engager l'avenir et vous charger,
en entrant dans la vie, d'un fardeau qui vous écraserait au premier pas. Ses
larmes achevèrent de me répondre. Au jour marqué pour mon départ, comme j'allais
prendre dans la baie de Baltimore le bateau à vapeur qui devait me conduire à
New-York, et, au moment où le canot d'embarcation commençait à s'éloigner de
terre, Marie, dont j'avais reçu les adieux, me fit un signe du rivage, et levant
ses mains vers moi: -- Ludovic, s'écria-t-elle, vos serments! vous ne pourrez
les tenir!... je vous en délie... Je fis un mouvement vers elle; mais l'absence
était commencée. Je jetai une parole aux vents; déjà j'étais trop loin pour être
entendu. Avec quelle rapidité cette séparation devint complète! comme
l'intervalle entre nous s'agrandit vite! D'abord la distance que l'oeil mesure
sans peine; puis l'horizon lointain qui se dérobe à la vue; et tout-à-coup le
vide immense, sans bornes, dans lequel on s'agite, entre le ciel et la mer!
Ainsi, un moment insensible sépare l'existence qui touche à la terre de la vie
qui se perd dans l'espace!... Lorsque, de deux amis qui se séparent, l'un s'éloigne sur mer, le moins à
plaindre est celui qui, du rivage, suit des yeux le vaisseau qui part; après
qu'il ne distingue plus personne sur le navire, il regarde long-temps encore; sa
douleur est comme en suspens, et, tant qu'il aperçoit la pointe d'un mât,
l'ombre d'une voile, il tient par quelque chose à l'être chéri qui va
disparaître. Un moment vient où le vaisseau se réduit aux proportions d'un atome
imperceptible, jusqu'à ce qu'enfin il échappe aux regards et se confonde dans
l'horizon avec le ciel et les flots. Alors il se fait dans le coeur un affreux
brisement: c'est la sombre nuit succédant à la dernière lueur d'une clarté
mourante; c'est le signal du désespoir pour l'âme qui sentait venir son
infortune. Cependant, celui que la voile entraîne est encore plus malheureux: la vapeur,
les vents, tout conspire contre lui; à peine quelques instants sont-ils écoulés
que cette terre, sur laquelle il cherche un ami, n'offre plus à ses regards
qu'un point obscur; rien ne s'y distingue, rien ne s'en détache. Une petite
barque ressort à toits les yeux sur l'immense Océan; et tout est confusion sur
une terre lointaine; édifices, forêts, habitants, tout s'y fond dans une seule
teinte qui ne forme qu'une ombre... Ainsi, l'ami que vous laissez sur le rivage
vous échappe subitement; vous cessez tout-à-coup de le toucher, de l'entendre,
de le voir; toutes les douleurs de l'absence vous saisissent à la fois. Mon chagrin fut profond... L'aspect de l'Océan vint ajouter encore à la
tristesse de mon âme. Rien, hélas! ne ressemble plus aux jours de la vie que les
mouvements d'un vaisseau; la plupart sont modérés: c'est l'image de la vie
commune, placée entre le calme et la tempête. Le vaisseau va jusqu'à ce qu'il
s'use ou se brise; un autre prend sa place pour recommencer les mêmes courses à
travers les mêmes périls: ainsi font les hommes sur la terre. Pareil à l'Océan,
le monde seul ne change point et demeure avec ses écueils, ses orages et ses
abîmes. En rappelant le souvenir de mes dernières années, j'y trouvai un tel
enchaînement de malheurs, qu'il me sembla que ma vie était engagée à
l'infortune... j'accusai ma destinée, et, comme l'amour de Marie me restait
assez puissant pour lutter seul contre toutes mes peines, je m'efforçai de me
ravir à moi-même cette dernière consolation, et mon esprit fut ingénieux à
forger des soupçons et des défiances qui n'étaient pas dans mon coeur. Je savais
que la légèreté est le défaut de toutes les femmes; parmi celles qui sont
constantes, la plupart ne le sont que par faiblesse: on peut, en restant près
d'elles, perdre leur amour; mais n'est-ce pas le seul moyen de conserver leur
foi? J'ai toujours cru que les hommes ont des affections plus profondes; les
femmes, des passions plus vives: les premiers aiment mieux de loin; les femmes,
de près: l'homme a plus d'imagination, et l'imagination va toujours au-delà du
réel; la femme, plus de sensibilité, et la sensibilité se nourrit d'excitations
instantanées. J'avais vu Marie tout en larmes à mon départ... mais son amour
serait-il puissant contre l'absence? Moi, j'avais été courageux devant elle, et
loin de sa vue je pleurais. Alors commença pour moi une vie de misère profonde, et presque de honte; car
je sentis défaillir mon courage. La douleur d'être séparé de celle que j'aimais
abattait mon âme; et je me trouvai en face de malheurs qui dépassaient tout ce
que mon imagination avait pu prévoir. Mais à quoi bon vous affliger de
l'histoire de mes maux ? Ici Ludovic s'arrêta; sa physionomie prit un aspect plus sombre, son regard
devint fixe, et ses lèvres immobiles demeuraient en suspens, comme si elles se
refusaient à un douloureux aveu. -- De grâce, s'écria le voyageur, continuez un récit qui m'instruit et me
touche. Je suis avide de connaître votre destinée... Parlez, je vous en supplie.
-- Je ne vous ai pas dit la moitié de mes malheurs; et quel intérêt...
L'intérêt le plus vif, répliqua le voyageur, me rend attentif à vos paroles.
Vous me racontez vos peines; ce sont elles qui me captivent. Je n'ai jamais
recherché ni les joies ni les félicités du monde; mais je me suis toujours senti
attiré par l'infortune. Le bonheur des hommes est si mêlé d'orgueil et
d'égoïsme, qu'il m'ennuie et me dégoûte, mais il me reste dans l'âme une longue
et douce impression quand j'ai pleuré avec des malheureux. -- Hélas! reprit Ludovic après une courte pause, voici l'époque de ma vie
dont le souvenir est le plus-amer; c'est le temps où j'ai senti chanceler dans
mon coeur les serments qui m'unissaient à mon amie... Aujourd'hui, je rougis de
ma faiblesse. Mon Dieu! par quels malheurs il m'a fallu passer pour arriver à
cette criminelle hésitation! J'avais, dans toute la sincérité de mon coeur, juré à Marie que je l'aimerais
toujours. L'obstacle qu'on opposait à mon amour, quelque grave qu'on le
représentât à mes yeux, me semblait puéril et méprisable. Que m'importait un
préjugé social, quand j'avais pour moi le coeur de Marie ? Mais lorsque, rentré
dans le monde, et sujet à ses froissements, je me trouvai en face de ce préjugé
puissant, inflexible, répandu dans toutes les classes, accepté par tout le
monde, dominant la société américaine, sans qu'aucune voix s'élève pour le
combattre; écrasant ses victimes sans réserve, sans pitié, sans remords; lorsque
je vis, dans les Etats libres de l'Union, la population noire couverte d'un
opprobre pire peut-être que l'esclavage; toutes les personnes de couleur
flétries par le mépris publie, abreuvées d'outrages, encore plus dégradées par
la honte que par la misère: alors je sentis s'élever en moi de terribles
combats... Tantôt saisi d'indignation et d'horreur, je me croyais assez fort
pour lutter seul contre tous; mon orgueil se plaisait à rencontrer pour
adversaire tout un peuple, le monde entier!... mais, après ces nobles élans, je
retombais en présence de mille réalités décourageantes, et je me demandais quel
serait mon sort; quel serait celui de Marie elle-même, au sein de tant
d'amertume et d'ignominie! j'hésitai: ce fut là mon crime... Cependant mon coeur
n'était point dupe des sophismes de ma raison. Marie, me disais-je, serait
malheureuse quand nous serions unis; mais ne le serait-elle pas davantage si
notre union ne se formait jamais? Cesserait-elle d'être une pauvre femme de
couleur, parce que je lui aurais manqué de foi! Le monde ne l'accablerait-il
plus de son mépris, parce qu'elle aurait perdu l'appui du seul être capable de
la faire respecter? Je portai mes incertitudes et mes angoisses de ville en ville, à New-Yorck, à
Boston, à Philadelphie... Ici le voyageur interrompit son hôte; car il avait cessé de comprendre le
sens de son langage. -- Tout à l'heure, lui dit-il, vous me racontiez le sort de la race noire
dans les Etats du Sud, et je déplorais avec vous la triste condition des
esclaves; mais, en quittant Baltimore, vous êtes allé dans les autres villes de
l'Union où l'esclavage est aboli. Là un spectacle différent a dû s'offrir à vos
yeux. Je sais bien que, même dans les Etats du Nord, le préjugé qui s'attache à
la couleur des hommes n'est pas entièrement anéanti; mais je le croyais près de
s'éteindre... -- Détrompez-vous, répliqua Ludovic avec vivacité; ce préjugé y a conservé
toute sa puissance. Il faut sur ce point distinguer les moeurs des lois.
D'après la loi le nègre est en tous points l'égal du blanc; il a les mêmes
droits civils et politiques; il peut être président des Etats-Unis; mais, en
fait, l'exercice de tous ces droits lui est refusé, et c'est à peine s'il peut
saisir une position sociale supérieure à la domesticité. Dans ces Etats de prétendue liberté, le nègre n'est plus esclave; mais il n'a
de l'homme libre que le nom. Je ne sais si sa condition nouvelle n'est pas pire que la servitude: esclave,
il n'avait point de rang dans la société humaine; maintenant il compte parmi les
hommes, mais c'est pour en être le dernier. Il n'est pas rare, dans le Sud, de voir les blancs bienveillants envers les
nègres. Comme la distance qui les sépare est immense et non contestée, les
Américains libres ne craignent pas, en s'approchant de l'esclave, de l'élever à
leur niveau ou de descendre au sien. Dans le Nord, au contraire, où l'égalité est proclamée, les blancs se
tiennent éloignés des nègres, pour n'être pas confondus avec ceux-ci; ils les
fuient avec une sorte d'horreur, et les repoussent impitoyablement afin de
protester contre une assimilation qui les humilie, et de maintenir dans les
moeurs la distinction qui n'est plus dans les lois. Peut-être aussi l'oppression qui pèse sur toute une race d'hommes paraît-elle
plus odieuse et plus révoltante, à mesure que le pays où elle se rencontre est
régi par des institutions plus libres. L'Orient nous offre des pays barbares, où le caprice d'un tyran se joue de la
vie des hommes, où la puissance publique s'annonce par des spoliations, et la
soumission des sujets par des bassesses, où la force tient lieu de loi, le bon
plaisir de justice, l'intérêt de morale, et la misère universelle de
consolation. Là, chacun subit la vie comme un destin: oppresseur ou opprimé,
eunuque ou sultan, victime ou bourreau. Nulle part le mal, nulle part le bien;
il n'y a que d'heureuses fortunes et des sorts malheureux: le crime et la vertu
sont des fatalités. M'étonnerai-je de trouver dans ces contrées funestes des millions d'hommes
voués à l'esclavage ? Non; à peine remarquerai-je cet outrage à la morale dans
une société fondée sur le mépris de toutes les lois de la nature et de
l'humanité; là, chaque vice social est un principe, et non un abus; il est
nécessaire à l'harmonie du tout. J'éprouve une autre impression quand, chez un peuple libre, je rencontre des
esclaves; lorsqu'au sein d'une société civilisée et religieuse, je vois une
classe de personnes pour laquelle cette société s'est fait des lois et des
moeurs à part; pour les uns une législation douce, un code sanguinaire pour les
autres; d'un côté, la souveraineté des lois; de l'autre, l'arbitraire; pour les
blancs, la théorie de l'égalité; pour les noirs, le système de la servitude...
deux morales contraires: l'une, au service de la liberté; l'autre, à l'usage de
l'oppression; deux sortes de moeurs publiques: celles-ci douces, humaines,
libérales; celles-là cruelles, barbares, tyranniques. Ici le vice me choque davantage, parce qu'il est en relief sur des vertus...
mais ce fond de lumière, qui rend l'ombre plus saillante, la rend aussi plus
importune à ma vue... Les tyrans sont peut-être de bonne foi quand ils disent qu'on ne saurait
gouverner les hommes sans des lois iniques et cruelles; ils n'en savent pas
d'autres; et ce langage peut être cru des peuples qui n'ont jamais connu que la
tyrannie. Mais une pareille excuse n'appartient point à une nation qui est en
possession d'institutions libres; elle sait que l'esclavage est mauvais parce
qu'elle jouit de la liberté; elle doit détester l'injustice et la persécution,
puisqu'elle pratique chaque jour l'équité, la charité, la tolérance... Dans un pays barbare, en présence des plus grandes misères, on n'a dans le
coeur qu'une haine, c'est contre le despote. A lui seul la puissance; par lui
tous les maux; contre lui toutes les imprécations. Mais, dans un pays d'égalité, tous les citoyens répondent des injustices
sociales, chacun d'eux en est complice. Il n'existe pas en Amérique un blanc qui
ne soit barbare, inique, persécuteur envers la race noire. En Turquie, dans la plus affreuse détresse, il n'y a qu'un despote; aux
Etats-Unis, il y a pour chaque fait de tyrannie dix millions de tyrans. Ces réflexions se présentaient sans cesse à mon esprit, et je sentais se
développer dans mon âme le germe d'une haine profonde contre tous les
Américains; car enfin l'infortune de Marie était l'oeuvre de leurs lois barbares
et de leurs odieux préjugés; chacun d'eux était à mes yeux un ennemi. Je voyais bien des tentatives faites par quelques hommes généreux pour
remédier au mal; mais ce mal est de ceux qui ne se guérissent que par les
siècles. Dans une société où tout le monde souffre une égale misère, il se forme un
sentiment général qui pousse à la révolte, et quelquefois la liberté sort de
l'excès même de l'oppression. Mais dans un pays où une fraction seulement de la société est opprimée,
pendant que tout le reste est à l'aise, on voit la majorité arranger ses
existences heureuses en regard des misères du petit nombre; tout se trouve dans
l'ordre et sagement réglé: bien-être d'un côté, abjection et souffrance de
l'autre. L'infortuné peut se faire entendre, mais non se faire craindre, et le
mal, quelque révoltant qu'il soit, ne se guérit point par son extrémité, parce
qu'il grandit sans s'étendre. Le malheur des noirs opprimés par la société américaine ne peut se comparer à
celui d'aucune des classes souffrantes que présentent les autres peuples. Il y a
partout de l'hostilité entre les riches et les prolétaires; cependant ces deux
classes ne sont séparées par aucune barrière infranchissable: le pauvre devient
riche; le riche, pauvre; c'en est assez pour tempérer l'oppression de l'un par
l'autre. Mais quand l'Américain écrase de son mépris la population noire, il
sait bien qu'il n'aura jamais à redouter le sort réservé au nègre. J'étais sans cesse témoin de quelque triste événement qui me révélait la
haine profonde des Américains contre les noirs. Un jour, à New-York, j'assistais à une séance de la cour des sessions. Sur le
banc des accusés était assis un jeune mulâtre, auquel un Américain reprochait
des actes de violence. « Un blanc frappé par un homme de couleur! quelle
horreur! quelle infamie! » s'écriait-on de toutes parts. Le public, les jurés
eux-mêmes, étaient indignés contre le prévenu, avant de savoir s'il était
coupable. Je ne saurais vous dire l'impression pénible que me fit éprouver le
débat... Chaque fois que le pauvre mulâtre voulait parler, sa voix était
étouffée, soit par l'autorité du juge, soit par les murmures de la foule. Tous
les témoins l'accablèrent; les plus favorables furent ceux qui ne dirent rien
contre lui. Les amis du plaignant avaient bonne mémoire; ceux dont le mulâtre
invoquait les souvenirs ne se rappelaient rien. Il fut condamné sans
délibération... Un frémissement de joie s'éleva de la foule: murmure mille fois
plus cruel au coeur du malheureux que la sentence du magistrat: car le juge est
payé pour faire sa tâche, tandis que la haine du peuple est gratuite. Peut-être
est-il coupable; mais innocent, n'eût-il pas eu le même sort? Cependant la loi de l'Etat de New-York ne reconnaît que des hommes libres,
tous égaux entre eux! Qu'est-ce donc qu'un principe écrit dans les lois quand il
est démenti par les moeurs ? Hélas! la justice que trouve en Amérique l'homme de
couleur est comme celle que rencontre chez nous, après la guerre civile, le
parti vaincu chez le vainqueur. Les nègres égaux des blancs!... quel mensonge! Je voyais dans l'enceinte même
de la cour des sessions les Américains séparés des noirs: pour les premiers, une
place de distinction dans l'audience; au fond de la salle, le public nègre
parqué dans une étroite galerie. Pourquoi donc cette barrière placée entre les
uns et les autres, comme pour s'opposer à leur fusion ? Il existe à Philadelphie une maison de refuge où sont envoyés les jeunes gens
et les jeunes filles qui ont commis quelque délit tenant le milieu entre la
faute et le crime: l'influence de la famille n'est plus assez puissante sur eux:
le châtiment de la prison serait trop rigoureux; la maison de refuge, plus
sévère que l'une, moins cruelle que l'autre, convient à ces délinquants
précoces, mais non endurcis. Un jour, en visitant cet établissement, je fus
surpris de n'y pas voir un seul enfant de race noire. J'en demandai la cause au
directeur, qui me dit: « Ce serait dégrader les enfants blancs que de leur
associer des êtres voués au mépris public.» Une autre fois, je témoignai mon étonnement de ce que les enfants des nègres
étaient exclus des écoles publiques établies pour les blancs; on me fit observer
qu'aucun Américain ne voudrait envoyer son enfant dans une école où il se
trouverait un seul noir. Alors je me rappelai ces paroles prononcées par Marie dans son désespoir;
« La séparation des blancs et des nègres se retrouve partout: dans les
églises, où l'humanité prie; dans les hôpitaux, où elle souffre; dans les
prisons, où elle se repent; dans le cimetière, où elle dort de l'éternel
sommeil. » Tout était vrai dans ce tableau, que j'avais regardé comme une exagération de
la douleur. Les hospices, ainsi que les geôles, renferment des quartiers distincts, où
les malades et les criminels sont classés selon leur couleur; partout les blancs
sont l'objet de soins et d'adoucissements que n'obtiennent point les pauvres
nègres. J'ai vu aussi dans chaque ville deux cimetières séparés l'un pour les blancs,
l'autre pour les gens de couleur. Etrange phénomène de la vanité humaine! Quand
il ne reste plus des hommes que poussière et corruption, leur orgueil ne se
résout point à mourir, et trouve encore sa vie dans le néant des tombeaux!...
Cependant, si l'ambition de l'homme survit, sa puissance expire au sépulcre.
Quelle que soit la distance qui sépare les squelettes privilégiés des ossements
d'une race inférieure, tous ces restes misérables sont bientôt empreints de la
teinte uniforme que donne la terre à ses hôtes; la même surface les recouvre,
pesante ou légère; des vers pareils leur dévorent le coeur; le même oubli ronge
leur mémoire. Mais ce qui me jeta dans un long étonnement, ce fut de trouver cette
séparation des blancs et des nègres dans les édifices religieux. Qui le croirait
? des rangs et des priviléges dans les églises chrétiennes! Tantôt les noirs
sont relégués dans un coin obscur du temple; tantôt ils en sont complétement
exclus. Jugez quel serait le déplaisir d'une société choisie, s'il fallait
qu'elle se mêlât à des êtres grossiers et mal vêtus. La réunion au temple saint
est le seul divertissement qu'autorise le dimanche. Pour la société américaine,
l'église, c'est la promenade, le concert, le bal, le théâtre; les femmes s'y
montrent élégamment parées. Le temple protestant est un salon où l'on prie Dieu.
Les Américains souffriraient d'y rencontrer des êtres de basse condition; ne
serait-il pas fâcheux aussi que l'aspect hideux d'un visage noir vînt ternir
l'éclat d'une brillante assemblée ? Dans une congrégation de bonne compagnie, le
plus grand nombre sera nécessairement d'avis qu'on ferme la porte aux gens de
couleur: la majorité le voulant ainsi, rien ne saurait l'empêcher. Les églises catholiques sont les seules qui n'admettent ni priviléges ni
exclusions ? la population noire y trouve accès comme les blancs. Cette
tolérance du catholicisme et cette police rigoureuse des temples protestants, ne
tiennent pas à une cause accidentelle, mais à la nature même des deux cultes.
Le ministre d'une communion protestante doit son office à l'élection, et,
pour garder sa place, il lui faut conserver la faveur du plus grand nombre de
ses commettants; sa dépendance est donc complète, et il est condamné, sous peine
de disgrâce, à ménager les préjugés et les passions qu'il devrait combattre sans
pitié. Au contraire, le prêtre catholique est maître absolu dans son église; il ne
relève que de son évêque, qui ne reconnaît lui-même d'autre autorité que celle
du pape. * [Note de l'auteur. * Réf. Chef d'une assemblée dont il ne dépend pas, il s'inquiète peu de lui déplaire
en blâmant ses erreurs et ses vices; il dirige sa congrégation selon sa foi,
tandis que le ministre protestant gouverne la sienne selon son intérêt. Celui-ci
est admis dans le temple par une secte; l'autre ouvre son église à tous les
hommes: le premier accepte la loi; le second l'impose. Voyez le ministre protestant, docile, obséquieux envers ceux qui lui ont
donné mandat; et le prêtre catholique, mandataire de Dieu seul, parlant avec
autorité aux hommes dont le devoir est de lui obéir. Les passions orgueilleuses des blancs ordonnent au pasteur protestant de
repousser du temple de misérables créatures, et les nègres en sont exclus.
Mais ces nègres, qui sont des hommes, entrent dans l'église catholique, parce
que là ce n'est plus l'orgueil humain qui commande: c'est le prêtre du Christ
qui domine. Je fus à cette occasion frappé d'une triste vérité: c'est que l'opinion
publique, si bienfaisante quand elle protège, est, lorsqu'elle persécute, le
plus cruel de tous les tyrans. Cette opinion publique, toute puissante aux Etats-Unis veut l'oppression
d'une race détestée, et rien n'entrave sa haine. En général, il appartient à la sagesse des législateurs de corriger les
moeurs par les lois, qui sont elles-mêmes corrigées par les moeurs. Cette
puissance modératrice n'existe point dans le gouvernement américain. Le peuple
qui hait les nègres est celui qui fait les lois; c'est lui qui nomme ses
magistrats, et, pour lui être agréable, tout fonctionnaire doit s'associer à ses
passions. La souveraineté populaire est irrésistible dans ses impulsions; ses
moindres désirs sont des commandements; elle ne redresse pas ses agents
indociles, elle les brise. C'est donc le peuple avec ses passions qui gouverne;
la race noire subit en Amérique la souveraineté de la haine et du mépris.
Je retrouvais partout ces tyrannies de la volonté populaire. Ah! c'est une étrange et cruelle destinée que celle d'une population entière
implantée dans un monde qui la repousse! L'aversion et le mépris dont elle est l'objet se reproduisent sous mille
formes. J'ai vu toute une famille de nègres menacée de mourir de faim pour une
dette d'un dollar. Aux Etats-Unis, la loi donne au créancier le droit
d'emprisonner son débiteur pour la moindre somme d'argent * et le créancier est
toujours cru sur parole. [Note de l'auteur. * Réf. Un jour, je promenais dans New-York mes tristes méditations, lorsque des cris
lamentables, poussés à peu de distance de moi, éveillèrent mon attention.
C'était un pauvre nègre qu'on menait en prison; une femme noire le suivait tout
en pleurs avec ses enfants. Emu de compassion, je m'approchai de la négresse, et
lui demandai la cause de ses larmes. Elle laissa tomber sur moi un regard
douloureux et dur, comme si elle eût jugé que ma question n'était qu'une
moquerie et une lâche dérision de sa misère; un nègre, aux Etats-Unis, ne croit
point à la pitié des blancs; cependant je renouvelai ma question d'un ton de
voix qui trahissait une émotion profonde. Alors la pauvre femme me dit que son
mari était traîné en prison pour n'avoir pas payé le prix de quelques livres de
pain. « Aucun marchand, ajouta-t-elle, n'a voulu nous faire le moindre crédit,
et nous n'avons trouvé personne qui nous prêtât une obole! » L'impitoyable créancier qui, pour un frivole intérêt, faisait tant de
malheureux, avait, il est vrai, pour lui le texte d'une loi, et cette loi est
aussi bien applicable aux Américains qu'aux gens de couleur. Mais, si la règle
est uniforme, son exécution n'est point la même pour tous; et il existe en
faveur des blancs une pitié publique qui tempère la rigueur des lois les plus
cruelles. Jugez enfin, par un seul exemple, du rang qu'occupent les nègres dans
l'opinion publique: les prostituées elles-mêmes les repoussent; elles
croiraient, en acceptant les caresses d'un noir, dégrader la dignité de la race
blanche! Il y a une infamie que ces infâmes ne se permettent pas: c'est celle
d'aimer un homme de couleur. Et ne croyez pas que, dans les Etats libres du Nord, l'origine des gens de
couleur devenus blancs par le mélange des races, soit oubliée et perdue de vue.
La tradition y est aussi sévère que dans le Sud. Vainement, pour déconcerter
ses ennemis, l'homme de couleur, à figure blanche, quittera le pays où le vice
de son sang est connu pour aller dans un autre Etat chercher, au sein d'une
société nouvelle, une nouvelle existence: le mystère de son émigration est
bientôt découvert. L'opinion publique, si indulgente pour les aventuriers qui
cachent leur nom et leurs antécédents, recherche impitoyablement les preuves de
la descendance africaine. Le banqueroutier du Massachusetts trouve honneur et fortune dans la
Louisiane, où nul ne s'enquiert des ruines qu'il a faites ailleurs. L'habitant de New-York, que gênent les liens d'un premier mariage, délaisse
sa femme sur la rive gauche de l'Hudson, et va, sur la rive droite, en prendre
une autre dans le Nouveau-Jersey, où il vit tranquille et bigame. Le voleur et le faussaire qu'ont flétris les lois sévères du Rhode-Island,
trouvent sans peine, dans le Connectitut, du travail et de la considération.
Il n'est qu'un seul crime dont le coupable porte en tous lieux la peine et
l'infamie, c'est celui d'appartenir à une famille réputée de couleur. La
couleur effacée, la tache reste; il semble qu'on la devine quand elle ne se voit
plus; il n'est point d'asile si secret, ni de retraite si obscure, où elle
parvienne à se cacher. Tel était le pays où m'avait jeté ma destinée! c'était le monde où je devais
passer mes jours avec la fille de Nelson! Au milieu de tant de haines, toute
espérance de bonheur n'était-elle pas une chimère ? Oh! combien mon coeur
souffrait de ces iniquités, dont tout le poids retombait sur Marie! de quelle
puissante indignation mon âme était saisie! et que d'amertume je sentais
s'amasser au fond de mon coeur! CHAPITRE X. SUITE DE L'EPREUVE. 2. Depuis ce moment, je l'avoue, la société américaine perdit son prestige à mes
veux; la nature elle-même, qui d'abord m'avait paru si brillante, me sembla
décolorée; les plus beaux jours, comme les plus beaux sites, furent sans charmes
pour moi; toutes les choses extérieures deviennent indifférentes à celui que
tourmente une secrète infortune, jamais je ne sentis mieux cette vérité qu'un
jour où, parcourant les environs de New-York, je me pris à contempler sans
émotion un sublime spectacle. En face de moi se déroulaient au loin les riches campagnes du Nouveau-Jersey,
tout éblouissantes de moissons dorées et fleuries; à mes pieds une baie
majestueuse qui s'emplit à deux sources dignes de sa grandeur, l'Hudson et
l'Océan; mille vaisseaux flottants ou enchaînés dans le port; des pavillons de
toutes couleurs hissés aux sommets des mâts, et formant comme un grand congrès
de toutes les nations du monde; le phénomène des voiles qui se croisent, enflées
par le même vent; le prodige de la vapeur laissant loin d'elle et les vents et
les voiles; le mouvement du commerce, le bruit de l'industrie, l'activité
humaine rivalisant avec la nature d'éclat et de variété; et, pour fond de ce
tableau magnifique, la cime bleue des montagnes qui bordent la rivière du
Nord... Ainsi s'offrait à moi d'un seul coup la triple merveille de la nature
fertile, de la richesse industrielle et de la beauté pittoresque; sur la terre,
le laboureur et sa charrue; le marchand et ses vaisseaux sur l'onde; dans le
ciel, les hauts sommets avec leurs aigles: triple emblème des besoins de
l'homme, des conditions de son bien-être et de l'audace de son génie! En tournant mes yeux à ma gauche, j'aperçus dans le lointain le rocher de
Sandy Hook: c'est de là qu'on voit arriver les navires qui viennent d'Europe et
du Maryland... la France et Baltimore!... mon père et Marie!!... ma patrie! Mon
amour!... et je me perdis dans une de ces rêveries plus douces aux sens qu'à
l'âme, où, en présence des beaux spectacles que donnent une nature brillante et
féconde, une société riche et prospère, une mer calme sous un beau ciel,
l'infortuné ne cesse pas de souffrir dans le fond de son coeur... L'air que je
respirais était bienfaisant et pur; mille objets récréaient ma vue, souriaient à
mon imagination; mille sensations délicieuses s'emparaient de mon corps...
j'étais heureux, mais d'un bonheur qui restait à la surface; les impressions ne
faisaient que m'effleurer: elles s'efforçaient vainement de pénétrer dans mon
sein. Il n'est point, hélas! de joies profondes pour l'homme qui porte en
lui-même le deuil de sa patrie absente, l'inquiétude de son amour et le vague de
son avenir! Je ne sais quel eût été le terme d'une méditation engagée dans la mélancolie:
tout-à-coup je me sentis saisi par la main; je me retourne brusquement et me
trouve serré dans les bras de Georges... de Georges que j'aimais si tendrement!
car j'aimais en lui l'homme généreux et le frère de Marie. Le plus grand nombre
nous fuit par instinct quand nous sommes malheureux; mais pour un ami
l'infortune est aimantée. Georges arrivait de Baltimore; il m'apprit de tristes événements passés
pendant mon absence, et qui me prouvèrent combien le malheur était opiniâtre à
poursuivre sa famille. Il existait encore à cette époque dans la Géorgie quelques restes de tribus
indiennes du nom de Chéroquis; fidèles à leurs forêts natales, ces sauvages
avaient toujours refusé de les quitter, et, dans plusieurs occasions, le
gouvernement des Etats-Unis s'était engagé solennellement à les y maintenir.
Cependant l'Américain de la Géorgie les voyait d'un oeil jaloux en possession
d'un sol fertile qui, pour donner de riches moissons, ne demandait qu'un peu de
culture; il entreprit donc de les expulser de leurs terres, et sa cupidité fut
ingénieuse à leur susciter mille querelles. La cause des Indiens était doublement sacrée, car c'était celle de la justice
et du malheur; ces pauvres sauvages, dans leur grossière simplicité, croyaient
avoir assuré le succès de leur bon droit en disant: « Nous voulons mourir dans
nos savanes parce que nous y sommes nés; toute l'Amérique était à nos pères,
nous n'en avons plus qu'une parcelle: laissez-nous-la. Vous nous reprochez notre
ignorance et le peu de fruits que nous tirons d'une terre féconde; mais que vous
importe? nous ne savons point comme vous bâtir des villes, cultiver les champs;
et nous n'ambitionnons point votre industrie; nous préférons à vos cités, à vos
campagnes, nos forêts incultes qui nous donnent du gibier pour vivre et des
voûtes de verdure pour nous abriter, et puis nous ne pouvons les quitter parce
qu'elles contiennent les ossements de nos pères. » Ainsi parlait Mohawtan, chef indien, fameux par sa sagesse dans les conseils
et sa valeur dans les combats; l'Américain de la Géorgie écoutait ces paroles
sans les comprendre, parce que c'était la voix du coeur; il leur répondait:
-- « Pourquoi demeurer dans ces forêts, si nous vous en donnons d'autres
meilleures? allez plus loin, par-delà le Mississipi, dans le territoire
d'Arkansas, ou dans le Michigan voisin des grands lacs; là vous trouverez de
frais ombrages, de vastes prairies, des forêts pleines de daims et de bisons: le
mot de patrie n'a point de sens quand la terre d'exil vaut mieux que le pays
natal. » Les Indiens ne comprenaient rien à ce langage, parce que c'était la voix de
la corruption. Le gouvernement de la Géorgie, digne expression des passions cupides des
particuliers, employa d'abord tous les moyens de l'astuce et de la mauvaise foi
pour obtenir des Indiens une retraite volontaire. Il leur représentait que la
contrée nouvelle où ils émigreraient leur serait livrée à perpétuité; il offrait
de leur donner de l'or pour les terres qu'ils délaisseraient, et, afin de les
tenter davantage, il promettait de les payer avec de l'eau-de-vie. Cependant le chef indien avait le bon sens de répondre: « Nous imiterons
l'exemple de nos pères qui n'ont point reculé devant les hommes blancs. Lorsque
ceux-ci dressèrent leur hutte auprès de nos forêts, ils s'engagèrent à ne point
nous y troubler; d'où vient donc qu'on nous demande aujourd'hui d'en sortir!
Déjà nous avons vendu beaucoup de terres; on nous avait dit que l'argent
rendrait nos existences plus douces et plus heureuses; mais il a glissé de nos
mains en même temps qu'on nous prenait nos forêts, et notre sort n'a point
changé. Vous nous offrez l'eau de feu que nous aimons; j'ignore comment il
arrive que ce qui est bon fasse du mal: mais depuis que nous buvons cette
liqueur délicieuse, les disputes, les rixes, les meurtres abondent parmi nous.
Hommes blancs! je ne sais point répondre à vos paroles, sinon que nous sommes
toujours plus malheureux en vous écoutant. » Voyant qu'ils n'obtenaient rien par l'adresse et la ruse, les Américains ont
eu recours à la violence. Non à la violence des armes, mais à celle des décrets;
car ce peuple, faiseur de lois, placé en face de sauvages ignorants, leur livre
une guerre de procureur; * et, comme pour couvrir son iniquité d'un simulacre de
justice, les expulse des lieux par acte en bonne forme. [Note de l'auteur. * Réf. Tous ces faits s'étaient passés peu de temps après mon départ de Baltimore;
ils avaient excité une vive indignation dans toutes les âmes généreuses. Nelson,
qui toute sa vie avait éprouvé une profonde sympathie pour le malheur des
Indiens, ne put, à la nouvelle de ces événements, contenir l'ardeur de son zèle.
