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License ABU
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Version 1.1, Aout 1999
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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------
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<IDENT lettresjuives678>
<IDENT_AUTEURS argens>
<IDENT_COPISTES swaelensg>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Lettres Juives (Tome 6, 7 et 8)>
<GENRE prose>
<AUTEUR J.B. Marquis d'Argens (1704-1771) Lettres juives (Tome 1)>
<COPISTE G. J. Swaelens (100112.3376@compuserve.com)>
<NOTESPROD>
De ses nombreux voyages et missions diplomatiques, Jean-Baptiste de
Boyer, marquis d'Argens (1704-1771) a tiré la substance de ses
«Lettres juives» sous-titrées «Correspondance Philosophique,
historique & critique, entre un Juif Voyageur en différens Etats de
l'Europe, & ses Correspondans en divers endroits.» L'Eglise a mis par
deux fois les «Lettres Juives» à l'Index, sans doute en raison de
leurs commentaires fortement anticléricaux. L'Encyclopédie Universalis
en décrit l'auteur comme «un parfait représentant du siècle des
Lumières et l'un des premiers écrivains de l'Occident à traiter le
peuple juif avec respect». Les «Lettres Juives» offrent un vaste
panorama sur les conceptions philosophiques, religieuses,
scientifiques et politiques de l'époque. Les volumes dont a été tirée
la présente numérisation ont été confiés au Musée d'art et d'histoire
du Judaïsme, à Paris.(e-mèl:centredoc@mahj.org)
From his many trips and diplomatic missions, Jean-Baptiste de Boyer,
marquis d'Argens (1704-1771) drew his "Lettres Juives", a
"Philosophical, historical & critical correspondence, between a Jew
travelling in different states of Europe, and his Correspondents in
many places". The Roman Catholic Church put the "Lettres Juives" twice
on the Index of banned books, probably because of their strong
anticlerical stance. The French-language Encyclopédie Universalis
describes the marquis d'Argens as "a perfect representative of the
Siècle des Lumières (the Age of Enlightenment, in France) and one of
the first writers in the West to treat the jewish people with
respect." The "Lettres Juives" offer a wide panorama on the
philosophical, religious, political, scientific scene of the time. The
volumes from which this digitalisation has been produced have been
entrusted to the «Musée d'art et d'histoire du Judaïsme», Paris,
France.(e-mail:centredoc@mahj.org)
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER lettresjuives6781 --------------------------------
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique &
Critique, entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses
Correspondans en divers endroits. NOUVELLE EDITION, augmentée de Nouvelles Lettres & de quantité de
remarques.
TOME SIXIEME (f)
***
A LA HAYE, CHEZ PIERRE PAUPIE.
M.DCC.LXIV.
***
EPITRE
A MAISTRE NICOLAS, BARBIER DE L'ILLUSTRE DOM QUICHOTTE DE LA MANCHE.
Je ne sçaurois vous exprimer, MAISTRE NICOLAS, combien je suis sensible au
plaisir de pouvoir vous dédier un volume des Lettres Juives. _Vous tenez un
rang si distingué dans l'inimitable roman de Michel de Cervantes, qu'après avoir
assuré de mon attachement & de mon respect vos illustres amis les seigneurs
dom Quichotte & Sancho Pança, je ne pouvois guère me dispenser de vous
donner les mêmes marques de mon estime & de mon amitié. Il y avoit déja si
long-tems que j'en cherchois une occasion favorable, que je désespérois presque
de jamais la rencontrer: mais certain médecin empyrique est venu me l'offrir
depuis peu, le plus heureusement du monde: & j'ai d'abord remarqué entre
vous & lui une si merveilleuse ressemblance que je me suis fait un vrai
plaisir de ne vous la point laisser ignorer.
En effet, vous n'étiez qu'un pauvre barbier de village assez raisonnablement
mal-adroit: & il n'étoit d'abord qu'un de ces infortunés charlatans, que
leurs petits paquets de poudre & leurs petites bouteilles d'essence, ne font
que fort maigrement subsister.
Vous vous élévâtes ensuite à la condition de frater, à la vérité
suffisamment ignorant: & il se mit au nombre de ces assassins ambulans, que
les Parques irritées laissent vivre pour le malheur du genre humain, & qui à
la faveur de quelques misérables certificats & lettres-patentes, en imposent
à la crédulité des sots, & tuent impunément la plûpart de ceux qui ont la
bêtise de se remettre entre leurs mains.
Votre baume de Fierabras faisoit mortellement rendre gorge à votre ami
Sancho: & les médicamens de votre digne imitateur ne manquent guère de faire
rendre l'ame à la plûpart des patiens qu'il extorque, ou qui se livrent
imprudemment à lui.
Las de raser des villageois, & de leur appliquer de tems en tems quelques
emplâtres, vous vous livrâtes sans réserve à la noble fureur d'aller courir les
champs, & ayant courageusement entrepris de juger les griefs, & de
redresser les torts: il vous en coûta si cher, que vous fûtes rudement culbutés
par terre, dès votre premier combat: & votre fidéle copiste, le
Saltimbanque-médecin, ennuyé de tuer les gens, ou plutôt désolé de n'en plus
trouver qui le voulussent être de sa façon, s'est avisé de se revêtir de la
qualité d'auteur, & pour ses péchés y réussit tout aussi mal, que vous dans
votre chevalerie errante. Il essuye tous les jours maints oreillons & maints
camouflets: & selon toutes les apparences, le pauvre garçon achevera
bien-tôt de vous imiter entiérement. Las de se voir étrillé & berné, il
abandonnera les belles-lettres, pour remonter sur ses tréteaux: si cela ne
suffit point pour le tirer d'affaire, il se fera parasite, & se rencognera
dans le fond de quelque bonne cuisine, d'où il sera pour le moins aussi
difficile de le déloger, qu'il l'auroit autrefois été de dénicher Sancho
Pança de celle du riche Gamache.
Je suis, MAISTRE NICOLAS,
Votre très-humble & très-obéissant serviteur,
Le traducteur des_ LETTRES JUIVES.
***
PREFACE DU TRADUCTEUR.
J'avois bien prédit à la fin de la préface de mon V. volume, que je
verrois éclore au premier jour quelques mauvaises copies de mon ouvrage. Il
vient en effet d'en paroître deux tout a la fois; & pour ne point fatiguer
inutilement mes lecteurs, je ne dirai que deux mots de chacune d'elles.
I. La premiére est intitulée: Anecdotes historiques, galantes &
littéraires, & n'a proprement que ce titre d'intéressant & de
curieux. Ce n'est autre chose, qu'un assez mauvais recueil de contes usés &
rebattus d'aventures ridicules & imaginaires, & de personnalités souvent
aussi fausses qu'injurieuses; le tout si pitoyablement écrit, qu'entr'autres
expressions ridicules, on y fait décrotter les gens pour se présenter
à la cour (1): & je me serois bien gardé de faire ici la moindre mention
d'un si méprisable ouvrage, si des lecteurs de très-peu de discernement, mais de
très-mauvais goût, ne m'avoient fait le deshonneur de me l'attribuer; & si
l'on y voyoit malheureusement un éloge de mes Lettres, incomparablement
plus propre à m'avilir, qu'à me recommander.
[(1)Anecdotes, tom. I, p.154.]
II. La seconde est intitulée: Correspondance historique, philosophique
critique, entre Ariste, Lisandre, & quelques autres amis, pour servir de
réponse aux Lettres Juives; & composée, dit-on, par une cabale
d'écrivains affamés & mercénaires, que certain libraire de la Haye
entretient pour cet effet à ses gages. Quoiqu'il en soit, c'est un ouvrage
périodique de la nature du mien: & comme si ces auteurs ne sçavoient où
prendre de la matière pour le remplir, ils s'emparent chaque ordinaire de deux
ou trois textes de quelqu'une de mes Lettres, & les paraphrasent à
peu près aussi sensément que les interprêtes d'Aristote, ou que les
commentateurs de l'Apocalypse. C'est ce que je me contenterai de faire voir par
deux ou trois exemples remarquables, sans me donner la peine de suivre plus au
long ces messieurs dans leurs égaremens critiques, & sans fatiguer ainsi les
lecteurs par des répétitions inutiles.
1° Ils paroissent si novices dans les matières établies, qu'ils me font un
crime effectif d'une simple plaisanterie, généralement reçue de quiconque sçait
parler; & qu'ils se récrient fort sur ce que j'ai tâché de deshonorer en
vain les jurisconsultes par le titre de maris débonnaires. (1).
[(1) Correspondance I.]
Peut-on faire un aussi pitoyable raisonnement! est-ce vouloir deshonorer
Cujas, Barthole & Dumoulin, que de soutenir que les priviléges & droits
qu'on a attachés aux femmes qui se séparent de leurs époux, sont trop vastes
& trop étendus? Si j'ai deshonoré les jurisconsultes en les appellant
maris débonnaires, l'illustre Despréaux a donc flétri la réputation de
tous les Parisiens; car je trouve dans sa X. satyre la même pensée exprimée en
termes incomparablement plus forts que les miens. Les voici:
As-tu donc oublié, qu'il faut qu'elle y consente?
Et crois-tu qu'aisément
elle puisse quitter
Le savoureux plaisir de t'y persécuter?
Bien-tôt son
Procureur, pour elle usant sa plume?
De ses prétentions va t'offrir un
volume.
Car, grace au droit reçu chez les Parisiens,
Gens de
douce nature, & maris bons chrétiens,
Dans ses prétentions une
femme est sans bornes.
Voilà donc Despréaux plus coupable que moi. C'est dommage, en verité, que les
Cotins & les Pradons, dans les critiques qu'ils ont faites des ouvrages de
ce grand homme, n'ayent pas prévenu à cet égard Maître Nicolas & ses
collègues, & ne leur ayent point fourni une remarque aussi judicieuse &
aussi sensée.
2° La seconde chose que ces judicieux censeurs me reprochent, est d'avoir
nommés les chrétiens NAZARÉENS. C'est le titre, disent-ils, qu'il nous
donne, croyant vivement nous offenser. Mais J. C. l'ayant porté, nous ne pouvons
que nous en faire gloire. (1)
[(1) Correspondance I.]
Le beau raisonnement! En vérité, je serois tenté de croire, que ces gens-là
n'ont jamais lû que le Pédagogue chrétien, ou le Paradis ouvert à
Philagie. S'ils avoient la moindre connoissance des livres, ils sçauroient
que dans tous les ouvrages écrits, ou supposés écrits, par des auteurs
Levantins, on donne presque toujours aux chrétiens le nom de Nazaréens.
Entre dix mille exemples que j'en pourrois citer, je me contenterai de celui que
me fournit actuellement l'Espion dans les cours des princes chrétiens. Il
pourra servir de bonne leçon à Maître Nicolas & à ses confrères. Je ne
suis pas pour les libelles, dit le fin musulman (1), & je n'aime pas
à parler avec irrévérence des têtes couronnées; mais les NAZARÉENS sont si
stupides, qu'ils m'obligent de dire ce que je dis: je n'ai jamais vû de gens si
fous.