« Ces malheureux, s'écria-t-il, trouveront quelques sentiments de pitié dans la
Nouvelle-Angleterre; mais aucun habitant du Sud ne les secourra contre
l'oppression: une faible distance me sépare d'eux; je leur dois mon appui;
j'irai soutenir leurs droits, et saurai si la justice et la loi sont devenues de
vains mots dans un pays où jadis elles régnaient en souveraines. » Nelson passa aussitôt dans la Virginie, et de là dans le pays des Chéroquis,
laissant Georges auprès de Marie. Il gagna d'abord la confiance des Indiens en
leur parlant de religion, et tenta de se faire entendre des Géorgiens en tenant
le langage de la raison et de l'équité. Ses paroles eurent de la puissance sur
les uns et sur les autres; elles animèrent les Chéroquis à la défense de leurs
droits, et firent chanceler les convictions de plusieurs Américains, jusque-là
fort ennemis des indiens, et qui soupçonnèrent pour la première fois que leur
haine était aussi injuste que cruelle. Cependant le plus grand nombre des
Géorgiens s'endurcit dans ses instincts cupides; et la conduite de Nelson les
irrita tellement, que la législature, se faisant l'instrument de leurs passions,
ordonna que le ministre presbytérien fût jeté dans une prison, comme fauteur de
guerre civile. Cette violence excita une grande rumeur parmi les Indiens et
leurs partisans. Un régiment de l'armée des Etats-Unis fut envoyé par le
président pour prêter main-forte à l'arrêt de la suprême cour, dont les
Géorgiens méconnaissaient l'autorité. Ceux-ci, de leur côté, bravant le
gouvernement fédéral, convoquèrent leurs milices; et tout annonçait une violente
et prochaine collision, lorsque, cédant, soit à un sentiment de crainte, soit à
l'ennui d'une existence sans cesse troublée par la chicane et la mauvaise foi,
la moitié des Chéroquis se résolut à l'exil, et, sans formalité, livra aux
Américains les terres, objet de leur convoitise. Après une détention de deux
mois, Nelson fut tiré de son cachot: il revint aussitôt à Baltimore, se
ressouvenant peu des traitements barbares qu'il avait subis, mais le coeur
pénétré des infortunes qu'il avait vues, et dont il avait inutilement tenté
d'adoucir la rigueur. Dès le retour de Nelson à Baltimore, Georges en était
parti pour venir à New-York. Après m'avoir raconté ces tristes événements, le
fils de Nelson m'entretint longuement de sa soeur. Je ne me lassais point de
l'entendre et de l'interroger... il me dit de Marie des choses si touchantes,
que j'eus honte de mes incertitudes. J'oubliai les funestes chances de l'avenir,
pour ne penser qu'à mon amour... c'est d'ailleurs un lien puissant que l'estime
d'un ami! Georges, si sincère, si confiant dans mes sentiments pour sa soeur,
m'enchaînait plus par sa droiture qu'il ne l'eût pu faire par la ruse et par
l'habileté. Je ne tardai pas à remarquer dans la physionomie de Georges quelque chose
d'extraordinaire: son langage, ouvert et naturel quand il me parlait de sa
famille, devenait mystérieux et embarrassé dès que notre conversation prenait un
tour plus général. Des réticences, des exclamations brèves, des mouvements
soudains et comprimés, tout annonçait en lui le travail intérieur d'un sentiment
profond qu'il s'efforçait vainement de renfermer en lui même. Je ne fus pas
long-temps sans comprendre que le trouble dont je le voyais agité se rattachait
à sa position d'homme de couleur. Quelques-unes de mes observations sur la
misère des noirs l'avaient fait tressaillir, et, comme je lui peignais avec
émotion les injustices que j'avais remarquées dans la société américaine,
j'aperçus une ombre de sourire errer sur ses lèvres, et, saisissant ma main, il
me dit d'une voix ferme: « Ami, prenons courage, nous verrons des temps
meilleurs... les jours de liberté ne sont pas loin... l'oppression qui pèse sur
nos frères de Virginie est à son comble... la même tyrannie poussera les Indiens
à la révolte... bientôt... » Et, comme s'il eût regretté d'avoir dit ces mots,
il s'arrêta tout-à-coup; son visage devint sombre, son regard terrible. Il avait
cessé de parler, mais sa pensée suivait son cours. Je l'interrogeai: « L'avenir,
me dit-il d'un ton mystérieux, un avenir prochain vous répondra. » Ces paroles,
et l'accent dont il les avait prononcées, étaient propres à m'inquiéter;
cependant Georges écarta ce sujet. Alors nous nous abandonnâmes à ces doux
entretiens que l'amitié seule connaît, et dont l'amour peut seul fournir le
texte. Il est si rare de rencontrer un ami qui comprenne les mystères du coeur!
Georges ne m'offrait pas un confident vulgaire: ce titre de frère de la femme
que, j'aimais donnait à mon amitié pour lui tous les charmes d'un sentiment plus
tendre; il y avait dans son âme un peu de l'âme de Marie... celle que .......
et, dans sa confiance naïve, il aimait d'avance en moi l'époux de sa soeur.
Tout en nous épanchant ainsi l'un dans l'autre, nous allions où le hasard
conduisait nos pas, et nous vînmes à passer près du théâtre de New-York. La
foule s'agitait à l'entour, nous nous approchâmes, et j'y entendis quelques voix
prononcer ces mots: Napoléon à Schoenbrunn et à Sainte-Hélène. C'était
l'annonce de ce spectacle qui peuplait les abords du théâtre, ordinairement
déserts, et arrachait les Américains à leur indifférence accoutumée. Le nom de Napoléon est grand dans tous les mondes! il n'est point de contrée
si lointaine qui n'ait reçu le reflet de sa gloire; point de sol si ferme qui
n'ait tremblé de sa chute. Le Français peut voyager par tout pays sans craindre
le mépris et l'injure; il trouve partout bon visage d'hôte; l'honneur du nom
français est toujours là pour le recevoir. L'Américain de la Louisiane et l'Anglais du Canada n'avouent point la France
malheureuse et abaissée; mais, quand vous leur parlez de Napoléon, ils se
rappellent tout d'un coup que leurs aïeux étaient Français. J'entraînai Georges au théâtre, attiré moi-même bien moins par un intérêt
d'amusement que par un instinct d'orgueil national. Hélas! j'étais loin de
prévoir que cette soirée terminerait amèrement un jour qui n'avait pas été sans
douceur. Je jouissais vivement d'un spectacle qu'un an auparavant j'avais vu en
France. Le costume, le geste, la parole brève, et le silence de l'homme du
siècle, étaient aussi puissants sur l'assemblée américaine que sur une réunion
de Français; le nom de Napoléon était, à vrai dire, toute la pièce; car le plus
grand nombre des spectateurs ne comprenait pas un mot de notre langue. Cependant
l'enthousiasme était général: la liberté applaudissait la gloire. Je sentais enfin arriver jusqu'au fond de mon âme une impression de bonheur,
lorsque mon oreille est subitement frappée du bruit de clameurs violentes qui
s'élèvent de l'assemblée; je regarde au-dessous de moi, et vois mille gestes
injurieux dirigés vers la place que j'occupais auprès de Georges. Bientôt nous
entendons ces cris: « Qu'il sorte! C'est un homme de couleur! » Tous les regards
étaient fixés sur nous. Les exclamations s'apaisaient par intervalles, mais
bientôt elles recommençaient avec une nouvelle force; la foule passait
alternativement du calme à l'agitation et de l'agitation au calme, comme si le
fait qui l'irritait lui eût paru tour-à-tour certain et douteux. Je distinguai,
dans la multitude, un homme qui paraissait diriger le mouvement, et faisait de
grands efforts pour communiquer aux autres son indignation feinte ou réelle: «
Quelle honte, s'écriait-il, un mulâtre parmi nous! » En parlant de la sorte, il
montrait Georges du doigt. Alors un cri général s'élevait dans la salle: « Qu'il
sorte! c'est un homme de couleur! » Je compris, dès l'origine de cette scène, tout ce qu'elle aurait de funeste,
et mon coeur se serra. Georges demeurait immobile et muet; ses yeux lançaient
des éclairs de fureur. Cependant les clameurs allaient toujours croissant: le
trépignement devenait général. Alors un homme se lève dans la foule, et, du
geste, imposant silence, il fait signe qu'il va parler. Chacun se tait aussitôt.
« Pourquoi,» dit cet Américain, dont je n'ai jamais su le nom, et qu'à sa
philantropie j'eusse pris pour un quaker si les quakers ne s'interdisaient le
théâtre; « pourquoi chasser de la salle celui qu'on désigne! rien n'indique
qu'il soit de race noire: on dit que c'est un homme de couleur, mais on ne le
prouve pas. » Ces paroles, prononcées froidement, furent accueillies avec un
léger murmure d'approbation. Aucune voix ne s'éleva pour contredire;
l'instigateur de la querelle n'était plus à la place où je l'avais remarqué. Le
calme, qui, chez les Américains, a quelque chose d'une passion violente, avait
soudain repris sur eux son empire; et un orage terrible était conjuré, lorsque
Georges, dont la colère long-temps étouffée avait besoin d'éclater: « Oui, »
s'écria il d'une voix formidable, en promenant sur l'assemblée un regard qui
semblait la défier; «oui, je suis un homme de couleur. » Un tonnerre de clameurs
accueillit cette déclaration. « Qu'il sorte, le misérable! l'infâme! cria-t-on
de toutes pins. Le fils de Nelson restait impassible. L'irritation de la
multitude était arrivée à son comble; déjà elle éclatait en grossières injures.
Alors se levant de son siège et envoyant aux spectateurs un geste méprisant: «
Lâches! s'écria Georges, qui vous liguez mille contre un seul, je vous défie
tous et vous demande raison de vos outrages! » Cette apostrophe violente et digne excita une huée de rires et de murmures. a
Cet homme trouble le spectacle, dit sans s'émouvoir un Américain qui était près
de moi; il est de couleur, et s'obstine à rester parmi nous. » Il disait ces paroles en montrant Georges à des agents de police survenus
pour exécuter les ordres du public. « Quelle honte! » m'écriai-je; et, me
tournant vers l'Américain, dont la tranquille inimitié m'irritait plus que la
bruyante haine de la foule: -- « Je suis heureux, lui dis-je, dans la confusion générale de pouvoir
distinguer un ennemi; celui que vous insultez m'est aussi cher qu'un frère, et
je vous demande réparation de l'outrage fait à mon ami. -- Votre ami! vous êtes
donc aussi un homme de couleur? » -- Si je l'étais je n'en aurais point de honte; mais détrompez-vous, et si
vous ne donnez point satisfaction aux gens d'origine africaine, vous ne la
refuserez pas sans doute à un Français. » L'Américain me répondit avec un grand sang-froid: -- « Je suis venu ici pour
le spectacle, et non pour avoir un duel... non, je ne me battrai point...
faut-il, parce que ce mulâtre s'entête à rester ici, que je vous tue ou que je
sois tué par vous ? » -- « Quelle lâcheté, m'écriai-je dans un transport de colère et
d'indignation.... » Et j'allais le frapper au visage, lorsque je vois Georges se débattant entre
les mains des hommes de la police, qui l'arrachaient de sa place; l'aspect des
violences auxquelles il se livrait fut peut-être ce qui me rendit calme; je
sentis tout le danger d'une lutte déjà trop grave; je saisis Georges et
l'entraînai hors du théâtre en lui disant ces mots toujours puissants sur lui: «
Pensez à Marie. » Je m'empressai de satisfaire l'autorité; nous nous
transportâmes chez un alderman, auquel je donnai caution pour Georges et pour
moi. La liberté lui fut aussitôt rendue. Aux Etats-Unis comme en Angleterre, l'argent est un passe-port universel, et
il n'y a guère de lois pénales qu'on ne puisse éluder en payant. Ce phénomène se
conçoit encore dans un pays aristocratique comme l'Angleterre; mais il se
comprend à peine au sein d'une démocratie qui ne reconnaît point la supériorité
des richesses. * [Note de l'auteur. * Réf. Le lendemain, Georges avait passé de l'exaspération la plus violente à une
fureur muette et sombre; son silence m'effrayait plus que les éclats de sa
colère: je l'entendis murmurer sourdement ces paroles: « Quelle destinée!
recevoir l'outrage, et ne le point venger!... » -- « Ami, lui dis-je en l'interrompant, n'exhale point cette plainte en ma
présence; car je suis heureux; c'est moi qui vengerai ton injure; l'orgueilleux
Américain sera bien forcé de m'accorder la réparation qu'il refuse à ton
sang...» Tandis que nous parlions ainsi sur la voie publique, notre attention fut
excitée par un entretien assez vif auquel se livraient plusieurs personnes
réunies. La querelle du théâtre était le sujet de leurs débats. -- « C'est, »
disait l'un des interlocuteurs, « une chose étrange que l'audace des gens de
couleur. » -- « Que pensez-vous, » disait un autre, « de ce Français qui propose
un duel à un Bostonien ? -- On dit que le Yankee a reçu un soufflet. -- Eh bien!
celui qui l'a donné aura un procès! ** » [Note de l'auteur. ** Réf. -- « Quels hommes! » s'écria Georges avec mépris, et nous nous éloignâmes.
Telle est en effet l'opinion publique dans le Nord des Etats-Unis. Toutes les
querelles aboutissent aux tribunaux; on suit dans toute sa rigueur le principe
que nul ne doit se faire justice soi-même; et chacun la demande à la loi.
Il n'en est point ainsi dans tous les Etats du Sud et de l'Ouest; là le duel
se retrouve, ou du moins quelque chose qui lui ressemble. Ce n'est plus ce combat élégant, aux armes courtoises et chevaleresques, où
l'on voit, moins avides de sang que d'honneur, deux champions intrépides qui
craignent presque autant d'être vainqueurs que vaincus; et qui, rivaux plutôt
qu'ennemis, plus esclaves d'un préjugé que d'une passion, aspirent moins à
triompher l'un de l'autre parla force et l'adresse, qu'à se vaincre en
générosité. En Amérique, le duel a toujours une cause grave, et le plus souvent une issue
funeste; on envoie ou l'on accepte un cartel, non pour être agréable au monde,
mais afin de complaire à son ressentiment. Le duel n'est pas une mode, un
préjugé, c'est un moyen de prendre la vie de son ennemi. Chez nous, le duel le
plus sérieux s'arrête en général au premier sang; rarement il cesse en Amérique
autrement que par la mort de l'un des combattants. Il y a dans le caractère de l'Américain un mélange de violence et de froideur
qui répand sur ses passions une teinte sombre et cruelle; il ne cède point,
quand il se bat en duel, à l'entraînement d'un premier mouvement; il calcule sa
haine, il délibère ses inimitiés, et réfléchit ses vengeances. On trouve, dans l'Ouest, des Etats demi-sauvages où le duel, par ses formes
barbares, se rapproche de l'assassinat; et même dans les Etats du Sud, où les
moeurs sont plus polies, on se bat bien moins pour l'honneur que pour se tuer.
Du reste, cette barbarie du duel en Amérique est la meilleure garantie de sa
prochaine disparition, il ne peut résister à l'influence d'une civilisation en
progrès; au contraire, on le voit se maintenir, en dépit des lumières, dans les
pays où l'aménité même de ses formes le protége, où il tient par de profondes
racines à l'élégance des moeurs et aux préjugés de l'honneur. La scène du spectacle avait jeté Georges dans une situation morale impossible
à décrire: le trouble de son âme était extrême, et de violentes passions y
fermentaient sans doute; il paraissait maître de ses emportements; on voyait de
la résignation dans sa colère: cette puissance de Georges sur lui-même
m'effraya; il me parut que sa tête roulait quelque dessein important, et qu'il
n'échappait à l'empire d'un sentiment que parce qu'il était sous le joug d'une
idée; il passait ses nuits en méditations: et, je lui voyais pendant le jour des
relations étranges avec des gens de couleur dont il ne m'avait jamais parlé;
redoutant tout de ce caractère impétueux et de ce coeur blessé, je fis entendre
au frère de Marie tous les conseils que peut inspirer l'amitié la plus tendre;
vingt fois je crus que le secret sortirait de sa poitrine gonflée... mais, à
l'instant où sa bouche allait tout révéler, un mouvement, en quelque sorte
convulsif, portait sa main sur ses lèvres et refoulait dans son sein le mystère
prêt à s'échapper. Cependant, pour prévenir de plus fâcheuses conséquences, je m'empressai de
faire quelques démarches auprès des autorités de New-York. Je rendis visite au
gouverneur de l'Etat, au chancelier, au maire et au recorder de la ville; je
trouvai chez ces magistrats une simplicité qui me surprit et une bienveillance
dont je fus touché: point de luxe dans leurs habitations, point d'affectation
dans leurs manières, point de hauteur dans leurs personnes; rien qui annonçât
des hommes de pouvoir. Aux Etats-Unis, comme il n'existe point de rangs, il n'y
a point de parvenus, et, partant, point d'insolence; et puis les fonctionnaires
publics changent si souvent et savent si bien que leur règne est éphémère,
qu'ils ne cessent pas d'être citoyens pour s'épargner la peine de le redevenir.
Chacun d'eux parut fort étonné de l'intérêt que je portais à un homme de
couleur; cependant nul ne m'en blâma; ils approuvaient même ma conduite,
envisagée sous le point de vue philosophique. J'avais été recommandé au gouverneur par un de ses amis; il m'écouta sans
m'interrompre une seule fois (chose étrange de la part d'un fonctionnaire
public). Quand j'eus cessé de parler, il réfléchit et me dit: « J'arrangerai
cette affaire. » Je lui objectai que la justice en était saisie: « Qu'importe ?
» me répondit-il. Le lendemain même il m'annonça qu'aucune poursuite judiciaire
ne serait dirigée ni contre Georges ni contre moi. Dans une république, les fonctionnaires ont moins de pouvoir défini que dans
les gouvernements monarchiques et plus d'autorité discrétionnaire. Le peuple
craint toujours de déléguer trop de sa souveraineté; il concède peu à ses
agents, mais il leur laisse faire beaucoup quand il les voit agir dans le sens
de ses passions. Le public du théâtre avait exprimé la volonté qu'un expulsât
Georges de la salle; mais le gouverneur pensait avec raison que nul ne tenait à
ce qu'on le mît en jugement. Cela étant, la justice n'avait plus rien à faire.
Le ministère public, n'est point aux Etats-Unis comme en France, ardent à
s'établir le redresseur de tous les torts et le vengeur de toutes les injures
privées. Chez nous, on suit la loi; en Amérique, l'opinion. Je regardai comme un bonheur inespéré d'avoir échappé aux embarras que
pouvait nous susciter la violence de Georges. Celui-ci donna peu d'attention à
l'heureuse issue de mes démarches; il ne remarqua les bons procédés des
magistrats que pour s'en affliger, car rien n'est aussi amer que le bienfait au
coeur d'un ennemi. Quelques jours après, il me quitta pour retourner à
Baltimore. Je ne parvins point à pénétrer le motif qui l'avait amené à New-York.
Hélas! j'eusse multiplié mes questions et mes conseils, si j'eusse deviné
l'objet de ce voyage et prévu les malheurs qui devaient suivre. CHAPITRE XI. SUITE DE L'EPREUVE. 3. EPISODE D'ONEDA. Le départ de Georges me fit retomber dans l'abattement et le dégoût de la
vie: un ami qui nous quitte pendant les jours d'infortune, c'est un étai qui
fait défaut à notre faiblesse; c'est le rayon de lumière, seule joie du sombre
cachot, qui se retire et laisse le captif dans l'horreur des ténèbres. Le terme de mon épreuve approchait; encore deux mois et je reverrais la fille
de Nelson. Mais combien l'état de mon âme était changé depuis mon départ de
Baltimore! L'amour de Marie était encore le grand intérêt de ma vie; cependant il ne
remplissait plus seul mon âme. Je croyais encore à l'avenir heureux; mais non
plus à cet avenir immense de bonheur que la soeur de Georges m'avait fait
entrevoir. il y a dans l'amour d'un jeune coeur une bonne foi d'espérance qui se
rit des tempêtes et qu'un souffle d'infortune suffit pour dissiper. Au temps de
mes illusions, j'admettais à peine que, dans la coupe délicieuse de l'existence,
il se rencontrât un peu d'amertume; maintenant j'étais prêt à rendre grâce à
Dieu, si, dans le calice amer de la vie, je trouvais quelques gouttes de
félicité. Mon coeur était plein de Marie, mais mon amour pour elle était inséparable de
la crainte trop légitime des maux qui nous menaçaient. Mes inquiétudes
renaissaient plus vives, mes douleurs plus cruelles et mes hésitations
elles-mêmes osaient se représenter à mon esprit. Il se passait en moi quelque chose d'étrange: l'approche de mon union avec
celle que j'aimais m'épouvantait, et cependant les deux derniers mois d'épreuve
me pesaient d'un poids accablant. Je me sentis alors dévoré par une fièvre ardente de méditations et de
rêveries; mille projets se succédaient dans ma pensée, aussitôt abandonnés que
conçus. J'étais tout à la fois la proie d'une accablante oisiveté et d'une
activité morale qui ne me donnait point de relâche; le vide de mes jours se
remplissait de tourments, de soucis et d'agitations; ce n'était plus ce vague de
l'âme qui se sent mille appétits, sans avoir de quoi se nourrir, et qui, faute
d'aliments, se dévore elle-même; mes passions allaient à leur but; mon destin
était fixé, destin de joie et de souffrances confondues ensemble. Mais je
n'avais pas même la ressource du malheureux que sa propre douleur occupe,
n'étant en possession de rien, sinon de mes ennuis, des longueurs du présent et
des attentes de l'avenir. Les yeux attachés sur cet avenir ténébreux, j'essayais d'en pénétrer les
mystères; mais en vain. Le dernier effort de ma vue était d'apercevoir dans le
lointain un mélange de biens et de maux. Je ne pouvais aimer Marie sans bonheur,
ni vivre dans la société américaine avec une femme de couleur sans d'affreuses
misères: mais quelle serait la somme des peines et celle des plaisirs ? comment
se ferait cette division de bonne chance et de mauvais sort? la part de
l'infortune n'excéderait-elle point nos forces ? le ciel nous enverrait-il, au
moins par intervalles, un jour calme et serein pour sécher les pluies de
l'orage, et nous reposer des secousses de l'ouragan ? Et regardant au plus loin de l'horizon, qu'avait agrandi ma rêverie, j'y
cherchais quelques douces clartés; mais le plus souvent, je n'y voyais qu'un
nuage triste et sombre. Tantôt, dans ma faiblesse, je pliais sous le
découragement; une autre fois, relevant la tête avec orgueil, je me demandais si
ces menaces de l'avenir ne pouvaient pas être conjurées. Au milieu de ces alternatives de force et d'infirmité, de courage et de
désespoir, il me vint une grande pensée, qui se présenta lumineuse à mon esprit,
et me saisit d'enthousiasme en ranimant dans mon sein la flamme à demi éteinte
de mes premières espérances. Je venais de voir la société américaine dominée par un préjugé qui blessait
ma raison, mon intérêt et mon coeur. Ce préjugé devait-il durer éternellement?
Je ne le pouvais croire. J'entendais dire sans cesse que chaque jour l'opinion
publique s'éclairait sur ce point. Serait-il donc impossible de hâter ce progrès
des esprits ? Quelle gloire pour l'homme appelé par son destin ou par son génie
à redresser une si funeste erreur! Si j'étais cet homme! si j'anéantissais chez
les Américains une haine aveugle et cruelle! je n'aurais pas seulement le mérite
et la joie d'une noble action, je recevrais encore le bonheur pour récompense!
L'odieuse prévention qui flétrit la race noire étant corrigée, Marie ne serait
plus réprouvée parmi les femmes! Eh bien! j'entreprendrai de grands travaux! je
veux briller dans les lettres et dans les arts! mon ambition doit être sans
limites, car le but est immense! un succès sera le gage d'un autre succès. Si je
m'élevais jusqu'à la célébrité! Si, dans cette contrée novice, je faisais, poète
inspiré, vibrer des âmes vierges d'enthousiasme! Alors je deviendrais un homme
puissant dans ce pays, où l'opinion publique est souveraine! Alors je dirais à
ce monde accoutumé de m'entendre: « Il est une femme que vous haïssez; moi, je
l'aime; vous lui jetez vos mépris; moi, je l'entoure de mes adorations. Une
femme de couleur, dites-vous. Non, détrompez-vous, ce n'est pas une femme: c'est
un ange. Nulle créature humaine n'est l'égale de Marie. Marie est belle; et tant
de modestie décore sa beauté! elle est brillante; et la nature mêle tant de
grâces à ses talents pour les rendre aimables! elle est infortunée; et un si
doux parfum de mélancolie s'exhale des pleurs qu'elle répand! » S'il se trouvait des âmes insensibles à ma voix, je voudrais, ranimant le
ciseau de Phidias, exposer à tous les yeux les traits charmants de mon amie, et
je dirais: « Regardez cette tête chérie, son front n'est-il pas celui d'une
vierge candide et pure? quelle tache déshonore sa beauté? où trouver la
souillure que vous lui reprochez ? Ce marbre éblouit vos regards; mais le visage
de Marie le surpasse encore en blancheur! » Et le monde, entraîné par mes chants, irait se prosterner au pied de mon
idole! Tel fut mon projet; c'était une pensée hardie, mais elle était généreuse et
belle! quel admirable but à poursuivre! quelle gloire dans le succès! quel prix
dans la récompense! Il me fallait, pour être heureux, devenir un artiste
célèbre, oui un poète illustre! le génie était pour moi la condition du bonheur!
Marie serait honorée parmi les femmes, si je devenais grand parmi les hommes!
mon coeur bondissait à cet appât sublime, impatient qu'il était de porter à mon
esprit les nobles inspirations que la tête seule ne donne pas. Hélas! pourquoi vous entretiendrai-je plus long-temps d'un projet qui fut une
nouvelle illusion de ma vie, et qu'il me fallut abandonner, avant même de
l'avoir entrepris? mon erreur fut peut-être excusable; ne m'était-il pas permis
de croire que je trouverais en Amérique le goût des belles-lettres et des
beaux-arts? Ces grandes forêts à la porte des cités; ces solitudes profondes, éternelles,
où réside encore le génie des premiers âges; ces Indiens simples d'esprit, mais
forts par le coeur; sujets à de grandes misères, mais heureux de leur liberté
sauvage; ce beau ciel, ces fleuves gigantesques, ces torrents, ces cataractes,
cette terre enfermée dans deux océans, ces grands lacs, qui sont encore des
mers: toute cette poésie de la nature m'avait fait penser qu'il y avait aussi de
la poésie dans le coeur des hommes!... Je fus bientôt désenchanté. Ici Ludovic s'arrêta comme s'il eût épuisé son récit, mais ses dernières
paroles avaient vivement excité la curiosité du voyageur qui lui dit ces mots:
-- Je m'indignais avec vous du préjugé fatal dont vous fûtes la victime...
car toutes mes sympathies sont, comme les vôtres, pour une race infortunée, et
lorsque je vous ai vu prêt à tenter la réhabilitation des noirs en Amérique par
l'influence de la raison et du génie, j'applaudissais du fond de mon coeur à
cette noble entreprise... comment donc avez-vous pu déserter si vite un si beau
projet ? -- Vous ne pouvez, lui répondit Ludovic, comprendre l'obstacle qui m'a
brusquement arrêté dans ma course; il me fallait, pour atteindre le but,
m'appuyer sur la poésie, sur les beaux-arts, sur l'imagination et
l'enthousiasme; comme si les beaux-arts, la poésie, les choses morales étaient
puissantes sur un peuple positif, commercial, industriel! -- Mais, ce peuple, répliqua le voyageur, n'est pas seulement le berceau de
Fulton; son génie littéraire ne peut-il pas s'enorgueillir d'avoir enfanté
Franklin, Irving, Cooper ? -- Non, dit vivement Ludovic... Vous ne comprenez rien à ce pays... il faudra
que je dessille vos yeux. Comme le solitaire prononçait ces paroles, son oreille et celle du voyageur
furent frappées d'accents douloureux qui retentissaient au-dessus de leurs
têtes; en portant leurs regards vers le sommet de la roche, au pied de laquelle
ils étaient assis, ils y aperçurent plusieurs femmes indiennes qui, réunies en
cercle, faisaient les préparatifs d'une cérémonie funéraire; l'attention du
voyageur fut vivement excitée; il se leva. Le récit de Ludovic fut interrompu,
et tous les deux se dirigèrent en silence vers le lieu de la scène. Les pleurs, les gémissements de ces femmes, et le devoir pieux qu'elles
remplissaient, avaient pour objet le souvenir d'une triste catastrophe récemment
arrivée dans cette solitude, et dont les circonstances sont propres à faire
naître la pitié. Non loin de la chaumière habitée par Ludovic, vivait Mantéo, chasseur indien,
de la tribu des Ottawas, il s'était marié, dans un âge encore tendre, à une
jeune fille nommée Onéda. Celle-ci, remarquable par la beauté de ses traits,
l'était plus encore par la bonté de son coeur; rien n'égalait sa tendresse pour
son époux, qui lui-même la chérissait, et n'aimait qu'elle seule, malgré l'usage
où sont les Indiens de prendre plusieurs femmes. * [Note de l'auteur. * Réf. Quelques années s'écoulèrent durant lesquelles rien ne troubla le cours de
cette union fortunée; jamais la vie sauvage n'avait rendu deux êtres plus
heureux qu'Onéda et Mantéo. Mantéo était renommé dans sa tribu comme chasseur habile et intrépide
guerrier; il n'était pas une jeune Indienne qui ne vît d'un oeil jaloux le
bonheur d'Onéda, et pas une mère qui n'ambitionnât pour sa fille un protecteur
tel que Mantéo. Celles qui pouvaient prétendre à cette alliance lui
représentèrent qu'un grand avenir lui était destiné; que la tribu des Ottawas
était sur le point de l'élire pour chef; mais que son attachement exclusif pour
Onéda mettait un obstacle à sa fortune; un guerrier aussi puissant que lui,
disaient-elles, avait besoin de plusieurs femmes pour traiter dignement les
hôtes nombreux attirés par sa renommée. Ces discours ayant gonflé son orgueil et enflammé son ambition, il contracta
un nouveau mariage avec la fille d'un chef indien; mais d'abord il n'avoua point
cette union à Onéda, dont il redoutait les justes reproches; seulement, pour
préparer celle-ci à son malheur, il lui annonça un jour son intention de prendre
une seconde femme: il avait, disait-il, conçu ce projet dans l'intérêt seul
d'Onéda, que le fardeau du ménage accablait, et dont la faiblesse avait besoin
de secours. Onéda reçut cette déclaration avec toutes les marques de la plus
vive douleur; elle employa, pour combattre le projet de Mantéo, des termes si
touchans, et en même temps si énergiques, que celui-ci vit bien qu'il
n'obtiendrait jamais d'elle aucune concession. Alors, déchirant le voile qui cachait une partie de la vérité aux yeux
d'Onéda, Mantéo lui déclara que toute résistance de sa part serait vaine; qu'il
avait depuis long-temps fixé son choix, et que, le lendemain même, il amènerait
dans sa demeure sa nouvelle épouse. En entendant ces paroles, Onéda fut frappée
de stupeur... -- Vous allez, dit-elle à Mantéo, me réduire au désespoir... Et
ses larmes coulèrent avec abondance. Méprisant ces menaces de la douleur, l'Indien annonça hautement son nouvel
hymen, et fit préparer un grand festin, auquel il convia toute la tribu.
Le jour suivant, dès que les apprêts de la fête commencèrent, Onéda sortit de
sa hutte, alla s'asseoir à quelque distance; pensive et désolée, elle semblait
étrangère à ce qui se passait autour d'elle, son regard immobile et sombre
annonçait qu'elle roulait dans sa tête quelque dessein funeste. Tous les Indiens étant réunis, ou voit arriver Mantéo, sa fiancée, et les
familles des deux époux, qui s'avancent à travers mille cris d'allégresse. Une
seule douleur parmi ces joies eût été importune; aussi nul ne pensait à Onéda,
si ce n'est peut-être Mantéo, qui étouffait son souvenir comme un remords.
Cependant, au milieu de la fête et de ses bruyants éclats, on vit une jeune
femme gravir lentement le sentier qui conduit à la cime du rocher. Bientôt on
reconnut Onéda qui, parvenue au sommet, appela Mantéo d'une voix forte, en
déplorant son inconstance et sa cruauté; le léger vent qui soufflait en ce
moment apportait ses paroles jusqu'au lieu du festin... Alors on l'entendit
chanter d'une voix lamentable le bonheur dont elle avait joui lorsqu'elle
possédait toute l'affection de son époux... On vit bien que c'était son hymne de
mort... Ces deux souvenirs, apportés par la brise à l'âme de Mantéo, le son de
cette voix encore chère, le contraste de ces accents sinistres avec les chants
joyeux de la fête, saisirent l'Indien d'une émotion profonde et d'un remords
déchirant... Il s'élance vers le rocher, il appelle Onéda, lui jure qu'il
n'aime, qu'il n'aimera jamais qu'elle... Tandis qu'il parle ainsi, ses pieds
touchent à peine la terre, et gravissent la roche escarpée. Tous les convives
s'approchent de la scène; la pitié, la terreur, sont dans toutes les âmes. Des
Indiens, qui ont deviné l'intention fatale de la jeune femme, se hâtent
d'arriver au pied du rocher, afin de la recevoir dans leurs bras. Chacun crie
vers elle, et la conjure, dans les termes les plus tendres, de ne pas exécuter
son projet. Déjà Mantéo a gagné le sommet de la roche: -- Onéda! Onéda! s'écrie-t-il. -- Mantéo est un traître, répond la jeune Indienne. -- Grâce, ma bien-aimée! mon coeur est à toi seule... oh! attends... encore
un instant... Et comme Mantéo, tout haletant, allait saisir son épouse et l'enchaîner dans
ses bras, Onéda, qui venait de prononcer les dernières paroles de son hymne
funèbre, se précipita de la pointe du rocher dans le lac, où elle périt aux yeux
de tous. Ce triste événement avait répandu le deuil parmi les Ottawas, il fut surtout
un sujet de vive douleur pour les femmes, qui creusèrent une tombe sur le rocher
même, théâtre de la catastrophe. Chaque jour, depuis les funérailles, les Indiennes se réunissaient en ce lieu
pour y pleurer la pauvre Onéda. C'était la troisième fois qu'elles venaient
payer ce tribut de larmes au souvenir d'une touchante infortune, lorsqu'elles
furent entendues de Ludovic et du voyageur. Ceux-ci, qui s'étaient approchés
d'elles, les virent allumer un feu sur le tombeau, et préparer le festin des
morts. Chacune d'elles jetait aux flammes quelques graines odorantes, espérant
attirer l'âme de l'épouse malheureuse par le parfum qui s'exhalait dans l'air;
elles chantaient tour à tour les stances d'un hymne funéraire, et répétaient en
choeur: « Plaignez Onéda: elle aimait Mantéo, l'insensée! Mantéo ne l'aimait pas.
« Onéda servait Mantéo fidèlement; elle était prompte à dresser sa hutte;
triste au départ de son époux; pleine de joie au retour; attentive aux récits du
chasseur; heureuse, la nuit, de son amour. « Quand l'homme dit à la femme: Tu es mon esclave, ton destin est de me
servir, tu vivras avec mes autres femmes comme elles tu me seras fidèle, malgré
mes inconstances, et, sans avoir ma tendresse, tu me donneras ton amour: la
femme, à ce discours, sent sa misère, cache ses larmes, et se résigne. Mais
quand l'homme lui promet de l'aimer seule, alors elle fait un rêve de bonheur,
et est plus malheureuse: car l'homme sera perfide. « Si l'homme connaissait ce qui se passe dans le coeur d'une femme, s'il
savait que cette créature tendre et faible a besoin de force et d'amour, et que
l'inconstance de l'être qu'elle chérit lui inflige d'affreux tourments!... Mais
l'homme ne songe point à cela; d'autres soins l'occupent; il faut qu'il devienne
un chasseur fameux ou un grand guerrier. Tandis qu'il parcourt les savanes, la
pauvre Indienne demeure dans son chagrin et dans son isolement. « Lorsque je quittai la tribu des Miamis pour entrer dans la hutte de mon
époux, c'était au milieu de la lune des fleurs; la forêt était pleine de voix
touchantes et de tendres murmures; je sentais en moi-même une ardeur secrète;
une étincelle eût suffi pour embraser tout mon être... mais j'ai trouvé une âme
froide, et le feu d'amour s'est éteint dans mon coeur. « Pourquoi pleurer Onéda ? Elle n'est plus sur la terre; mais elle vit au
ciel; là, elle est aimée d'un guerrier brave, hospitalier, généreux, qui la
chérit sans partage; elle habite une contrée fertile, délicieuse, où le nombre
des chevreuils égale celui des herbes de la prairie qui borde la Saginaw. Les
lacs n'y sont jamais glacés par les hivers, ni l'eau des fontaines tarie par les
étés brûlants. « Oui, répond une autre voix; mais on dit que la félicité est de retrouver au
ciel les êtres qu'on aima sur la terre; et l'âme du perfide Mantéo n'habitera
point la même contrée que l'âme pure d'Onéda. Et les jeunes femmes indiennes, après avoir renouvelé le festin des morts, se
retirèrent en silence. Ludovic avait déjà vu une de ces scènes de deuil, dont la forme seule
variait; mais tout était nouveau pour le voyageur, qui fut surpris de trouver
parmi les sauvages de tels accents pour de pareilles douleurs. Cet incident avait suspendu le récit de Ludovic, qui ramena le voyageur à la
chaumière. Le lendemain, celui-ci rappela à son hôte sa promesse; et, comme ils se
promenaient sous les voûtes de la forêt, encore tout pleins des impressions de
la veille, le voyageur dit: -- Tout, en Amérique, offense vos regards et blesse
votre coeur! d'où vient que cette terre vierge m'enchante et me remplit de
douces émotions! Les Indiennes m'ont, dans leurs fêtes naïves et dans leur
pieuse douleur, offert l'image de la primitive innocence; ainsi, après avoir vu,
chez les Américains, tout ce que l'art peut inventer de merveilleux, je trouve
sur le même sol les plus touchants spectacles de la nature. Ah! je le vois, vous
fûtes malheureux, car vous êtes injuste. Ludovic écouta d'abord ces paroles sans y répondre; il conduisit le voyageur
au pied de la chute, où tous deux s'étaient assis la veille; il réfléchit
quelques instants, la tête penchée sur ses genoux, puis il dit: -- Vous me croyez injuste envers l'Amérique, et c'est vous, mon ami, qui
l'êtes envers moi... Ah! vous ne savez pas combien furent sincères mes
admirations pour ce pays, et je ne pourrais vous raconter tout ce que le
désenchantement me coûta de larmes et de regrets. Pendant les premiers mois qui
suivirent mon départ de Baltimore, préoccupé comme je l'étais d'une seule
pensée, je n'avais vu, je l'avoue, dans la société américaine, que les rapports
mutuels des blancs et des personnes de couleur; et l'injustice révoltante des
Américains envers une race malheureuse m'avait, j'en conviens, inspiré contre
eux une prévention générale. Mais lorsque mon imagination eut conçu des projets de gloire; lorsque,
voulant rendre à Marie son rang et sa dignité, j'avais compris qu'il fallait
d'abord me mêler aux hommes et aux choses de ce pays, je cessai d'envisager la
société américaine sous un seul point de vue, et bientôt l'illusion d'une
espérance nouvelle faisant changer la face du prisme à mes yeux, j'aperçus
partout chez les Américains des vertus au lieu de vices, et à la place des
ombres d'éclatantes lumières. Quoique cette impression au été passagère, elle ne s'est pas entièrement
effacée... et si le caractère américain n'éblouit plus mes regards, il s'offre
encore à mes yeux environné de quelques douces clartés. Combien j'admirais en Amérique la sociabilité de ses habitants! * L'absence
de classes et de rangs fait qu'il n'existe dans ce pays ni fierté
aristocratique, ni insolence populaire... [Note de l'auteur. * Réf. Là, tous les hommes, égaux entre eux, sont toujours prêts à se rendre
mutuellement service, sans que le bienfaiteur s'enquière à l'avance du rang et
de la fortune de son obligé. Rien n'est plus favorable à la sociabilité que les conditions médiocres. Ni
le pauvre, ni le riche, ne sont sociables: le premier, parce qu'il a besoin de
tout le monde, sans pouvoir rendre aucun service; le second, parce qu'il n'a
besoin de personne: comme il paye tous les services, il n'en rend point.
Dans tous les pays où les rangs sont marqués, l'aristocratie et la dernière
classe du peuple luttent perpétuellement ensemble: l'une, armée de son luxe et
de ses mépris; l'autre, de sa misère et de ses haines; toutes les deux, de leur
orgueil. L'inférieur, qui tente vainement de s'élever, jette l'insulte au but
qu'il ne peut atteindre; il a toute l'injustice de l'opprimé, toute la violence
du faible. L'homme des hautes classes tombe dans le même excès poussé par une
autre cause. Quand il traite ses inférieurs comme des égaux, ceux-ci croient
qu'il a peur d'eux: il est forcé d'être fier, sous peine de passer pour poltron.
Ces luttes sont encore, plus amères dans les contrées à priviléges, que la
démocratie envahit. Le triomphe du peuple y présente tous les caractères d'une
vengeance, et le puissant qui succombe ne tomberait pas dignement, s'il ne
gardait toute sa morgue aristocratique. On ne rencontre aux Etats-Unis ni la hauteur d'une classe, ni la colère de
l'autre. Ce n'est pas que les Américains aient des moeurs polies: le plus grand nombre
ne montrent dans leurs manières ni élégance, ni distinction; mais leur
grossièreté n'est jamais intentionnelle; elle ne tient pas à l'orgueil, mais au
vice de l'éducation. * Aussi nul n'est moins susceptible qu'un Américain; il ne
pense jamais qu'on veuille l'offenser. [Note de l'auteur. * Réf. Quand le Français est grossier, c'est qu'il le veut: l'Américain serait
toujours poli, s'il savait l'être. Je trouvais, je vous l'avoue, un charme extrême dans ces rapports d'égalité
parfaite. Il est si triste, en Europe, de courir incessamment le danger de se
classer trop haut ou trop bas; de se heurter au dédain des uns ou à l'envie des
autres! Ici, chacun est sûr de prendre la place qui lui est propre; l'échelle
sociale n'a qu'un degré, l'égalité universelle. ** Il y a cependant, aux Etats-Unis, des riches et des pauvres, mais en petit
nombre; et par la nature des institutions politiques, les premiers ont tellement
besoin des seconds, que, s'il existe une prééminence, ou ne sait de quel côté
elle se trouve. Le riche fait travailler le pauvre dans ses manufactures; mais
le pauvre donne son suffrage au riche dans les élections... Il est certain que les masses, placées entre ces deux extrêmes (le riche et
le pauvre), se modèlent plutôt sur le second que sur le premier. Je me rappelle d'avoir vu M. Henri Clay, redoutable antagoniste du général
Jackson pour la présidence des Etats-Unis, parcourir le pays avec un vieux
chapeau et un habit troué. Il faisait sa cour au peuple. Chaque régime a ses travers, et tout souverain ses caprices. Pour plaire à
Louis XIV, il fallait être poli jusqu'à l'étiquette; pour plaire au peuple
américain, il faut être simple jusqu'à la grossièreté. En Angleterre, où la naissance et la richesse sont tout, les classes
supérieures, avec leurs manières élégantes, supportent a peine les formes
communes du bourgeois et du prolétaire; ceux-ci ont besoin de se faire pardonner
leur condition. En Amérique, c'est le riche qui doit demander grâce pour son
luxe et sa politesse. En Angleterre, la souveraineté vient d'en haut; aux
Etats-Unis, d'en bas. La cause qui rend les Américains éminemment sociables est peut-être la même
qui les empêche d'être polis: point de privilégiés qui excitent l'envie; mais
aussi point de classe supérieure dont l'élégance serve de modèle aux autres.
Pour moi, j'aime mieux, je vous l'avoue, la rudesse involontaire du plébéien
que la politesse insolente du courtisan des rois. J'admirais encore chez les Américains une qualité précieuse pour un peuple
libre, c'est le bon sens. Je crois que, dans nul pays du monde, il n'existe
autant de raison universellement répandue que dans les Etats-Unis. Il est certaines contrées d'Europe où la même question morale ou politique
reçoit mille solutions différentes et contradictoires. On est certain, au
contraire, de trouver les Américains d'accord sur presque tous les principes qui
intéressent la vie publique et privée. Vous n'en rencontrerez pas un seul qui
nie l'utilité des croyances religieuses et l'obligation de respecter les lois.
Chacun d'eux sait tout ce qui se passe dans son pays, l'apprécie avec
sagesse, n'en parle qu'avec réserve et après réflexion. Les Américains ont l'habitude et le goût des voyages; presque tous ont, au
moins une fois dans leur vie, franchi l'espace qui s'étend entre les frontières
du Canada et le golfe du Mexique. Ainsi l'expérience vient encore ajouter à la
rectitude naturelle de leur bon sens. On ne trouve chez eux ni admirations
exclusives pour les choses anciennes, ni étonnements niais pour les objets
nouveaux, ni préjugés invétérés, ni superstitions ridicules. * [Note de l'auteur. * Réf. L'excellence de leur bon sens vient peut-être du petit nombre de leurs
passions; ce qui me le ferait croire, c'est que, livrés à l'orgueil national, le
plus exalté de tous leurs sentiments, ils perdent entièrement la raison.
Leur peu de goût pour la poésie, pour, les beaux-arts et pour les sciences
spéculatives, les favorise encore sous ce rapport. L'homme s'égare moins dans sa
route, quand il ne suit ni les rapides élans de l'imagination, ni les éclairs
éblouissants du génie. Le philosophe rêveur, le savant dont les yeux sont incessamment tournés vers
le ciel, celui qu'émeut une touchante harmonie de la nature, ne comprennent
guère les choses pratiques de la vie. Cette puissance de raison, cette supériorité du bon sens sur les passions,
servent à expliquer l'admirable sang-froid des Américains. * Inaccessibles aux
grandes joies, l'habitant des Etats-Unis n'est ébranlé par aucune infortune. Le
coup le plus inattendu, le péril le plus imminent, le trouvent impassible.
Etrange contraste! il poursuit la fortune avec une ardeur extrême, et supporte
avec calme toutes les adversités. Rien ne l'arrête dans ses entreprises; rien ne
décourage ses efforts; il ne dira jamais en face d'un obstacle, quelque grand
qu'on le suppose: Je ne puis. Il essaie, hardi, patient, infatigable. Ce peuple
est jusqu'au bout fidèle à son origine; car il est né de l'exil, et les hommes
qui firent deux mille lieues sur mer à la poursuite d'une patrie avaient sans
doute un fond d'énergie dans l'âme... [Note de l'auteur. * Réf. Ah! nul plus que moi, je vous le jure, n'admire sous ce point de vue le
peuple des Etats-Unis; c'est cette raison, c'est ce bon sens pratique et cette
audace d'entreprises qui ont enfanté l'industrie américaine, dont les prodiges
nous étonnent. Voyez-vous, émules des fleuves, ces canaux dont le destin est de
réunir un jour la mer Pacifique à l'Océan; ces chemins de fer, qui se glissent
dans le flanc des montagnes, et sur lesquels la vapeur s'élance plus puissante
et plus rapide que sur la surface unie des eaux; ces manufactures qui surgissent
de toutes parts; ces comptoirs qu'enrichit le commerce de toutes les nations;
ces ports où se croisent mille vaisseaux; partout la richesse et l'abondance: au
lieu de forêts incultes, des champs fertiles; à la place des déserts, de
magnifiques cités et de riants villages, sortis du sol par je ne sais quelle
magie, comme si la vieille terre d'Amérique, si long-temps barbare et sauvage,
était grosse enfin d'un avenir civilisé, et que son sein fécond dût engendrer
des moissons sans culture et des villes sans main-d'oeuvre, comme il avait
enfanté des forêts! Témoin de cette prospérité, qui n'a point de rivales chez les autres peuples,
je l'admirais et je l'admire encore; mais tout en elle est matériel, et c'était
un monde moral qu'il me fallait! Ah! pourquoi les Américains n'ont-ils pas autant de coeur que de tête ?
pourquoi tant d'intelligence sans génie, tant de richesse sans éclat, tant de
force sans grandeur, tant de merveilles sans poésie ? Peut-être le caractère industriel, qui distingue cette société, tient-il à
l'ordre même de la destinée des nations... » Ici Ludovic s'arrêta; mais à l'instant où sa bouche devenait muette, son
regard parut plus expressif. Il était aisé de voir que sa pensée silencieuse
s'engageait dans une méditation profonde. Enfin, d'une voix qui annonçait
quelque chose de poétique et d'inspiré, il laissa tomber ces mots dans le
silence de la solitude: CHAPITRE XII. SUITE DE L'EPREUVE. 4. LITTERATURE ET BEAUX-ARTS. 1. « Quand ou porte ses regards vers le passé, trois grandes époques
apparaissent dans la vie des peuples. * [Note de l'auteur. * Réf. « La première est l'antiquité: l'âge de Sapho et d'Aspasie, d'Horace et de
Lucullus, d'Alcibiade et de César: époque brillante, règne des sens. « La seconde est le christianisme: le temps d'Augustin et d'Athanase, de
saint Louis et de Guesclin, de Pascal et de Bossuet: époque morale, règne de
l'âme. « La troisième commence au siècle de Voltaire et d'Helvétius, de Condillac et
de Smith, de Bentham et de Fulton: époque utile, règne de l'intelligence.
« Au premier âge, les plaisirs; au second, les sentiments au troisième, les
intérêts. II. « La société païenne dut ses joies à l'éclat de ses amphithéâtres, aux chants
divins de ses poètes, aux chefs-d'oeuvre de ses artistes, à ses fêtes
triomphales, à ses débauches brillantes, à son luxe de dieux et d'esclaves.
« Le monde chrétien, grave et solennel comme les édifices religieux du
moyen-âge, trouva ses voluptés dans la méditation, le recueillement, les
sacrifices et les austérités de la vie. « Aujourd'hui, la société n'a ni cirques ni cloîtres, ni gladiateurs ni
anachorètes; elle a des manufactures. Indifférente au charme des sensations et
de l'enthousiasme, elle n'aspire qu'au bien-être matériel. III. « Les divinités païennes s'adressaient aux passions, non pour les combattre,
mais pour les enhardir. Elles offraient à l'esprit de séduisantes images et aux
sens des plaisirs sans remords. « Le Christ est venu, qui a dit à l'homme: « Les grandeurs de la terre sont
misérables; car le pauvre est l'égal du riche. Toutes les passions sont
stériles: la charité seule féconde les âmes. Le bonheur n'est point dans les
richesses, dans la gloire, dans les voluptés: on le mérite ici-bas par la vertu,
et l'on n'en jouit que dans le ciel. » « De nos jours, les théories qui gouvernent l'homme le laissent sur la terre:
tout est mis en oeuvre pour offrir à son corps un séjour doux et commode.
IV. « Quel triomphe pour l'artiste grec ou romain, quand ses lascives peintures
ou ses sculptures impudiques avaient exalté les imaginations! Que la gloire du
pontife chrétien était grande, lorsqu'il avait déposé dans les âmes quelques
germes de croyance et de vertu! « De notre temps, honneur à qui invente des machines! là est le besoin des
peuples! « Caton et Brutus se donnaient la mort pour s'épargner la douleur de voir
mourir la patrie; le moyen-âge nous montre des martyrs de la foi et de
l'honneur: l'industriel des temps modernes se suicide après banqueroute.
V. « La méditation et la foi s'étaient, durant l'âge intermédiaire, créé un
monde tout moral, mélange de religion et de philosophie, d'idées et de
sentiments; il se passait dans les consciences une vie intérieure, secrète, qui
ne se révélait point au dehors: c'était la vie de l'âme avec toutes ses passions
immatérielles, ses joies sublimes, ses douleurs profondes. Alors la main
travaillait peu et le corps était pauvre à voir; mais c'était l'âme qui était
riche! aussi elle ne se reposait point. Cette spiritualité de la vie s'est
retirée du coeur des hommes; à présent leur existence est tout extérieure. Leur
corps s'agite incessamment à la poursuite des choses matérielles; le temps se
dépense en travaux utiles, et, de peur que la pensée ne trouble la main dans ses
oeuvres, l'âme s'est faite inerte et stérile... VI. « L'utilité matérielle: tel est le but vers lequel tendent toutes les
sociétés modernes... Mais cette tendance, en Europe, lutte avec des souvenirs,
des habitudes et des moeurs. Le présent subit encore l'influence du passé.
« Nous ne sommes point religieux, mais nous avons des temples magnifiques;
quoique le positif des choses nous gagne, nous enfermons encore dans de
splendides palais nos bibliothèques, nos musées, nos académies. Les esprits les
plus vulgaires, les âmes les plus indolentes, rendent, chez nous, hommage au
génie et à la vertu. L'homme qui a forfait à l'honneur s'incline encore, dans
nos cités, devant la statue de Bayard. « L'Amérique ne connaît point ces entraves: elle s'avance dans la voie des
intérêts matériels, sans préjugés qui la gênent, sans passions qui la troublent.
VII. « Ne cherchez, dans ce pays, ni poésie, ni littérature, ni beaux-arts.
L'égalité universelle des conditions répand sur toute la société une teinte
monotone. Nul n'est ignorant de toutes choses, et personne ne sait beaucoup;
quoi de plus terne que la médiocrité! Il n'y a de poésie que dans les extrêmes:
les grandes fortunes ou les grandes misères, les clartés célestes ou la nuit
infernale, la vie des rois ou le convoi du pauvre. VIII. « Dans la société américaine, point d'ombre et point d'éclat, ni sommités, ni
profondeurs. C'est la preuve qu'elle est matérielle: partout où l'âme règne, on
la voit s'élever ou descendre. Au-dessus des intelligences voilées s'élancent
les brillants génies; au-dessus des âmes engourdies, les coeurs enthousiastes.
Le niveau ne se fait que sur la matière. IX. « Le monde moral est-il donc soumis aux mêmes lois que la nature physique ?
faut-il, pour que les beaux esprits apparaissent, que l'ignorance des masses
leur serve d'ombre ? Les grandes individualités sociales ne brillent-elles
au-dessus du vulgaire qu'à la manière des hautes montagnes, dont la cime
étincelante de neige et de lumière domine des précipices ténébreux ? X. Il est de poétiques ignorances: au temps où le Dante s'immortalisait par un
livre, apparut Guesclin qui rien savait des lettres. * Quand le
connétable s'obligeait, il ne signait point, faute de le savoir; mais il
engageait son honneur, qui était tenu pour bon. « Cette grossière ignorance ne se rencontre point aux Etats-Unis, dont les
habitants, au nombre de douze millions, savent tous lire, écrire et compter.
[Note de l'auteur. * Réf. XI. « En Amérique, il manque aux caractères, pour être brillants, un théâtre et
des spectateurs. Si les pays d'aristocratie sont féconds en personnages
éclatants et poétiques, c'est que la classe supérieure fournit les acteurs et le
théâtre: la pièce se joue devant le peuple, qui fait le parterre et ne voit la
scène qu'à distance. « L'aristocratie romaine jouait son rôle devant le monde; Louis XIV, devant
l'Europe. Que si les rangs se mêlent, les individus, vus de près, se
rapetissent; il y a encore des acteurs, mais plus de personnages; une arène,
mais plus de théâtre. [Note de l'auteur. ** Réf. XII. « Toutes les sociétés renferment dans leur sein des vanités puériles, des
orgueils énormes, des ambitions, des intrigues, des rivalités... mais ces
passions s'élèvent ou descendent, sont grandes ou misérables, selon la condition
et le génie des peuples. Turenne était presque aussi fier de sa naissance que de
sa gloire; Ninon était galante; le grand Bossuet était jaloux de Fénelon...
« Les Américains convoitent l'argent, sont orgueilleux d'argent, jaloux
d'argent... Et si quelque marchande de New-York se livre à des galanteries,
qu'importe son nom au monde? quel reflet ses amours répondront-ils sur l'avenir?
XIII. « Il existe, à la vérité, en Amérique quelque chose qui ressemble à
l'aristocratie féodale. « La fabrique, c'est le manoir; le manufacturier, le seigneur suzerain; les
ouvriers sont les serfs; mais de quel éclat brille cette féodalité industrielle?
Le château crénelé, ses fossés profonds, la dame châtelaine et le féal chevalier
n'étaient pas sans poésie. « Quelle harmonie le poète moderne puisera-t-il dans les comptoirs, les
alambics, les machines à vapeur et le papier-monnaie? XIV. « Aux Etats-Unis, les masses règnent partout et toujours, jalouses des
supériorités qui se montrent et promptes à briser celles qui se sont élevées;
car les intelligences moyennes repoussent les esprits supérieurs, comme les yeux
faibles, amis de l'ombre, ont horreur du grand jour. Aussi n'y cherchez pas des
monuments élevés à la mémoire des hommes illustres. Je sais que ce peuple eut
des héros; mais nulle part je n'ai vu leurs statues. Washington seul a des
bustes, des inscriptions, une colonne; c'est que Washington, en Amérique, n'est
pas un homme, c'est un dieu. XV. « Le peuple américain semble avoir été condamné, dès sa naissance, à manquer
de poésie... Il y a, dans l'ombre attachée au berceau des nations, quelque chose
de fabuleux qui encourage les hardiesses de l'imagination. Ces temps d'obscurité
sont toujours les temps héroïques: dans l'antiquité, c'est la guerre de Troie;
au moyen-âge, les croisades. Dès que les peuples s'éclairent, il n'y a plus de
demi-dieux... Les Américains des Etats-Unis sont peut-être la seule de toutes
les nations qui n'a point eu d'enfance mystérieuse. Environnés, en naissant, des
lumières de l'âge mûr, ils ont écrit eux-mêmes l'histoire de leurs premiers
jours: et l'imprimerie, qui les avait précédés, s'est chargée d'enregistrer les
moindres cris de l'enfant au maillot. XVI. « La poésie commença en France par les chants des trouvères et les amours des
chevaliers... Telle ne saurait être son origine aux Etats-Unis. Les hommes de ce
pays, dont le respect pour les femmes est profond, méprisent les formes
extérieures de la galanterie. Une femme seule au milieu de plusieurs hommes,
égarée dans sa route ou abandonnée sur un vaisseau, n'a point d'insulte à
redouter; mais elle ne sera l'objet d'aucun hommage. On sait en Amérique le
mérite des femmes; on ne le chante point. XVII. « A peine le peuple américain était-il né, que la vie publique et
industrielle s'est emparée de toute son énergie morale. Ses institutions,
fécondes en libertés, reconnaissent des droits à tous. Les Américains ont trop
d'intérêts politiques pour se préoccuper d'intérêts littéraires. Lorsque, vers
la fin du siècle dernier, vingt-cinq millions de Français étaient gouvernés
selon le bon plaisir d'une femme galante, ils pouvaient, tranquilles sur les
affaires du pays, s'amuser de choses frivoles et se dévouer corps et âme à la
querelle de deux musiciens! * [Note de l'auteur. * Réf. « Peu confiants dans les hommes du pouvoir, les Américains se gouvernent
eux-mêmes: la vie publique n'est point dans les salons et à l'Opéra; elle est à
la tribune et dans les clubs. XVIII. « Quand la vie politique cesse, vient la vie commerciale: aux Etats-Unis tout
le monde fait de l'industrie, parce qu'elle est nécessaire à tous. Dans une
société d'égalité parfaite, le travail est la condition commune; chacun
travaille pour vivre, nul ne vit pour penser. Là point de classes privilégiées
qui, avec le monopole de la richesse, aient aussi le monopole des loisirs.
XIX. « Tout le monde travaille!... Mais la vie du travailleur est essentiellement
matérielle. Son âme sommeille pendant que son corps est à l'oeuvre; et, lorsque
son corps se repose, son esprit ne devient pas actif. Le travail pour lui, c'est
la peine; l'oisiveté, la récompense; il ne connaît point le loisir. C'est tout
une science que d'apprendre à jouir des choses morales. La nature ne nous donne
point cette faculté qui naît de l'éducation seule et des habitudes d'une vie
libérale. Il ne faut pas croire qu'après avoir amassé de l'argent et de l'or, on
puisse se dire tout-à-coup: « Maintenant je vais vivre d'une vie intellectuelle.
» Non, l'homme n'est point ainsi fait. Le reptile tient à la terre et l'aigle
aux cieux. Les hommes d'esprit pensent, les hommes à argent ne pensent pas.
XX. « Ce n'est pas qu'aux Etats-Unis on manque d'auteurs; mais les auteurs n'ont
point de public. « On trouverait encore des écrivains pour faire des livres, parce que c'est
un travail que d'écrire: ce sont les lecteurs qui manquent, parce que lire est
un loisir. « Le public réagit sur l'auteur, et vous ne verrez point celui-ci s'obstiner
à produire des oeuvres littéraires, quand le public n'en veut pas. XXI. «Supposez un poète inspiré, que le hasard fait naître au sein de cette
société d'hommes d'affaires: pensez-vous que son génie fournisse sa carrière ?
Non, le génie lui-même subit l'influence de l'atmosphère qui l'environne. Nul
n'exprime bien l'enthousiasme devant des êtres qui ne le sentent point;on ne
chante pas long-temps pour des sourds... La verve du poète et l'inspiration de
l'écrivain, qu'échauffent les sympathies, se glacent dans l'indifférence et la
froideur. XXII. « Tout le monde étant industriel, la première parmi les professions est celle
qui fait gagner le plus d'argent. Le métier d'auteur, étant le moins lucratif,
est au-dessous de tous les autres. Dites à un Américain que l'illustration des
lettres est plus belle à poursuivre que la fortune, il vous accordera ce sourire
de pitié qu'on donne aux discours d'un insensé... Exaltez en sa présence la
gloire d'Homère, celle du Tasse: il vous répondra qu'Homère et le Tasse
moururent pauvres. Arrière le génie qui ne donne point la richesse! XXIII. « En Amérique, on n'estime des sciences que leur application. On étudie les
arts utiles, mais non les beaux-arts. « L'Allemagne, la France, inventent des théories; aux Etats-Unis on les met
en pratique; ici on ne rêve point, on agit. Tout le monde aspire au même but, le
bien-être matériel; et comme c'est l'argent qui en est la source, c'est l'argent
seul qu'on poursuit. XXIV. « Lorsque dans ce pays on fait de la littérature, c'est encore de
l'industrie. Il n'existe là ni école classique, ni romantique. On ne connaît que
l'école commerciale, celle des écrivains qui rédigent des gazettes, des
pamphlets, des annonces, et qui vendent des idées, comme un autre vend des
étoffes. Leur cabinet est un comptoir, leur esprit une denrée; chaque article a
son tarif; ils vous diront au juste ce que coûte un enthousiasme imprimé.
XXV. « Ces marchands intellectuels vivent entre eux dans de fort bons rapports.
L'un soutient les principes politiques de M. Clay; l'autre, ceux du général
Jackson; le premier est unitaire, le second presbytérien; celui-ci est
démocrate, celui-là fédéraliste; un troisième se montre l'ardent défenseur de la
morale religieuse; un autre protège la morale philosophique de miss Wright.
XXVI. « Tous sont amis entre eux, se querellant quelquefois pour les personnes,
jamais pour les principes. « Chacun ne doit-il pas librement exercer son industrie? la dernière loi du
congrès vous semble sage: rien de mieux; moi, je la trouve insensée; vous
soutenez que notre président est un profond politique, à merveille; je suis en
train de démontrer qu'il ignore l'art de gouverner; vous poussez à la
démocratie, moi je lutte contre elle. La société marche-t-elle à sa perfection?
ou tend-elle à sa décadence ? XXVII. « Allons, que chacun de nous prenne à sa convenance parmi ces textes
différents. Ce sont des branches variées d'industrie; on peut même s'attacher à
plusieurs en même temps: écrire pour dans un journal, et contre dans un autre;
la contradiction n'importe point. Ne faut-il pas des idées qui aillent à toutes
les intelligences? C'est dans l'un et dans l'autre cas un besoin social auquel
on répond. XXVIII. « Il arrive parfois, dans les révolutions politiques, que, la vertu devenant
crime et le crime vertu, on voit tour à tour condamnés au dernier supplice les
hommes de principes les plus opposés. Est-ce que le bourreau et ses aides
s'abstiennent de leur profession parce que les crimes sont douteux? non sans
doute; ils continuent leur métier. Ainsi font les écrivains; ils ne travaillent
pas sur des corps, mais sur des idées, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre.
Leur demander de se vouer à un système, c'est vouloir qu'ils aient des opinions,
des croyances, des convictions exclusives; c'est restreindre dans de certaines
limites leur industrie qui, de sa nature, est sans borne comme la pensée dont
elle émane. XXIX. « L'industrie des idées étant la dernière de toutes, il s'ensuit que, pour
écrire, il faut n'avoir rien de mieux à faire. Quiconque se sent du génie se
fait marchand; les incapacités se réfugient dans le petit métier des lettres. On
laisse volontiers aux femmes le soin de faire des vers et des livres, c'est une
frivolité qu'on abandonne à leur sexe; on leur permet de perdre le temps en
écrivant. « Vous trouverez dans toutes les villes d'Amérique un assez grand nombre de
femmes savantes. Quelques-unes ont acquis par leurs ouvrages une réputation
méritée *; mais la plupart sont froides et pédantes. Rien n'est moins poétique
que ces muses d'outre-mer; ne les cherchez point dans la profondeur des sauvages
solitudes, parmi les torrents et les cataractes, ou sur le sommet des monts:
non, vous les verrez marchant dans la boue des villes, des socques aux pieds et
des lunettes au visage. [Note de l'auteur. * Réf. XXXI. « Quoiqu'il y ait peu d'auteurs en Amérique, dans aucun pays du monde on
n'imprime autant. Chaque comté a son journal; les journaux sont, à vrai dire,
toute la littérature du pays. ** Il faut à des gens affairés, et dont la fortune
est médiocre, une lecture qui se fasse vite et ne coûte pas cher. Il se fait
d'ailleurs pour l'éducation primaire et pour la religion une énorme consommation
de livres!... C'est plutôt de la librairie que de la littérature. L'instruction
donnée aux enfants est purement utile; elle n'a point en vue le développement
des hautes facultés de l'âme et de l'esprit: elle forme des hommes propres aux
affaires de la vie sociale. [Note de l'auteur. ** Réf. XXXII. « La littérature américaine ignore entièrement ce bon goût, ce tact fin et
subtil, ce sentiment délicat, mélange de passion et de jugement froid,
d'enthousiasme et de raison, de nature et d'étude, qui président, en Europe, aux
compositions littéraires. Pour avoir de l'élégance dans le goût, il en faut
d'abord dans les moeurs. XXXIII. « Ni dans les journaux, ni à la tribune, le style n'est un art. Tout le monde
écrit et parle, non sans prétention, mais sans talent. * Ceci n'est pas la faute
seule des orateurs et des écrivains; ces derniers, quand ils font du style
brillant et classique, mettent en péril leur popularité: le peuple ne demande à
ses mandataires que tout juste ce qu'il faut de littérature pour comprendre ses
affaires; le surplus, c'est de l'aristocratie. [Note de l'auteur. * Réf. XXXIV. « C'est ainsi que les lettres et les arts, au lieu d'être invoqués par les
passions, ne viennent en aide qu'à des besoins; ou si quelque penchant pour les
beaux arts se révèle, on est sûr de le trouver entaché de trivialité: par
exemple, il existe, aux Etats-Unis, un genre de peinture qui prospère: ce sont
les portraits; ce n'est pas l'amour de l'art, c'est de l'amour-propre. XXXV. « Vous rencontrerez parfois, dans ce monde industriel et vulgaire, un cercle
poli, brillant, au sein duquel les travaux de l'art sont appréciés avec goût, et
les oeuvres du génie admirées avec enthousiasme: c'est une oasis dans les sables
brûlants d'Afrique. Vous trouvez çà et là une imagination ardente, un esprit
rêveur; mais un seul poète dans un pays ne fait pas plus une nation poétique que
l'accident d'un beau ciel sur les bords de la Tamise ne fait le climat d'Italie.