[(1) Tome II. lettre XC,.pag. 300.]
Que les critiques réfléchissent sur ce passage, afin que s'ils lisent jamais
quelque livre où le terme de Nazaréens se rencontre, ils évitent le
ridicule d'étaler si mal-à-propos des réflexions monacales & pédantesques.
Je veux bien encore leur apprendre, que loin qu'on regarde dans le Levant le nom
de Nazaréen comme une injure, il y est au contraire considéré comme plus
noble que celui de chrétien; &, que dans les traités que la Porte
fait avec la France, il n'en est aucun où le roi ne soit titré de premier roi
des souverains de la croyance de NAZARETH. Maître Nicolas & ses
collègues diront-ils que la Porte Ottomane croit offenser vivement la
France, en s'exprimant ainsi? S'ils tenoient un discours aussi impertinent, je
ne doute pas qu'il ne se trouvât bientôt quelque imbécille capucin, qui croiroit
répondre bien spirituellement, en disant que Jesus-Christ ayant porté le nom
de Nazaréen, les François ne peuvent que s'en faire gloire.
3° Je ne sçais si quelque conformité de fanatisme avec Marie-Alacoque
porteroit mes censeurs à s'intéresser pour elle; mais voici la manière également
fausse & ridicule, dont ils prennent la défense de l'auteur de son histoire.
L'auteur de la Vie mystique de Marie-Alacoque a fait une faute indigne
de lui & de son caractère. Il l'a reconnue. C'est beaucoup de trouver tant
d'humilité dans un prélat. Il n'obtiendra pas le chapeau de cardinal. N'en
sera-t-il pas assez puni? Il auroit tort de se vanter d'être l'auteur d'un tel
livre. S'il pensoit ainsi, quel besoin d'en enlever tous les exemplaires, comme
on a fait, de crainte qu'il n'en restât dans le public. En lisant ce
passage, il n'y a personne qui ne crût bonnement que M. de Sens a tâché lui-même
de supprimer les exemplaires de son livre. Mais c'est-là une fausseté qui ne
mérite point d'autre réfutation que le mentiris impudentissimè du bon
pere Valerien; & qui n'est pas mieux appuyée que la critique qu'on me fait
cinq ou six lignes après, de juger les procès sur l'étiquette du sac, &
de faire valoir la sottise d'un prélat, pour condamner les autres. Ce second
mensonge est encore plus impudent que le premier; vû que dans tout cet endroit,
il n'est non plus fait mention des prélats que des imans de la Mecque. Le
lecteur peut aisément s'éclaircir de cette vérité: & j'ose a cet égard lui
faire un serment bien terrible; c'est que si je lui en impose, je consens de
passer dans son esprit pour aussi imbécille & aussi menteur que mes
critiques.
4° Ils se récrient sur ce que j'ai dit que les grands sujets sont défendus
aux François, qu'il faut qu'un métaphysicien accommode sa philosophie à la
politique de l'état, aux rêveries des moines. «Un philosophe, répondent mes
censeurs, ne peut accommoder sa philosophie aux maximes de l'état, qu'il ne
l'ait auparavant accordée à la raison. En suivant ses principes, nous n'écrirons
jamais rien, qui nous attire l'excommunication ou les peines inflictives du
magistrat.» Je vais dans l'instant convaincre mes prétendus critiques d'être,
non-seulement les plus ignorans des hommes, mais encore les plus impudens. Je
leur demande si Galilée étoit un grand-homme en suivant les principes de la
raison? Ils n'oseroient le nier. Cependant que ne lui arriva-t-il point?
Personne n'ignore, si ce n'est peut-être mes censeurs, qu'il fut mis extrêmement
âgé dans les prisons de l'inquisition, où il gémit pendant très-long-tems; &
cela pour avoir démontré une vérité, dont tout le monde est aujourd'hui
convaincu. En l'année 1624, le parlement de Paris ne bannit-il pas à perpétuité
de son ressort trois sçavans, pour avoir osé soutenir des thèses contraires aux
opinions d'Aristote? Et même sous le regne de Louis XIV. ce regne si éclairé,
& dont on vante si excessivement les grandes lumieres, ce même parlement ne
donna-t-il pas sur les remontrances de la Sorbonne, un arrêt portant, qu'on
ne pouvoit choquer les principes de la philosophie d'Aristote, sans choquer ceux
de la doctrine de l'église? N'est-ce pas là attirer sur les gens
l'excommunication & les peines inflictives du magistrat? Si mes
censeurs veulent prendre la peine de lire ces faits dans une lettre de mon
sixième volume (1), ils verront qu'ils auroient pû se dispenser d'avancer cette
insipide & ridicule maxime, qu'en suivant les principes de la vraie
métaphysique, on n'écrit jamais rien qui attire l'excommunication ou les peines
inflictives_.
[ (1) Lettre CLXXII.]
Mais, sans aller chercher des exemples si éloignés, ils en avoient un sous
leurs yeux, dans cette même Lettre Juive qu'ils ont prétendu critiquer.
Je ne doute pas même qu'ils n'en aient senti tout le poids, que ce ne soit à
dessein qu'ils l'ont passé sous silence; & qu'ils ne se soient rendus par-là
aussi coupables de mauvaise-foi que d'ignorance. Voici cet exemple: il est
décisif dans la question dont il s'agit. «Ce fameux Descartes, dont tu as lû la
philosophie avec tant de plaisir, fut obligé de se retirer dans le fond du Nord.
L'ignorance & la haine monacale l'y poursuivirent. Tout mort qu'il est,
elles l'attaquent journellement.» D'où vient mes censeurs n'ont-ils fait aucune
mention de ce trait? A cet exemple de Descartes, joignons celui de tous les
grands philosophes que la France a produits. Quelle persécution n'a point
essuyée Gassendi? Il n'a pas tenu aux ecclésiastiques, qu'on ne l'ait fait
brûler vingt fois; & ses Dissertations contre Aristote, souleverent
contre lui toute la nation théologique. Bernier, disciple de ce grand homme,,fut
traité comme un hérétique; & ce ne fut qu'après bien des soins, qu'il vint à
bout de se justifier des accusations qu'on avoit formées contre lui. Locke n'a
pas été persécuté personnellement en France. La raison en est naturelle: il
demeuroit à Londres. Mais, presque tous ses ouvrages n'ont-ils pas été
sévèrement défendus dans tout le royaume, & ne le sont-ils pas encore? Un
libraire oseroit-il présenter à l'examen, son Essai sur l'entendement
humain, livre admirable, & dont mes critiques ne connoissent
probablement que le titre & la couverture? Tel étant le sort de la
philosophie en France, j'ai donc eu raison de soutenir que les grands sujets
sont défendus aux François; & qu'il faut qu'un métaphysicien accommode sa
philosophie à la politique de l'état, & aux rêveries des moines.
Je ne pousserai pas plus loin mes remarques. Elles suffisent, non-seulement
pour faire voir l'injustice & la mauvaise-foi de mes prétendus critiques,
mais même pour me justifier dans l'esprit des personnes éclairées &
équitables; & c'est tout ce que je me suis proposé, dans cette préface.
***
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, historique & critique,
entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses Correspondants
en divers endroits.
***
[Page f21]
LETTRE CLIV.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
J'ai examiné avec attention, mon cher Monceca, la lettre dans laquelle tu me
proposes les difficultés que tu trouves dans le sentiment qui n'admet point que
la pensée actuelle soit l'essence de l'ame. Après avoir comparé tes objections
avec celles de Locke, je suis resté persuadé que c'étoit avec beaucoup de
fondement, que ce sage philosophe soutenoit qu'il y avoit apparence que l'ame
étoit quelquefois d'assez longs intervalles sans penser.
[Pages f22 & f23]
La comparaison que tu fais de l'étendue, essence de la matière, avec
la pensée actuelle, essence de l'ame, ne me paroît ni juste ni
convaincante. Je puis te nier d'abord que l'étendue soit l'essence de la
matière; & de te dire, que loin que tu puisses connoître ce qui constitue
une chose spirituelle, tu ignores même ce qui fait le premier principe des êtres
matériels. Descartes, dit un philosophe moderne (1), fait consister
l'essence du corps dans l'extension, & conclut ensuite, que par-tout il y a
de l'étendue où il y a de la matière... Je demande d'abord, quelle est la raison
pourquoi l'extension doit constituer la nature & l'essence du corps plutôt
que la solidité ou quelqu'autre qualité essentielle à la matière?
[(1)) Le marquis d'Argens; Philosophie du bon sens, ou réflexions
philosophiques à l'usage des cavaliers & du beau sexe. pag. 278.]
Car de cette attention qu'on fait à un seul & unique attribut, par
l'abstraction qu'on fait de tous les autres, il ne suffit point du tout que ces
autres ne puissent subsister sans lui, & qu'il ne puisse subsister sans les
autres. Je puis trouver un attribut particulier auquel je m'arrêterai, & que
je supposerai constituer l'essence du corps. Si je tiens sur ma main une sphère
pesante, par abstraction je puis concevoir que la pesanteur est toute dans son
centre, & ne faire attention qu'à l'idée de ce centre. Il seroit pourtant
absurde que je conclusse de-là, que la nature & l'essence du corps consiste
dans la gravité. D'ailleurs, tout ce qui est dans le corps ne nous est pas
connu, ou du moins ne pouvons nous démontrer qu'il nous le soit. Ainsi nous ne
sçavons point présentement ce qui le constitue: & parce que nous
n'appercevons que sept ou huit attributs dans le corps, nous ne devons pas
assurer qu'il n'en puisse y avoir d'autres, sans lesquels son existence soit
aussi impossible que sans les sept ou huit qui nous sont connus. Si la nature
d'une chose consiste en trente attributs nécessaires & inséparables les uns
des autres, & qu'on en prenne dix, il seroit ridicule de conclure qu'on eût
cette chose qui en exige trente absolument. On en auroit au contraire une autre
qui n'en demande que dix pour former son existence. Il en est de même du corps,
dont nous ne pouvons démontrer que nous connoissons les attributs. Ainsi nous ne
sçavons précisément ce qui constitue son essence.
[Pages f24 & f25]
Voilà, mon cher Monceca, des raisons bien fortes contre la prétendue
certitude des Cartésiens sur l'essence de la matière. Or s'il est vrai que les
hommes soient incertains sur ce qui constitue la nature du corps, comment
peuvent-ils se flatter de connoître la nature de l'ame? Locke n'est-il pas en
droit de dire aux Cartésiens: Avant d'assurer que vous devez définir
l'essence de la matière par l'étendue, & celle de l'ame par la pensée
actuelle, parce que vous ne pouvez imaginer aucune chose corporelle qui n'ait de
l'extension, & que vous ne pouvez concevoir aucun être spirituel qui n'ait
la faculté de penser, attendez d'être parfaitement instruits de tous les
attributs qui sont absolument nécessaires à ses différentes substances; ensorte
que vous n'accordiez plus à un seul attribut le pouvoir de former une chose, qui
peut-être en demande absolument trente autres, que vous ignorez & qui lui
sont essentiellement nécessaires, sans lesquels elles ne sçauroient exister.
Vous croyez, ou du moins vous voulez persuader les autres, que vous croyez être
certains de l'essence des êtres spirituels & matériels. On pourroit avec
raison vous dire, que loin de connoître la nature de ces substances, vous
ignorez même ce qui les rend différentes.
Je ne sçais, mon cher Monceca, si tu as fait attention à ce que Locke objecte
si à propos aux Cartésiens, au sujet de l'ignorance des hommes sur l'essence de
l'ame. «Nous avons, dit-il (1), des idées de la matière & de la pensée; mais
peut-être ne serons-nous jamais capables de connoître si un être purement
matériel pense ou non, par la raison qu'il nous est impossible de découvrir par
la contemplation de nos propres idées, sans révélation, si Dieu n'a point donné
à quelques amas de matiere disposés comme il le trouve à propos, la puissance
d'appercevoir & de penser, ou s'il a joint & uni à la matiere ainsi
disposée, une substance matérielle.»
[(1)Essai philosophique sur l'entendement humain, 4. chap. 3. pag. 440.]
[Pages f26 & f27]
«Car par rapport à notre idée, il ne nous est pas plus mal aisé de concevoir
que Dieu peut ajoûter, s'il lui plaît, à notre idée de la matiere la faculté de
penser, que de comprendre qu'il y joigne une autre substance avec la faculté de
penser... Puisque nous sommes contraints de reconnoître que Dieu a communiqué au
mouvement des effets, que nous ne pouvons jamais comprendre que le mouvement
soit capable de produire, quelle raison avons-nous de conclure qu'il ne pourroit
pas ordonner que ces effets soient produits dans un sujet que nous ne sçaurions
concevoir capable de les produire, aussi bien que dans un sujet sur lequel nous
ne sçaurions comprendre que le mouvement de la matiere puisse opérer en aucune
maniere.»
Avant de définir que l'ame pense toujours, & qu'il est contre son essence
qu'elle reste quelquefois dans un entier assoupissement pendant le sommeil du
corps, il faut que les Cartésiens répondent aux objections de Locke, &
qu'ils montrent évidemment qu'ils n'ont aucune incertitude sur la nature de
l'ame. S'ils ne peuvent pas prouver démonstrativement qu'elle n'est point
matérielle, s'ils ignorent quelle est sa nature, comment osent-ils en définir
l'essence, & fonder tous leurs raisonnemens sur une définition hasardée? Le
docteur Stillingflet voulut convaincre Locke que la nécessité de la spiritualité
de l'ame pouvoit être démontrée, & que Dieu n'avoit point le pouvoir
d'accorder la pensée à la matiere. Aux anciennes raisons des Cartésiens, il en
joignit quelques nouvelles. Mais Locke détruisit bientôt toutes ses foibles
objections. Tu pourras voir un détail de la dispute de ces deux sçavans dans les
notes, que le traducteur de l'Essai Philosophique sur l'entendement
humain a mises dans la derniere édition de cet ouvrage. Le philosophe
Anglois disoit à son adversaire: l'idée que nous avons de la matiere étant
une substance solide, & celle du corps une substance étendue, solide &
figurée, vous prétendez que c'est confondre l'idée de la matiere avec l'esprit,
que de dire, que la matiere est capable de penser.
[Pages f28 & f29]
Je vous réponds que je ne confonds pas plus ces deux idées différentes,
que celle de la matiere avec celle d'un cheval, lorsque j'assure que la matiere
en général est une substance solide & étendue, & qu'un cheval est un
animal ou une substance étendue, solide, avec sentiment & motion spontanée.
Quoique Dieu joigne quelque nouvelle qualité à une chose solide & étendue,
elle ne laisse pas d'être toujours matérielle. Supposons qu'il plaise à Dieu de
créer un corps, qui n'ait uniquement que l'étendue & la solidité; ce corps
sera sans doute matériel. Il accorde ensuite le mouvement à ce corps, & la
faculté de se mouvoir. Ce corps reste toujours matériel. Il le rend ensuite
végétatif, lui donne la vie & le pouvoir de grandir & de s'augmenter. Il
reste encore matériel. Il lui donne enfin le sentiment, il le rend sensible à la
douleur, à la faim, à la soif, il en fait un animal, il demeure toujours
matériel. Et pourquoi Dieu, après avoir élevé ce corps par degrés jusqu'à la
faculté de sentir, ne pourra-t-il pas lui accorder la perception? A ces
objections, mon cher Monceca, dont je ne rapporte qu'un précis, le bon docteur
Stilingfleet n'opposoit rien de raisonable. Il avoit recours à des généralités,
si souvent rebattues, & tant de fois invinciblement refutées. Avouons de
bonne foi que nous ne connoissons point la nature de l'ame. Nous sçavons qu'elle
pense toujours dans un homme éveillé; mais de sçavoir si elle a des perceptions
continuelles pendant le sommeil, c'est une chose que nous n'éclaircirons jamais.
Quant à ce que tu dis des oublis subits qu'on apperçoit tous les jours dans
l'esprit des hommes éveillés, ils ne peuvent point être comparés avec ceux dans
lesquels tomberoit l'ame, s'il étoit vrai qu'elle pensât toujours pendant le
sommeil. Car un homme, qui lorsqu'il veille, oublie quelque chose dont il étoit
occupé un moment auparavant, se souvient qu'il a pensé; il ne se rappelle pas à
quoi, parce qu'il a été distrait par d'autres idées; mais il lui reste une
conviction certaine & un souvenir parfait, que son esprit a reçu des
perceptions: au lieu qu'un homme qui aura dormi toute la nuit & qui
s'éveillera le matin, n'aura aucune connoissance qu'il ait eu la moindre idée.
On doit regarder les oublis dans un homme éveillé comme la suite de la
continuelle circulation des idées.
[Pages f30 & f31]
Il n'est pas raisonnable de vouloir expliquer par le même moyen l'ignorance
où l'ame paroît être au reveil du corps, de toutes ses belles pensées dont on
dit qu'elle a été occupée. Locke n'a-t-il pas raison de dire, réveillez un
homme d'un profond sommeil, & demandez-lui à quoi il pensoit dans ce moment.
S'il ne sent pas lui-même qu'il ait pensé dans ce tems-là, il faut être grand
devin pour pouvoir l'assûrer qu'il n'a pas laissé de penser effectivement. Ne
pourroit-on pas lui soutenir avec plus de raison qu'il n'a point dormi? C'est-là
sans doute une affaire qui passe la philosophie: & il n'y a qu'une
révélation expresse qui puisse découvrir à un autre qu'il y a dans mon ame des
pensées, lorsque je ne puis point en découvrir moi-même. Il faut que ces gens-là
ayent la vûe bien perçante, pour voir certainement que je pense, lorsque je ne
le sçaurois voir moi-même, & que je déclare expressément que je ne le vois
pas: & ce qu'il y a de plus remarquable, des mêmes yeux, qu'ils pénétrent en
moi ce que je ne sçaurois voir moi-même, ils voyent que les chiens & les
élephans ne pensent point, quoique ces animaux en donnent toutes les
démonstrations imaginables, excepté qu'ils ne nous le disent pas eux-mêmes.
Quant aux songes, mon cher Monceca, que tu veux faire servir à autoriser ton
sentiment, prends garde qu'ils en démontrent la fausseté: car ils sont des
preuves évidentes que lorsque l'ame a des pensées pendant le sommeil, elle les
communique au corps, & qu'elle ne pense jamais que toute la machine humaine
n'y prenne part. Je conviens avec toi de l'inutilité des songes; mais ils ne
sont occasionnés que par des causes secondes. C'est aux mouvemens qui se font
dans le cerveau durant le sommeil, qu'ils doivent leur existence. Ainsi leur
inutilité ne peut excuser celle de ces prétendues pensées secretes de l'ame,
qu'elle n'auroit le pouvoir de former que par le pouvoir immédiat de la
divinité; puisqu'elles ne pourroient être produites par les passions du corps,
qui en prend connoissance dès qu'il les fait naître, comme les songes le
démontrent. Locke a donc raison de dire que la nature & la divinité ne
faisant rien envain, il n'est pas vraisemblable que l'ame ait la faculté de
former pendant le sommeil du corps des pensées qui sont aussi inutiles. Relis
avec attention, mon cher Monceca, tout ce que Locke dit pour appuyer son
sentiment; & je suis assuré que tu ne l'accuseras plus d'avoir été trop
décisif.
[Pages f32 & f33]
Porte-toi bien, mon cher Monceca,,& vis content & heureux.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CLV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les Anglois, mon cher Isaac, sont rigides observateurs de leurs loix; ils en
suivent exactement le texte, ne cherchant point à l'éluder par des explications;
& sous le prétexte d'entrer dans l'idée du législateur, ils ne rendent point
la science des loix une jurisprudence arbitraire. Les tribunaux chargés de
l'exécution de la justice, ne sont point embarrassés de sçavoir s'ils puniront
un tel crime d'une telle peine. Ils ne sont occupés que de s'instruire si la
personne qu'ils jugent est réellement coupable. Dès qu'ils ont décidé qu'elle
l'est, les loix prononcent sa peine. En Angleterre, le juge est le rapporteur du
procès, le législateur est le véritable juge.
On ne sçauroit trop approuver, mon cher Isaac, un usage aussi judicieux &
aussi prudent. De quelque probité que soient doués ceux qui sont préposés pour
rendre la justice aux peuples, il est cependant nécessaire de fixer leurs
décisions, & de ne les pas laisser les maîtres de punir ou d'innocenter
selon leur fantaisie, ceux dont ils doivent prononcer le jugement. Le coeur de
l'homme est rempli de tant de passions, & son esprit est si souvent la dupe
de ses préjugés, qu'il lui est bien difficile de ne s'égarer jamais lorsqu'il
est le maître d'agir sans contrainte. Si les juges n'avoient pas eu besoin
d'être conduits, on n'eût point compilé les loix écrites: ils eussent eux-mêmes
été des législateurs vivans. Mais on a compris qu'il étoit impossible qu'ils ne
se ressentissent de l'humanité, & qu'ils ne vissent très-souvent les choses
au travers du voile de leurs passions, qui les défigure & les fait changer
de forme.