XXXVI. « Quoiqu'il n'existe point de littérature proprement dite aux Etats-Unis, ne
croyez pas que les Américains soient sans amour-propre littéraire. Il se passe à
cet égard un phénomène assez étrange; vous n'apercevez point chez leurs auteurs
de ces vanités monstrueuses, qu'on voit chez nous, compagnes de la médiocrité,
quelquefois même du génie. Les écrivains ont la conscience qu'ils exercent une
profession d'un ordre inférieur. « En Amérique, ce ne sont pas les écrivains qui ont l'orgueil littéraire,
c'est le pays. « La littérature est une industrie dans laquelle les Américains prétendent
exceller comme dans toutes les autres. « Et ne croyez pas leur être agréable en leur disant que la conformité du
langage rend communs aux Etats-Unis tous les beaux génies de l'Angleterre; ils
vous répondront que la littérature anglaise ne fait point partie de la
littérature américaine. XXXVII. « Le caractère anti-poétique des Américains tient à leurs moeurs par de
profondes racines. « Lorsque dans ce pays on poursuit l'argent, on ne recherche point le
plaisir. La religion, et plus encore d'austères habitudes, interdisent les jeux,
les amusements, * les spectacles. « Les grandes cités ont chacune un théâtre **; mais les riches, qui sont
toujours en avant de la corruption, s'efforcent vainement de le mettre en vogue.
Le spectacle n'est point, en Amérique, un plaisir populaire; la tragédie, la
comédie, la musique italienne, sont des divertissements aristocratiques de leur
nature; ils demandent aux spectateurs du goût et de l'argent, deux choses qui
manquent au plus grand nombre. Les cirques et les amphithéâtres veulent une
multitude à passions; et c'est ce que l'Amérique du Nord ne saurait leur donner.
[Note de l'auteur. * et ** Réf. XXXVIII. « Si les grands théâtres y sont rares, les petits y sont inconnus. Cette
absence du goût dramatique est sans doute un élément de moralité pour la société
américaine qui, n'ayant pas de théâtres, ne distribue point chaque soir des
moqueries aux maris trompés, des applaudissements aux amants heureux, et de
l'indulgence aux femmes adultères. Les Américains ont plus de moralité parce
qu'ils n'ont pas de spectacles; et ils n'ont pas de spectacles à cause de leur
moralité. Ceci est à la fois cause et effet. XXXIX. « Ce n'est pas seulement par amour pour la morale que les Américains fuient
le théâtre, car beaucoup qui n'y vont pas se livrent chez eux à d'ignobles
plaisirs. Le spectacle est un amusement dont naturellement ils n'ont pas le
goût. Ils tiennent cette antipathie des Anglais, leurs aïeux, et subissent
encore l'influence du puritanisme des premiers colons américains. Le théâtre n'a
jamais été, en Angleterre, qu'une mode des hautes classes, ou une débauche du
bas peuple; et ce sont les classes moyennes de ce pays qui ont peuplé
l'Amérique. Quelle que soit la cause, l'effet est certain; le génie poétique
est, aux Etats-Unis, dépouillé de son plus bel attribut; ôtez à la France son
théâtre, et dites où sont ses poètes. XL. « La religion, si féconde en poétiques harmonies, ne porte au coeur des
Américains ni inspiration, ni enthousiasme. L'habitant des Etats-Unis aime, dans
son culte, non ce qui parle à l'âme, mais seulement ce qui s'adresse à sa
raison; il l'aime comme principe d'ordre, et non comme source de douces
émotions. L'Italien est religieux en artiste; l'Américain l'est en homme rangé.
XLI. « Les cultes chrétiens sont d'ailleurs trop divisés en Amérique, pour fournir
aux beaux-arts des sujets d'un intérêt général: la secte des quakers, simple et
modeste, ne se bâtira point des palais somptueux; qu'importent à l'église
méthodiste les admirables sermons de M. Channings, ministre des unitaires? Si la
communion baptiste élève quelque monument à sa croyance, de quel intérêt sera-ce
pour les presbytériens ? « A la place de l'unité religieuse qui règne en France depuis quinze siècles,
supposez mille sectes dissidentes, vous n'aurez à cette heure ni grandes
églises, ni grands orateurs chrétiens, ni Notre-Dame, ni Bossuet. XLII. « Les congrégations protestantes n'ont point, pour se rassembler, des temples
magnifiques, décorés de statues et de tableaux; elles s'enferment dans de
simples maisons, bâties sans luxe et à peu de frais. Le plus splendide parmi
leurs édifices religieux se montre soutenu par quelques colonnes de bois peint:
c'est là leur Parthénon. Otez a l'Amérique son Capitole, expression poétique de
son orgueil national, et la Banque des Etats-Unis, expression poétique de sa
passion pour l'argent, il ne restera pas dans ce pays un seul édifice qui
présente l'aspect d'un monument. XLIII. « Tout, aux Etats-Unis, procède de l'industrie, et tout y va... mais à la
différence du sang qui s'échauffe en allant au coeur, tous les élans, en
atteignant l'industrie, se refroidissent à ce coeur glacé de la société
américaine. XLIV. « Laissez grandir cette société, disent quelques-uns, et vous en verrez
sortir des hommes illustres dans les lettres et dans les arts. Rome naissante
n'entendit point les chants d'Horace et de Virgile, et il a fallu quatorze
siècles à la France pour enfanter Racine et Corneille. «Ceux qui tiennent ce langage confondent deux choses bien distinctes: la
société politique et la civilisation. La société américaine est jeune, elle n'a
pas deux siècles. Sa civilisation, au contraire, est antique comme celle de
l'Angleterre dont elle descend. La première est en progrès, la seconde, en
déclin. La société anglaise se régénère dans la démocratie américaine: la
civilisation s'y perd. XLV. « L'esprit industriel matérialise la société, en réduisant tous les rapports
des hommes entre eux à l'utilité. « Il est de nobles passions qui fécondent l'âme: l'intérêt la souille et la
flétrit. Il semble que la cupidité souffle sur l'Amérique un vent funeste qui,
s'attachant à ce qu'il y a de moral dans l'homme, abat le génie, éteint
l'enthousiasme, pénètre jusqu'au fond des coeurs pour y dessécher la source des
nobles inspirations et des élans généreux. XLVI. « Voyez le paysan français, d'humeur gaie, le front serein, les lèvres
riantes, chanter sous le chaume qui recèle sa misère, et sans soucis de la
veille, sans prévoyance du lendemain, danser joyeux sur la place du village.
« On ne sait rien, en Amérique, de cette heureuse pauvreté. Absorbé par des
calculs, l'habitant des campagnes, aux Etats-Unis, ne perd point de temps en
plaisirs; les champs ne disent rien à son coeur; le soleil qui féconde ses
coteaux n'échauffe point son âme. Il prend la terre comme une matière
industrielle; il vit dans sa chaumière comme dans une fabrique. XLVII. « Personne ne connaît, en Amérique, cette vie tout intellectuelle qui
s'établit en dehors du monde positif, et se nourrit de rêveries, de
spéculations, d'idéalités; cette existence immatérielle qui a horreur des
affaires, pour laquelle la méditation est un besoin, la science un devoir, la
création littéraire une jouissance délicieuse, et qui, s'emparant à la fois des
richesses antiques et des trésors modernes, prenant une feuille au laurier de
Milton, comme à celui de Virgile, fait servir à sa fortune les gloires et les
génies de tous les âges. XLVIII. « On ignore dans ce pays l'existence du savant modeste qui, étranger aux
mouvements du monde politique et au trouble des passions cupides, se donne tout
entier à l'étude, l'aime pour elle-même, et jouit, dans le mystère, de ses
nobles loisirs. « L'Amérique ne connaît, ni ces brillantes arènes où l'imagination s'élance
sur les ailes du génie et de la gloire; ni ces cours d'amour où les grâces,
l'esprit et la galanterie se jouaient ensemble; ni cette harmonie presque
céleste qui naît de l'accord des lettres avec les beaux-arts; ni ce parfum de
poésie, d'histoire et de souvenirs, qui s'exhale si doux d'une terre classique
pour monter vers un beau ciel. XLIX. « L'Europe qui admire Cooper croit que l'Amérique lui dresse des autels; il
n'en est point ainsi. Le Walter Scott américain ne trouve dans son pays ni
fortune ni renommée. Il gagne moins avec ses livres qu'un marchand d'étoffes;
donc celui-ci est au-dessus du marchand d'idées. Le raisonnement est sans
réplique. L. « D'abord incrédule à ce phénomène, je supposais que Cooper avait peint de
fausses couleurs les moeurs des Indiens, et que les Américains, juges d'un
tableau dont l'original est sous leurs yeux, le condamnaient comme dépourvu de
vérité locale. Plus tard j'ai reconnu mon erreur: j'ai vu les Indiens, et me
suis assuré que les portraits de Cooper sont d'une ressemblance frappante.
LI. « Mais les Américains se demandent à quoi sert de connaître ce qu'ont fait
les Indiens, ce qu'ils font encore; comment ils vivaient dans leurs forêts,
comment ils y meurent. Les sauvages sont de pauvres gens desquels il n'y a rien
à tirer, ni richesses, ni enseignements d'industrie. Il faut prendre leurs
forêts, voilà tout, et s'en emparer, non pour faire de la poésie, mais pour les
abattre et passer la charrue sur le tronc des vieux chênes. LII. « Ces belles forêts, ces magnifiques solitudes, ces splendides palais de la
nature sauvage, il leur fallait pourtant un chantre divin! Elles ne pouvaient
tomber sous le fer de l'industriel sans avoir été célébrées sur la lyre du
poète... le poète n'était pas chez les Américains... mais franchissant
l'Atlantique, l'ange de la poésie a, sur ses ailes de flamme, transporté
l'Homère français sur les rives du Meschacébé. LIII. « Tous les mondes sont le domaine du génie! et il est de larges poitrines qui
pour respirer à l'aise, n'ont pas trop de l'univers. Quelques années plus tard,
l'hôte des sauvages allait, poète inspiré chanter des souvenirs sur les bords de
l'Eurotas, et pèlerin pieux, adorer Dieu sur les rives du Jourdain! Atala, Réné, les Natchez sont nés en Amérique, enfants du désert. Le
Nouveau-Monde les inspira; la vieille Europe les a seule compris. Les Américains, quand ils lisent Châteaubriand, disent, comme en voyant la
merveille de Niagara « Qu'est-ce que cela prouve?» Tel est le peuple sur lequel j'avais conçu l'espoir chimérique d'exercer une
poétique influence!! O cruel désenchantement! Ainsi se brisait dans mes mains le rameau secourable
auquel j'avais, durant le naufrage, rattaché ma dernière chance de salut!!
CHAPITRE XIII. L'EMEUTE. « Ainsi s'évanouissait mon rêve d'illustration littéraire et l'avenir que j'y
rattachais! Tout autre moyen de renommée m'était interdit. Si les Etats-Unis
eussent été engagés dans quelque guerre, j'eusse tenté d'entrer dans les rangs
de l'armée américaine; mais en temps de paix il n'y a point de gloire militaire.
Les soldats de ce pays se réduisent à quelques milliers d'hommes cantonnés sur
les frontières des Etats de l'Ouest, où leur seule mission est de tenir en
respect des hordes d'Indiens sauvages. * [Note de l'auteur. * Réf. Comme j'étais tombé dans l'accablement profond qui succède au dernier rayon
éteint de la dernière espérance, je reçus une lettre de Nelson qui m'annonçait
son départ de Baltimore et sa prochaine arrivée à New-York avec Marie; il
n'entrait dans aucun détail. « Vous saurez, me disait-il, la cause de cette
retraite et le nouveau coup qui vient de nous frapper. » Il ne me disait rien de
Georges. Après un jour d'attente et de tourments, je vis arriver Nelson et Marie. La
douleur se montrait grave et sévère sur le front du père, expansive et tendre
dans les yeux de la jeune fille. Mon inquiétude comprima les premiers élans de mon amour. « Quels sont donc, m'écriai-je, les nouveaux malheurs dont je vous vois
accablés? » Après quelques instants d'un morne silence, Nelson me dit: « Une semaine
s'est écoulée depuis qu'à Baltimore s'est faite l'élection d'un membre du
congrès. Georges et moi, nous nous y sommes rendus selon notre coutume... Je
suis habitué à voir les intrigues s'agiter en pareille occasion, mais je trouvai
les passions politiques dans un état d'exaltation que je n'avais pas vu
jusqu'alors. « La lutte s'engagea entre deux candidats; le premier, remarquable par de
grands talents, mais fédéraliste; le second, moins distingué, mais
jacksoniste (1). [(1) Partisan du général Jackson, président actuel des Etats-Unis.] Après une multitude de discours suivis les uns de huées, les autres
d'acclamations, tous accompagnés de querelles violentes entre les électeurs des
deux partis contraires, on recueillit les votes, et le candidat auquel Georges
et moi avions donné notre suffrage l'emportait d'une voix, lorsque tout à-coup
un grand tumulte éclate dans l'assemblée; d'abord une exclamation, puis deux,
puis mille se font entendre; l'agitation, partie d'un point, gagne subitement
toute la salle, comme le trouble d'une abeille inquiétée dans sa case se
communique en un instant à toute la ruche. Enfin j'entends les électeurs du
parti vaincu s'écrier: Le scrutin est nul! Georges Nelson est un homme de
couleur; hurrah! hurrah! qu'il sorte de la salle... l'élection doit être
recommencée... « De vifs applaudissements suivirent ces paroles. Ceux de notre parti
gardaient un morne silence; enfin l'un d'eux demanda à Georges si l'imputation
était vraie. Oui, répondit celui-ci. Alors nos amis eux-mêmes firent entendre de
violents murmures, et chacun s'éloigna de nous. J'éprouvai dans ce moment moins
de confusion que de crainte; car je pressentais la fureur de Georges et les
éclats terribles auxquels il allait se livrer. Je le vis pâlir de colère, mais,
chose étrange! il reprit tout-à-coup ses sens et demeura tranquille. « L'observation de nos adversaires était fondée, la loi du Maryland excluant
du droit électoral tous les gens de couleur, même ceux qui sont depuis
long-temps en possession de la liberté. Je ne réclamai point, et, entraînant
Georges hors de la salle, je bénis le ciel de trouver calme celui dont je
craignais tant les emportements. A l'instant où nous sortions nous avons
remarqué un individu qui mettait un grand zèle à provoquer l'attention publique
sur l'humiliation de notre retraite. Georges le regarda en face et reconnut en
lui don Fernando d'Almanza, cet Américain qui, par ses perfides révélations, fit
mourir de douleur la mère de mes enfants. Je ne doutai pas que le premier cri
dénonciateur ne fût sorti de sa bouche; et Georges a supposé avec raison que cet
homme était le même qui, au théâtre de New-York, avait excité contre vous et lui
les haines de la multitude. « Le premier mouvement de Georges fut de se porter vers l'auteur de
l'affront, et de venger d'un seul coup l'ancienne et la nouvelle injure; mais je
le vis presque aussitôt comprimer son ressentiment. Il murmurait à voix basse
des phrases entrecoupées dont je ne comprenais pas bien le sens: le grand jour
approche, disait-il; la vengeance sera plus belle! « Persuadé qu'il cachait dans son âme un secret important, je le pressai de
m'en faire l'aveu. -- C'est une lâcheté, me dit-il, de se laisser écraser sans
relever la tête. Je sais qu'une insurrection se prépare dans le Sud; les nègres
de la Virginie et des deux Carolines vont se joindre aux Indiens de la Géorgie
pour secouer le joug américain; j'irai seconder leurs efforts. « Effrayé de ce projet, je tentai, par tous les moyens, d'en démontrer à
Georges la folie et l'impuissance.... Peut-être je le fis dans des termes trop
sévères... mais un pareil dessein me semblait si fécond en périls!... Marie
joignit à mes remontrances ses prières et ses larmes, toujours si puissantes sur
son frère. Georges garda le silence. Alors je pensai que la raison était entrée
dans son coeur. « Nous convînmes de quitter Baltimore, où nous ne pouvions demeurer plus
long-temps; mais où chercher un refuge? Je proposai à mes enfants de porter
notre malheureuse fortune à New-York, où un presbytérien respectable, James
Williams, que j'avais autrefois connu à Boston, nous donnerait provisoirement un
asile. Arrivés là, nous pourrions délibérer sur le choix d'une retraite. Tandis
que je parlais, Georges paraissait livré à une grande préoccupation; cependant
il ne proféra pas un seul mot qui rappelât son funeste projet. Le soir, quand
l'heure de se séparer fut venue, il nous comblait des plus touchantes caresses;
jamais il ne s'était montré si affectueux pour moi, si tendre pour sa soeur. Au
milieu d'une rêverie, il s'interrompait pour nous dire de douces paroles. Hélas!
le lendemain il manquait a nos embrassements; il avait quitté Baltimore laissant
une lettre dans laquelle il nous conjurait de lui pardonner son départ
clandestin. «Jamais, disait-il, je n'aurais pu résister à l'ascendant d'un père, aux
larmes d'une soeur; un seul regard de Marie, m'aurait vaincu. Cependant mon
devoir me commande de secourir des frères malheureux... Mon père, ma chère
soeur, ajoutait-il, nous nous reverrons dans des temps plus fortunés... Si les
hommes ne sont pas égaux sur la terre, ils le sont du moins dans le ciel.
« Je ne vous dirai point quelle fut la douleur de Marie en entendant ces
dernières paroles d'un frère qu'elle chérit. « Georges, dans sa lettre, nous engageait à suivre mon premier projet, celui
de demander l'hospitalité à James Williams, auquel, disait-il, il s'adresserait
plus tard pour retrouver nos traces. » Ainsi parla Nelson; sa voix, en finissant, s'était faiblement émue. Il dit
ensuite avec l'accent d'une résignation pieuse: « Plus le bras qui frappe est
puissant, et plus on doit l'adorer... Mon ami, ajouta-t-il, vous pouvez
maintenant juger si je vous trompais quand je vous peignais l'horrible condition
des gens de couleur aux Etats-Unis. N'ayant pu dissiper vos illusions, j'imposai
à votre amour un temps d'épreuve. Le terme n'en est pas encore expiré, mais sans
doute votre opinion l'a devancé, et ce que vous savez de notre fortune doit
suffire pour vous éclairer. » Comme je gardais le silence sous l'impression d'un chagrin profond et de
l'inquiétude que m'inspirait le sort de Georges, Marie, prenant mon anxiété pour
de l'embarras, me dit d'une voix entrecoupée de pleurs: « Ludovic, mon coeur
vous tient compte des efforts généreux que vous faites pour aimer une
infortunée; mais, de grâce, cessez de lutter contre l'inflexible destin. Vous le
voyez, nos malheurs s'enchaînent comme nos jours. Mon sort est à jamais fixé: je
traînerai de ville en ville ma misérable existence; chassée d'un lieu par le
mépris, de l'autre par la haine, partout réprouvée des hommes, parce que je fus
maudite dans le sein de ma mère!» J'atteste le ciel qu'en présence d'une si touchante infortune, mon coeur ne
chancela pas un seul instant; pour être fidèle au malheur, je n'eus aucun combat
intérieur à soutenir. Je sentis se resserrer plus fortement dans mon âme le lien
qui m'unissait à Marie. Cet accroissement de tendresse et d'amour se mêlait
d'une indignation si profonde contre les auteurs du mal dont la victime était
sous mes yeux, que je ne pus contenir l'expression de ce dernier sentiment.
Voilà donc, m'écriai-je, le peuple objet de mes admirations et de mes
sympathies! fanatique de liberté et prodigue de servitude! discourant sur
l'égalité parmi trois millions d'esclaves; proscrivant les distinctions, et fier
de sa couleur blanche comme d'une noblesse; esprit fort et philosophe pour
condamner les priviléges de la naissance, et stupide observateur des priviléges
de la peau! Dans le Nord, orgueilleux de son travail; dans le Sud, glorieux de
son oisiveté; réunissant en lui, par une monstrueuse alliance, les vertus et les
vices les plus incompatibles, la pureté des moeurs et le vil intérêt, la
religion et la soif de l'or, la morale et la banqueroute! Peuple homme d'affaires qui se croit honnête parce qu'il est légal;
sage, parce qu'il est habile; vertueux, parce qu'il est rangé! Sa probité, c'est
la ruse soutenue du droit, l'usurpation sans violence, l'indélicatesse sans
crime. Vous ne le verrez point armé du poignard qui tue; son arme à lui, c'est
l'astuce, la fraude, la mauvaise foi, avec lesquelles on s'enrichit... Il parle
d'honneur et de loyauté comme font les marchands! mais voyez quelle hypocrisie
jusque dans ses bienfaits! il convie à l'indépendance toute une race
malheureuse; et ces nègres qu'il affranchit, il leur inflige, au sortir des
fers, une persécution plus cruelle que l'esclavage. Ainsi s'emportait ma colère; j'en arrêtai les élans à l'aspect de Marie, dont
l'abattement était extrême. Après avoir exhalé ses ressentiments, mon coeur ne
contenait plus que de l'amour, et je ne crus pouvoir mieux l'exprimer qu'en
adressant ce peu de mots à Nelson: « Le temps d'épreuve n'est pas encore écoulé,
veuillez me faire grâce de ce qui reste et souffrir que je devienne l'époux de
Marie. -- «Dieu puissant! s'écria l'Américain non sans quelque émotion, que ta bonté
est grande puisque tu nous conserves le coeur de ce digne jeune homme! »
Mes paroles jetèrent Marie dans une situation impossible à décrire.
L'expression de mes griefs contre la société américaine lui avait donné le
change sur mes sentiments intérieurs; et, quand mes derniers accents lui eurent
révélé le seul désir de mon coeur, je la vis passer subitement de l'extrême
douleur à cet excès de joie qui s'annonce aussi par des larmes; tombant à
genoux, elle rendit grâces à Dieu dans l'attitude du criminel qui, ayant reçu
des hommes un pardon inespéré, joint ses deux mains en regardant le ciel.
Nelson ajouta: » Généreux ami, c'est le signe d'une âme grande et forte
d'être attiré par le malheur. Je ne combattrai plus vos nobles élans; j'admire
votre vertu, et ne me crois point digne de la diriger.» En disant ainsi, il se
jeta dans mes bras, et me serra étroitement contre son coeur; puis, prenant ma
main et celle de Marie: « Ma fille, lui dit-il en faisant signe de nous unir,
Ludovic sera votre époux. » -- « O mon Dieu! s'écria cette charmante fille, tant
de bonheur n'est-il pas un rêve? » Elle n'ajouta rien à ces paroles, se tint
appuyée au bras de Nelson et parut recueillir ses sentiments dans une extase de
félicité. Cependant, impatient de voir s'accomplir le plus cher de mes voeux, j'obtins
de Nelson qu'il fixât le jour de mon union avec sa fille. -- « Dans quelques
jours, me dit-il, je vous nommerai mon fils. Il fut un temps, peu éloigné de
nous, où, selon les lois de l'Etat de New-York, le mariage d'un blanc avec une
personne de couleur était impossible; mais aujourd'hui la prohibition n'existe
plus: de semblables alliances se font quelquefois... « Un ami de notre hôte, le révérend John Mulon, ministre catholique, que sa
philantropie pour la race noire rend cher aux presbytériens eux-mêmes, vous
mariera d'abord selon les rites de l'Eglise romaine, à laquelle vous appartenez;
ensuite James Williams, ministre presbytérien, donnera à votre union la sanction
du culte que ma fille professe. Naguère encore des mariages de cette sorte
eussent excité dans la population américaine de vives rumeurs... mais l'esprit
public s'éclaire chaque jour, et les haines meurent avec les préjugés.
Peut-être, mes enfants, ferons nous sagement, quand votre union sera consacrée,
de ne point quitter New-York. Il n'existe pas dans cette ville plus de
bienveillance que dans les autres pour les gens de couleur; mais, au moins, dans
une grande cité, il est plus facile qu'ailleurs de vivre obscur et ignoré. »
Je ne songeai point en ce moment à rechercher si Nelson était le jouet de
quelque illusion; le contentement de mon coeur était extrême; toutes mes
inquiétudes s'évanouirent; j'oubliai mes ennuis passés, la cause même qui les
avait fait naître; et, croyant à jamais tarie la source de mes infortunes, je ne
vis plus dans l'avenir que des promesses de bonheur. Cette impression ne fut point dissipée par les chagrins de Marie qui, peu
d'instants après les joies de la première ivresse, était revenue à sa
mélancolie. « Mon ami, me disait-elle, c'est en vain que tu cherches à me
tromper... Ton amour pour moi est devenu un sacrifice... « Quand tu vois couler mes larmes, n'accuse point mon amour; je pleure parce
que je vois quel sera ton sort, si notre union s'accomplit. Le mépris dont je
serai l'objet rejaillira sur toi... Tu n'es point accoutumé à te passer
d'estime; et ce manque te fera souffrir d'affreux tourments... il ne sera pas en
ton pouvoir de me cacher les secrètes plaies de ton coeur. Ludovic, je mourrai
de douleur de te savoir malheureux.» Je méprisai la vanité de ses scrupules et la chimère de ses craintes.
Le jour tant désiré de notre hymen arriva. Je me sentais plein d'amour,
jamais mon coeur ne s'était ouvert à tant d'espérance; j'éprouvais pourtant un
secret déplaisir à voir le front de Marie couvert d'un voile de tristesse, qui
ne tombait point devant ma joie; je ne savais pas alors qu'il est des âmes
tendres et mystérieuses dont la douleur est un présage, et qui souffrent
instinctivement, parce qu'elles ont deviné de grands maux dans l'avenir Cependant, dès le matin, elle parut ornée de la blanche couronne des épouses;
sa grâce et sa beauté naturelle étaient pleines d'un secret enchantement, et, je
ne sais si sa parure n'était pas encore embellie par le deuil de son regard. Une
joie religieuse et paisible se peignait sur la physionomie de Nelson; et, quand
John Mulon et James Williams nous annoncèrent que l'heure était venue d'aller à
l'église pour la cérémonie, je me sentis pénétré d'une sainte et douce émotion.
Cependant, à l'instant où nos âmes tranquilles se remplissaient des
espérances du bonheur, de grands troubles se préparaient dans New-York, et un
orage terrible était près de fondre sur nos têtes. * [Note de l'auteur. * Réf. Il existe à New-York, comme dans toutes les villes du Nord des Etats-Unis,
deux partis bien distincts parmi les amis de la race noire. Les uns, jugeant l'esclavage mauvais pour leur pays, et peut-être aussi le
condamnant comme contraire à la religion chrétienne, demandent
l'affranchissement de la population noire; mais, pleins des préjugés de leur
race, ils ne considèrent point les nègres affranchis comme les égaux des blancs;
ils voudraient donc qu'on déportât les gens de couleur, à mesure qu'on leur
donne la liberté; et ils les tiennent dans un état d'abaissement et
d'infériorité aussi long-temps que ceux-ci demeurent parmi les Américains. Un
grand nombre de ces amis des nègres ne sont contraires à l'esclavage que par
amour-propre national; il leur est pénible de recevoir sur ce point le blâme des
étrangers, et d'entendre dire que l'esclavage est un reste de barbarie.
Quelques-uns attaquent le mal par la seule raison qu'ils souffrent de le voir:
ceux-là, en opérant l'affranchissement, font peu de chose: ils détruisent
l'esclavage, et ne donnent pas la liberté; ils se délivrent d'un chagrin, d'une
gêne, d'une souffrance de vanité, mais ils ne guérissent point la plaie
d'autrui; ils ont travaillé pour eux, et non pour l'esclave. Chargé de ses fers,
celui-ci est repoussé de la société libre. Les autres partisans des nègres sont ceux qui les aiment sincèrement, comme
un chrétien aime ses frères, qui non-seulement désirent l'abolition de
l'esclavage, mais encore reçoivent dans leur sein les affranchis, et les
traitent comme leurs égaux. Ces amis zélés de la population noire sont rares; mais leur ardeur est
infatigable; elle fut long-temps à peu près stérile; cependant quelques préjugés
s'évanouirent à leur voix, et on vit des blancs s'allier par le mariage à des
femmes de couleur. Tant que la philantropie pour les nègres n'avait abouti qu'à d'inutiles
déclamations, les Américains l'avaient tolérée sans peine: peu leur importait
qu'on proclamât théoriquement l'égalité des noirs, pourvu que ceux-ci
demeurassent, par le fait, inférieurs aux blancs. Mais le jour où un Américain
épousa une femme de couleur, la tentative de mêler les deux races prit un
caractère pratique. Ce fut une atteinte portée à la dignité des blancs;
l'orgueil américain se souleva tout entier. Telle était, dans la ville de New-York, la disposition des esprits, à
l'époque de mon hymen avec Marie. Comme nous nous rendions à l'église catholique, j'aperçus dans la ville une
agitation inaccoutumée. Ce n'était plus le mouvement régulier d'une population
industrielle et commerçante: des hommes mal vêtus, de la classe ouvrière,
parcouraient les rues à une heure où d'ordinaire ils remplissent les ateliers.
On les voyait, au mépris de leurs habitudes calmes et froides, marcher vite, se
heurter en se croisant, s'aborder d'un air mystérieux, former des groupes
animés, et se séparer brusquement dans des directions contraires. Plein d'un intérêt immense qui occupait toute ma pensée, je ne prêtai qu'une
faible attention à ce trouble extérieur; cependant, dès ce moment, je fus
surpris de ne voir dans les rues ni nègres ni mulâtres. Nelson demanda à un Américain qui passait près de nous la cause de ce
tumulte. -- « Oh! dit celui-ci, les amalgamistes * font tout le mal; ils veulent
que les nègres soient les égaux des blancs; les blancs sont bien forcés de se
révolter. » [Note de l'auteur. * Réf. Interrogé de même, un autre répondit - « Si on tue les nègres, ce sera leur
faute; pourquoi ces misérables osent-ils s'élever jusqu'au rang des Américains ?
» Un troisième interlocuteur émit une opinion différente: « On va, dit-il,
raser les maisons des noirs, et faire disparaître leurs hideuses figures! Les
blancs sont coupables d'agir ainsi; car ils ont eu le premier tort; pourquoi
ont-ils donné la liberté aux nègres? » A l'instant où ces tristes discours frappaient notre oreille, un affreux
spectacle s'offrit à nos yeux... Nous étions dans Léonard-Street. Quelques pauvres mulâtres venant à passer en
ce moment, nous entendons aussitôt mille voix furieuses crier: « Haine aux
nègres! à mort! à mort! » Au même instant, une grêle de pierres, parties du sein
de la multitude, tombe sur les gens de couleur; des Américains, armés de bâtons,
se précipitent sur ces malheureux, et les frappent sans pitié. Attérés par un
traitement aussi cruel qu'inattendu, les mulâtres ne faisaient aucune
résistance, et paraissaient accablés de stupeur à l'aspect de la foule irritée;
leur regard, élevé vers le ciel, semblait demander à Dieu d'où venait contre eux
le courroux d'une société dont ils respectaient les lois. Bientôt une scène plus désolante encore s'offrit à nos regards. Les
infortunés, que poursuivait une aveugle vengeance, s'étaient réfugiés dans les
maisons amies de quelques gens de couleur. Je les croyais échappés au péril;
mais quand il est soulevé, le flot populaire ne s'arrête pas ainsi. Les fenêtres
volent en éclats, les portes sont brisées, les murs démolis... En ce moment, je
cessai de voir le travail du peuple: Marie était glacée d'effroi. « Mes amis,
nous dit Nelson sans se troubler, retirons-nous; ces violences barbares
confondent ma raison; elles prouvent une haine bien fatale contre les gens de
couleur. De grands dangers nous menaceraient si nous étions découverts.