[Pages f34 & f35]
Je sçais, mon cher Isaac, que la rigide observation des loix cause
quelquefois des maux auxquels on auroit pû remédier. Je n'ignore pas qu'il est
des cas où il seroit à souhaiter qu'on pût interprêter la volonté du
législateur, & lui donner un sens plus ou moins étendu. Mais je sçais aussi
que si cette liberté est favorable à quelques particuliers, elle devient
nuisible & même pernicieuse au bien public. Elle accoutume les juges à une
jurisprudence arbitraire, & ouvre la barrière à tous les inconvéniens
qu'elle entraîne après elle. Lorsqu'on établit une règle, on ne doit point
songer qu'elle soit commode à une ou deux personnes seulement: on doit tâcher,
au contraire qu'elle soit utile à la plûpart des gens. (1)
[(1) Nulla lex satis commodo omnibus est: id modo quaeritur si majori
parti & in summam prodest. Tit. Livius, lib. 34. cap. 3. num.1.]
Séneque parlant des loix sur les débiteurs insolvables, dans lesquelles on ne
distingue point ceux qui le sont devenus par quelque accident où il n'y a pas de
leur faute, d'avec ceux qui ont tout dépensé au jeu ou par leur débauche, ne
balance point d'assûrer qu'il vaut beaucoup mieux qu'un petit nombre de gens
courre le risque de n'être pas reçu à alléguer une excuse légitime, que si tout
le monde pouvoit chercher quelque prétexte spécieux pour se disculper. (1)
[(1) Quid tu tam imprudentes judicas majores nostros fuisse, ut non
intelligerent iniquissimum esse eodem loco haberi eum qui pecuniam, quam à
creditore acceperat, libidine aut alea absumsit, & eum qui incendio, aut
latrocinio, aut aliquo casu tristiore aliena cum suis perdidit? Nullam
excusationem receperunt, ut homines scierent fidem utique praestandam. Satius
enim erat à paucis etiam justam excusationem non accipi, quam ab omnibus aliquam
tentari. Seneca de beneficiis, lib. 7. cap. 16.]
Il suffit, mon cher Isaac, pour approuver la sage coutume d'être entiérement
soumis & attaché aux décisions communes des loix, de montrer que cette
coutume est plus utile au bien public, que celle de laisser aux juges un pouvoir
arbitraire. Or comme il n'est personne qui ne convienne que les hommes ont
besoin d'un appui qui les garantisse contre les attaques de leurs passions, les
juges n'étant point des divinités, ils ont par conséquent besoin de cet appui,
& ils le trouvent dans l'observance exacte de la loi qui ne leur laisse pas
le moyen d'être la dupe de leur coeur & de leur esprit.
[Pages f36 & f37]
De la nécessité de suivre exactement les ordres des législateurs, découle le
besoin de n'avoir que des loix sages & raisonnables. Dès qu'on s'apperçoit
dans un état, que certaines régles, qui avoient pû être nécessaires pendant un
tems, deviennent inutiles ou pernicieuses, il faut les abroger & les
détruire. C'est une erreur des plus dangereuses à la tranquillité publique, que
le servile respect qu'on a dans bien des pays pour certaines loix bizarres,
ridicules, & pour la mémoire de ceux qui les ont établies. Il semble que ce
ne soient pas des hommes qui ayent institué ces coutumes: l'on diroit que la
divinité les ayant révélées comme celles qui sont contenues dans nos livres
sacrés, elles ayent appris aux peuples qu'on ne pouvoit les rejetter sans
encourir son indignation. Triste suite des préjugés qu'on reçoit dans l'enfance,
& qui rendent un état entier la victime d'une impertinence insérée dans le
droit écrit, ou dans le droit coutumier!
On auroit bien moins de respect pour les législateurs, si l'on réfléchissoit
qu'il n'en est aucun, même parmi les plus illustres & les plus renommés, qui
n'ait ordonné quelque chose, ou d'extravagant, ou de ridicule, ou de contraire
aux bonnes moeurs ou à l'humanité. Lycurgue ordonna par les loix qu'il établit à
Sparte, que les filles lutteroient toutes nues devant les garçons, &
qu'elles danseroient ainsi en leur présence en chantant certaines chansons. Ce
législateur, en instituant une coutume aussi extravagante, avoit dessein
d'endurcir le corps des jeunes filles, pour qu'elles formassent des enfans plus
vigoureux, & qu'elles résistassent avec plus de force aux douleurs de
l'enfantement. Un pareil moyen de rendre les femmes robustes ne s'accorde-t-il
pas bien avec la pudeur & la bienséance? Et ne faut-il pas avoir oublié
jusqu'au moindres régles de l'honnêteté naturelle, pour introduire une coutume
qui les détruit entierement? Les Payens an milieu des impiétés & des
ténébres de leur religion, ont senti combien une loi aussi infâme étoit
contraire aux bonnes moeurs.
[Pages f38 & f39]
Dans l'Andromaque d'Euripide, Pélée n'attribue les débauches d'Hélène
qu'à l'éducation qu'elle avoit reçue à Sparte. Il n'est pas, dit-il,
au pouvoir des Spartiates d'être sages, quand elles le voudroient: car elles
sortent de la maison de leur pere avec des jupes entr'ouvertes qui laissent voir
leurs cuisses. Elles vont avec les jeunes hommes & luttent avec eux: ce que
je ne sçaurois souffrir. Après cela faut-il s'étonner que vous n'ayez que des
femmes débauchées? (1)
[(1) ...... Neque, si velit aliqua
Puella Spartana, possit esse casta:
Quae, relinquentes domos, cum juvenibus
Nudis femoribus, & tunicis
laxatis,
Cursus, & palestras, non tolerandas mihi
Communes habent.
Deinde an mirari oportet,
Si non educatis mulieres castas?
Euripides, Andromachae versu 598. p. 529.]
Ce passage d'un Poëte Payen, qui condamne si justement la débauche que
Lycurgue avoit établie sous des prétextes aussi faux que ridicules, est une
preuve évidente que la probité & la pudeur ont trouvé des défenseurs parmi
les gens qui professoient les religions les plus impies & les plus
favorables aux déréglemens du coeur. La vertu, dit un ancien docteur
nazaréen, a même été respectée dans des temps où la débauche régnoit le
plus. (1)
[(1) Tanta vis est probitatis & castitatis, ut omnis, vel penè omnis,
ejus laude moveatur humana natura; nec usque adeo sit turpitudine viciosa, ut
totum amittat sensum honestatis. August. de civit. Dei, lib. 2, cap. 26,
pag. 255.]
Ne doit-on donc pas s'étonner avec raison, que ceux qui étoient chargés de la
conduite des autres hommes, qui leur prescrivoient les loix qu'ils devoient
suivre, n'ayent pas compris des bienséances & des vérités qui ont été si
sensibles à des simples particuliers?
Les erreurs des législateurs anciens doivent servir d'instruction à ceux qui
ont aujourd'hui le pouvoir de corriger & d'annuller les loix; ils doivent se
garantir d'une prévention trop grande pour les régles de ceux qui les ont
précédés, & les supprimer entiérement si elles sont inutiles ou nuisibles.
N'est-il pas ridicule d'avoir plus de respect pour un homme, ou pour une
coutume, parce que l'un est mort & l'autre est établie depuis cinq ou six
cens ans, que l'on n'en avoit dans le tems même que cet homme vivoit, & que
cette coutume fut instituée? Si l'on convient de ce principe, il sera aisé de
montrer que tous ceux qui ont été chargés par quelques peuples de leur prescrire
des loix, ont trouvé des gens qui en ont condamné plusieurs, & qui ont écrit
pour en faire connoître le faux & le vicieux.
[Pages f40 & f41]
Lycurgue avoit établi dans Sparte un sénat composé de vingt-huit personnes,
qui balançoient & tempéroient l'autorité des rois. Aristote condamnoit dans
l'institution de ce sénat, que les sénateurs jouissent pendant toute leur vie de
leurs charges. L'esprit, dit ce philosophe, ne vieillissant pas moins
que le corps, il est injuste de commettre la fortune & la vie des citoyens à
des hommes qui ne sont plus en état d'en juger.
Platon n'approuvoit pas que Lycurgue eût ordonné qu'on jettât dans la
fondriere des Apotêtes près du mont Tagere, les enfans qui, en naissant,
paroissoient malfaits, délicats & foibles.
Aristote, au contraire, loue une cruauté si dénaturée, & plus digne
d'être exercée par des bêtes féroces que par des hommes. Quant aux
enfans, dit ce philosophe, qu'on doit nourrir ou exposer, il faut faire
une loi qui défende d'en nourrir aucun qui soit imparfait, ou mutilé de ses
membres: & dans les lieux où cette loi seroit contraire aux loix du pays, il
faut faire blesser les femmes, avant que les enfans ayent sentiment de vie.
Après un raisonnement aussi absurde, aussi cruel & aussi contraire à
l'humanité, doit-on adopter aveuglément les loix qu'ont prescrites des hommes
qu'on a regardés comme au-dessus des autres par l'étendue de leurs lumieres?
Heureux le peuple, mon cher Isaac, qui soumis aveuglément à ses loix, n'en
reçoit d'autres que celles qui sont fondées sur la vertu, sur la prudence &
sur la probité! Ce qui fait que dans bien des pays, les juges ont pris la
licence de s'élever au-dessus des loix, de s'attribuer un pouvoir despotique,
& de ne suivre ordinairement, sur-tout dans les matieres criminelles, qu'une
jurisprudence arbitraire, ce sont les défauts qu'ils ont apperçus dans certaines
loix. Comme ils n'étoient pas les maîtres de les annuller, ils ont pris le parti
de les expliquer à leur fantaisie, & l'ont fait de cent façons différentes,
suivant qu'ils ont cru que la nécessité du cas l'exigeoit. Dans toutes ces
diverses explications, ils ont souvent pris les mouvemens de leurs passions pour
les impressions de la justice; s'ils ont sauvé par-là plusieurs innocens,
peut-être aussi n'ont-ils pas puni bien des coupables?
[Pages f42 & f43]
Je reviens, mon cher Isaac, à la maniere dont les Anglois administrent la
justice: elle est sage, prudente, digne d'être imitée par toutes les nations.
Dès qu'ils s'apperçoivent qu'une loi est utile au bien public, ils l'ordonnent:
& tandis qu'elle n'est point abrogée, ils la suivent exactement. S'ils
voient dans les suites qu'elle devient nuisible, ils ne cherchent point à
l'éluder par de vaines explications, ils l'anéantissent. Dans la crainte
d'introduire la pernicieuse coutume de laisser les juges maîtres de suivre leurs
caprices dans ce qui regarde la vie & les biens des citoyens, loin
d'accorder un pouvoir arbitraire à de simples magistrats, les Anglois veulent
que les rois soient les protecteurs des loix, & n'en soient point les
tyrans.
Porte-toi bien, mon cher Isaac; vis content & heureux; & que le Dieu
de nos peres te comble de prospérités.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLVI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les égaremens, mon cher Isaac, dans lesquels j'ai vû les nations que j'ai
parcourues, les erreurs & préjugés qui aveuglent généralement les hommes,
m'ont fait réfléchir sur le triste état où se trouve la morale, chez les
Européens. Ils sont prévenus qu'ils suivent des maximes bien plus conformes à la
raison & à la droiture que les Africains & les Asiatiques. Cependant,
lorsqu'on vient à examiner plusieurs de leurs sentimens, & sur tout ceux qui
ne sont fondés que sur l'autorité de certains théologiens, on les trouve
presqu'aussi éloignés de la justice & de l'équité, que ceux des Caraïbes
& des Cannibales.'
[Pages f44 & f45]
On ne doit pas s'étonner que les peuples ne s'apperçoivent point des erreurs
qu'on leur a persuadées, & qu'on fomente tous les jours parmi eux. On les
leur couvre du voile de la religion & de la piété, on les leur rend ainsi
respectables. Ils croyent servir la divinité, en s'éloignant des règles de la
bonne morale. Comment penseroient-ils à les suivre?
Les premiers docteurs nazaréens (1) ont prêché une doctrine si conforme à
l'équité, & si utile à la société, que leurs plus grands adversaires
conviennent aujourd'hui que leurs préceptes moraux sont infiniment au-dessus de
tous ceux des plus sages philosophes de l'antiquité.
[(1) Les Apôtres.]
Nos rabbins avouent eux mêmes que si les Nazaréens suivoient exactement les
principes fondamentaux de leur morale, ils seroient forcés de les estimer &
de les regarder comme des gens à qui Socrate ne pourroit être comparé. Mais
malheureusement pour eux, & encore plus pour nous qui en souffrons
infiniment, ils ont entierement abandonné les sentimens de leurs premiers
docteurs, & leur morale n'est plus qu'une politique plâtrée & fardée,
qui tâche de conserver encore quelque ressemblance avec l'ancienne morale.
Il semble, mon cher Isaac, que le sort des hommes soit d'être les dupes de
tous ceux qui veulent s'en servir pour les faire agir selon les vues d'intérêt
qu'ils ont. Deux cens ans après ces premiers docteurs nazaréens, qui avoient
ouvert les yeux à leurs disciples, & qui leur avoient fait connoître les
régles de l'exacte équité, il commença à s'élever plusieurs théologiens qui
entreprirent de détruire ce que les autres avoient fait. (1)
[(I) Voyez la seconde partie, ou lettre des mémoires secrets de la République
des lettres, dans laquelle il est parlé amplement des peres de l'église.]
Un d'entr'eux, nommé Origene, homme d'un tempérament sombre &
mélancolique, voulut pousser les choses à l'extrême. Aussi porta-t-il le premier
la peine de la bizarrerie de ses idées; car dans la violence d'un de ses
enthousiasmes, il se mutila lui-même, afin de pouvoir apprendre la religion aux
femmes, sans courir le risque de succomber à quelque tentation.
[Pages f46 & f47]
Tertulien s'éloigna encore plus des régles de la saine morale. Il publia
& soutint des opinions, qui renversoient absolument l'ordre & la regle
dans les Etats; il prétendit qu'un nazaréen ne pouvoit exercer en conscience
l'office de juge, damnant tous les Magistrats, & insinuant qu'on ne pouvoit
être empereur & nazaréen.
Ces premieres erreurs si contraires à la saine morale, furent bien-tôt
augmentées par de nouvelles qu'inventerent & publierent d'autres docteurs.
Chaque siécle produisoit quelque écrivain, qui sappoit quelque point essentiel
des principes équitables qu'avoient établis les premiers docteurs nazaréens.
Quoique ces écrivains eussent du génie, de la science, & même du mérite,
cependant ils se laissoient emporter à leurs mouvemens impétueux, &
devenoient les premiers les dupes de leurs passions. Dans le tems que les Ariens
avoient l'empereur de leur côté, Grégoire de Nazianze déclamoit contre toutes
les persécutions; il prêchoit vivement la tolérance; & il soutenoit qu'on ne
devoit persuader les esprits que par la douceur. Mais dès que cet empereur fut
mort, son successeur n'étant point du parti des Ariens, le même Grégoire écrivit
à Nectaire, pour l'exhorter à représenter à l'empereur que la piété & la
religion demandoient qu'on ne permît point à ces hérétiques de s'assembler,
& qu'on ne devoit avoir aucun égard aux priviléges qu'on leur avoit
accordés. Ainsi loin que ce docteur nazaréen enseignât une morale qui se
ressentît de la pureté de celle des premiers fondateurs de sa religion, elle
étoit infiniment au-dessous de celle des philosophes payens, qui reconnoissoient
que la fidélité qui consiste à être sincere, & à tenir sa parole, est le
fondement de la justice. (1)
[(1) Fundamentum est autem justitiae fides; id est dictorum conventorumque
constantia & veritas. Cicero, de officiis. lib. 1. cap, 7.]
Ce Grégoire n'est pas le seul parmi ceux que les nazaréens appellent les
peres, qui ait soutenu des erreurs directement contraires à la tranquillité
publique & à la raison. Augustin, homme véritablement illustre & d'un
esprit vif & élevé, mais vain, fier & emporté, écrivit d'abord avec
assez de modération & de sagesse contre ses adversaires, qu'on appelloit les
donatistes. Mais enfin son génie ardent l'emporta.
[Pages f48 & f49]
Le philosophe s'évanouit; il ne resta plus que le controversiste; alors il
soutint si hautement qu'il falloit persécuter, détruire, anéantir &
exterminer ceux qu'on nommoit hérétiques, qu'il en a justement mérité le titre
de patriarche des persécuteurs. Il osa avancer qu'on n'étoit point obligé de
garder la foi qu'on avoit promise aux hérétiques; parce que par le droit divin,
tout est aux véritables fideles, & que les hérétiques ne possédent rien
légitimement. Ainsi, selon ce bouillant Africain, les contrats que les nazaréens
font avec des hommes d'une différente religion, ne doivent durer qu'autant
qu'ils n'ont pas la puissance de les violer. Combien la morale de Cicéron
est-elle plus pure? La fraude, dit ce philosophe romain, bien loin
d'empêcher qu'on ne viole le serment, ne fait que rendre le parjure plus
criminel. (1)
[(1) Fraus enim adstringis, non dissolvis perjurium. Cicero de
officiis, lib. 3. cap. 32.]
Ce n'est pas dans leurs seules disputes de religion que les peres ou
théologiens nazaréens ont renversé les vrais principes moraux. Ils ont abusé
quelquefois de certains passages de nos livres saints, pour autoriser leurs
opinions erronées. Ambroise, en expliquant le pseaume où David reconnoît qu'il a
péché contre Dieu seul (1), se sert de cette occasion, pour établir le principe
le plus absurde & le plus contraire à l'humanité. Il dit en termes formels,
que David ne pécha point envers Urie, lorsqu'il le fit mourir; parce que les
rois étant maîtres de la vie & des biens de leurs sujets, ils peuvent les
leur ôter, lorsqu'ils le jugent à propos, sans qu'ils soient coupables auprès
des hommes de leurs cruautés & de leurs caprices. (2)
[(1) Tibi soli peccavi, & malum coram te feci, &c. Psalm. 50.
v. 6.
(2) Rex utique erat, nullis legibus tenebatur, quia liberi sunt
reges à vinculis delictorum. Neque enim ullis ad poenam vocantur legibus, tuti
imperii potestate. Homini ergo non peccavit, cui non tenebatur obnoxius. Sed
quamvis tutus imperio, devotione tamen ac fide erat Deo subditus. Ambrosii
apologia Davidis, cap. 10.]
Accorde si tu peux un pareil principe avec le procédé impérieux & altier
que ce même docteur tint envers l'empereur Théodose, & que les Nazaréens ont
si démesurément loué depuis, ou bien avec les injures atroces dont il ne fit
aucune difficulté d'accabler Magnence. Cela étoit bien éloigné de ce pouvoir
excessif, qu'il accorde si libéralement aux Rois.
[Pages f50 & f51]
N'est-il pas affreux, extravagant & digne de punition, de soutenir qu'un
prince, qui a enlevé la femme de son sujet, & qui le fait mourir tout
innocent qu'il est, ne péche que contre Dieu, & qu'il ne commet pas une
véritable injustice envers celui sur qui tombe sa cruauté! Pour sentir tout ce
qu'il y a de pernicieux dans une semblable opinion, on n'a qu'à réfléchir aux
désordres qu'elle entraîne nécessairement après elle. Il y a un commerce,
dit le sage la Bruyere (1), ou un retour des devoirs du Souverain à ses
sujets, & de ceux-ci au Souverain. Quels sont les plus assujettissans &
les plus pénibles; je ne le déciderai pas. Il s'agit de juger d'un côté, entre
les étroits engagemens du respect, des secours, des services, de l'obéissance,
de la dépendance, & d'un autre, les obligations indispensables de bonté
& de justice, dont le prince est dépositaire. Ajoûter qu'il est maître
absolu de tous les biens de ses sujets, sans égard, sans compte, sans
discussions, c'est l'opinion d'un favori, qui se dédira à l'agonie.
[(1) Caractères ou moeurs du Siécle, tome 1. pag.. 479.]
Voilà, mon cher Isaac, une morale bien différente de celle d'Ambroise. Il est
d'autant plus surprenant qu'elle ne lui ait pas été connue, qu'elle l'a été des
payens les plus dévoués au despotisme. Bien loin qu'ils ayent crû que les Rois
étoient les maîtres de prendre injustement les biens de leurs sujets, & de
leur ôter la vie, Hérodote nous apprend (1), que les Perses, si soumis à leurs
souverains, avoient chez eux une loi, par laquelle il n'étoit pas permis aux
rois de faire mourir un homme qui n'avoit commis qu'un seul crime.
[(1) Herodot. lib. 1. pag. 67.]
La même loi défendoit à tous les grands seigneurs de traiter rigoureusement
leurs esclaves pour une seule faute. Il leur étoit ordonné de considérer si les
fautes que leurs domestiques avoient commises, étoient plus grandes que les
services qu'ils en avoient reçus; alors il leur étoit permis de contenter leur
colère & de punir les coupables.
Quelle différence, mon cher Isaac, n'y a-t-il pas entre des loix aussi sages,
& les opinions de certains docteurs Nazaréens! N'est-il pas surprenant que
des gens, qui n'étoient éclairés que d'une foible raison, d'une clarté obscurcie
par les ténébres du paganisme, ayent eu des idées d'une morale beaucoup plus
sage & plus équitable que celle qu'ont enseignée des sçavans & des
Prêtres, qui reconnoissoient la spiritualité & l'unité de la Divinité?