Hâtons-nous de gagner le temple saint; réfugiés dans l'édifice religieux, nous y
serons à couvert de toute injure: le peuple américain cesserait plutôt d'exister
que de perdre son respect pour les choses saintes... Mes enfants, nous disait
encore Nelson en nous entraînant vers l'église, dès que votre union sera
consommée, nous quitterons cette ville, où règnent de mauvaises passions, que je
croyais assoupies. » En peu d'instants nous arrivâmes à l'église de John Mulon. Beaucoup de gens
de couleur s'y étaient réfugiés. En entrant dans le pieux asile, je sentis renaître ma force et mes
espérances. Le tumulte de la sédition, les cris de la multitude, ses fureurs, et
la voix des victimes, tous ces bruits de la terre cessèrent de frapper mon
oreille, et les ressentiments sortirent de mon coeur. J'aimais la fille de
Nelson, et je priais Dieu. Bientôt la cérémonie fut commencée. J'étais agenouillé près de Marie, dont la
pâleur était extrême. Pendant les scènes d'horreur dont nous avions été les
témoins, elle n'avait pas laissé échapper une seule plainte; seulement son
regard douloureux semblait me dire: « Sont-ce donc là les pompes de notre
hymen?» Depuis que nous étions entrés dans l'enceinte sacrée, je voyais renaître
sur son front le calme et la sérénité: mais sa confiance en Dieu était plutôt de
la résignation que de l'espérance. Pour moi, je m'abandonnais sans réserve à mes impressions de joie. Après bien
des orages, je touchais au port... mes malheurs passés servaient d'ombre à mon
bonheur... et je bénissais presque les persécutions de la fortune, sans
lesquelles je n'eusse point été aussi heureux... Si le sort eût protégé mes
premières ambitions de gloire et de puissance, je n'aurais point quitté
l'Europe, et je ne serais point aujourd'hui l'époux de Marie! Que me feront
désormais les injustices du monde; nous serons deux pour les supporter; et les
larmes d'une femme sont si douces, qu'elles mêlent un charme secret aux douleurs
les plus amères. Ainsi s'offraient à mon esprit mille pensées riantes d'avenir, tandis que,
prosternés devant l'autel, Marie et moi nous recevions les bénédictions de
l'Eglise. Au moment où le ministre saint, après avoir tiré de son coeur des
conseils touchants, prenait nos mains pour les unir, un grand tumulte éclate
tout-à-coup à la porte du temple. « Les insurgés! » crie une voix sinistre. Ce
cri vole de bouche en bouche; puis un silence morne se fait sous la voûte
sacrée... Alors on entend au dehors le bruit d'une multitude en désordre,
semblable aux grondements d'un orage qui s'approche. Poussé par un vent
impétueux, le nuage qui porte le tonnerre s'avance rapidement, et déjà la foudre
est sur nos têtes. « Mort aux gens de couleur! à l'église! à l'église! » Ces
clameurs redoutables retentissent de toutes parts; la terreur saisit les fidèles
assemblés; le prêtre pâlit ses genoux fléchissent, l'anneau qui devait nous unir
tombe de ses mains! Marie, glacée d'effroi, perd ses sens, chancelle, et je
prête à la jeune fille défaillante l'appui du bras qui, un instant plus tard,
eût soutenu mon épouse bien-aimée. Quelques nègres intrépides s'étaient élancés vers les issues de l'église pour
les défendre contre l'invasion; mais bientôt mille projectiles tombent avec
fracas sur l'édifice sacré... on entend les portes gémir sur leurs gonds... les
assaillants s'encouragent mutuellement à la violence; chacun de leurs succès est
salué par des applaudissements tumultueux; les coups redoublent, les murailles
s'ébranlent, le sol a tremblé. Déjà le peuple, ce prodigieux ouvrier de
destruction, a fait irruption dans le parvis; alors l'église présente une scène
affreuse de désordre et de confusion: les enfants jettent des cris perçants; les
femmes poussent des plaintes douloureuses. A l'idée d'un massacre populaire,
l'horreur pénètre dans toutes les âmes; car la populace est la même dans tous
pays, stupide, aveugle et cruelle. Des hommes, ou plutôt des monstres, sans
respect pour la sainteté du lieu, sans pitié pour l'infirmité du sexe et de
l'âge, se précipitent sur la pieuse assemblée, et se livrent aux actes de la
plus brutale violence, sans épargner les femmes, les vieillards et les enfants.
Mon angoisse était extrême. Confondu par ce spectacle de vandalisme et
d'impiété, Nelson était partagé entre sa sollicitude paternelle et son orgueil
national. « O mon Dieu! s'écriait-il; ô profanation! ô honte pour mon pays! »
Le péril était imminent et terrible; je dis à Nelson: «De grâce, laissez à
mon amour le soin de protéger Marie » et en parlant ainsi, je la saisis dans mes
bras. Oh! avec quelle énergie je m'emparai de ma bien-aimée! comme je me sentis
fort en la portant sur mon coeur! mais à peine étais-je chargé d'un si précieux
fardeau, que j'entends plusieurs voix crier: « John Mulon! John Mulon! mort au
catholique qui marie les femmes de couleur avec les blancs! » Et en même temps
je vis tous les regards se porter sur nous; je compris que nous étions trahis,
et que d'affreux dangers nous menaçaient. Comment sauver Marie? comment
traverser les rangs de nos ennemis, au milieu de tant de passions déchaînées?
Une lueur d'espérance vint briller à mes regards. « La milice! la milice! »
crièrent quelques insurgés. -- « Que nous importe! répondirent les autres; la
milice n'oserait pas tirer sur le peuple américain! » Un corps de miliciens arrivait en effet avec la mission de rétablir la paix
publique; mais il était entièrement composé d'hommes blancs qui se souciaient
peu des gens de couleur. Au lieu d'arrêter la fureur populaire, ils se mirent à
contempler ses excès. Leur présence impassible ne fit qu'accroître la fureur des
assaillants qui parcouraient l'intérieur du temple, brisant, saccageant tout,
les meubles, les ornements du culte, la chaire sacrée, l'autel même. Toutes les
issues étaient gardées, pour que nul ne pût se soustraire à leurs violences.
Dans cette extrémité, recommandant au ciel la sainte cause de l'innocence et du
malheur, je me précipite au milieu d'une multitude effrénée, à travers mille
cris de douleur et de vengeance, élevant dans mes bras Marie, pâle et échevelée,
et n'ayant pour me protéger d'autre secours que l'énergie de ma volonté, la
force de mon amour, et ma foi dans la justice de Dieu. Ah! je fus intrépide et
puissant! je ne sais si ce fut un effet de mon audace ou d'une céleste
protection: mais un passage s'ouvrit devant moi. Marie était si belle dans son
effroi, que j'attribuai d'abord à la fascination de ses charmes l'impuissance de
nos ennemis; cependant quel respect la plus noble créature inspirerait-elle à
l'impie qui outrage Dieu dans son temple? Je n'avais plus à franchir que la
dernière issue: c'était le passage le plus dangereux. Agité de mille terreurs,
placé entre l'obstacle que je voyais devant moi et l'impossibilité de demeurer
immobile, ne trouvant que périls autour de moi, je m'élance... En ce moment, je
vois se lever les bras des meurtriers... Marie va tomber sous leurs coups...
Alors il me semble que la voûte du ciel s'affaisse sur moi, en même temps que la
terre entr'ouvre son sein pour m'engloutir. Cependant mon élan suit son cours;
je ne puis plus le retenir, et, dans cet entraînement de mon corps, j'ai la
conscience qu'en voulant sauver une tête chérie, je la livre à ses bourreaux!!
O mon Dieu! qu'en ce jour ta puissance et ta miséricorde furent grandes! A
l'instant même où je précipitais dans l'abîme le trésor confié à mon amour, un
jeune combattant se présente, se jette entre nous et nos ennemis, dont il brave
les fureurs, nous fait un rempart de son corps, s'avance dans le terrible
défilé, attaque les gardiens du passage, désarme, renverse, brise tout ce qui
lui résiste... Précédé de sa puissance tutélaire, je marche sans obstacle, je
soustrais Marie aux outrages, je la protège contre toutes les violences, et
ressens la plus douce joie qu'il soit donné à l'homme d'éprouver en dérobant à
un affreux péril et en voyant renaître dans mes bras le charmant objet de mon
amour. Peu d'instants après nous fûmes rejoints par Nelson, James Williams et John
Mulon, qui, malgré les luttes où ils avaient été contraints de s'engager, ne
nous avaient pas perdus de vue. « Ludovic! ô ciel! où sommes-nous ? » s'écria Marie en rouvrant ses beaux
yeux que la terreur avait fermés, et qui semblaient se réveiller d'un long
sommeil; « Où donc est le temple, le ministre saint, mon père, la foule ? » Et
son regard parut s'égarer autour d'elle. « Mon bien aimé, reprit-elle, je ne sais rien, sinon que je te dois la vie. »
Puis, voyant Nelson: « Mon père! ah! je tremblais pour vos jours... dites...
que s'est-il donc passé depuis que l'anneau de notre hymen est tombé des mains
du prêtre de Dieu... J'ai eu une terrible vision!... des images de sang!... des
cris de mort!... Georges! Georges! où est-il? » -- « Il est là, » répliqua Nelson. -- « O mon Dieu! il a perdu la vie, » s'écria Marie. -- « Non, ma fille, il a sauvé la tienne. » Nelson nous apprit en effet que Georges était ce jeune homme intrépide qui, à
l'instant du plus grand péril, s'était montré soudain, et nous avait délivrés
par des prodiges de valeur et d'audace. « Mes amis, dit Nelson, le ciel nous éprouve par de cruelles infortunes;
cependant la Providence, qui, en permettant un grand mal, nous a soustraits
miraculeusement aux maux plus grands dont nous étions menacés, n'est-elle pas
encore généreuse envers nous?» -- « D'où vient que Georges était ici ? demanda Marie; et pourquoi n'est-il
pas avec nous? -- « Georges, répondit Nelson, nous est apparu comme ces génies bienfaisants
qui ne descendent sur la terre que pour sécher les pleurs des hommes, et qui,
après avoir consolé, retournent dans leur céleste patrie. Je l'ai vu ardent,
impétueux, s'élancer à la défense de sa soeur et terrasser ses ennemis. Bientôt
il s'est approché de moi: -- Suivez Marie, m'a-t-il dit; veillez sur elle...
hâtez-vous, ô mon père, de fuir cette ville impie. Et comme je prenais son bras
pour l'attirer à nous: -- Je ne suis pas libre, m'a-t-il répondu avec énergie;
mon devoir m'appelle ailleurs... J'aime ma soeur plus que la vie, mais non
autant que l'honneur. Je m'éloigne de vous, je fuis ma chère soeur, pour ne pas
être faible. Que Marie s'unisse à Ludovic, il est digne d'elle... elle l'est de
lui... Adieu, James Williams; a-t-il dit en s'éloignant; allez chez votre frère
Lewis; il vous faut à tous un autre asile, car votre maison n'existe plus. »
Nous trouvâmes en effet un monceau de ruines à la place de l'habitation de
notre hôte. Les portes en avaient été brisées, les murs démolis, les meubles
saccagés; les débris de la destruction avaient été rassemblés en tas sur la
place publique; on y avait mis le feu en signe de joie, et nous aperçûmes à
notre retour, les dernières lueurs de la flamme qui les avaient consumés.
Plusieurs maisons de gens de couleur et de blancs amis des nègres avaient
éprouvé le même sort, et quatre églises appartenant à la population noire
étaient tombées, comme celle de John Mulon, sous la violence et la profanation.
Vers le soir, l'insurrection était amortie; la société philantropique,
établie à New-York pour l'affranchissement des nègres, publia une déclaration
dans laquelle elle s'efforça de calmer les passions des Américains contre les
gens de couleur. « Jamais, dit-elle, nous n'avons conçu le projet insensé de
mêler les deux races; nous ne saurions méconnaître à ce point la dignité des
blancs; nous respectons les lois qui établissent l'esclavage dans les Etats du
Sud. » O honte! quel est donc ce peuple libre devant lequel il n'est pas permis de
haïr l'esclavage ? Les nègres de New-York ne demandent pas la liberté pour eux,
tous sont libres; ils invoquent la pitié américaine pour leurs frères
esclaves... et leur prière, celle de leurs amis, sont des crimes pour lesquels
on demande grâce!... Cependant il restait encore dans la ville un peu de cette agitation
superficielle qui a coutume de succéder aux crises de la guerre civile. On
voyait le père chercher les enfants; la soeur, le frère; l'épouse, le mari. On
s'abordait en se questionnant et en se faisant mutuellement des récits exagérés:
à l'aspect des édifices ruinés et des cendres encore fumantes, on s'arrêtait
pour contempler l'oeuvre populaire, comme on regarde, après l'ouragan, les
chênes déracinés et les moissons flétries. Les héros du jour et les braves se
reposaient et rentraient chez eux; les poltrons et les intrigants entraient en
scène. Tout le monde, après l'événement, condamnait les insurgés, et leurs excès. La
plupart, en déplorant la misère des noirs, en éprouvaient une secrète joie. Je
vis pourtant quelques bons citoyens, amis sincères de leur pays, verser des
larmes au souvenir de cette fatale journée; ils voyaient dans cet acte de
tyrannie, exercé par le plus grand nombre sur une minorité faible, l'abus le
plus odieux de la force, et se demandaient si une population, dont les passions
haineuses étaient plus fortes que les lois, pouvait long-temps demeurer libre.
A l'heure même où la sédition était apaisée, ou nous apprit qu'il s'en
préparait pour le lendemain une nouvelle, dont les symptômes étaient terribles.
Un seul moyen pouvait arrêter l'insurrection dès son principe: il eût fallu
ordonner à la milice de faire feu sur le peuple; mais cet ordre ne pouvait
émaner que du maire de la cité. Les plus sages lui conseillaient cette mesure;
mais, magistrat né du peuple, il n'osait frapper son père. Vainement on lui
disait que les insurgés étaient de la populace, et non le peuple. Dans les
discordes civiles, il vient un moment où il est bien malaisé de distinguer l'un
de l'autre. Le maire écouta l'avis des plus modérés, qui voulaient qu'on montrât
seulement les baïonnettes à la multitude. Cet appareil de miliciens sous les
armes ne pouvait être, à la vérité, qu'une démonstration vaine, s'il ne leur
était permis de briser par la force toutes les résistances; mais il y a des cas
où la raison ne fait point entendre, parce qu'elle est combattue par de secrets
sentiments, dont on ne saurait convenir, et qu'on s'avoue à peine à soi-même.
«Après tout, disait aux Américains la voix de cet instinct secret, le malheur
serait-il si grand, quand les gens de couleur et leurs amis périraient dans un
mouvement populaire? » Jugez enfin de la stupeur dans laquelle chacun de nous tomba, en apprenant
que l'annonce de mon union avec Marie avait été, sinon la cause, du moins le
prétexte de l'insurrection. A cette nouvelle, tous les ressentiments qu'avaient
fait naître quelques mariages précédents entre des blancs et des femmes de
couleur s'étaient réveillés. La partie éclairée de la population, sans éprouver
des passions aussi violentes, sympathisait avec elles; elle n'eût point suscité
la révolte, mais elle laissait faire les rebelles, et, je ne sais si elle eût
jamais arrêté leurs excès, n'était la crainte qu'elle sentit pour elle-même
d'une multitude effrénée, qu'elle vit enivrée de désordre et avide de
destruction. CHAPITRE XIV. LE DEPART DE L'AMERIQUE CIVILISEE. Nelson me dit: «Il vous manquait cette dernière épreuve... -- « De grâce, m'écriai-je, ne faites pas à mon coeur l'injure de
l'interroger... Mais dites, quand serai-je uni à celle qui m'est plus chère
mille fois qu'elle ne le fut jamais ?... -- « Hélas! mon ami, répliqua Nelson après un long silence, tout est
obstacle, embarras et malheur autour de nous... Je ne vois de certain que la
nécessité où nous sommes de quitter New-York sans le moindre retard.» Nous pensions tous comme lui. Mais où aller ?... Nelson voulait nous conduire
dans l'Ohio, où la population américaine, composée d'éléments tout nouveaux, ne
tient aucun compte des antécédents de la vie et des traditions de famille. Il se
sentait d'ailleurs attiré vers ce pays par la fécondité de son sol et le génie
industriel de ses habitants. Mais comme nous allions nous arrêter à ce projet,
notre nouvel hôte, Lewis Williams, chez lequel son frère nous avait conduits,
nous apprit que la législature de l'Ohio venait de rendre un décret pour
interdire l'entrée de l'Etat à tous les gens de couleur. Ce nouvel acte de tyrannie, tant de malheurs accumulés sur nos têtes,
réveillèrent dans mon âme les haines qu'une ivresse passagère y avait endormies.
Je dis à Marie: « Ma bien-aimée, fuyons une société qui nous persécute; le
bonheur est trop difficile parmi les méchants; mais tous les hommes sont
méchants pour nous; crois-moi, renonçons à ce monde cruel... voudrais-tu me
suivre au désert? L'Ouest des Etats-Unis contient d'immenses contrées, où les
Européens n'ont jamais pénétré; c'est là qu'est notre asile... » Quel est l'homme qui, sous le charme d'une douce atmosphère, traversant une
belle solitude, au milieu d'une forêt sombre et sauvage, où l'eau vive court
sous la feuillée tremblante; où le soleil se joue sur les cimes que déplace le
vent; où tout est recueillement et mystère; où la nature s'empare de l'âme par
le calme, et des sens par une voluptueuse fraîcheur; quel est celui, dis-je,
qui, sous l'empire de ces impressions, n'a pas rêvé le bonheur dans un
établissement éloigné du monde, et n'a, sur les ailes de son imagination,
transporté tout-à-coup dans ce lieu solitaire une personne chérie, avec laquelle
il oubliera le reste des hommes, au sein de toutes les délices de l'amour, et de
tous les enchantements de la nature ? Ceux auxquels de riantes illusions n'ont pas inspiré ce beau rêve l'ont
peut-être fait dans ces moments de triste réalité où l'ennui, le dégoût et la
misère donnent au malheureux l'espoir de trouver le bonheur partout où le monde
n'est pas. L'idée du désert me vint de la mélancolie; cependant elle offrit à mon âme
l'image d'une douce félicité. Je dis à Marie cette impression avec une abondance de sentiments et un excès
de tendresse que j'essaierais vainement de vous dépeindre: le coeur trouve, dans
ses efforts d'espérance, des expressions qui ne sont point de l'homme; mais le
feu de ce divin langage s'éteint en lui, lorsque, de l'Eden céleste vers lequel
elle s'était élancée, l'âme est retombée dans la vallée de larmes... Pendant que je parlais, Marie semblait m'écouter avec ravissement; nos coeurs
étaient toujours de concert, et son imagination avait compris la mienne. Quand
je lui dis ces mots « Voudrais-tu me suivre au désert ? » -- « Oh! mon ami,
s'écria-t-elle, comme la vie s'écoulerait pour moi douce et tranquille, partout
où je ne verrais que toi!! » -- Et, comme si un remords fût entré dans son âme,
elle reprit bientôt: « La solitude me convient, à moi, pauvre fille maudite des
hommes et de Dieu; mais vous, Ludovic, n'est-ce pas trop sacrifier que de
quitter ce monde ? » Alors j'essayai de convaincre Marie du peu que je perdais en m'éloignant des
hommes. Passer mes jours avec elle seule, loin des sociétés que je haïssais, me
semblait un bonheur au-delà duquel je ne concevais rien qui fût désirable. Pour
apaiser ses scrupules, je ne lui fis aucune peinture exagérée de mon amour: je
lui montrai mon coeur à découvert. «Tu crois, lui dis-je, ô ma bien-aimée! que
je t'offre un sacrifice... détrompe toi. Cette retraite vers la forêt solitaire
où nous jouirons d'une si douce félicité, n'est pas seulement selon mon coeur;
ma raison elle-même l'approuve. Je suis dégoûté des hommes d'Europe et de leur
civilisation. Dans les contrées sauvages où nous irons, nous trouverons d'autres
hommes qui ne sont ni polis ni savants, mais aussi ne connaissent rien aux arts
de l'oppression et de la tyrannie. Nous appelons ces Indiens des sauvages parce
qu'ils n'ont point nos talents; mais quel nom nous donnent-ils, eux qui ne
possèdent point nos vices? C'est au sein de leurs forêts que nous admirerons
l'homme dans sa dignité primitive. « La vie civilisée est une vie de force collective et de faiblesse
individuelle: l'homme isolé marche seul dans sa force et dans sa liberté.
« Dans nos pays de vieille civilisation, l'impotent dont le corps languit, le
lâche qui n'a point d'âme, l'imbécile qui n'en a pas plus qu'un reflet, sont les
forts de la société, pourvu qu'ils soient nés riches: ils brillent, ils
commandent, ils gouvernent. Il n'est pas de poltron qui n'achète du coeur avec
de l'or: les honneurs, les distinctions, la gloire même, se vendent comme une
denrée. « J'ai vu des idiots que servaient cent hommes intelligents appelés valets.
S'ils fussent nés rois, ils eussent été servis par des peuples. « Chez l'Indien, au contraire, l'intelligence est au chef, l'énergie à
l'homme fort, la faiblesse à l'infirme; et l'on n'achète pas plus l'énergie
musculaire que la puissance morale. « Ainsi la raison elle-même nous chasse du pays que nous haïssons, et nous
pousse vers la nouvelle patrie qu'a choisie notre coeur... -- « Oh! oui, s'écria Marie cédant à la conviction dont elle me voyait
pénétré... mais mon père!!... » Je répliquai: « Nelson nous aime tendrement: partout où nous irons, ses
bénédictions et ses voeux suivront nos traces... d'ailleurs, infortuné lui-même,
ne sera-t-il pas jaloux de partager notre retraite? » Nelson entendit sans le plus léger signe d'émotion la communication de mes
projets; il réfléchit profondément, et puis il me dit: «La résolution que vous
proposez est extrême, mais notre position l'est aussi; je ne me séparerai point
de vous, mes enfants. Pendant qu'au désert vous serez occupés de votre bonheur,
j'aurai, moi, d'autres soins à remplir. J'ai toujours compati à la misère des
Indiens, dont l'ignorance fait la faiblesse; un grand nombre parmi nous sont
durs et persécuteurs envers ces infortunés. Le Ciel, qui ne me permet pas de
jouir ici du bien-être et de la sécurité, m'avertit sans doute que ma place est
marquée ailleurs, et je ferai encore une oeuvre utile à mon pays en travaillant
à réparer ses injustices... » Il réfléchit de nouveau, et poursuivit ainsi: « Nous allons marcher vers
l'Ouest et traverser de vastes contrées. Le désert est loin aujourd'hui; la
civilisation américaine grandit si vite et s'étend si rapidement... Si nous ne
cherchions qu'un sol fertile et une admirable nature, nous choisirions notre
asile dans la vallée du Mississipi, sur sa rive droite, qui compte encore peu
d'habitants; mais les eaux du grand fleuve qui, en se débordant, fécondent les
terres environnantes, sont aussi, par leur contact avec les matières végétales,
la source d'exhalaisons funestes à la vie de l'homme. Nous ferons mieux de
porter nos pas du côté des grands lacs, où l'on respire un air toujours pur. Le
Michigan est renommé pour la salubrité de son climat; il ne contient qu'une
seule ville (Détroit), d'immenses forêts, et la nation des Indiens Ottawas. »
Le lendemain, le premier jour du mois de mai de l'année 1827, Nelson, Marie
et moi remontions l'Hudson pour nous rendre à Albany, et de là à Buffaloe,
petite ville située sur le bord du lac Erié. Nelson eût voulu n'emmener aucun
serviteur: je désirais moi même de faire comme lui; mais le fidèle Owasco nous
demanda si instamment de nous suivre, et témoigna tant de chagrin à l'idée
d'être séparé de sa bonne maîtresse, que nous cédâmes à sa prière. Ainsi nous partîmes, chassés par la persécution et réduits à chercher un
asile parmi les sauvages. Oh! je n'accusai point alors la rigueur de mon destin.
Ce départ avec l'objet aimé, les scènes ravissantes que nous offrit le fleuve du
Nord sur ses deux rives, et qu'on admire si bien quand on est deux; ce voyage
aventureux vers des pays inconnus; l'opiniâtreté même du malheur attaché à nos
pas; tout réveillait en moi l'enthousiasme et l'énergie. A peine avions-nous fait dix milles sur l'Hudson que, portant mes regards
vers New-York, cette vaste cité, naguère objet de mes illusions, et maintenant
quittée sans regrets, j'aperçus dans le lointain, sur plusieurs points
différents, des flammes s'élever dans les airs. « Ce sont, dit un Américain, les
églises des noirs et leurs écoles publiques qu'on brûle.» Cette destruction
avait été annoncée la veille. Ainsi nous voyions encore la haine de nos ennemis,
quand nous étions à l'abri de leurs coups. Tel fut l'adieu que nous fit
l'Amérique civilisée. Bientôt nous ne vîmes plus que de vastes nappes d'eau, des montagnes et des
forêts, et cependant nous n'étions pas encore dans l'Amérique sauvage. Ces
contrées intermédiaires qui séparent la civilisation du désert devaient nous
donner de tristes impressions. Je ne saurais vous dire quel serrement de coeur
j'éprouvai lorsqu'au sortir d'Albany, côtoyant les bords de la Mohawks, je
rencontrai quelques indiens vêtus en mendiants. Il y a moins d'un siècle, les
sauvages habitants de ces contrées étaient une nation formidable; leurs tribus
guerrières, leur puissance, leur gloire, remplissaient les forêts du
Nouveau-Monde. Que reste-t-il de leur grandeur?... Leur nom même a disparu de
cette terre. Le peuple qui les remplace ne s'enquiert même pas si d'autres
étaient là avant lui, et l'étranger qui passe en ces lieux les interroge sans
qu'aucun souvenir lui réponde. Peu soucieux d'avenir, l'Américain ne sait rien
du passé. Sans doute les Etats-Unis deviendront un grand peuple; mais ensuite,
qui prendra leur Cependant ces régions qu'envahit la civilisation européenne conserveront
long-temps encore leur aspect sauvage. On y rencontre çà et là des villages et
des villes; mais c'est toujours une forêt. La coignée y retentit incessamment;
l'incendie ne s'y repose point; mais à peine y apparaît-il quelques clairières,
* faible conquête de l'homme sur une végétation puissante qui, en tombant sous
le fer et la flamme, ne s'avoue point vaincue, et se relève avec énergie à la
face de ses destructeurs. [Note de l'auteur. * Réf. C'est encore une étrange chose, au milieu de cet empire à peine ébranlé de la
nature sauvage, de s'entendre étourdir du nom magnifique des villes qui
rappellent la plus antique comme la plus brillante civilisation. Ici, Thèbes;
là, Rome; plus loin, Athènes. Pourquoi ce vol fait à tous les peuples du monde
de leurs gloires et de leurs souvenirs ? Est ce un parallèle ou un contraste ?
La ville aux cent portes est une bourgade; la cité reine du monde, un
défrichement; le berceau de Sophocle et de Périclès, un comptoir. Cependant d'autres émotions agitaient mon coeur. Chaque fois que j'apercevais
une forêt bien sombre, un joli vallon, un lac et ses charmants rivages,
j'éprouvais la tentation de m'y arrêter. « Ici, me disais-je, avec Marie, je
vivrais heureux: pourquoi donc aller plus loin ? » Un jour, passant auprès du lac Onéida, non loin de Syracuse et de Cicero, je
vis une petite île dont l'aspect fit tressaillir mon coeur. Elle occupe le
milieu du lac: assez grande pour servir d'asile à une famille, elle n'en
pourrait recevoir deux: on y trouverait ainsi un isolement assuré. Il me sembla
que la nature ne m'avait jamais offert un spectacle plus ravissant. L'île
enchantait mes regards par la fraîcheur de sa végétation, par la richesse et la
variété de ses feuillages; et les eaux qui l'entouraient reflétaient dans leur
cristal argenté, sur un fond de ciel bleu, ses contours pleins de grâce, ses
touffes d'arbres fleuris et ses massifs de verdure. « C'est, me dit-on, l'île du
Français.» * N'était-ce point la retraite que je cherchais ? Non: les bords du
lac sont envahis par les Européens. Là, plus d'Indiens hospitaliers, mais des
Américains aubergistes. Ces hôteliers ont pour domestiques des nègres; et ces
nègres, qui sont voués au mépris public parce que la domesticité est leur
partage exclusif, se trouvent là comme pour attester, jusque sur les limites du
désert, l'existence du préjugé dont ils sont les victimes, et l'éternelle
barrière qui sépare les deux races. [Note de l'auteur. * Réf. Le voisinage des hommes nous repoussait; il fallait aller plus loin. En arrivant à Buffaloe, nous apprîmes un événement qui remplit de joie l'âme
de Nelson. On nous dit que, sur le port, il y avait, prêts à s'embarquer pour le
Michigan, six cents Indiens nouvellement arrivés de la Géorgie. Ils étaient de
la tribu des Cherokis; un agent du gouvernement central les accompagnait, chargé
de les conduire à leur nouvelle destination. Nelson ne tarda pas à reconnaître
en eux les infortunés pour lesquels il avait, peu de temps auparavant, donné sa
liberté, et que la cupidité américaine condamnait à l'exil, à l'époque même où
de cruels préjugés le contraignaient, lui et sa famille, de quitter Baltimore.
Les principaux parmi les Indiens avaient vu Nelson en Géorgie, et tous se
rappelèrent son généreux dévoûment. Il y eut entre eux et lui une reconnaissance
touchante, et ce fut une occasion de joie pour toute la tribu. Nelson vit dans
cette rencontre une sorte d'arrangement providentiel, et il nous dit: « Le ciel
a entendu mes voeux; il envoie au-devant de moi les infortunés vers lesquels
j'allais... Ne dois-je pas à un témoignage éclatant de sa toute-puissance le
bonheur de retrouver les malheureux dont une odieuse persécution m'avait séparé
? L'infortune nous réunit... maintenant nous ne nous séparerons plus... la
communauté des misères fait naître un lien plus solide que celle des
prospérités... » Cependant notre intérêt pour les pauvres exilés s'accrut, lorsque nous
entendîmes les réflexions que leur départ inspirait aux Américains. « Enfin, disait l'un, ces misérables se retirent! on ne les a que trop
long-temps supportés parmi nous. Quel produit tiraient-ils des fertiles contrées
qu'ils abandonnent ? Le plus habile d'entre eux n'a jamais travaillé dans une
manufacture; et tous aiment mieux une forêt qu'un champ de blé!! -- « Fort heureusement, reprit un autre, le bon sens américain triomphe des
déclamations des philantropes, des quakers et des presbytériens. » Un troisième ajouta: -- «Ces sauvages ne sont-ils pas trop heureux ? ils vont trouver dans le
Michigan une riche contrée, de grandes prairies, d'immenses forêts; et tout cela
leur est concédé à perpétuité! » Pendant que nous entendions ces discours attristants, nous étions témoins
d'un spectacle plus affligeant encore: c'étaient les apprêts du départ. Le bord
du lac Erié était couvert d'Indiens à moitié nus, de petits chevaux à longues
crinières, de chiens chasseurs et demi-sauvages, de longues carabines, de
vieilles hardes; tout cela gisait pêle-mêle sur la plage. Il y a quelque chose de profondément triste dans l'adieu d'un homme à sa
patrie, mais un peuple entier qui part pour l'exil présente une scène tout à la
fois douloureuse et solennelle. La physionomie de ces malheureux était impassible; cependant on y pouvait
deviner le sentiment d'une grande infortune. Comme on donnait le signal du départ, nous remarquâmes un groupe d'Indiens
qui s'avançaient vers le port; ils étaient encore plus graves, plus recueillis
que les autres, et marchaient d'un pas plus lent. L'un d'eux paraissait
s'incliner comme s'il eût plié sous un fardeau. A son approche, tous se
rangeaient pour faciliter son passage. Enfin nous distinguâmes au milieu de la
foule un vieillard décrépit, courbé sous la charge des années; son front chauve,
ses bras desséchés, son corps vacillant, le rendaient plus semblable à un
spectre qu'à un être vivant. D'un côté, deux vieillards le soutenaient, dont les
épaules affaissées et tremblantes semblaient moins destinées à prêter un appui
qu'à le recevoir; de l'autre, il se penchait sur deux femmes: la première, à
cheveux blancs; la seconde, plus jeune, portait un enfant suspendu à son sein.
C'était le patriarche de la tribu; il avait vécu cent vingt années. Etrange et
cruel destin! cet homme, si voisin du sépulcre, ne laisserait pas ses ossements
parmi les ossements de ses pères, et, proscrit séculaire, il allait, dans l'âge
de la mort, à la poursuite d'une patrie et d'un tombeau. Cinq générations
l'entouraient et s'en allaient avec lui. L'infortune de tous n'égalait point la
sienne. Qu'importe l'exil à l'enfant qui naît ? Pour qui a de l'avenir, c'est
une patrie qu'un monde nouveau. Il n'existait alors, entre Buffaloe et le Michigan, aucune communication
régulière. C'était donc une rencontre doublement heureuse pour nous que celle
des Indiens dont Nelson était l'ami, et l'occasion d'un bateau à vapeur prêt à
partir pour le lieu même que nous avions indiqué d'avance comme terme de notre
course. Nous prîmes place sur le bâtiment parmi les Cherokis. Pendant la traversée de
Buffaloe à Détroit, Nelson m'entretint longuement du sort de ces peuplades,
jadis si puissantes, aujourd'hui si abaissées; il en parlait sans l'enthousiasme
des hommes d'Europe et sans préjugés américains. Parmi les paroles qu'il me fit
entendre, je me suis toujours rappelé celles-ci: « On croit, me disait-il, que
nous exterminons par le fer les tribus sauvages de l'Ouest: on se trompe, nous
nous servons d'un moyen de destruction aussi sûr et moins dangereux pour celui
qui l'emploie. En échange de riches fourrures de martres et de castors, nous
leur donnons de l'eau-de-vie de peu de valeur; l'Indien grossier abuse tellement
de cette boisson, qu'il en meurt. Ce commerce enrichit l'Américain et tue son
ennemi. Des voix courageuses se sont élevées parmi nous pour flétrir cet infâme
trafic, mais en vain: l'intérêt sordide fascine les yeux du plus grand nombre.
« Il en est qui, pour se justifier d'un attentat, accusent la victime. Les
Américains reprochent aux Indiens d'être vils et dégradés. Peut-être le
sont-ils; mais l'étaient-ils avant de nous connaître ? Quand nos pères
abordèrent au milieu d'eux, ces sauvages leur firent voir un caractère qui
n'était pas sans grandeur, une dignité naturelle et vraie, autant d'énergie
morale que de force musculaire. Ces vertus leur manquent aujourd'hui: qui les en
a dépouillés? Alors, ils ignoraient l'ivrognerie, la débauche, la misère qui
mendie, les passions cupides qu'engendre le droit de propriété; « Je sais, ajoutait Nelson, combien il est difficile de polir leurs moeurs,
de changer leurs coutumes barbares, de les plier au double joug de la vie
sédentaire et de la vie agricole, premiers éléments de toute civilisation.
L'obstacle vient de leur fol amour pour la liberté sauvage. « Mais cet obstacle, qu'avons-nous fait pour le vaincre ? travaillons-nous à
les policer ou à les avilir ? et si leur dégradation est notre ouvrage,
trouverons-nous dans cet abaissement l'excuse de nos violences? « Les Indiens étaient puissants sur cette terre, quand une poignée de
proscrits vint demander un asile à leurs forêts;, ils furent hospitaliers et
bons. Maintenant on leur dit: « Retirez-vous; vous ne valez pas le sol qui vous
porte et que vous ne savez point féconder; allez vivre ou mourir plus loin. Ce
langage n'est point selon l'esprit de Dieu. Si les Indiens refusent d'apprendre
les arts utiles qui font le bien-être de cette vie, enseignons-leur la religion,
source de bonheur dans l'autre; nous ne serons plus troublés par nos
consciences, si nous en faisons des chrétiens.» Ainsi disait Nelson, et j'écoutais ses paroles avec recueillement, parce que
si voix était celle d'un homme juste. « Vous qui sympathisez avec leur malheur, hâtez-vous, me disait-il encore, de
les voir et de les plaindre; car ils auront bientôt disparu de la terre. Les
forêts du Michigan leur sont livrées à perpétuité... Oui, ce sont les termes
du traité: mais quelle dérision! Les terres qu'ils occupaient jadis, et dont on
vient de les chasser, leur avaient été concédées aussi pour toujours.