[Pages f52 & f53]
Quelques-uns d'entr'eux ont même paru ignorer les bienséances les plus
simples, & n'ont point été retenus par les liens les plus sacrés de la
société. Ils ont violé les devoirs de l'amitié. Leur passion & leurs
emportemens les ont si fort aveuglés, qu'ils ont déchiré par les médisances
& les calomnies les plus atroces, des personnes qui leur avoient été
très-cheres, & avec lesquelles ils n'avoient eu d'autre sujet de dispute,
que la diversité & l'opposition de sentimens sur quelques points de
doctrine. Jérôme, génie hardi & auteur véhément, dont le style approche
assez de la pureté de celui de Cicéron, écrivit de la maniere la plus vive &
la plus forte contre son ami Ruffin, parce qu'il avoit embrassé les opinions
d'Origene. L'union qui avoit regné pendant très-long tems entre eux deux, ne put
arrêter sa fureur, il fallut qu'il exhalât sa bile par un libelle. Heureux, s'il
eût pû profiter des leçon qu'un auteur payen avoit données à l'univers, &
qu'il eut pratiqué les sages maximes du traité de l'amitié de Cicéron!
Sans doute alors bien loin de songer à décrier Ruffin, il eût tâché de le
convaincre par la douceur & par de bonnes manieres.
La véritable tendresse ne goûte de plaisir, de satisfaction & de gloire,
qu'autant que les personnes pour qui elle s'intéresse y prennent part (1).
[(1) Nec fas esse ulla me voluptate frui
Decrevi tantisper, dum ille
abest meus
Particeps.
Terent. Heaut. Act. 2. Scen. 2]
[Pages f54 & f55]
Ce sentiment délicat est ignoré depuis long-tems des théologiens &
sur-tout des controversistes. Il n'est rien qu'ils ne sacrifient à leurs
passions: & dès qu'un de leurs amis cesse d'être le partisan de leurs
opinions, leur tendresse cesse de même. Leur amitié se change en haine. Ils
oublient jusqu'aux moindres régles de la bienséance & de l'équité. Il ne
tient pas à eux qu'on extermine par le fer & par le feu ceux qui n'ont fait
d'autre crime, que de ne point continuer d'être leurs esclaves. (1)
[(1) Dans tous les tems les Ecclésiastiques ont couvert d'un beau nom les
persécutions affreuses qu'ils ont faites à leurs ennemis, ou pour mieux dire,
aux gens qu'ils n'aimoient pas. Je passe sous silence, dit un évêque du siécle,
persécuté pour le nestorianisme, les chaînes, les confiscations de biens, les
notes d'infamie, les massacres dignes de compassion, & dont l'énormité est
telle, que ceux-mêmes qui ont le malheur d'en être les témoins, ont peine à les
croire véritables. Toutes ces tragédies sont jouées par des Evêques... Parmi eux
l'effronterie passe pour une marque de courage; ils appellent zèle leur cruauté,
& leur fourberie est honorée du nom de sagesse.]
Triste suite de la foiblesse des principes d'une morale également fausse
& pernicieuse, qui colore du nom de vertu les défauts les plus contraires au
bien public & à la tranquillité de la société civile.
Si la véritable & saine morale est connue chez les Nazaréens, c'est aux
laïques à qui ils en sont redevables. Grotius & Puffendorf ont plus fait de
bien au genre humain, que tous les écrits des théologiens anciens &
modernes. Ces sages jurisconsultes ont remonté à la source. Ils ont examiné avec
soin les mouvemens qu'inspiroit la Loi naturelle. Ils se sont appuyés des
autorités des premiers législateurs Nazaréens dont je t'ai déja fait l'éloge. En
corrigeant les abus, & détruisant les erreurs qu'avoient introduits ceux qui
avoient fait des points de morale de leurs caprices, de leur haine & de leur
ambition, ils ont montré aux hommes la vérité toute nue, qu'on leur cachoit avec
tant de soin. Cependant quelques efforts qu'ils ayent faits pour être utiles à
l'univers, ils n'ont pû faire jusques ici qu'une partie du bien qu'ils s'étoient
proposé; plusieurs théologiens, ardens à soutenir leurs erreurs & celles de
leurs prédecesseurs, ayant fait ce qu'ils ont pu, & agissant encore de
toutes leurs forces pour décrier tous les ouvrages qui enseignent une morale
pure, simple, humaine, & qui désapprouve toutes les violences qu'on veut
consacrer sous le prétexte de la Religion.
[Pages f56 & f57]
Lorsque l'admirable traité du droit de la guerre & de la paix
eut paru, dit Puffendorff (1), les Ecclésiastiques, au lieu d'en
remercier l'Auteur, se souleverent contre lui; & il fut, non-seulement mis
dans l'indice expurgatoire des Inquisiteurs Catholiques Romains; (je n'en
suis pas surpris) mais encore plusieurs théologiens protestans tâcherent de le
décrier. La même chose est arrivée au livre du droit de la nature & des
gens. Les jésuites de Vienne le firent défendre.
[(1) Traité du Droit des Gens, Préface de Barrebrac, pag. xxij.]
Crois-moi, mon cher Isaac. La haine des théologiens outrés contre ceux
qui veulent soutenir les droits de l'humanité, & en faire connoître les
devoirs à leurs concitoyens, est l'obstacle le plus fort que trouve la bonne
morale. Aussi peut-on dire qu'on doit bien plutôt en étudier les préceptes dans
les ouvrages des payens, que dans ceux de certains docteurs qui passent
cependant pour les arbitres du sort & de la destinée des hommes. Malheur aux
nations chez lesquelles on ne connoît d'autres principes de morale que ceux
qu'on trouve dans les livres approuvés par les Inquisiteurs Espagnols, Italiens
& Portugais!
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & fais des voeux pour qu'il plaise à la
Divinité d'éclairer les yeux de tous les hommes. Quoique nous soyons Juifs, nous
devons cependant souhaiter que les Nazaréens suivent les principes d'une morale
équitable. Si les Espagnols & les Portugais pensoient comme Grotius &
Pufendorff, ils n'égorgeroient point nos freres aussi iniquement qu'ils font.
Que le dieu de nos peres te comble de prospérités.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLVII.
Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople, à Aaron Monceca.
Tu auras sans doute été surpris, mon cher Monceca, de mon silence, & tu
m'auras accusé de paresse & de négligence; mais tu changeras de pensée, en
apprenant que j'ai été faire un voyage de quelques jours à Jérusalem. La
proximité de la sainte cité de David, le desir de voir cette illustre capitale
du royaume de nos ancêtres, la facilité de satisfaire ma curiosité, m'ont fait
profiter de l'occasion d'un vaisseau qui partoit d'Alexandrie pour se rendre à
S. Jean d'Acre.
Je ne puis, mon cher Monceca, t'exprimer les mouvemens dont j'ai été agité,
en entrant dans la Palestine. La joie, la douleur, la piété, la fureur, le
respect, le dépit, toutes ces passions se succédoient dans mon coeur, &
sembloient y agir toutes ensemble.
[Pages f58 & f59]
Heureux séjour, disois-je, où le Dieu d'Israël fut autrefois servi
par son peuple, avec la splendeur que demande son culte, se peut-il que mes yeux
ayent la douceur de te contempler? Mais hélas! dans quel état leur offres-tu les
villes & les palais, dont tu étois rempli? Je ne vois que des ruines, restes
infortunés, échappés à la cruauté, à la rage, & à la fureur de nos ennemis.
Dieu juste! Dieu vengeur! Souviens-toi de ton peuple!
A ces mots, mon cher Monceca, mes yeux se sont remplis de pleurs; &
quoique je desapprouve la vengeance que nos freres desirent, une sainte fureur,
dont je n'étois point le maître, l'a emporté sur mes réflexions philosophiques.
Je me suis prosterné à terre; & me tournant du côté des ruines du temple,
dont je n'étois éloigné que de quinze lieues, j'ai fait la priere que nos freres
font plusieurs fois l'année dans leurs synagogues. Regarde, Seigneur, les
maux que nous ont faits nos ennemis. Rappelle-toi les cruautés de Nabuchodonosor
& celles de Titus; mais souviens-toi sur-tout d'Adrien, le plus cruel des
destructeurs de notre nation, qui éleva sur ton autel des statues infâmes, qui
souilla ta ville par l'idolatrie, qui rasa & saccagea neuf cens quatre-vingt
bourgs, & brûla quatre-vingt synagogues. (1)
(1) Il y a dans le rituel des Juifs une hymne pour le neuviéme jour du mois
Ab, dans laquelle on lit ces mots: Recordare, Domine, qualis fuerit
Adrianus. Crudelitatis consilia amplexus, consuluit Idola se pervertentia, &
sustulit combussitque quadraginta & octoginta Synagogas. Tractatus
Talmudicus, Giffin dictus, apud Joan. à Lent. de Judaeorum
Pseudo-Messiis, pag. 18.]
Ma douleur, mon cher Monceca, a pris de nouvelles forces en arrivant à
Jérusalem. J'ai senti mon coeur percé de mille coups mortels, lorsque j'ai
examiné les ruines du temple. Les Turcs ont bâti une mosquée dans l'ancien
parvis. Il est encore pavé de marbre blanc & noir. Au milieu, & dans le
même endroit où se trouvoit autrefois le Saint des Saints, est aujourd'hui le
temple mahométan couvert d'un grand dôme soutenu par deux rangs de colonnes de
marbre. Au milieu de ce dôme, on voit une grosse pierre, sur laquelle les Turcs
assûrent que Mahomet se plaça lorsqu'il monta dans le Ciel.
[Pages f60 & f61]
Juge, mon cher Monceca, du désespoir d'un Israélite à la vûe de cet infâme
édifice construit sur les fondemens du temple élevé par Salomon. La douleur,
dont j'en ai été pénétré, ne m'a pas permis de faire un long séjour à Jérusalem.
Content d'avoir baisé cette terre chérie, & dans laquelle nos descendans
purifieront un jour toutes les impiétés & les abominations que nos ennemis y
ont commises, je suis retourné au Caire, où j'ai emporté dans une boëte de la
précieuse terre sur laquelle le temple avoit été bâti. Ce n'est pas qu'imitant
la superstition des Nazaréens, qui ont pour certains lieux de Jérusalem un
respect infini, je pense qu'il y ait une vertu plus efficace dans cette terre
que dans aucune autre. Mais j'ai été bien-aise d'en avoir avec moi, pour me
rappeller plus fortement les maux où nos crimes ont plongé notre patrie, &
m'exciter par-là à devenir plus vertueux.
Lorsque je pense, mon cher Monceca, aux maux que nos peres ont soufferts, je
suis tenté de croire qu'ils s'étoient rendus coupables de quelques grands
crimes, dont la connoissance n'est pas venue jusques à nous: & il faut que
je t'avoue que si je n'étois point aussi assûré que je le suis de la vérité de
ma religion, quand j'examine les maux qui nous ont accablés depuis la naissance
du Nazaréisme, je croirois volontiers que les prophéties ont été accomplies;
& que le Dieu d'Israël ayant abandonné son Peuple, en auroit choisi un
autre.
Sans m'arrêter à la premiere destruction de Jérusalem par Titus, je parcours
avec étonnement & avec frayeur, les malheurs dont les Juifs ont été accablés
par Adrien. Après que ce cruel empereur eut fait mourir Barcokebas, pris la
ville de Bitter, derniere ressource d'Israël, il ordonna qu'on plaçât un
pourceau de marbre sur la porte de Jérusalem, par laquelle on alloit à
Bethléhem. Il fit servir à la construction d'un théâtre & de plusieurs
temples de ses faux Dieu, les pierres du temple de Salomon: il fit élever la
statue de Jupiter dans le lieu où se trouvoit autrefois le sanctuaire. Il
défendit, sous peine de la vie, à tous les Juifs, de pouvoir entrer dans
Jérusalem. Il ordonna qu'on coupât les oreilles à un grand nombre d'entr'eux
qu'il fit transporter en divers pays.
[Pages f62 & f63]
Si les maux que nous avons soufferts en Espagne & en Portugal, ne nous
montroient évidemment jusqu'où peut aller la dureté des hommes, ce seroit avec
peine que nous ajouterions foi aux cruautés que nos auteurs assûrent avoir été
exercées sur nous par Adrien & par ses soldats. Ils disent, qu'après la
prise de Bitter, le carnage fut si grand, & que le sang couloit avec tant de
force, qu'il entraînoit avec lui des pierres de la pésanteur de quatre livres,
& qu'il entra bien avant dans la mer. (1) Ils ajoutent que lorsque
les Romains furent maîtres de la ville, ils assemblerent tous les écoliers,
& les brûlerent avec leurs livres; parce que ces jeunes gens, dans les
commencemens du siége, voulant se rendre utiles à leur Patrie, s'étoient servis
de leurs poinçons ou de leurs canifs, pour tuer les ennemis.(2)
[(1) Quinimo, sanguis rapiebat secum petras magnitudinis quadraginta
modiorum, donec ad quadraginta milliaria usque in oceanum fluxerit. Lent.
pag. 28.
(2) Ista pubes principio hostes impetum facientes graphiis suis
confodiebat. Cum vero hi praevalerent, urbemque cepissent, & involverunt
puerulos illos cum libris suis, eosque igne sic cremarunt. Joan à Lent, pag.
13.]
On leur fit un crime énorme d'avoir osé se défendre lorsqu'on les attaquoit.
La perte de Bitter fut suivie de l'entiere dispersion de notre nation. Les maux
que nous avions essuyés sous Titus, n'étoient que de légeres playes, eu égard au
coup que nous porta Adrien. Il fit vendre un nombre infini de Juifs, dans les
foires, au même prix que les chevaux; & il en fit conduire beaucoup en
Egypte qui moururent de faim, de soif & de fatigue.
Est-il possible, mon cher Monceca, que la Divinité expose un peuple à des
maux aussi grands, s'il ne les a mérités par des crimes qui demandent des
châtimens aussi rudes? Je crois être fondé à soutenir que nos auteurs ne nous
ont point dit les véritables causes qui peuvent avoir obligé le Seigneur
d'abandonner ainsi son peuple à la cruauté de ses ennemis. Sans doute il falloit
que les Juifs eussent commis quelques offenses contre les Romains, dont la
Divinité étoit justement irritée. Sous le prétexte de la religion, peut-être
avoient-ils fait plusieurs meurtres, & s'étoient-ils souillés du sang des
innocens. On doit même penser que les soupçons sont bien fondés, si l'on veut
ajouter foi aux écrits d'un ancien docteur Nazaréen, qui vivoit environ deux
siécles après Adrien.
[Pages f64 & f65]
Il a laissé par écrit, que le fameux Barcokebas, auteur de la guerre des
juifs contre les Romains, étoit un célébre imposteur, qui plongea la nation dans
un abîme de maux, dont elle n'a pu sortir. Ce malheureux qui se disoit le
Messie, se servoit d'une ruse par laquelle il paroissoit vomir des flammes,
& jetter des étincelles de feu par la bouche. (1)
[(1) Ut ille Barcokebas auctor seditionis Judaicae, stipulam in ore
succensam anhelitu ventilabat, ut flammas evomere videretur. Hieronymi
apologia II. adversus Ruffinum.]
Il excita les Juifs à la révolte; & par un excès d'un fanatisme qui
tenoit de la rage & du désespoir, il exigea de tous les Juifs qui entrerent
au nombre de ses soldats, & qui se montoient à deux cens mille, qu'ils se
coupassent un doigt pour donner une preuve de leur courage. Ce monstre né pour
la destruction de ses freres, vint à bout de séduire presque toute la nation.
Elle entra dans ses vues: elle secoua pour un tems le joug des Romains, en
égorgea plusieurs, & prit pour le sujet de sa révolte, & des meurtres
qu'elle commit, le prétexte le plus frivole. Nos auteurs en conviennent: &
par les raisons qu'ils apportent de la prise d'armes des Juifs, ils semblent
justifier tous les maux que leur firent les Romains.
Si nous croyons ce que raconte le Talmud, la guerre contre Adrien fut
occasionné par la mort de plusieurs Romains, qu'on égorgea très-injustement. Ce
livre nous dit, (1) que les Juifs avoient la coutume de planter un cédre
lorsqu'il leur naissoit un fils, & un pin lorsqu'il leur naissoit une fille.
Ils se servoient du bois de ces arbres, pour faire le lit nuptial, lorsqu'ils
venoient à établir les enfans à la naissance desquels ils les avoient plantés.
La fille de l'empereur Adrien, traversant la Judée, son char vint à se briser.
Pour le racommoder, les Romains, qui accompagnoient cette princesse, ignorant
l'usage & la destination de ces arbres, en couperent un.
[(1) In more fuit ut cum nasceretur infans, plantarent cedrum, cum
infantula, pinum: cumque nati contraherent matrimonium, ex iis conficerent
thalamum. Die quadam transiliit filia Caesaris, & confractum est ei crus:
carpenti cedrum istiusmodi exciderunt, atque eam attulerunt. Insurrexerunt in
eos judaei, atque eos ceciderunt. Relatum est Caesari rebellare judaeos.
Profectus ille, in eos iracundus, excidit totum corpus Israelis. Tractatus
Talmudico-Babyl. Giffin dictus, folio 17- apud Joli. à Lent. de
Judaeorum Pseudo-Messiis, Pag. 7.]
[Pages f66 & f67]
Les Juifs se souleverent dans l'instant, & tuerent ces Romains, qui
avoient osé détruire une chose qu'ils regardoient comme sacrée.
Il n'est rien de si ridicule & de si faux que cette Histoire; car il est
très-certain que l'empereur Adrien n'eut jamais de fille. Mais en supposant la
réalité de ce conte fabuleux, nos Peres ne méritoient-ils pas d'être punis
rigoureusement de s'être révoltés pour un pareil sujet? Et n'étoit-ce pas une
barbarie affreuse, que d'avoir égorgé les gardes d'une princesse, pour avoir
commis une faute dont ils ne connoissoient point les conséquences?
Sans recourir à toutes les chimériques visions du Talmud, convenons,
mon cher Monceca, que l'imposteur Barcokebas, & l'esprit remuant de nos
peres, toujours prêts à la révolte, leur attirerent les maux dont ils furent
accablés. Au lieu de se souvenir de ceux qu'ils avoient essuyés sous Titus, pour
éviter d'en essuyer de nouveau de semblables, ils irriterent les Romains par
leur désobéissance; & par leurs cruautés & leurs meurtres, ils
offenserent griévement la divinité, dans laquelle seule ils devoient avoir leur
recours. Il faut avouer de bonne-foi, que s'il n'est point de peuple au monde
qui ait été traité aussi durement que nous, il n'en est point non plus, dont
l'orgueil, l'obstination & la cruauté aient plus mérité le total abandon de
Dieu. Et ce qu'il y a de plus douloureux pour nous, c'est que la plupart des
crimes de notre nation ont été occasionnés par des gens qui l'ont abusée sous le
prétexte de défendre la religion.
Nos malheurs passés doivent être éternellement présens à nos yeux, & nous
empêcher d'être de nouveau la dupe de quelque imposteur. Lorsque le Messie
viendra finir notre esclavage, & rompre nos fers, il n'aura pas besoin de
nous ordonner de tremper nos mains dans le sang. Sa seule puissance domptera les
coeurs les plus rebelles; & pour en venir à bout, il n'aura qu'à le vouloir.
Rien ne lui sera impossible. Il n'y a que les faux prophétes & les
imposteurs qui veulent fonder la doctrine qu'ils annoncent sur la destruction
d'une partie du genre humain. N'y a-t-il pas de la folie & de l'extravagance
à soutenir que Dieu ne nous enverra un libérateur que pour nous autoriser à
commettre toutes sortes de cruautés?
[Pages f68 & f69]
Ceux qui se forment cette idée du Messie, se figurent apparemment qu'il y
aura peu de différence entre lui & un Inquisiteur Espagnol. Rejettons, mon
cher Monceca, ces fausses notions; & soyons certains que notre libérateur
loin de mettre en feu l'univers, ramenera le calme & la paix dans les quatre
parties du monde.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & ne conçois que des espérances aussi
sages que salutaires de notre Libérateur à venir.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CLVIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les Nazaréens, mon cher Isaac, me paroissent fondés dans les reproches qu'ils
font à la plus grande partie des écrivains de notre nation. Ils les accusent
d'avoir inventé mille contes odieux, pour flétrir leur Législateur, &
d'avoir falsifié l'ancienne histoire avec autant d'ignorance que de malice. On
ne sçauroit nier que les Auteurs Juifs n'ayent donné à nos ennemis un juste
sujet de se plaindre. Car sans parler des fables grossières qu'on a insérées
dans le Talmud, pour rendre ridicule la mémoire de Jesus de Nazareth,
dont la morale fut si pure, & qu'un Israélite véritablement Philosophe ne
peut s'empêcher d'admirer, quels écrits calomnieux n'ont pas débités les
Rabbins, dans tous les tems, depuis la naissance du Nazaréisme? Je ne sçais, mon
cher Isaac, si tu connois un livre dont l'auteur vivoit il y a environ quatre ou
cinq cens ans, quoiqu'il ait tâché de se déguiser le plus qu'il lui a été
possible, dans le dessein que son ouvrage passât pour avoir été composé peu de
tems après la mort du Législateur des Nazaréens. Cependant on découvre aisément
la supposition de ce prétendu manuscrit; & les Nazaréens, loin d'en craindre
les suites, ont pris eux-mêmes le soin de le publier.