Leur nouvel asile sera respecté tant qu'il n'excitera point l'envie de leurs
ennemis; mais le jour où la population américaine se trouvera trop serrée dans
l'Est, elle se rappellera que le Nord du Michigan est une riche et belle
contrée. Alors un nouveau traité sera conclu entre les Etats-Unis et les
Indiens, et il sera démontré à ceux-ci que leur intérêt bien entendu est
d'abandonner leur nouvelle retraite et d'en aller chercher une autre encore plus
loin. Mais à force de s'avancer vers l'Ouest, ils rencontreront l'Océan
Pacifique: ce sera le terme de leur course; là ils s'arrêteront comme on
s'arrête au tombeau. Combien de jours de marche leur faudra-t-il pour atteindre
le but fatal ? je ne sais; mais on les a déjà comptés. Chaque vaisseau
d'émigrants, vomis par l'Europe engorgée de population, grossit la phalange
ennemie qui s'avance, hâte sa course, précipite la fuite des vaincus et accélère
l'heure de la catastrophe. Après avoir stationné dans le Michigan, ces Indiens
seront rejetés par-delà les montagnes rocheuses: ce sera leur seconde étape; et
lorsque, grandissant toujours, le flot européen aura franchi cette dernière
digue, l'Indien, placé entre la société civilisée et l'Océan, aura le choix
entre deux destructions: l'une, de l'homme qui tue; l'autre, de l'abîme qui
engloutit. » Tandis que Nelson et moi parlions théoriquement des Indiens et de leur
misérable sort, Marie ne prenait à nos discours qu'un faible intérêt; mais à
l'aspect de leur infortune elle fut bien plus émue que nous. Nous raisonnions;
elle pleura. L'intérêt de ces entretiens détourna d'abord mon attention de la nature toute
nouvelle qui s'offrait à mes regards. Cependant, lorsqu'après avoir traversé le lac Erié nous entrâmes dans la
rivière de Détroit, ainsi nommée parce que les eaux qui la forment, écoulées des
lacs supérieurs, sont étroitement resserrées entre ses deux rives, alors une
scène imposante s'empara de mes sens et laissa dans mon âme une vive impression.
A mesure que nous remontions le fleuve, paraissait à l'entour de nous un plus
grand nombre d'indigènes qu'attirait le bruit de la vapeur. Pour la première
fois un bateau se montrait à leurs yeux sans voiles ni rames. Rien ne pourrait
peindre l'admiration et la stupeur qu'éprouvait à cet aspect l'habitant du
désert. C'était pour lui et pour nous-mêmes un magnifique spectacle que cette maison
flottante, marchant toute seule et s'avançant impétueusement au-devant d'un
courant rapide, sans le secours d'aucune force apparente, entre deux bords
émaillés de prairies et si rapprochés l'un de l'autre qu'on semblait courir sur
la verdure; ce tonnerre sans cesse grondant de la vapeur qui portait le bruit
des cités dans les profondes solitudes; ce chef-d'oeuvre de l'industrie humaine,
cette merveille de la civilisation moderne, placée en face des beautés
primitives de la nature sauvage. Cependant on nous montra sur la rive gauche du fleuve une longue file de
maisons en bois peint, de construction élégante et neuve et entièrement
semblable aux édifices de toutes les petites villes d'Amérique. C'était la ville
de Détroit: on ignore si elle tient son nom du fleuve, ou si le fleuve lui doit
le sien; elle fut fondée jadis par les Français canadiens, au temps où la France
était puissante dans les Deux-Mondes. On trouve ainsi des noms de France semés
çà et là sur les rives du Saint Laurent, du Mississipi et jusqu'au fond du
désert; Pépin-le-Bref, * Saint Louis, ** Montmorency ***; source féconde de
souvenirs qui n'auraient que de la douceur, si, en retraçant la gloire de la
conquête, ils ne rappelaient aussi le crime de son abandon. **** [Note de l'auteur. *, **, *** et **** Réf. Détroit est la dernière ville du Nord-Ouest; après elle commence le désert.
Elle forme ainsi l'anneau de jonction entre le monde civilisé et la nature
sauvage; c'est le point où finit la société américaine et où commence le monde
indien. Placé sur la limite de ces deux mondes, on les voit face à face; ils se
touchent et n'ont rien de semblable. J'avais toujours pensé qu'en m'éloignant des grandes cités pour me rapprocher
des forêts solitaires, je verrais la civilisation décroître insensiblement, et,
s'affaiblissant peu à peu, se lier par un chaînon presque imperceptible à la vie
sauvage qui serait comme le point de départ d'un état social dont nos lumières
et nos moeurs seraient le progrès ou le terme. Mais entre New-York et les grands
lacs, j'ai vainement cherché dans la société américaine ces degrés
intermédiaires. Partout les mêmes hommes, les mêmes passions, les mêmes moeurs;
partout les mêmes lumières et les mêmes ombres. * Chose étrange! la nation
américaine se recrute chez tous les peuples de la terre, et nul ne présente dans
son ensemble une pareille uniformité de traits et de caractères. ** [Note de l'auteur. * et ** Réf. Jusqu'à ce moment, Marie avait supporté la route sans se plaindre d'aucune
fatigue; mais comme nous arrivions à Détroit, son visage portait l'empreinte
d'une altération qu'il lui était impossible de dissimuler; elle nous fit l'aveu
qu'elle avait besoin de repos: nous descendîmes à terre. Cependant le bateau à vapeur ne s'était approché du port que pour renouveler
sa provision de vivres et de bois, et déjà la cloche du départ se faisait
entendre. Nelson nous dit: « Mes enfants, demeurez ici tout le temps qui sera
nécessaire pour rendre à Marie ses forces; gardez avec vous Ovasco, dont les
services vous seront utiles. Je vous précéderai de quelques jours à Saginaw. Le
pays qui porte ce nom est, dit-on, riant et fertile; mais il est encore sauvage.
J'y préparerai votre asile, et le jour de votre arrivée sera celui de votre
hymen; moi-même je vous unirai, nos lois m'en donnent le pouvoir. *** Là, du
moins, mon cher Ludovic, vous pourrez aimer la pauvre fille de couleur sans
craindre les révélations perfides, sans encourir les mépris et les haines. »
[Note de l'auteur. *** Réf. Ainsi parla Nelson; ces paroles étaient touchantes, et chacun de nous fut
attendri; Nelson me dit encore en se séparant de nous: « Je confie à votre
honneur Marie, ma fille bien-aimée; elle n'osait prétendre à votre amour, elle a
droit à votre respect. Votre union fut bénie par un ministre de votre culte;
mais la religion catholique n'est point celle de Marie; vous savez d'ailleurs
quelle catastrophe affreuse est venu, jusque dans le temple saint, troubler
l'acte solennel près de se consommer. Adieu, mon fils, soyez pour Marie un père
jusqu'au jour où je vous nommerai son époux. » Nelson put juger par mon émotion
profonde que le souvenir de ses conseils ne sortirait point de mon coeur.
Un instant après, nous vîmes s'éloigner le bâtiment qui portait Nelson et les
Indiens... et nous demeurâmes seuls, Marie et moi, au milieu des grands lacs de
l'Amérique, entre un monde quitté sans regrets et un désert plein d'espérance.
CHAPITRE XV. LA FORET VIERGE ET LE DESERT. Chose étrange! le départ de Nelson m'avait affligé vivement. Ses paroles
sages, son adieu touchant, reposaient dans mon coeur. Cependant, l'avouerai-je,
après son départ, demeuré seul avec Marie, je me trouvai plus heureux. J'atteste
le ciel que mon âme était pure de toute coupable espérance. Mais, à partir de ce
moment, Marie n'avait plus d'autre protecteur que moi, je serais auprès d'elle
le seul être qu'elle aimât; mon coeur se réjouissait aussi de n'être plus
distrait par aucune amitié. Tel est l'amour, le plus généreux et le plus égoïste
de tous les sentiments. L'état de Marie n'avait rien d'alarmant; aidé d'Ovasco, je l'entourai de
mille soins qui n'étaient point nécessaires. C'était seulement du calme et du
repos qu'il lui fallait. Une navigation de deux jours sur le lac Erié, dont les
eaux se soulèvent comme les vagues de la mer, le bruit continu de la vapeur, qui
tantôt gronde sourdement, tantôt s'échappe en cris perçans; ce mouvement et ce
tumulte perpétuel de la vie de vaisseau avaient accablé Marie et porté à ses
nerfs un ébranlement général. Quelques nuits de sommeil paisible lui rendirent
toutes les forces perdues. Alors nous songeâmes à partir; mais il se présenta un
obstacle que nous étions bien loin de prévoir. Nous avions pensé qu'en prenant à Détroit une petite barque, il nous serait
facile de gagner par eau Saginaw. Lors de notre arrivée, nous avions vu dans le
port une foule de schooners, de sloops et de canots, qui, nous disait-on,
étaient toujours prêts à remonter le fleuve pour aller à la baie Verte, à
Saginaw, au saut Sainte-Marie. Mais lorsque notre départ étant résolu, je
songeai à faire un choix parmi les embarcations, mon étonnement fut extrême de
n'en pas voir une seule dans le port. Leur absence tenait à un événement qui me
fut raconté de la manière suivante: « Tous les ans, à la même époque, les Indiens arrivent des contrées les plus
lointaines, sur la frontière du Canada, pour y recevoir des armes, des
munitions, des vêtements que leur donnent les Anglais. Cette distribution
gratuite, imaginée par une politique perfide, * se fait à une petite distance de
Détroit; ** les tribus sauvages qui vivent aux environs du lac Supérieur, de la
baie Verte et de Saginaw, étaient accourues cette année, selon leur coutume;
elles venaient de repartir, et un grand nombre, qui avaient descendu le fleuve
dans leurs canots d'écorce, avaient pris, pour en remonter le rapide courant,
toutes les barques à voile qu'ils avaient pu trouver. » [Note de l'auteur. * et ** Réf. Cette circonstance nous jeta dans un grand embarras. Attendre le retour des
bateliers, qui ne pouvaient être revenus qu'après plusieurs jours d'absence,
dépassait notre courage; dans notre impatience d'arriver au but tant désiré,
tout retard nous était odieux. Nous étions plongés dans la perplexité la plus
cruelle, lorsqu'on nous apprit qu'il existait un moyen d'aller par terre à
Saginaw. « En prenant cette voie, nous dit-on, vous aurez une distance deux fois
moins longue à parcourir. La route est, à la vérité, peu fréquentée... Quelques
obstacles pourront s'offrir, mais faciles à surmonter. » Je crus ces paroles;
j'ignorais alors qu'il n'est pas d'entreprises si téméraires dont s'effraie un
Américain; je ne savais pas que son esprit hardi ne s'arrête que devant
l'impossibilité absolue. On nous dit que par terre nous pourrions, en trois journées, arriver sans
fatigue à Saginaw, où les marchands de fourrures, qui commercent avec les
Indiens, allaient quelquefois en un seul jour. Nous gagnerions d'abord Pontiac;
le second jour nous verrions la rivière des Sables, * et le troisième nous
serions à Saginaw. [Note de l'auteur. * Réf. Le quinzième jour du mois de mai, par un de ces temps embaumés comme en donne
la saison des fleurs, Marie et moi, accompagnés d'Ovasco, nous suivions la route
de Détroit à Pontiac dans une petite voiture qui portait beaucoup d'amour et
beaucoup d'espérance. Oh! qu'il est doux, dans l'âge des désirs impétueux, de
s'élancer ainsi comme à l'aventure vers un monde inconnu, quand on presse la
main de celle qu'on aime, et qu'on respire appuyé sur son coeur!! Je ne pouvais concevoir le phénomène d'une route si belle, si large, si bien
tracée au milieu d'une forêt sauvage. ** Cette forêt n'est cependant pas
tout-à-fait solitaire; on y rencontre çà et là quelques cabanes en bois, ***
habitées par les pionniers américains. Peu soucieux de la nature sauvage, ces
défricheurs industriels ne viennent point chercher dans le silence de ces lieux
une vie tranquille et retirée; ils arrivent au désert pour en saisir les
avant-postes, servent d'aubergistes aux nouveaux arrivants, mettent en culture
des terres qu'ils revendent avec profit; ensuite ils vont au-delà, plus avant
encore dans l'Ouest, où ils recommencent le même train d'existence et les mêmes
industries. A Pontiac, la route cesse subitement. Alors de toutes parts s'offrit
à nos yeux une épaisse forêt au travers de laquelle il était impossible de
continuer notre voyage comme nous l'avions commencé. Marie était accoutumée à
l'exercice du cheval; nous pûmes donc, sans imprudence, recourir à ce moyen de
transport. [Note de l'auteur. ** Réf. J'appris à Pontiac que désormais nous aurions à suivre, au travers de la
forêt, les détours d'un étroit sentier, connu d'un petit nombre d'Américains, et
dont les Indiens seuls possédaient bien le secret. Un guide nous devenait
nécessaire: je m'adressai, pour l'obtenir, à un marchand américain, qui était,
me dit-on, en possession de rendre aux voyageurs les services de cette nature.
Cet homme trouva tout aussitôt à sa disposition un Indien de la tribu des
Ottawas... il fut convenu que je donnerais deux dollars, l'un pour le guide,
l'autre pour celui qui me l'avait procuré. Cet arrangement me paraissait
équitable; mais le marchand, auquel je remis l'argent, garda le tout pour lui,
et donna en compensation à l'Indien un lambeau d'étoffe usée, une espèce de
haillon dont le sauvage parut fort satisfait. Après cela, contestez donc aux
blancs leur supériorité sur les hommes rouges. Jusqu'à Pontiac quelques bruits
du monde civilisé viennent encore de loin en loin troubler le silence des
solitudes; mais au-delà commence le pouvoir absolu de la forêt sauvage. On n'entre point dans ce monde nouveau sans éprouver une secrète terreur.
Plus de villages, plus de maisons, plus de cabines, plus de routes, plus de
voies frayées. La hache et la cognée n'ont jamais flétri cette végétation qui
s'étend sur la terre en souveraine, et dérobe le ciel à tous les regards;
l'industrie humaine n'a point souillé cette nature vierge. Vous heurtez à chaque
pas des arbres renversés; mais ces ruines ne sont pas de l'homme; elles sont
l'oeuvre du temps. Dans nos forêts d'Europe les vieux arbres sont encore jeunes;
on ne leur donne point le temps de mourir; on les tue dans l'âge de la vie.
Leurs cadavres utiles à l'homme disparaissent aussitôt, et n'attristent point
les regards. Telle n'est pas la forêt primitive de l'Amérique. On y trouve
confondues les générations vivantes et celles qui ne sont plus; au-dessus de nos
têtes se balançait la verdure emblème de vie; à nos pieds gisaient les rameaux
brisés, les troncs vermoulus, débris de la mort. Ainsi s'avanceraient les hommes
parmi des ossements, sans la pitié des tombeaux, qui rend la vie des enfants
moins misérable, en leur cachant le néant des aïeux. Nous marchions à travers les arbres de la forêt sans distinguer les traces du
sentier que nous suivions sur la foi d'un sauvage. Onitou (c'était le nom de
notre guide) portait sur son visage une expression de dureté et un air farouche
qui sont communs à sa race; il était maître de nos existences. Il pouvait nous
trahir, exécuter quelque dessein funeste; pour nous perdre, c'était assez qu'il
échappât à notre vue, et nous livrât à nous-mêmes. Cependant ces impressions graves et sinistres ne furent point de longue
durée. Après une course de quelques heures durant laquelle nos chevaux égalaient
à peine la vitesse de l'Indien, celui-ci s'arrêta. Je lui offris un peu de cette
liqueur de vie, que les hommes de sa race, dans leur langage figuré, appellent
l'eau de feu. Il en but, et sa physionomie prit tout-à-coup une
expression si bienveillante, son regard naturellement sévère devint si doux, que
je fus rassuré pour toujours. La forêt elle-même perdait de ses terreurs et
s'offrait à nos yeux sous un riant aspect. A quelques milles au-delà de Pontiac,
commence une délicieuse contrée: mille collines s'y succèdent formant autant de
vallons dans lesquels une multitude de lacs répandent une éternelle fraîcheur,
et présentent à l'oeil les plus charmants paysages. En parcourant ces belles forêts, si pleines de vie, si imposantes de
vieillesse et si voisines du monde civilisé, il me semblait entendre des échos
mystérieux raconter leur grandeur passée, et prédire leur prochaine destruction.
Oh! comment vous peindrai-je l'enthousiasme dont mon âme fut saisie? Nous
nous avancions, Marie et moi, dans le silence et le recueillement, attentifs aux
beautés que la nature offrait en foule à nos regards, veillant sur toutes nos
émotions pour jouir de chacune d'elles. J'étais assez près de Marie pour que ma
main pressât la sienne; ainsi nous allions au désert, appuyés l'un à l'autre,
elle sur ma force, moi sur son amour, partagés entre les sensations d'une scène
sublime, et nos tendres sentiments encore accrus par les spectacles de la
nature. Que d'images ravissantes offertes à nos yeux! Quel trouble délicieux
dans nos âmes! Comme la douce impression du présent s'accordait bien avec nos
charmants rêves d'avenir! A peine arrivés à Saginaw, Marie serait mon épouse
chérie! Ainsi ma bien-aimée marchait, sous ma conduite, à l'autel nuptial, au
travers de mille fleurs écloses sous nos pas, de mille feuillages suspendus sur
nos tètes, sous une voûte de soleil, d'ombre et de verdure... Heureux, hélas!
que l'horizon nous fût caché! car sans doute il contenait des orages! Etranges mystères de notre nature! le sommet imposant de la montagne abaisse
l'orgueil de l'homme; le tumulte d'une mer grondante repose l'âme; et, dans le
silence de la forêt solitaire toutes nos passions se déchaînent ardentes et
impétueuses!! Je redoutais pour Marie les fatigues de la route: mais elle combattait mes
inquiétudes avec des paroles pleines d'un charme inexprimable. « -- Mon ami, me disait-elle, je me sens forte, car je marche vers un bonheur
inespéré... » Elle me disait encore: -- « Cette retraite solitaire vers laquelle
nous allons était l'objet de mes plus ardents désirs, et le dernier terme de mon
ambition; mais toi, Ludovic, n'as-tu point de regrets ? » Et moi je lui répondais: -- « Ma bien-aimée, pendant long-temps je n'ai pas
su pourquoi j'existais, et j'ai souvent reproché à Dieu les jours inutiles qu'il
m'imposait; ton amour seul m'a révélé le secret de la vie. « Dans mon plus vif enthousiasme pour la gloire, j'étais incertain si je ne
poursuivais pas une chimère... La gloire!! c'est la grandeur d'un homme avouée
par ses semblables... Mais cet aveu, qui le fait ? -- la postérité seule.
« La gloire, c'est le soleil de l'âme; il ne brille qu'après le néant du
corps... sa divine lumière ne réjouit que des ombres... « Mon amie, l'amour ne nous trompe point ainsi: ta douce voix qui m'enchante
n'est point un mensonge; ton regard qui m'enivre de volupté n'est point une
illusion; ta main enlacée dans la mienne n'est point une chimère. O Marie!
l'amour aussi trompe nos coeurs, mais c'est pour leur donner une félicité si
grande qu'ils ne sauraient la contenir. » Tels étaient nos entretiens sous les sombres portiques de la verdure, lorsque
nos yeux sont frappés subitement d'une vive clarté; à mesure que nous avançons,
le jour augmente, jusqu'à ce qu'enfin l'ombre disparaît avec le dernier arbre de
la forêt... Nous nous trouvons en face d'une vaste prairie où la nature la plus
variée, la plus riche et la plus gracieuse resplendit à nos yeux dans un torrent
de lumière. Ici l'Indien nous avertit par signes que c'était un lieu de halte. Nous
avions devancé son avis. Saisis d'admiration à l'aspect de cette scène nouvelle,
nous nous étions arrêtés, Marie et moi, sans nous prévenir l'un l'autre, et
comme par un mouvement simultané d'enthousiasme sympathique. Tandis qu'Onitou et Ovasco conduisaient nos chevaux à une fontaine voisine,
bien connue de l'Indien, Marie s'assit près de moi sous les rameaux d'un alcée.
Nous étions adossés à la forêt, et la prairie qui s'étendait devant nous
déroulait à nos yeux toute sa magnificence. Qu'une belle femme, vive, ardente, passionnée, vous apparaisse tout-à-coup
pendant une rêverie d'amour; l'accord charmant de ses traits, la douce mélodie
de sa voix, le concert plus doux encore des grâces dont elle est ornée,
l'enchantement qui s'exhalent de son souffle embaumé, de sa chevelure flottante,
de son brûlant regard; tout en elle est harmonie, parfum, volupté. Telle parut à mes yeux la prairie sauvage. Sur un fond de verdure nuancé de mille couleurs, une multitude d'insectes aux
ailes de pourpre et d'or, de papillons diaprés, d'oiseaux-mouches au corsage de
rubis, de topaze et d'émeraude, se croisaient en tous sens, rasaient la prairie,
s'entremêlaient aux fleurs, tantôt posés sur une faible tige, tantôt élancés
d'un calice odorant; les uns, faibles créatures d'un jour; les autres comptant
déjà des années de bonheur, tous pleins de vie et d'amour; ici fuyant pour mieux
s'attirer; là volant entrelacés, et s'aimant encore au plus haut des cieux,
comme pour porter à Dieu le témoignage de leurs joies; une atmosphère énervante
par sa douceur, toute parsemée de corps étincelants qui figuraient aux yeux des
myriades de fleurs et de pierreries voltigeant dans les airs. Telle était la scène qui s'offrait aux regards. De tous côtés arrivaient les
doux gazouillements, les tendres soupirs, les gémissements heureux. Il semblait
que tout, dans ce lieu fortuné, prît une voix pour se réjouir. Le moindre
vermisseau bruissait un plaisir; chaque rameau de la forêt rendait un écho de
bonheur; chaque brise de l'air apportait un accent d'amour. Au milieu de cette magie de la nature sauvage, enivré du souffle de Marie qui
respirait sur mon coeur, et du parfum de sa chevelure sur laquelle j'étais
penché, saisi du charme irrésistible de cette solitude, où tout existait pour
aimer, je m'inclinai vers Marie, et mes lèvres avant rencontré ses douces
lèvres, je demeurai attaché à cette coupe de miel et de délices. Bonheur
silencieux! ravissante extase! volupté du ciel, et pourtant incomplète... car un
vent brûlant passait sur mon âme et y allumait d'impétueux désirs! Confiante
dans mon amour, la vierge pure ne pensait point à me résister... Alors un combat
terrible s'engagea dans le fond de mon coeur. Mille flammes ardentes le
dévoraient, et mon sang se précipitait bouillant dans mes veines...O ma
bien-aimée! la beauté même qui m'inspirait ces transports, et ton innocence qui
rendait ma victoire si facile, me sauvèrent d'une faiblesse et d'un remords.
Dans cet instant d'égarement et de fascination, au milieu de cet éblouissement
qui s'empara de tout mon être, tu m'apparus, vision charmante, dessinée dans mon
imagination sur un ciel bleu parmi des images roses; tu m'apparus, créature
enchantée sous les traits immatériels qu'on prête aux génies célestes, c'était
toujours toi, Marie; mais toi, plus belle encore, plus séduisante de grâce, de
candeur et de pureté. Je te voyais à travers le voile transparent d'un avenir de
quelques jours dans notre asile fortuné de Saginaw, au milieu d'une nature
encore plus riche, dans une solitude encore plus aimante; devenue mon épouse
chérie, tu reposais sur mon coeur, enlacée dans mes bras, me prodiguant sans
trouble mille tendres caresses que je recevais sans remords... et je frémis en
songeant que j'allais tacher cette blanche fleur, lui ravir son parfum
d'innocence, infecter de vices et d'amertume la source pure d'une délicieuse
félicité! Je ne pensais point à Nelson, à ses conseils, à la honte de trahir sa
confiance; ô mon amie! le ciel m'est témoin qu'en m'arrachant de tes bras où je
mourais de bonheur, je ne cédai qu'à notre amour! En ce moment, un bruit confus frappa mon oreille des voix d'hommes, des
hennissements de chevaux, des aboiements de chiens, se faisaient entendre.
Bientôt nous aperçûmes une troupe d'Indiens qui venaient vers nous en suivant le
sentier que nous avions parcouru. Mon premier mouvement fut un sentiment de
crainte: quels étaient ces Indiens ? d'où venaient-ils? comment se
trouvaient-ils entre nous et le village que nous avions quitté le matin même!
Notre guide était-il sincère ? Cette halte qu'il nous avait engagés de faire
n'était-elle point conseillée par la trahison ? Si les Indiens nous attaquaient,
quelle résistance pourrai-je leur opposer? Comment défendrais-je Marie? Placés
entre ces sauvages et des espaces inconnus, toute fuite nous était impossible:
les plus sinistres pensées remplissaient mon âme. Ma frayeur s'augmenta lorsque
je vis Onitou s'entretenir familièrement avec ceux qui marchaient en tête de la
troupe. Bientôt toute une tribu d'Indiens s'offrit à nos regards: hommes,
femmes, enfants, bagage, fortune, foyer domestique, tout était là. Ici s'avançait une jeune femme portant son enfant sur son dos; on en voyait
une autre se séparer de la bande, et assise au pied d'un vieux chêne, présenter
sa mamelle à son nouveau-né; çà et là des Indiens se glissaient, comme des bêtes
fauves, parmi les lianes, à la recherche de quelques fruits sauvages; d'autres
s'arrêtèrent sous nos yeux, et prenant la prairie pour salle de festin, se
rangèrent autour d'un feu allumé à la hâte, au-dessus duquel ils suspendirent
les chairs encore palpitantes d'un chevreuil et d'un élan. A mesure qu'ils
passaient près de Marie, je les regardais avec ce sourire forcé que prend la
crainte, quand elle affecte la confiance. Tous portaient sur leurs figures une
expression farouche et sauvage. Le plus grand nombre feignaient de ne pas nous
voir. Quelques-uns nous jetaient un regard d'orgueil et de mépris. Un seul, en
nous voyant, sourit gracieusement; mais ce fut un éclair passager. Son visage
redevint tout-à-coup dur et sévère. J'ai su depuis que ces Indiens, de la tribu des Ottawas, qui vit au Nord du
Michigan, étaient venus à Détroit pour se rendre au Canada; et que là, ayant
appris l'arrivée des Cherokis, et leur départ pour Saginaw, ils s'étaient remis
subitement en route, afin de précéder ces nouveaux venus au lieu de leur
débarquement, et d'observer leur invasion. Nous continuâmes notre route sans encombre, et j'appris à voyager parmi les
sauvages du Nouveau-Monde avec plus de sécurité que je ne faisais chez quelques
peuples européens d'antique civilisation. Le jour approchait de son déclin; nos
ombres et celles de nos chevaux s'allongeaient à notre droite. A l'extrémité de
la prairie, nous retrouvâmes la forêt. Peu de temps après, nous étions sur le
bord méridional de la rivière des Sables; c'était le bord opposé qui devait nous
fournir un asile pour la nuit; le lendemain nous partirions pour Saginaw.
Conduits par Ovasco et par Onitou, nos chevaux passèrent la rivière à la nage;
je fis monter Marie dans un canot d'écorce que nous trouvâmes sur le rivage; je
me plaçai près d'elle, et je dirigeai de mon mieux la petite barque qui portait
un être adoré, mes espérances et toute ma destinée. Je me rappellerai toujours
avec délices ce court instant de bonheur: c'était l'heure où le jour cesse, et
où la nuit n'est pas encore venue; quand les oiseaux de lumière ont fini leurs
concerts, et que ceux des ténèbres n'ont pas commencé leurs chants lugubres;
alors que, succédant aux ardeurs du soleil qui réveille et vivifie tout, l'astre
des nuits répand ses molles clartés sur la nature qui s'endort. Admirable contraste! à ces voix innombrables, à ces chants, à ces murmures, à
toutes ces harmonies de la journée, avait succédé un silence profond; tout se
taisait autour de nous; pas un bruit lointain ne frappait notre oreille, des
mouches aux ailes de feu * semaient dans l'air, en voltigeant, mille bluettes
enflammées, qu'on eût prises pour les étincelles d'un vaste incendie, sans la
délicieuse fraîcheur qui régnait autour d'elles. [Note du copiste: * Les Notes d'auteur en fin d'ouvrage ne comportent aucune
référence à l'astérique dans le paragraphe ci-dessus. ] Tout pleins du calme que nous respirions, incapables de prononcer une parole,
nous retenions notre souffle de peur de troubler le silence de la nature; nous
demeurions immobiles, et notre canot s'en allait au gré du courant. Déjà,
dépassant la cime des grands pins, la lune projetait sur nous sa clarté
mystérieuse, et reflétait ses rayons tremblants sur la surface de l'onde,
légèrement agitée par notre frêle esquif; la paix de l'atmosphère était entrée
dans nos âmes; nous ne pensions point, nous avions le coeur plein; notre bonheur
s'était modifié comme la nature elle-même, tout-à-l'heure si vive, si ardente,
si animée, maintenant tranquille et muette. C'était le soir, tendre crépuscule
du désert et du coeur, douce rosée qui venait rafraîchir nos âmes brûlées par
les passions du jour. Comme je prenais une rame pour diriger notre canot vers le rivage: -- « Oh!
mon ami, quel malheur! s'écria Marie d'une faible voix; arrivés déjà! que ne
suivons-nous ce courant qui nous entraîne si doucement ? comme on respire bien
ici! comme il est pur l'air que n'a point souillé le souffle des méchants! Oh!
faut-il sitôt quitter ces lieux? où trouver plus de calme, plus d'émotions
douces, plus de bonheur tranquille!... » Et la charmante fille se penchait vers
moi, retenait mon bras et me disait encore: « Qu'il serait doux, nous
abandonnant au cours de cette rêverie presque céleste, et suivant avec foi les
eaux de ce fleuve qui nous bercent si mollement; qu'il serait doux, mon ami, de
mourir ensemble dans une extase du coeur, et de monter au ciel par un élan de
nos joies vers Dieu! Nous ne ferions que changer de patrie... Le bonheur des
anges peut-il surpasser celui que nous éprouvons ? mais jouirons-nous encore ici
bas d'une pareille félicités?» Je la guidais vers le rivage, et je lui disais: « Marie, je ne sais si tu es
une créature de la terre; car ta voix, ton langage, toute ta personne, sont
pleins d'un charme divin... Quand je vois couler tes larmes, je te prends pour
l'ange de la mélancolie aspirant à remonter au ciel où l'innocence ne pleure
plus; mais quand ta voix m'enchante et module des sons de bonheur, je ne sais
plus que penser de l'être surhumain qui a connu les félicités célestes, et ne
méprise pas les joies de la terre... Ma bien-aimée, aie foi dans mon amour; un
air plus doux et plus pur, une contrée plus riante encore, une nature encore
plus belle, nous attendent au-delà; nous serons mieux qu'ici; car nous serons
encore plus loin du monde que nous haïssons... Vois comme le bonheur se révèle à
nous par degrés à mesure que nous fuyons davantage... » Sur quel rivage nous eût trouvés l'aurore du lendemain, si, cédant à la voix
de Marie, et au sommeil qui s'emparait de toute la nature, j'eusse livré notre
barque aux hasards du courant ? Je ne sais. L'asile que choisit notre raison
vaut-il celui que nous désignent les caprices du vent, les détours de l'onde,
les ombres de la nuit ? * [Note de l'auteur. * Réf. Notre abri durant la nuit fut une petite cabane en bois, habitée par un
Américain de la Nouvelle-Angleterre, qui s'est établi près des Indiens pour
faire avec eux le commerce des pelleteries. A notre arrivée, nos chevaux furent abandonnés dans une étroite enceinte
voisine de l'habitation. Notre hôte s'empressa de faucher leur nourriture dans
un champ d'avoine sur pied; puis, prenant une hache, il coupa dans la forêt un
arbre, dont il nous fit du feu pour nous préserver des fraîcheurs de la nuit.
Les pièces de bois, dont la cabane était formée, laissaient l'air extérieur
pénétrer par mille ouvertures, et l'humidité du rivage se faisait déjà sentir.
Bientôt une flamme pétillante, nourrie de pommes de pins, éclaira notre obscure
demeure, et nous fit voir un réduit étroit, mais remarquable par sa propreté.
Une femme, au visage pâle et maigre, parut; c'était celle de notre hôte; autour
d'elle étaient groupés plusieurs enfants en bas âge. Une image grossièrement
peinte, représentant le général Washington, était suspendue au-dessus de la
cheminée. Aux Etats-Unis, Washington est le dieu de la chaumière comme celui du
Capitole!... Sur une table placée au centre du logis, on voyait disséminées
plusieurs feuilles d'un journal de New-York, de date assez récente. Tout, chez
nos hôtes, annonçait plus de bien-être matériel que de bonheur; leurs manières
polies sans élégance, leur langage correct sans ornement, leurs connaissances
exactes, mais bornées, tout prouvait qu'ils n'étaient pas nés au désert, et
qu'ils appartenaient à la classe moyenne d'une société civilisée. Leur seul but,
leur idée fixe était de faire fortune; ils étaient comme tous les Américains.
La femme nous prépara un repas modeste, et le thé nous fut servi sous la
cabane du désert. Cette situation singulière n'eût point été sans charmes pour
moi, si Marie eût pu en jouir elle-même; mais elle était souffrante; une longue
journée de route l'avait affaiblie; elle ne prit aucune part au repas qui devait
réparer ses forces. Je donnai tous mes soins à lui préparer un lieu de repos;
une peau de buffle lui servit de lit; je couvris ses pieds de mon manteau...
alors, accablée de sommeil, Marie prit une de mes mains en gage de sécurité, et,
s'étant penchée sur moi, elle s'endormit. Bientôt tout le monde reposa en
silence autour de moi; seul je veillais attentif au dedans, et épiant les
moindres bruits du dehors; veille imposante au fond de la forêt sauvage, dans la
cabane solitaire, où brillaient quelques flammes vacillantes, seul mouvement qui
se fit autour de moi; veille silencieuse qui fit apparaître à mes yeux, comme
des fantômes, les souvenirs de ma jeunesse, mes ambitions, mes vastes desseins,
les grandeurs et les misères de ma vie, les illusions avec les désenchantements,
les amours avec les espérances; veille presque fébrile, durant laquelle
l'imagination va mille fois du passé à l'avenir, du désespoir au bonheur, de la
sagesse à la folie; et ne s'arrête qu'à l'instant où, dominée par l'ascendant
d'un pouvoir irrésistible, la pensée chancelle, fléchit par degrés, se relève
avec effort, puis retombe et va mourir enfin dans la nuit du sommeil... Avant que mes paupières se fussent affaissées, j'avais remarqué que le repos
de Marie était troublé par des mouvements soudains, des tressaillements, des
paroles entrecoupées. Le matin elle se réveilla en sursaut. Son premier
mouvement fut de ressaisir ma main qu'elle avait abandonnée en dormant. Ce geste
me tira moi-même de mon assoupissement, et, en revoyant Marie, que je n'avais
pas eu la force de veiller une nuit entière, je compris toute l'impuissance de
la volonté. Marie était triste et pensive: «Mon ami, me dit-elle, si je n'étais près de
toi, je craindrais de grands malheurs... car j'ai eu des songes terribles. »
Je remarquai avec chagrin que la nuit ne l'avait point reposée... et
l'agitation extrême de son sang me fit penser que la fièvre l'avait saisie...
Que faire? Demeurer dans cette cabane solitaire! Nous arrêter si près du but! il
ne nous fallait plus qu'un jour de voyage. Le soir nous arriverions à Saginaw
pour y rester toujours. Ne devions-nous pas, à tout prix, gagner ce lieu de
repos, qui rendrait à Marie ses forces, et verrait commencer notre bonheur ? Je
dis mes pensées à Nous partîmes à l'heure où la nature a coutume de retrouver la voix avec la
lumière;... mais une nouvelle scène nous réservait de nouvelles impressions...
Avant d'arriver à la rivière des Sables, nous avions parcouru de sauvages
solitudes; après l'avoir quittée, nous entrâmes véritablement dans le désert...
Nous marchions sans entendre le chant d'un oiseau, le bourdonnement d'un
insecte, le mouvement d'un seul être vivant... Ce n'était plus le silence de la
nature qui se repose après les chants du jour, et qu'on entend encore respirer
pendant qu'elle dort... c'était le silence morne du néant... Le seul bruit qui
frappât notre oreille était causé par les pas de notre guide et par ceux de nos
chevaux; bruit régulier qui ajoutait encore à la monotonie du lieu. Plus de
vallons, plus d'échos, plus de prairies, plus de ciel; partout la forêt, partout
les mêmes arbres, partout un sol uniforme; à chaque pas nouveau, nous retrouvons
le site que nous venons de quitter. Il semble que nous marchions sans avancer,
jouet d'une puissance invisible, qui nous donne l'illusion du mouvement et
paralyse nos efforts. Nous allons toujours... toujours... et la scène ne change
pas!! Où sommes-nous donc? Suivons nous notre route ? Où est le Nord vers lequel
nous devons aller ? le Sud que nous devons fuir? je crois que nous retournons
sur nos pas; que cette forêt est grande!... et si elle ne finissait pas!! elle
devient de plus en plus épaisse; ses ombres plus solennelles... ses voûtes
muettes sont si pleines de silence, de terreurs et de mystères, qu'on se croit
engagé dans des catacombes et perdu dans leurs détours. Ces impressions étaient d'autant plus puissantes sur nous qu'elles
contrastaient avec toutes les émotions de la veille, les unes si brûlantes, les
autres si douces. Je sentais le froid pénétrer dans mon âme et comme une barre
d'airain qui pesait sur mon coeur. « Mon Dieu, me dit Marie en se rapprochant de moi et en saisissant ma main,
que cette solitude est profonde et terrible!... » -- Et comme son esprit était
prompt à saisir les funestes présages: « Mon ami, me dit-elle, sois sûr que ce
jour sera un jour fatal... je ne sais pourquoi le souvenir de Georges ne me
quitte point; sans doute quelque affreux malheur... » Elle n'acheva pas: une larme compléta sa pensée. Je m'efforçai de la rassurer
et de lui donner plus de sécurité que je n'en avais moi-même... Cependant je fus
vivement frappé de l'altération dont tous ses traits portaient l'empreinte. Je
pensai qu'un peu de repos la soulagerait, et j'ordonnai à notre petite caravane
de s'arrêter. Durant cette halte, je demandai par signes à Onitou, si nous approchions de
Saginaw. Il comprit très-bien ma question, et dessinant sur la terre deux points
qui figuraient, l'un Saginaw, l'autre la rivière des Sables, il tira une ligne
de 1'un à l'autre, et marqua sur cette ligne un troisième point indiquant la
place que nous occupions; ce point se trouvait au tiers de la ligne; nous
n'étions donc qu'au tiers de notre route. Un instant après, et tandis que nous
étions assis sous l'ombre d'un catalpa, nous voyons l'Indien se lever, prendre
sa course devant nous, plus léger qu'un chevreuil, en criant: Saginaw!
Saginaw! et en nous montrant le soleil déjà parvenu au milieu de sa course.
Alors Marie fit un effort courageux pour se lever; nous continuâmes notre
route dans le désert... Je m'aperçus bientôt à la voix de Marie que ses forces
allaient toujours en déclinant. Après de longues heures de marche, j'ordonnai de
nouveau à notre guide de s'arrêter... mais, à ma voix, il redoubla de vitesse,
en m'indiquant, par un geste expressif, que le soleil était descendu dans le
sein de la terre et que la forêt allait bientôt se couvrir de ténèbres.
Cependant le désert présentait à nos yeux un aspect de plus en plus effrayant.
Le sentier que nous suivions était si étroit que Marie et moi ne pouvions plus
aller de front; il était à peine marqué; sans cesse on le perdait de vue, et
alors nous avions l'air de marcher à tout hasard au travers de la forêt. La nuit
étant venue, le silence avait cessé, mais la solitude avait pris une voix
terrible et lugubre. On n'entendait que le meuglement des ours et le chant
sinistre des oiseaux nocturnes. La lune, qui mêle un charme aux nuits les plus
funestes, comme l'amour d'une belle femme répand de secrets enchantements sur
une vie malheureuse, ne se montrait point encore... Alors en pensant à Marie, à ses souffrances, que trahissaient quelques cris
échappés à la douleur, je sentis mon sang se glacer dans mes veines et mes
forces prêtes à défaillir... Dans cet état de faiblesse physique, ma raison
elle-même fut troublée, et mon imagination me fit voir autour de Marie une foule
de monstres fantastiques qui menaçaient son existence; je les voyais tantôt sous
les traits d'une hyène dévorante, A ces mots, mon coeur se brisa; je ne sais quelle résolution insensée allait
sortir de mon désespoir, lorsque notre guide s'arrête tout-à-coup et crie trois
fois: Saginaw! Ce cri, jeté dans le désert, y trouve un long
retentissement et nous revient répété par mille échos; le premier tumultueux, le
second moins fort, suivi de plus faibles encore. La forêt cesse tout-à-coup;
nous entrons dans une prairie, nous y marchons quelque temps en descendant une
pente presque insensible. Enfin nous voyons le bord d'une large rivière: celle
rivière était la Saginaw, et le bord opposé, l'asile que nous cherchions.
CHAPITRE XVI. LE DRAME. « O mon Dieu! quel bonheur! s'écria Marie en voyant le rivage. Son énergie
morale eût été incapable d'un plus long effort. Je la saisis dans mes bras et la
déposai dans une pirogue indienne; je me plaçai près d'elle comme j'étais en
passant la rivière des Sables. « Mon ami, me dit alors Marie avec tendresse,
pardonne-moi,... je t'ai affligé... j'ai cru, pendant toute cette journée, qu'un
destin funeste s'opposait à notre arrivée dans ces lieux... j'avais tort; car tu
es mon bon ange, et tu me guidais... Oh! je sentais mon corps défaillir et mon
âme se briser... mais je ne souffre plus et je n'ai que des pensées de
bonheur...» Ces paroles versaient la joie dans mon coeur, et j'aspirais au rivage comme
au terme de toutes nos douleurs. « Vois, me disait Marie, en me montrant notre futur empire, vois comme nous
serons dans cette contrée lointaine... Oui, les eaux de la Saginaw sont encore
plus pures, plus paisibles, que celles de la rivière des Sables; l'air est ici
plus doux; cette terre est plus embaumée; et voilà que l'astre des nuits, notre
bon génie du désert, se lève et brille de tout son éclat... » Et disant ainsi, Marie portait ses regards vers le ciel. «Dieu! »
s'écria-t-elle tout-à-coup d'une voix effrayée, et ses yeux, redescendus à
terre, se cachèrent entre ses deux mains. En ce moment, le disque rouge et enflammé de la lune sortait des ombres de la
forêt et semblait en montant, s'appuyer sur la cime des arbres... On le voyait
s'élever et grandir... il s'avançait sur nous semblable à un spectre de sang...
Cette image terrible avait frappé l'esprit de Marie, et le cri d'effroi
qu'elle s'efforça vainement de contenir fut encore la voix d'un sinistre
pressentiment. En arrivant au but tant désiré, Marie avait senti renaître en elle une
énergie surnaturelle qui ne fut point de longue durée. Je ne sais si sa force
s'affaiblit en même temps que sa foi dans l'avenir; mais je la vis presque
aussitôt tomber dans un grand abattement. Je me trouvai alors livré à des embarras que l'imagination ne saurait
concevoir. Nelson n'était point à Saginaw. Le bateau qui le portait, lui et les
Cherokis, n'avait pas encore paru, et des Indiens Ottawas, naturels du pays,
m'assurèrent qu'aucun étranger n'avait, depuis un temps très-long, abordé dans
cette contrée. Ce contre-temps fut pour Marie et pour moi une source de chagrins et
d'inquiétude; il rendit aussi plus difficile notre situation. Nelson devait nous
préparer un asile qui nous manqua. Je me mis à l'oeuvre aussitôt. Mais je ne
sais quel eût été notre sort si, en attendant que notre cabane fût élevée, nous
n'eussions pas trouvé l'abri d'un toit hospitalier. Saginaw, où vous voyez en ce moment deux habitations édifiées avec quelque
soin, n'en possédait alors qu'une seule de grossière construction, et que nous
trouvâmes occupée par un Américain canadien d'origine. Cet homme parut joyeux de
nous voir, et, me reconnaissant à cet air de famille qu'ont tous les Français: «
Vous venez, me dit-il, de la vieille France? » Il était né parmi les Indiens,
dont il avait pris presque toutes les moeurs. La chasse et la pêche suffisaient
à ses besoins, et il trouvait un charme extrême dans une vie toute de liberté
sauvage. Comme nous arrivions il était sur le point de partir; il se rendait aux
environs du fort Gratiot pour la chasse du ramier; il nous offrit sa cabane et
nous engagea d'y rester jusqu'à ce que j'en eusse construit une autre. Je lui
proposai de l'acheter, laissant à sa bonne foi le soin d'en fixer le prix; mais
il n'écouta point ma demande, et me dit pour toute réponse qu'il aimait ce lieu,
qu'il y était né, et qu'il y passerait le reste de ses jours. Ainsi se retrouve jusqu'au fond du désert le caractère des nations. L'Américain de race anglaise ne subit d'autre penchant que celui de
l'intérêt; rien ne l'enchaîne au lieu qu'il habite, ni liens de famille, ni
tendres affections... Toujours prêt à quitter sa demeure pour une autre, il la
vend à qui lui donne un dollar de profit. Non loin de là vous voyez l'homme de sang, français s'attacher à sa terre
natale, chérir le pays où ses pères ont vécu, aimer pour eux-mêmes les objets
qui l'environnent, et préférer ces choses de valeur tout idéale aux froides
jouissances de la richesse. J'acceptai son offre, et ne pus le déterminer à recevoir le prix du service
qu'il me rendait. Nous avions un asile... mais tout était encore obstacle et misère autour de
nous. Marie fut, dès le premier jour, saisie d'une fièvre particulière à ce pays,
et qui manque rarement d'atteindre les étrangers nouvellement arrivés; il
fallait que je me partageasse entre les soins nécessaires à mon amie et les
travaux qu'exigeait la construction de notre demeure. La cabane du Canadien,
toute précieuse qu'elle était dans notre détresse, ne nous offrait d'ailleurs
qu'un imparfait asile; elle se composait de pièces de bois, mal jointes entre
elles, à travers lesquelles l'humidité des nuits pénétrait comme la chaleur des
jours. Une foule d'insectes s'y introduisaient: les uns, imperceptibles, nous
révélaient leur présence par la douleur de leurs piqûres; les autres, voltigeant
par essaims, montraient à nos yeux leur corps grêle, armé d'un long aiguillon,
et fatiguaient nos oreilles d'un perpétuel bourdonnement; tous nous livraient
sans relâche une guerre impitoyable et troublaient cruellement le repos de
Marie. La nourriture grossière à laquelle nous étions réduits n'avait rien qui pût
altérer une santé robuste; mais la faiblesse de Marie, sa maladie, ses
habitudes, rendaient nécessaires des aliments délicats dont nous étions
tout-à-fait dépourvus. Tout nous manquait dans ce désert: le médecin le plus proche était à Détroit,
et je voyais Marie languissante, sans pouvoir offrir le moindre soulagement à
ses maux. Nous ne pouvions cependant songer à quitter ce lieu; il eût fallu regagner
Détroit pour trouver quelque secours; nous n'avions aucun moyen d'y retourner
par eau, et c'eût été folie que de tenter une seconde fois le long voyage aux
fatigues duquel Marie avait si difficilement résisté. Je comptais les jours par mes tourments; car, au désert, toutes les divisions
établies dans le temps disparaissaient; plus de mois, plus de semaines, plus
d'heures. Au bout d'un temps très-court, l'ordre des jours se perd entièrement;
et alors il s'en fait un autre qui est celui des bons et des mauvais, des ciels
purs et des orages... et puis quand un affreux malheur a empoisonné la vie, ce
n'est plus qu'un long temps de misère et d'ennui, une suite de gémissements,
échos de la première douleur, qui se répètent à l'infini, et ne meurent que sous
la pierre du sépulcre. Quel que fût mon chagrin, mon coeur se refusait à concevoir de grave,
inquiétudes. Nelson arriverait bientôt; bientôt aussi Marie aurait un asile
mieux défendu contre les injures du dehors. Tout son mal provenait sans doute
d'une suite de jours écoulés sans repos ni sommeil, et céderait à quelques nuits
de paix profonde... et alors combien nous serions heureux ? Cependant c'était déjà un grand malheur que ce trouble des premiers jours qui
nous enlevait le charme inestimable des premières impressions. Etrange aveuglement! ma plus grande peine n'était pas de prévoir des
infortunes, mais d'avoir perdu des joies! Je contemplai en face les obstacles que j'avais à vaincre, et m'armai, pour
les combattre, de cette énergie morale que donne seule la foi dans le succès.
Je travaillais à notre cabane pendant tout le temps que je ne passais pas
auprès de Marie. J'étais secondé dans ma tâche par Ovasco, dont le dévouement ne saurait se
décrire. Ce fidèle serviteur semblait se multiplier lui-même pour faire face à
toutes les difficultés. Au milieu de ces rudes travaux et des sueurs qu'ils me coûtaient, je trouvais
un charme secret à penser que tout, dans notre bonheur, serait mon ouvrage.
Cependant, quels que fussent mes efforts, l'oeuvre que j'avais entreprise
demandait plus de temps que je ne pensais. L'état de Marie devenait plus
alarmant; son pouls annonçait une agitation croissante. Elle ne faisait pas
entendre une seule plainte; mais, sous le voile du sourire errant sur ses
lèvres, il était facile d'apercevoir un sentiment de tristesse profonde.
Elle me dit un jour avec tendresse: « Ludovic, tu prends bien de la peine
pour préparer notre demeure? » Une autre fois: « Tu me quittes, me dit-elle, pour travailler à la
chaumière... Ah! je t'en conjure, reste près de moi... qui sait l'avenir? »
Je repoussai loin de moi l'affreuse pensée dont ces paroles contenaient le
germe. Cependant le changement de saison vint aggraver mes inquiétudes et mes
tourments... Dix jours environ s'étaient écoulés depuis notre arrivée à Saginaw,
et les chaleurs du mois de juin commençaient à se faire sentir. Pénétrée par les
rayons d'un soleil brûlant, assaillie par des nuées de moucherons dont une
température embrasée semblait accroître le nombre et la malignité, notre petite
cabane devint le théâtre d'une misère dont je ne pourrais vous tracer le
tableau... Je faisais de vains efforts pour éloigner de Marie les innombrables
ennemis qui bruissaient autour d'elle; ils étaient plus prompts à renaître que
moi à les anéantir; et je voyais le beau front de mon amie tout saignant de la
morsure de ces vils insectes... je passais ainsi les jours et les nuits veillant
auprès de ma bien-aimée, et m'efforçant de soulager par mes soins ses ennuis et
sa douleur. Pendant ce temps, Ovasco travaillait sans relâche à la cabane, qui était près
de s'achever. Pour comble de malheur, il fut lui-même attaqué de la fièvre du
pays, et alors je me trouvai seul, sans appui, entouré de maux qu'il me fallait
contempler sans cesse, et que je ne pouvais adoucir. L'idée d'une affreuse catastrophe avait été long-temps sans pouvoir pénétrer
dans mon âme. Chose étrange! lorsqu'on possède un bien plus cher que la vie, et
qu'on en jouit tranquillement, on est prompt à concevoir des craintes
chimériques, et, si un grand péril de le perdre se présente, on fait autant
d'efforts pour ne pas voir le danger réel, qu'on en faisait auparavant pour
apercevoir des dangers imaginaires. Tel est l'ordre et la justice du ciel.
L'heureux est troublé dans sa joie par la terreur de l'infortune, et le pauvre,
consolé dans sa misère par des illusions de félicité! Cependant les paroles de Marie, dont le souvenir revenait à ma mémoire,
l'aspect des souffrances qu'elle endurait sous mes yeux, et peut-être aussi
l'opiniâtreté du sort à contrarier tous mes desseins, jetèrent le trouble dans
mon âme... Une lueur fatale m'apparut... et tout mon corps se couvrit d'une
sueur glacée... Je fis un effort pour rappeler à moi ma raison, que je sentais
s'égarer, et je dis à Marie: « Ma bien-aimée, dans quelques jours notre nouvelle demeure sera prête a te
recevoir... alors la présence de Nelson manquera seule à notre bonheur... S'il
s'était avancé sans guide dans ces contrées désertes, nous devrions concevoir de
grandes inquiétudes: mais que pouvons-nous craindre, le sachant entouré
d'Indiens qui l'aiment, le révèrent, et pour lesquels le plus beau pays est
aussi le plus sauvage ? Espérons qu'il sera bientôt rendu à nos voeux... Mais,
mon amie, je demande encore au ciel une chose qui m'est plus chère que tous les
biens de ce monde: c'est la fin de tes souffrances... Nous ne savons point le
remède qui peut te guérir; le secours d'un médecin nous est nécessaire; je vais
aller le chercher à Détroit; j'y arriverai dans deux jours, et, deux jours
après, je serai de retour ici, ramenant avec moi l'homme dont la science te
sauvera. Pendant mon absence, notre fidèle Ovasco demeurera près de toi; quoique
souffrant lui-même, il retrouvera des forces pour donner des soins à sa bonne
maîtresse. » Ovasco, qui était là, ne put entendre ces paroles sans attendrissement; Marie
m'écoutait avec tous les signes d'une émotion profonde... elle resta
silencieuse, parut réfléchir beaucoup; enfin d'une voix altérée: « Mon ami, me dit-elle, ne me quitte pas... je t'en conjure... quatre jours
d'absence... c'est bien long!... non... Ludovic... non... il faut rester... »
Et son regard, fixé sur moi, prit une expression indicible de tendresse et de
mélancolie. Je tentai de lui faire comprendre combien il serait insensé de céder à un
mouvement de faiblesse qui ruinerait notre avenir, tandis qu'un sacrifice de
quelques jours assurerait notre bonheur. Mais je trouvai en elle une résistance d'instinct contre laquelle ma raison
était sans puissance. « Mon bien-aimé, me disait-elle, je t'en supplie, ne m'abandonne pas; tu sais
combien est fragile la liane séparée du rameau qui la protège... Ludovic, loin
de toi, je serai plus faible encore... ta présence seule me soutient... si tu
t'éloignes, je me briserai... » L'accent dont elle prononça ces paroles était déchirant. Troublé par ce langage d'autant plus désolant qu'il avait toute l'amertume du
désespoir, sans la violence qui l'exagère, je tombai à genoux au chevet du lit
de Marie... incapable d'articuler un seul mot, je saisis la main de mon amie, et
l'arrosai d'un torrent de larmes; jamais la douleur n'avait ainsi abondé dans
mon âme. Quand cet orage fut passé, je relevai mon front abattu... mais je ne
retrouvai la raison qui m'avait fui que pour comprendre toute l'horreur de la
situation et l'excès de ma misère. Les illusions de l'infortune, qui abusent de l'espérance, m'avaient toujours
voilé la véritable position de Marie. Elle-même s'était plu constamment à me
tromper sur son état. Quand je lui parlais de notre bonheur à venir, elle
versait des pleurs que je croyais sortis d'une source de joie. Si je
l'entretenais de ses souffrances, elle était prompte à changer le sujet de notre
conversation; oublieuse de ses maux, elle usait toutes ses forces à distraire ma
peine, et, tandis qu'elle se consumait dans de cruelles douleurs, c'était elle
encore qui me donnait des consolations. Quelle fut ma stupeur, lorsque, arrêtant mes regards sur cette main chérie
que je pressais dans un transport de désespoir et d'amour, je la vis desséchée
par une affreuse maigreur. La lumière qui m'apparut fut celle de l'éclair qui brille du même feu que la
foudre qui tue. Le corps de mon amie était tout entier dévoré par le mal... sa
figure seule n'avait point subi les mêmes ravages, et conservait, malgré son
altération, tous les signes d'une force à peine ébranlée; soit que l'énergie de
son âme se peignit toute dans son regard, soit que l'irritation de la fièvre fit
refluer vers le visage le peu de sang et de vigueur qui restaient dans ce faible
corps. Ainsi s'offrait sans voile à mes regards la triste réalité. Tel était donc
l'effet de ces longs jours passés sous un soleil brûlant; de ces nuits plus
longues encore, écoulées parmi les douleurs, sans sommeil, sans repos, sans
abri, et dans les angoisses toujours croissantes d'une veille qui ne finissait
point!! Cependant, témoin de cette scène, Ovasco me dit: « Mon bon maître, vous ne
pouvez quitter ce lieu; laissez-moi partir pour Détroit; j'en reviendrai bientôt
avec l'homme dont le secours nous est nécessaire. » Comme il me voyait hésitant à accepter cette offre de son dévouement, que son
état de maladie rendait imprudente: « Oh! ajouta-t-il, je me sens mieux; l'idée
de sauver ma chère maîtresse me rend toutes mes forces. -- Fidèle serviteur, lui
répondis-je, c'est aussi ma vie que tu sauveras. » J'ignore si un effort extraordinaire de l'âme ne peut pas assoupir les plus
cruelles douleurs et ranimer subitement une vigueur éteinte; mais je vis Ovasco,
après avoir reçu mes embrassements, passer le fleuve dans une barque, et tout
aussitôt traverser, avec la vitesse de l'élan, la prairie qui couvre la rive
opposée. Ici Ludovic s'interrompit; sa physionomie mélancolique se couvrit d'un nuage
de tristesse encore plus sombre; et, après un instant de silence, il reprit en
ces termes: « Hélas! jusqu'à ce jour je vous ai dit des malheurs; maintenant j'ai à vous
raconter des infortunes qui ne se décrivent point. Le jour qui suivit le départ d'Ovasco, j'éprouvai toutes les émotions que
donne une fausse joie: je vis arriver à Saginaw une troupe considérable
d'Indiens, dont le costume et l'aspect extérieur étaient en tous points
semblables à ceux des Cherokis. Je ne doutai pas que ce ne fussent les
compagnons de Nelson, et, persuadé que celui-ci était parmi eux, je m'empressai
d'aller à sa rencontre. Cependant je ne reconnaissais aucun des visages que je
voyais de près, et bientôt j'eus la certitude que ces Indiens, quoique
appartenant à la tribu des Cherokis, n'étaient point ceux que nous attendions.
Tandis que je les observais, je fus témoin d'une scène qui devint pour moi
l'occasion d'une révélation terrible... L'arrivée des Cherokis avait mis en émoi toute la tribu des Ottawas qui
occupe Saginaw et les environs... Ceux-ci comprenaient combien leur serait
funeste la présence de ces nouveaux venus sur un territoire qui déjà fournissait
à peine des moyens d'existence à ses anciens habitants... Le plus grand nombre
dissimula son ressentiment... Mais quelques-uns n'eurent point la prudence de le
cacher... -- « Tu prends nos terres, dit un Indien Ottawa à un chef des Cherokis...
-- « Les forêts du Michigan, répond celui-ci, ne sont elles pas assez grandes
pour nous contenir tous? -- » Non, répliqua le premier; nous sommes déjà serrés dans cette rentrée, et
tu n'y dresseras pas ta hutte! » Et, en disant ces mots, il fit un geste menaçant... « Misérable! s'écria son
adversaire, tu ne connais donc pas Mohawtan ?... » Et, au même instant,
saisissant son tomahawk, il étendit à ses pieds l'Indien Ottawa... Cet acte de violence excita une grande rumeur parmi les Ottawas... Je ne le
vis point sans un sentiment d'horreur... Cependant les dernières paroles du
Cherokis réveillèrent des souvenirs dans mon esprit, et je me rappelai que
Georges, en me racontant les persécutions qu'avait souffertes Nelson dans la
Géorgie, m'avait parlé d'un chef indien du nom de Mohawtan, renommé pour
sa valeur, et qui, le premier, avait donné le signal de la résistance à
l'oppression. Je lui adressai une question à ce sujet; j'ajoutai que j'étais un
ami de Nelson, le ministre presbytérien, le défenseur des Indiens... Au nom de
Nelson, la physionomie de l'Indien prit une expression mêlée de bienveillance et
d'admiration... « Vous êtes l'ami de Nelson, s'écria-t-il avec émotion!...
-- « Oui, repris-je, et bientôt vous le verrez lui-même en ces lieux: je ne
sais quel obstacle le retient loin de nous, il devait me précéder ici... Sa
fille Marie, que j'aime, est là... dans cette cabane... Elle est faible,
languissante, et je meurs d'inquiétude. Je suis seul ici, sans amis, abandonné à
mes tourments, au milieu de deux tribus indiennes, que je vois prêtes à engager
une lutte fatale. De grâce, ayez pitié de mon triste sort. Nelson, le père de
Marie, fut votre protecteur... Son fils Georges n'était pas moins dévoué à votre
cause. -- « Georges! répéta l'Indien en me regardant fixement... Georges! le plus
courageux des hommes... et le plus infortuné!!» Ne comprenant point ces paroles mystérieuses, je pressai Mohawtan de m'en
expliquer le sens. Après une pause de quelques instants, celui-ci me dit:
-- « Depuis long-temps une insurrection de la population noire se préparait
dans les Etats du Sud... Lorsque les nègres de la Virginie et des deux Carolines
apprirent que les américains de New-York avaient brûlé les églises des gens de
couleur, cette nouvelle fut pour la révolte une occasion d'éclater... Un vaste
complot se forma, dont le point central fut fixé à Raleigh, dans la Caroline du
Nord. (1) [(1) Ville de la Caroline du Nord, située entre la Géorgie, la Caroline du
Sud et la Virginie.] « Un mois seulement s'était écoulé depuis la persécution cruelle exercée par
les Américains contre les Cherokis, et qui avait porté un grand nombre de
ceux-ci à s'exiler de la Géorgie. Ceux de notre tribu qui n'avaient point émigré
n'hésitèrent pas à seconder le mouvement des nègres... J'étais de ce nombre, et
l'un des chefs de la tribu. Les Indiens se rendirent aux environs de Raleigh,
afin de concerter leurs efforts avec les chefs de l'insurrection. Un conseil fut
tenu, et l'extermination de nos ennemis communs fut résolue. « On convint qu'à un signal donné durant la nuit, les nègres des campagnes
sortiraient de leurs cases et porteraient dans les habitations de leurs maîtres
la terreur et la mort, tandis que les Indiens, rassemblés tous sur un seul
point, se précipiteraient sur Raleigh et se rendraient ainsi maîtres de la ville
et de la milice urbaine. « Le jour fixé approchait, mais les chefs ne s'entendaient pas; chacun
aspirait aux honneurs du commandement et trouvait indigne de lui le rôle obscur
de l'obéissance. Hélas! le respect que montraient nos pères pour la parole des
vieillards et pour la voix des sages est bien loin de nous. Sur ces entrefaites,
Georges se présente: il arrivait de New York, où il avait pris la défense des
gens de couleur. Son nom nous rappelait les bienfaits de son père... Nous le
reçûmes comme un ami: la noblesse de son maintien, l'élévation de ses
sentiments, la supériorité de son esprit, nous frappèrent tous. Il écouta la
communication de nos projets et consentit à se mettre à notre tête. -- « Ma
place naturelle, nous dit-il, serait parmi les hommes de couleur noire;... mais
je suis trop fier de commander des guerriers tels que vous, pour décliner un
pareil honneur: d'ailleurs, nous combattons tous pour la même cause, celle de la
liberté contre la tyrannie... Aussi bien, ajouta-t-il, quoique la vengeance
exercée par mes frères, toute cruelle qu'elle paraît, soit légitime, j'aime
mieux, pour me venger d'un ennemi, l'épée que le poignard. « A l'heure marquée, au milieu de la nuit, les flammes d'un incendie allumé
sur le point le plus élevé du pays donnèrent le signal convenu... Mais, chose
inouïe! les nègres, au profit desquels l'insurrection devait éclater, et qu'on
avait vus la veille pleins d'une ardeur généreuse, demeurèrent inactifs. Soit
stupidité, soit crainte, tous ces misérables, qui gémissent sous le poids de
l'oppression la plus dure, ne firent pas un effort pour devenir libres: ils
n'exécutèrent rien de ce qu'ils avaient promis, et pas un blanc ne fut massacré
dans l'intérieur des terres. « Cependant les Indiens furent fidèles à leurs engagements. A l'heure
marquée, Georges donna à notre troupe l'ordre de marcher sur Raleigh... Mais
sans doute nous avions été trahis; car à peine sortions-nous de la forêt qui
borde la route, que nous rencontrâmes un corps de miliciens vingt fois plus
nombreux que le nôtre... Malgré l'infériorité de nos forces, nous engageâmes la
lutte. Ah! comment vous peindre la valeur de Georges? « Hélas! tant d'héroïsme méritait-il une fin si funeste ? » Ici Mohawtan s'arrêta: son émotion était extrême, et je vis que l'oeil d'un
Indien peut pleurer; je compris le sens de cette larme et du silence qui la
précédait. L'Indien me raconta les exploits de Georges, son intrépidité, son
audace, ses efforts désespérés. « Le fils de Nelson, ajouta Mohawtan, voyant
qu'il allait succomber sous le nombre: Ami, me dit-il d'une voix énergique,
sauve ta vie; tiens, prends cet écrit, c'est pour mon père... Si jamais tu le
revois, tu lui remettras l'adieu de Georges. -- Après avoir prononcé ces
paroles, il s'anima d'une nouvelle ardeur; il avait reconnu dans la mêlée un
ennemi mortel. Je l'entends s'écrier avec force: Fernando, lâche assassin de ma
mère, meurs! je suis vengé!!... Hélas! un coup fatal le frappa bientôt
lui-même... » Ici encore l'Indien s'interrompit; pour moi, je l'écoutais dans cet état
d'accablement où nous jette une nouvelle infortune, quand déjà la mesure de nos
malheurs est comblée. Mohawtan continua ainsi: «J'essayai de venger la mort d'un
ami si cher; mais j'étais seul contre une armée: il fallut fuir... A peine
échappé au péril, je jetai un coup d'oeil en arrière de moi; je regardai le lieu
où j'avais vu Georges la dernière fois... mais je ne distinguai plus rien. En ce
moment, la lune montrait à l'horizon son disque d'un rouge de sang... je compris
alors que c'était une nuit fatale... « Le lendemain, je sus la honteuse inaction des nègres... Le gouverneur de la
Caroline du Nord fit une proclamation pour annoncer le triomphe de la milice
américaine sur les Indiens... il vantait en même temps la sagesse des nègres, et
prescrivait des mesures sévères contre nous... Alors ce qui restait de notre
tribu prit le parti de s'expatrier... Instruit de nos projets, le gouvernement
des Etats-Unis s'empressa de les seconder; car tout ce que ce pays voulait,
c'étaient nos terres. Il chargea même un agent de nous aider dans notre
retraite. Suivant la même route que les premiers émigrants de notre tribu, nous
nous sommes rendus d'abord à Pittsburg, puis à Buffaloe; là, on nous a dit le
séjour qu'avaient fait dans cette ville nos compatriotes, leur rencontre avec
Nelson, l'embarquement de celui-ci avec eux pour le Michigan. « A Détroit, nous avons appris leur départ pour Saginaw, en remontant le
cours du fleuve. Désirant arriver au même but, nous voulions, pour y parvenir,
suivre la même voie; mais on nous a dit que la navigation dans ces parages peu
connus serait lente et difficile. Nous avons gagné Saginaw par terre. «Ami, dit encore Mohawtan en me prenant la main, ne crains rien de ma
tribu... la fille de Nelson est ici... quels secours lui sont nécessaires?
Parle, commande... chacun de nous t'obéira... » Ce récit m'avait jeté dans un trouble que je ne pourrais exprimer. Georges,
le frère de Marie, Georges, mon ami le plus cher, n'était plus! « Tiens, me dit Mohawtan, voici ce que Georges m'a confié à sa dernière
heure. » L'Indien me remit un papier qui portait l'adresse de Nelson. J'étais navré de douleur; cependant, acceptant l'offre généreuse du chef
indien, je le priai de m'aider à finir notre cabane. En un instant, tous les
bras des Cherokis furent mis à ma disposition; j'indiquai ce qu'il y avait à
faire, et revins près de Marie, rapportant dans notre pauvre demeure un chagrin
de plus. Je m'appliquai de tous mes efforts à cacher le trouble de mon âme... Je dis à
Marie le zèle obligeant des Indiens qui travaillaient pour nous... et je ne la
quittai pas un seul instant. Trois jours se passèrent durant lesquels il me
sembla qu'elle reprenait un peu de force... C'était le lendemain qu'Ovasco
devait être de retour... nous allions donc recevoir le secours tant désiré... et
Mohawtan était venu joyeux m'annoncer qu'un jour de plus suffirait pour achever
les travaux de notre habitation. Ainsi, au milieu de ma désolation, je m'acheminais encore vers l'espérance!
Cependant, vers le soir de ce bon jour, le ciel s'était chargé d'épaisses
vapeurs; quoique aucun vent ne soufflât, la cime des pins rendait des
frémissements inaccoutumés; une atmosphère lourde pesait sur la forêt; on
entendait dans les hautes régions de l'air des murmures étranges, tandis qu'un
silence morne s'élevait de la terre: tout annonçait un orage. J'étais assis auprès du chevet de Marie, m'efforçant d'adoucir ses
souffrances par les témoignages de mon amour... je lui parlais de notre bonheur
à venir... Elle demeura longtemps silencieuse... mais tout-à-coup, me faisant
signe de l'écouter, d'une voix calme et résignée elle dit: « Mon ami, cesse de
t'abuser... le mal dont je souffre est mortel... rappelle-toi le jour de notre
arrivée en ce lieu; à l'instant où l'astre des nuits tout en feu m'apparut comme
un sanglant fantôme, je fus saisie d'une douleur qui ne m'a plus quittée...
C'est ce mal qui me consume... aucune puissance ne saurait le combattre... tel
est l'ordre de la destinée à laquelle c'est folie de ne pas croire. Etrange
égarement de ma raison! moi, pauvre fille de couleur, méprisée de tous, avilie,
dégradée, j'ai aspiré au plus grand bonheur qui jamais a été donné à une
mortelle! comme si l'indignité de ma naissance ne devait pas me suivre jusqu'au
tombeau... Hélas, l'expiation est bien rigoureuse! «Mon ami, ajouta-t-elle, j'ai souffert cruellement durant les jours qui
viennent de se passer. Tu me vois faible et languissante!... c'est que je n'ai
point de repos... Ah! quel supplice de ne pouvoir dormir! quelquefois il me
semble qu'enfin le sommeil va s'emparer de moi! alors je m'abandonne à lui,
j'invoque sa puissance, je bénis sa main qui s'étend sur moi... déjà la moitié
de mon être lui appartient et revient à la vie par un néant passager... l'autre
est près de m'échapper aussi; mais, à l'instant où je vais trouver le calme en
perdant la pensée, je ne sais quel aiguillon cruel enfoncé dans mon corps me
réveille subitement par la douleur, et, quand j'atteins le but, me replonge au
fond de l'abîme... -- « Mon Dieu! m'écriai-je en écoutant ce triste récit, je voyais tes
douleurs; mais, ô ma bien-aimée, que j'étais loin de les croire aussi cruelles!
Pourquoi donc m'as-tu si long-temps caché la vérité? -- « Hélas! mon ami, me répondit Marie, fallait-il te jeter dans le désespoir
en te demandant un secours que tu ne pouvais me donner?... Oui, je sens la vie
se retirer de moi... mais je te le jure, Ludovic, tous ces mots ne sont rien,
comparés aux tortures que mon âme éprouve... Mon supplice, c'est d'avoir eu
l'idée du bonheur qui m'échappe et que j'ai vu si près de moi... c'est
d'abandonner à jamais une espérance si folle, mais si chère! et puis le chagrin
qui, dans mon coeur, surpasse tous les autres, c'est de voir à quel degré de
misère ma funeste fortune te réduit!... « Ludovic, pardonne-moi si je te parle ainsi: c'est que bientôt... » Elle s'interrompit: je vis son regard se troubler, ses yeux, errants comme au
hasard à l'entour d'elle, s'arrêtèrent tout à-coup, puis une extrême agitation
ayant succédé à cet instant de repos, sa pensée se réveilla pour s'égarer dans
le délire... Tandis que cette scène déchirante jetait dans mon âme la stupeur et le
désespoir, j'entendais au dehors les premiers bruits de l'orage qui se déclarait
dans les airs; des grondements lointains, d'abord faibles et croissant par
degrés, annonçaient l'approche de la tempête; déjà les vents sifflaient avec
violence, et les chênes de la forêt commençaient à murmurer sur leurs troncs
immobiles. Cependant Marie, ayant repris ses sens, se leva sur son séant: « Ecoute,
Ludovic, me dit-elle d'une voix plus ferme et plus assurée... je viens d'avoir
un songe... et c'est Dieu, sans doute, qui me l'envoie... avant le retour
d'Ovasco, je ne serai plus. « Le Ciel me donne aussi pour un instant quelque force... Laisse-moi, je t'en
conjure, te parler des êtres que j'aime et qui sont loin de moi... Mon père!
Georges! Hélas! je suis bien malheureuse! Je ne recevrai point la bénédiction de
mon père le jour de son arrivée parmi nous devait être celui de notre union...
Et, quand il viendra, sa pauvre fille!... Ah! qu'il sache du moins qu'elle est
demeurée pure et digne de lui jusqu'à son dernier soupir!! « Je voudrais aussi t'entretenir de Georges. D'où vient, Ludovic, que, depuis
deux jours, tu ne me parles plus de lui!... Nous ne savons pas quel est son
sort... Hélas! je ne le crois point heureux!! Son coeur est si bon, son âme si
grande! Il est resté parmi les méchants qui nous haïssent! Mon ami, sois
indulgent pour ma faiblesse; mais quand je songe à lui, j'ai des visions de
sang... Ce bon frère! il m'aimait d'une amitié si tendre!! C'est le seul être
qui m'ait aimée comme toi, Ludovic;... il savait bien la bonté de ton coeur,
mais, mon ami, laisse moi une illusion qui m'est chère; je crois que l'affection
que tu lui inspirais eût été moins vive, s'il n'avait pas su ton amour pour
moi... Hélas! sera-t-il plus heureux que sa pauvre soeur?... Peut être tu le
reverras... Moi, je vais mourir loin de lui... Quand il te parlera de sa chère
Marie, dis-lui que nous avons pleuré ensemble en nous souvenant de lui... »
Et la charmante fille arrosait de larmes son lit de douleurs... Je pleurais
aussi. Elle ajouta: « Tu lui donneras ma Bible; nous avons lu souvent ensemble le
livre de Tobie, où il se trouve des consolations et des espérances pour les
infortunés... Ses feuillets contiennent quelques fleurs que j'ai cueillies dans
la prairie du désert, le jour où je fis un si charmant rêve de bonheur. L'odeur
voluptueuse dont elles étaient empreintes s'est purifiée dans les parfums d'un
livre religieux... En lui remettant ce témoignage de mon souvenir, rappelle-lui
que la religion est le seul bien qu'on n'enlève point aux malheureux... « Et toi, mon bien-aimé, me dit-elle en s'efforçant de se tourner vers moi et
me faisant signe d'approcher ma main de la sienne, que te laisserai-je en
mémoire de moi ? Hélas! rien que des douleurs Pourquoi t'imposerai-je des
souvenirs funestes?... Notre attachement ne te rappelle que des malheurs, hélas!
sans compensation! Pour moi, tu as sacrifié le monde, ses avantages, ses
plaisirs. Si du moins j'avais eu quelques années, quelques jours seulement pour
entourer ta vie de tendres soins, de dévouement, et mériter ta pitié à force
d'amour!! O mon ami!... Mais non... Je ne t'ai donné que des chagrins amers,
depuis le jour où, en te découvrant ma naissance, j'ai fait retomber sur toi le
reflet de ma honte, jusqu'à ce moment suprême où je t'attriste par le spectacle
de mes dernières douleurs... « Faut-il donc que mon infortune te suive après que je ne serai plus!... Ah!
prends garde à l'influence de ma destinée: ma mémoire te serait fatale encore
pour être heureux, il te faut d'abord m'oublier... » Elle fit une pause de quelques instants... puis, fixant sur moi un regard
touchant: « Mon ami, reprit-elle, tu vas me trouver bien faible devant ma
dernière heure mais, je t'en supplie, dis-moi encore une fois que tu m'aimais
tendrement et que tu me pardonnes. Je te demande comme une grâce ces assurances
d'amour qu'autrefois je n'eusse point provoquées... C'est que, vois-tu, je vais
mourir, et dans quelques instants ma vie ne pèsera plus sur la tienne... Mourir
en entendant ta voix me dire ton amour! oh! cette pensée me donne des forces
pour franchir le passage terrible de la vie au tombeau. Tu me vois faible,
consumée, languissante;... mais sais-tu, Ludovic, que mon coeur n'a rien perdu
de sa puissance d'aimer!... Navré de douleur, je pressai sur mon sein le visage de mon amie: « Te
pardonner, m'écriai-je, ange d'innocence et de bonté!... » Et les sanglots
étouffaient ma voix. A l'instant où le mot pardon sortit de ma bouche, la figure de Marie
prit l'expression de la reconnaissance; alors elle se laissa retomber sur sa
couche comme si tous ses voeux eussent été accomplis. Je vis sa raison et ses
forces décliner avec une effrayante rapidité... Il était minuit... la fièvre
redoublait... Marie tomba dans un affreux délire. En ce moment toutes les fureurs de la tempête étaient déchaînées au dehors...
la foudre grondait dans le ciel; un vent impétueux ébranlait la forêt; les eaux
de l'orage tombaient avec une violence contre laquelle notre faible réduit était
impuissant à nous protéger. O mon Dieu! vous savez quelles furent mes angoisses durant cette nuit fatale,
quand, dénué de tout secours, abandonné à ma misère et à mon désespoir, je me
trouvai seul en face d'un être adoré, témoin de maux que je ne pouvais soulager,
d'un délire qui troublait ma propre raison... seul dans une forêt sauvage, au
milieu d'une nuit ténébreuse, pleine de terreurs du ciel et de la terre; placé
entre l'être innocent dont je voyais l'agonie, et le Dieu vengeur dont
j'entendais la colère; l'orage sur la tête et dans le coeur!... brisé jusqu'au
fond de l'âme par les accents douloureux de Marie; anéanti par les grondements
d'un tonnerre qui ne se reposait point; ne sachant si toutes les puissances du
ciel et de l'enfer étaient liguées contre un seul homme, je me jetai à genoux,
les mains jointes, prosterné en face de mon amie; et tour à tour portant mes
yeux sur son visage pâle et livide, puis les élevant vers le ciel, je priai Dieu
avec ferveur... Les éclairs qui sortaient d'une nuit sombre illuminaient cette
scène solennelle... J'étais dans une extase de terreur muette, de désespoir
instinctif et d'espérance religieuse, lorsque les yeux de Marie venant à se
porter sur moi: « Mon ami, me dit-elle dans un moment lucide, dernier rayon d'une
intelligence prête à s'éteindre, tu pries pour moi!... oh! merci!... vois quel
est le courroux du Ciel!... mon Dieu! je suis donc bien coupable!!! » A cet éclair passager de raison succéda une crise plus violente encore que la
première; une extrême agitation s'empara de ses sens; elle prononçait des
paroles incohérentes, des phrases entrecoupées de soupirs... ces mots: Race
maudite, infamie du sang, destin inexorable, sortaient de sa bouche; enfin
elle répéta mon nom deux fois, et quoiqu'en délire, elle pleura. Elle ne dit
plus rien. Je vis bien que les temps étaient accomplis pour la fille de Nelson; la
nature elle-même, dont les grandes crises révèlent quelquefois les mystères de
l'avenir, semblait m'avertir que le sacrifice allait se consommer; l'orage avait
annoncé toutes les phases de l'agonie... En cet instant la forêt fut pleine
d'effroyables retentissements; les éclats du tonnerre ne laissaient point de
relâche aux échos dont les voix innombrables, éveillées au sein des profondes
solitudes, multipliaient à l'infini les terreurs de la céleste vengeance; les
grands pins, les vieux chênes, craquaient, tombaient avec fracas, brisés, brûlés
par la foudre, déracinés par les vents; mille clartés éblouissantes, sorties
d'un ciel ténébreux, répandaient sur toute la terre les lueurs épouvantables
d'un embrasement universel; tandis qu'à travers cette atmosphère de feu, les
torrents tombés des nuages roulaient tumultueusement du haut des collines dans
les vallées, mêlant ainsi les destructions du déluge aux horreurs de l'incendie.
A tous ces bruits de la foudre, des échos, des torrents, le silence succéda,
silence plus affreux mille fois que toutes les voix de l'orage et de la douleur;
car il y a encore de l'espérance au fond de la douleur qui gémit... et de même
qu'au dehors, tout était silence autour de moi... Ici Ludovic manqua de voix. Depuis long-temps il se faisait violence pour
retenir ses larmes qui, en ce moment, coulèrent avec abondance. Avec lui pleura
le voyageur, que ce récit avait touché. Ludovic reprit ainsi: Je n'essaierai point de vous dépeindre l'horreur de ma
situation; il existe des douleurs qui remplissent le coeur de l'homme, et pour
lesquelles le langage n'a point de mots. Aussi long-temps que dure une crise terrible, il semble que l'énergie morale
de celui qui combat se soutienne par la violence même de l'agression. Au milieu
de tous les tumultes d'un ciel menaçant, de tous les déchirements d'une nature
troublée, au sein même de la confusion des éléments, l'homme, tout misérable
qu'il est, ne disparaît point; il demeure debout, grand par sa pensée, et fort
par sa volonté. Une voix intérieure, qui est celle de la vertu, lui apprend que
sa destinée est de lutter contre les orages; mais quand la foudre, après avoir
frappé son coup, se tait... lorsque de deux êtres qui s'étaient réfugiés au
désert pour s'aimer, l'un manque à l'autre; lorsque de ces deux âmes qui ne
faisaient qu'une âme, l'une est remontée au ciel! oh! alors l'infortuné qui
reste seul sur cette terre, mutilé dans son coeur, dépouillé de cette partie de
lui-même qui faisait sa force et sa joie durant les jours heureux et malheureux,
celui-là tombe dans une misère si voisine du néant qu'elle mérite la pitié. Dans
le premier moment, j'éprouvai une sorte de contentement de l'extrémité même de
mon malheur. Cet entier abandon où j'étais plongé, tout en ajoutant à l'horreur
de ma situation, m'épargnait une des charges les plus pesantes de la douleur:
les consolations du monde. Dans les grandes infortunes, il faut pleurer seul;
alors on souffre trop pour l'âme d'autrui. Des paroles d'intérêt, et quelques
larmes, c'est tout ce que peut donner la plus tendre amitié: remède qui convient
à des chagrins vulgaires; mais comment exiger d'un ami les brisements du coeur?
Cependant, à l'instant où je me félicitais d'être isolé pour souffrir sans
trouble, j'ai connu toute la faiblesse de l'homme. Telle est l'infirmité de notre nature, que le malheureux, réfugié dans les
secrètes joies de son infortune, ne peut pas même supporter long-temps l'excès
de la douleur la plus chère. Après avoir joui de mes larmes solitaires, je tombai dans un si grand
anéantissement, que je me pris à regretter mon éloignement du monde. Mais ce monde, que j'ai fui, ne peut m'entendre. Je gémis: aucune voix ne me
répond. Je chancelle: aucune main amie ne s'avance pour soutenir ma faiblesse...
alors, il faut se repaître d'amertume et de désespoir... alors, en présence de
cet être chéri, tout à l'heure palpitant d'amour, et maintenant inanimé, la mort
avec ses terribles mystères se révèle à moi dans toute son horreur. A force de
contempler des traits adorés, où je cherche en vain la vie, mes yeux se
troublent, ma raison s'égare; tous les souvenirs de cette affreuse nuit se
représentent à mon imagination; mille fantômes m'apparaissent... je crois
entendre la voix de Marie qui se plaint... je lui réponds: «Ma bien aimée, c'est
moi! c'est ton ami,...» Mais ses traits sont immobiles... je cherche la vie sur
ses lèvres pâles, naguère si suaves... j'y trouve un froid de mort... Alors il me semble que des accents funèbres, des bruits d'orage et
d'incendie, des sifflements de serpents, retentissent autour de moi. Je sens au
fond de mon coeur un fer ardent qui le brûle et se retourne mille fois dans la
plaie... accablé sous l'épouvante et la douleur, je sens mes genoux fléchir, et
je tombe... Je ne sais combien de temps je demeurai immobile, privé de mes sens. Le jour qui suivit cette nuit funeste, je fus arraché à ma léthargie par une
main secourable... c'était celle de Nelson. En entrant dans la chaumière, il
crut voir deux cadavres: hélas! pourquoi ne fut-ce qu'une illusion de son
regard! Plût au Ciel qu'il n'eût point ranimé chez moi un reste de vie prête à
s'éteindre dans la douleur!! Nelson entra suivi du Canadien dont nous occupions la demeure, et qui, le
jour de notre arrivée, était parti pour le fort Gratiot. Le vaisseau qui portait
Nelson et les Cherokis, n'ayant pu franchir le rapide qui se trouve en face du
fort, avait fait halte, et, comme la violence du courant était accidentellement
accrue par la fonte des neiges, on avait résolu d'attendre pendant quelques
jours un moment plus favorable. Le lieu où débarquèrent les Indiens était
précisément celui où se rendait le Canadien de Saginaw. Celui-ci, ayant
rencontré Nelson, l'informa de mon arrivée à Saginaw avec Marie. Instruit de
l'embarras où nous étions, Nelson supplia le Canadien de le ramener près de
nous; et, soit que la présence des Indiens réunis aux environs du fort Gratiot
eût fait manquer la chasse du ramier, soit que les prières de Nelson eussent
touché l'âme du chasseur, celui-ci consentit au retour; et, après cinq jours et
cinq nuits de marche non interrompue à travers la forêt et les prairies, ils
arrivèrent pour être les témoins de la dernière et déplorable scène d'une
affreuse catastrophe. D'abord je rendis grâce à Dieu qui envoyait un appui à ma défaillance... mais
bientôt je compris que, pour consoler le malheur, ce n'est pas assez d'avoir le
même sujet de peine, mais qu'il faut encore sentir de même la douleur. Nelson fut frappé d'un coup terrible en voyant l'énormité de notre infortune;
mais son stoïcisme l'emporta sur sa misère. Je ne croyais pas que la raison fût
jamais si puissante sur le coeur, et qu'il pût se trouver tant de froideur dans
un chagrin réel... quelques larmes coulèrent de ses yeux... bientôt il me fallut
pleurer seul... Je n'ai point d'expression pour vous dire les scènes de deuil et de
désolation dont ce désert fut le théâtre, lorsque le moment fut venu de rendre à
la terre la dépouille mortelle de mon amie. Vous voyez cette cabane peu éloignée de celle où je vous ai reçu... l'autre
jour vous alliez en franchir le seuil, lorsque j'ai retenu vos pas... vous en
admiriez la construction élégante et les proportions gracieuses, et vous me
disiez que là on pourrait vivre heureux avec un objet aimé; oh! je croyais aussi
à ce bonheur! c'était la demeure préparée avec tant de soin; l'asile de Marie;
le toit qui couvrirait de son ombre nos joies pures et mystérieuses... mais le
Ciel n'ayant point voulu que mes desseins s'accomplissent, et que cette
habitation contînt notre félicité, j'en ai fait un tombeau... Quand nous transportâmes dans ce lieu des restes chéris, il fallut passer par
de nouvelles angoisses et par de nouveaux brisements... j'ai bu tout entier le
cilice d'amertume... j'ai vu la terre s'emparer peu à peu de sa proie, et,
lorsque tout a été enlevé à mes regards, il m'a semblé que mon âme tombait dans
une solitude encore plus profonde. O misère! une vie de passions et d'orages qui
aboutit à un sépulcre! Est-ce donc là toute la destinée de l'homme?... Je me
précipitai la face contre terre, comme si mon coeur devait souffrir moins en se
rapprochant de la tombe!! et je songeai que cette tombe renfermait une créature
céleste qui, la veille, respirait pour moi seul, et aujourd'hui n'était plus
rien sur la terre... Alors, prosterné sur le néant, j'adorai Dieu! Tel fut le commencement d'un culte que j'ai, depuis ce temps, renouvelé
chaque jour dans la cabane consacrée à ma douleur. «O ma bien-aimée,
m'écriai-je, en terminant la prière du tombeau, tu ne me devanceras que de peu
de jours dans le funèbre asile! je le sens au vide de mon coeur, je n'ai plus
les conditions de la vie; je vous rejoindrai bientôt, âmes chéries, dont la
mienne ne peut vivre détachée; Marie, l'ange de mes jours, sans lequel il ne me
reste plus qu'à errer ici-bas de misère en misère; et toi, Georges, mon ami le
plus cher, Georges, le plus noble des hommes, le plus tendre des frères, qui,
fidèle, jusqu'à ta dernière heure, aux devoirs d'une amitié touchante, as
précédé ta soeur dans le séjour des ombres, où maintenant vous êtes réunis....
ah! ne pleurez point mon absence... bientôt je serai près de vous; la mort
cruelle a pu séparer nos corps, mais nos âmes s'uniront d'un lien qui ne se
brisera jamais.» Ainsi je disais: et je vis une nouvelle impression de douleur se peindre sur
la figure de Nelson... «Quel est donc ce langage? s'écria-t-il... Georges!...
mon fils bien-aimé grands dieux! le sacrifice serait-il complet?...» Ma douleur m'avait égaré: je révélai tout à Nelson; et ne regrettai point
l'indiscrétion de mon désespoir; car le moment était opportun pour dire au père
de Georges toute l'énormité de son malheur. La prière et la douleur avaient
élevé son âme vers le ciel; et l'homme religieux est toujours fort. La pensée
qui monte de la terre et arrive jusqu'à Dieu est comme une colonne puissante à
laquelle le plus faible se retient... Pendant un instant, le front du presbytérien sembla plier sous le coup, et,
pour la première fois, je crus que ses forces morales seraient au-dessous de son
infortune... Mais il releva sa tête, et laissa voir deux larmes étonnées d'avoir
coulé de ses yeux; alors je lui remis la lettre de Georges. Nelson en fit la
lecture, et, depuis ce jour, je l'ai relue tant de fois, que je me rappelle
exactement ses termes: «Mon père, écrivait Georges, si cette lettre vous est remise, elle vous
annoncera que je n'existe plus. Ne vous affligez point... J'aurai souffert une
mort digne de vous et de moi-même. Je ne serai point assez lâche pour attenter à
ma vie... Mais il me sera doux de mourir en combattant nos oppresseurs... Je
sais, mon père, quel jugement les hommes porteront sur moi, si toutefois mon nom
me survit dans leur pensée... Je serai appelé par eux factieux et rebelle... Ils
m'ont persécuté durant ma vie, et flétriront ma mémoire... mais leur sentence
n'atteint point mon âme... J'ignore si mon sang contient des souillures... mais
je suis assuré de la pureté de mon coeur... Je paraîtrai confiant devant Dieu...
J'ai pris une résolution fatale qui me réjouit: je vaincrai mes ennemis, ou ne
survivrai point à notre défaite. Hélas! j'espère peu de succès; la population
noire est vouée à l'éternel mépris des blancs; la haine entre nos ennemis et
nous est irréconciliable: une voix intérieure me dit que ces inimitiés ne
finiront que par l'extermination de l'une des deux races; je ne sais quel
pressentiment plus triste encore m'avertit que la lutte nous sera fatale...
L'issue funeste que je prévois ne me trouble point. J'ignore les desseins de
Dieu; mais je sais les devoirs dont la source est en moi-même; ma conscience
m'apprend qu'il est toujours beau de donner sa vie pour le service d'une sainte
cause... Vous le dirai-je, cependant, ô mon père, j'ai une douleur dans l'âme;
ma tristesse ne me vient point de moi; elle ne procède pas non plus de la
crainte de vous affliger... car je sais votre vertu; et vous ne pourrez
regretter long-temps les suites d'un dévoûment qui me rend plus digne de votre
estime. Mais ma soeur! ma chère Marie! qu'il est désolant de ne la plus revoir
et comme elle sera malheureuse en apprenant que son Georges n'est plus!... Ah!
tâchez qu'elle conserve long-temps des doutes sur mon sort! Le Ciel m'est témoin
que, dans l'extrémité où je suis, c'est elle seule dont le souvenir trouble ma
raison... Je ne puis croire qu'elle habite une terre où je ne serai plus... Ah!
qu'il me soit permis d'adresser quelques paroles au généreux Français dont elle
était aimée... Ludovic, ô mon ami, écoutez la voix sacrée de l'homme à sa
dernière heure: Marie est de toutes les créatures la plus sensible, la plus
pure, la plus digne d'amour... Elle vous aime tendrement, Ludovic... Ah! de
grâce, ne brisez pas son coeur! Elle est bien faible!! elle croit aisément au
malheur, et ne résiste qu'à l'espérance; le souvenir du destin de sa mère ne
quitte point sa pensée. Hélas! je n'en doute pas, un chagrin profond abrégerait
sa vie.» Cette lettre ajouta un nouvel aiguillon à ma douleur, et rendit encore plus
abondante la source de mes larmes. Nelson contempla quelque temps la terre avec
un regard immobile; puis, levant les yeux au ciel: «O mon Dieu! dit-il d'une
voix grave et pénétrée, Seigneur, qui, pour m'éprouver, m'envoyez les plus
cruels malheurs qui puissent déchirer le coeur d'un père, je me soumets à vos
décrets tout puissans; je suis bien infortuné, mais je ne murmurerai point
contre votre providence, car vous êtes juste encore, alors que vous êtes sévère.
J'accepte vos rigueurs comme des expiations, et, pour désarmer votre colère, je
m'efforcerai d'avoir de bonnes oeuvres à vous offrir.» En ce moment, quelque bruit se fit entendre hors de la cabane; je sortis:
c'étaient des Indiens Cherokis ayant Mohawtan à leur tête. «Nous venons, me dit
celui ci, pour voir si l'orage d'hier n'a fait aucun dégât dans la cabane, et
nous vous aiderons ensuite à y transporter la fille de Nelson. -- «La fille de Nelson! m'écriai-je avec désespoir!! elle y repose.» Il vit
couler mes larmes. Bientôt Nelson parut. Mohawtan le reconnut sans peine; les
deux amis s'embrassèrent. L'Indien, en pressant sa poitrine sur le coeur de
Nelson, y sentit la douleur paternelle; il jeta un coup-d'oeil dans l'intérieur
de la cabane, et vit la tâche funèbre que nous venions de remplir. Cependant une lutte terrible était prête à s'engager entre les Cherokis et
les Ottawas. Le meurtre commis par Mohawtan criait vengeance, et c'était pour
les Ottawas un bon prétexte de repousser de leur territoire une tribu dont la
présence leur était importune. Mohawtan dit: «Voulez-vous prendre parti pour
nous?» -- Je ne répondis pas, car j'étais indifférent à toutes choses. Mais
Nelson, toujours plein de l'intérêt religieux qui l'avait amené dans ces lieux:
«Non, dit-il, je n'épouserai point une injuste querelle. Mohawtan, je suis votre
ami; mais pourquoi serais-je l'ennemi des Ottawas? Est-ce parce qu'ils défendent
leur patrie, ou parce qu'ils ont horreur du sang répandu?... Ma mission sur la
terre est plus noble et plus pure... Si le ciel exauce ma prière et seconde mes
efforts, ces menaces de guerre et d'extermination ne s'accompliront pas...
«Un grand devoir m'est imposé, ajouta-t-il en se tournant vers moi; je dois
faire violence à ma douleur... Mon ami, l'occasion de faire le bien est rare;
une bonne action est la plus sûre consolation du malheur... Ma tâche sera facile
à remplir, si je puis faire descendre dans l'âme de ces sauvages quelques
paroles d'une religion de paix.» Nelson suivit Mohawtan et les Indiens. Tous se dirigèrent vers un lieu
éloigné d'environ trois milles, dans lequel les Cherokis étaient assemblés pour
délibérer. Je ne voulus point suivre Nelson... Je vis bien qu'il y avait dans son âme un
instinct secret qui le portait à combattre les coups de la fortune, plutôt qu'à
guérir les peines du coeur. Ainsi, malgré l'arrivée du père de Marie, je fus bientôt seul. En ce moment, je l'avoue, quand je réfléchis sur les malheurs accumulés sur
ma tête et à l'entour de moi, je me pris à douter de tout, excepté de la misère
de l'homme... j'accusai la vertu, la religion, Dieu lui-même. Je voyais la plus
charmant
on peut y voir un aigle qui plane avec
majesté; il suit la barque du voyageur; tantôt immobile au-dessus d'elle, tantôt
entraîné dans un vol sublime, il semble, roi du désert, observer le téméraire
étranger qui pénètre dans son empire. De temps en
temps apparaît une hutte
sauvage; non loin d'elle, se tient debout un Indien, impassible et muet comme le
tronc d'un vieux chêne; on dirait une antique ruine de la forêt.
sommeillaient quelquefois,
mais dont le réveil était toujours douloureux.
Je crois
qu'il me serait facile de tracer, sans passion, le portrait fidèle des femmes de
ce pays; car je n'ai reçu d'elles ni bienfaits ni injures...
et plus
enivrant encore pour mon imagination le spectacle lointain des mouvements du
monde. Ainsi je ne voyais, du vaste théâtre où s'agitait la destinée des
peuples, que ce qui pouvait me dégoûter du coin de terre que j'habitais.
La législature de la Géorgie statua
que les Indiens n'étaient point propriétaires, mais seulement usufruitiers;
qu'il appartenait à la souveraineté nationale de fixer la durée de cet usufruit;
et, déclarant qu'il avait cessé, elle autorisa les Américains à prendre les
terres des Indiens; ceux-ci, peu versés dans les distinctions que fait la
jurisprudence entre l'usufruit et la propriété, ne comprirent rien à ce décret,
sinon qu'on les chassait pour se mettre à leur place; ils protestèrent encore
une fois... La querelle fut déférée au jugement de la cour suprême des
Etats-Unis; ce tribunal auguste, placé au sommet de l'échelle sociale, dans des
régions inaccessibles aux basses passions, se prononça solennellement en faveur
des indigènes, et déclara qu'on n'avait point le droit de les déposséder: le
débat semblait terminé. Cependant, comme des gens d'affaires ne manquent jamais
de raisons légales, même pour désobéir aux lois, les Géorgiens repoussèrent avec
mépris l'arrêt de la suprême cour, disant que la question jugée par ce tribunal
n'était point de sa compétence. Ce n'était pas déclarer la guerre, niais c'était
la rendre inévitable.
« Plaignez Onéda: elle aimait
Mantéo, l'insensée! Mantéo ne l'aimait pas.
« Plaignez Onéda: elle
aimait Mantéo, l'insensée! Mantéo ne l'aimait pas.
« Plaignez
Onéda: elle aimait Mantéo, l'insensée! Mantéo ne l'aimait pas.
« Plaignez Onéda:
elle aimait Mantéo, l'insensée! Mantéo ne l'aimait pas.
« Plaignez Onéda: elle aimait
Mantéo, l'insensée! Mantéo ne l'aimait pas. »
[Note de l'auteur. **
Réf.
**
place sur la terre ? et leur nom tombera-t-il de même dans
l'oubli de leurs successeurs?
tous ces
vices ont pris possession de leur race: d'où leur sont-ils venus?
[Note du copiste: *** Les Notes
d'auteur en fin d'ouvrage ne comportent aucune référence au triple astérique
ci-dessus. ]
Marie. « Oui, me répondit-elle, oh! oui, allons vite à
Saginaw... c'est là que nous serons heureux,... tu me l'as promis...»
tantôt sous la forme d'un hideux reptile.
Les uns, avides de
meurtres et de sang, attendent leur proie au passage...
mon Dieu! s'ils allaient s'élancer sur Marie! Les autres se suspendent aux
rameaux des arbres; ils tomberont comme la foudre sur celle que j'aime et
prendront sa vie avant que je l'aie seulement défendue. Et j'inventais mille
autres chimères si faciles à créer quand on a l'âme saisie d'une grande douleur
et l'imagination engagée dans des régions inconnues. Les heures s'écoulent, la
nuit s'avance, nos chevaux ralentissent leur marche, la fraîcheur s'élève de la
terre... Marie gardait un silence profond qui redoublait mes angoisses. Je
prends sa main; je la trouve brûlante: « Mon ami, me dit-elle d'une voix à demi
éteinte, n'allons pas plus loin; je me sens mourir... »
« Tiens, me dit-elle, encore un peu
d'indulgence pour ta pauvre amie... Je t'en conjure, approche-toi près de moi...
Mon Dieu, je te désole, dit-elle en voyant couler mes larmes; mais aie pitié
d'une infortunée qui n'a que peu de temps à t'affliger... Laisse ma tête
s'appuyer sur toi, pour que j'entende encore le battement de ton coeur... Nous
étions ainsi dans la prairie vierge; n'est-ce pas qu'alors toi aussi tu étais
heureux ?... Oh! c'est maintenant qu'il faut me dire que tu me pardonnes. Grâce,
mon ami, grâce pour la pauvre fille qui t'aimait... Il faut que je te dise une
chose que je t'avais toujours cachée, c'est que je t'aimai le premier jour où je
te vis. Mon coeur a soutenu bien des combats... Je fuyais ton regard, ta
présence qui me charmaient, et, quand je reçus la révélation de ton amour, je me
sentis enivrée de tant de bonheur, que ma raison faillit de s'égarer...
Cependant je pressentais nos malheurs, et je pleurai sur ma joie... Mon ami, je
te dis ces choses pour que tu me pardonnes en voyant que mon coeur était bon...
»