[Pages f70 & f71]
Ils l'ont fait imprimer, & ont accompagné le texte de sçavantes notes,
qui couvrent de confusion, non-seulement l'auteur de cet écrit fabuleux, mais
encore, toute notre nation, avide des faits qui peuvent nuire aux Nazaréens,
& incapable de vouloir distinguer le vrai du faux. (1)
[(1) Voici le titre de cet ouvrage traduit en Latin: Historia Jeschuae
Nazareni, à Judaeis blaspheme corrupta, ex manuscripto hactenus inedito nunc
demum edita, ac versione & notis (quibus Judaeorum nequitiae propius
dereguntur, & authoris asserta ineptiae ac impietatis convincuntur,
illustrata, à Joh. Jac. Huldrico Tigurino. Lugduni Batavorum, 1705,
in-8.]
Ceux qui adoptent sans examen toutes les calomnies qu'on publie contre nos
adversaires, ne prennent pas garde qu'ils leur fournissent des armes pour les
combattre. Les gens qui font usage de leur raison, & qui ne sont point
aveuglés par les préjugés, sont indignés de voir qu'on suppose des faits
notoirement faux, & n'ajoutent plus aucune croyance à tous ceux qu'ils
trouvent dans les ouvrages d'un écrivain, qui ne rougit point d'avancer un
mensonge, dont il connoît lui-même toute la noirceur. Cela fait que la vérité ne
peut se faire jour, & qu'elle est entièrement obscurcie & avilie par les
faussetés dont elle est accompagnée.
Il n'est rien de si affreux, mon cher Isaac, que les impostures qui sont
insérées dans l'ouvrage dont je viens de te parler. Que nos Rabbins soutiennent
avec force que le Législateur des Nazaréens ne fut point le Messie, je trouve
qu'ils agissent conformément aux principes de leur Religion, mais qu'ils
inventent les faussetés les plus atroces, rien ne sçauroit les excuser. Il est
de notoriété publique que Jesus de Nazareth nâquit d'une femme, dont les moeurs
furent très-pures. Ces sectateurs disent que cette femme conçut Jesus par
l'opération de l'esprit de Dieu. Les juifs, qui ne sont point outrés dans leurs
écrits, assûrent qu'il nâquit du mariage de Marie & de Joseph. Mais l'auteur
du manuscrit débite sur cette naissance la fable la plus absurde.
[Pages f72 & f73]
Selon lui (1), sous le regne d'Hérode, un nommé Papus, fils de Jeh, épousa
une femme appellée Miriam, fille de Kalphus, soeur du rabbin Siméon Hakalph.
Cette Miriam étoit fort belle, & Papus son mari fort jaloux. Aussi avoit-il
soin de la tenir renfermée. Cependant ses précautions furent inutiles. Un jour
de fête, où cet époux soupçonneux ne se trouvoit point au logis, un certain
Joseph Pandira, nazaréen, passa sous les fenêtres de Miriam, & lui tint ce
discours séducteur: Miriam, Miriam, jusques à quand demeurerez-vous
enfermée? A ces douces paroles, Miriam se mit à la fenêtre, & répondit:
Joseph, Joseph, délivre-moi de ma prison, & je deviendrai ta
compagne. Joseph alla chercher une échelle, & Miriam descendit par la
fenêtre. Ces deux amans s'en allerent à Béthléhem; & de leur concubinage
nâquit au bout d'un an Jesus de Nazareth, & dans la suite plusieurs enfans,
tant fils que filles.
[(1) Ecce, tempore regni Herodis proseliti, erat vir quispiam cui nomen
Papus F. Jeh. Huic uxor erat nomine Miriam, filia Kalphus, soror R. Simeonis
Hakalph. Erat autem illa Miriam (celebris illa) antequam in matrimonium
duceretur, comtrix capillorum muliebrium. Nupta illa erat Papo, juxta legem
Moisis & lsraelis, formaeque speciositate supra alias eminebat. Oriunda ex
tribu Benjamin. Nec maritus ejus Papus ei permittebat ex aedibus egredi in
publicum, sed fores eum in finem clausas habebat; suspicabatur enim lescivos
homines (formae prestantia illectos) rem forte cum illa habituros. Factum vero
est, ut die uno, quo jejunium expiationum agitabatur, fenestras ejus transiret
improbus ille Joseph Pandira, Nazarenus, qui formae etiam pulchritudine insignis
erat. Is, cum animadverteret virum in aedibus tunc nullum esse, elatâ voce
inclamat: Miriam, Miriam, quo usque sedebis seclusa! Prospectat illa de
fenestra, eique respondet: Joseph, Joseph, liberam me fac, fodes! It ergo
Josephus, adducit secum scalam, Mariam è fenestra descendit, & fugiunt ambo
Hierosolymâ Bethlehemam, ipso expiationis die jejunio, ibique degunt diebus
multis nemini cogniti. Concubuit autem Josephus cum Miriam ipsa exp. die, feria
esuriali. Concepit illa, eique parit anno vertente Jeschuam Nazarenum. Concepit
rursus, & peperit filios filiasque. (1)
Hist. Jeschuae, pag. 4.
& 5.
(1) [Filios Filiasque.] Secundum litteram Nebulo intelligere
petulanter voluit quae in Evangelio memorantur de Christi fratribus &
sororibus. Math. XII. 46. XIII. 55. 56. &c. Cum tamen nosse facile
potuisset recuritùs, Phrasi Hebr. fratres denotare quosvis propinqua
cognatione conjunctos, &c. Huldrici notae in hist. Jeschuae, pag. 10.]
Est-il rien de plus absurde, mon cher Isaac, que ce conte odieux, démenti par
la plus grande partie de nos propres auteurs? C'est ce que l'habile écrivain,
qui a fait des notes sur ce texte fabuleux, a fait sentir avec beaucoup de
force. Il a encore démontré d'une maniere évidente, que l'auteur juif, pour
donner un air de vérité aux fables qu'il racontoit, avoit puisé dans les
écritures des Nazaréens plusieurs choses qu'il avoit entiérement défigurées.
Telle est la fin du passage que je viens de te citer, où il donne à Jesus de
Nazareth, plusieurs freres & plusieurs soeurs; prenant au pied de la
lettre quelques expressions, qui signifioient plutôt une fraternité d'amitié,
qu'une véritable parenté formée par les liens du sang.
[Pages f74 & f75]
La haine de l'écrivain juif n'a point été assouvie en donnant au législateur
des nazaréens la naissance la plus infâme. Il a voulu encore le faire passer
pour un parricide, afin que ses crimes surpassassent ceux des plus grands
criminels; & il a débité une seconde fable encore plus grossiére & plus
ridicule que la premiere. (1)
Jesus, dit-il, ayant connu qu'il étoit né d'un adultere, & se
voyant méprisé par les sages, s'en alla à Nazareth. Lorsqu'il fut arrivé chez sa
mere, il feignit d'être très-incommodé d'un mal aux dents. J'ai appris,
lui dit-il, quand je faisois mes études, un reméde certain contre la
douleur qui me tourmente; & si vous voulez mettre vos mammelles dans ma
bouche, je serai guéri dans peu de tems. Miriam consentit à ce que souhaitoit
son fils. Mais celui-ci, lui ayant serré les mammelles, l'assura qu'il ne
lâcheroit point prise qu'elle ne lui avouât de qui il étoit fils, & qu'elle
ne lui fît un récit de ses aventures. Je vous avouerai tout, répondit
Miriam. Papus fut mon légitime mari. Mais, vous & tous mes autres
enfans, êtes nés du commerce criminel que j'ai eu avec Joseph. Ces paroles
enflammerent Jesus de colere. Il assassina son pere Joseph, & se sauva
ensuite en Galilée.
[(1) Accidit autem ut Jeschua, his visis, cognitoque spurium se esse, ad
id circa nota (Calvitii) à sapientibus dehonestatum, abierit Nazaretham,
conveneritque matrem suam, ibique Odontalgia* se graviter affligi
simulans, matri asseruerit sese cùm academicis studiis incumberet, probatum
contra dentium dolores remedium audivisse; illudque hoc esse, si mater
afflictimammas immittat inter januam cardinesque medias, dentibusque laborans,
eas exugat, eum revaliturum. Respondit mater (indulgentissime, malique nihil
suspicata). Agedum, filii mi, ponam ego mammas meas inter cardines medias:
tu eas exfuge. Mater itaque mammarum alteram interponit; sed Jeschua fores
claudens, mammas maternas gravissime affligit, matremque ita alloquitur: Non
te prius dimitto, quam mihi dixeris qua ratione in lucem editus ego sim, &
quae studia olim tua fuerint. Respondit ergo mater, Spuritus tu es
Maritus enim alter etiam mihi est, cui nomen Papus. Progenitor autem tuus Joseph
in matrimonium me accepit, non accepto à legitimo marito divortii libello. Omnes
itidem liberi mei reliqui spurii sunt. Haec cum percepisset Jeschua
excandescit irâ, & abiens patrem Josephum occidit, postea vero in Gallilaeam
Judae aufugit.
Hist. Jeschuae, pag. 31 & 33.]
[*(Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération
du texte grec de l'ouvrage original)]
[Pages f76 & f77]
Est-il possible, mon cher Isaac, que nos freres les Juifs n'ayent pas
supprimé pour leur honneur, un livre rempli de faussetés aussi évidentes? Et
comment n'ont-ils pas compris, qu'elles autorisoient les reproches que nous font
les nazaréens de n'avoir respecté, ni les bienséances, ni même la vraisemblance,
dès qu'il a été question de pouvoir leur nuire? Lorsqu'un philosophe lit des
absurdités pareilles à celles que je viens de te rapporter, & qu'il
réfléchit qu'elles sont, non-seulement approuvées des Juifs, mais encore
soutenues comme des vérités incontestables; n'est-il pas en droit de conclure
qu'il y a apparence que tous les écrivains Juifs, depuis près de seize siécles,
ont été des fourbes; & que ceux qui ont ajouté quelque confiance à leurs
ouvrages n'avoient pas le sens commun? Peut-on voir un conte plus pitoyable que
ce mal aux dents, dont Jesus feint d'être tourmenté, & que l'expédient dont
il se sert pour apprendre de qui il est né? Je ne dis rien du prétendu
assassinat de son pere Joseph. C'est-là un fait démenti, non-seulement par tous
les auteurs nazaréens, mais encore par les écrits de plusieurs rabbins, qui,
quoiqu'ils aient publié tout ce qu'ils ont crû de plus propre à rendre odieux le
législateur des nazaréens, ne l'ont cependant jamais accusé de ce parricide.
Je ne m'étonne point, mon cher Isaac, de la haine des nazaréens envers tous
ceux qui professent le judaïsme. Les excès où se sont portés plusieurs de nos
écrivains, semblent la mériter justement: & je ne sçais comment ils ont
encore autant d'égards pour nous, vû la maniere indigne dont nous agissons à
leur égard. Je croirois volontiers que le mépris qu'ils font des contes odieux
que nous débitons, les vengent assez des fades plaisanteries de nos auteurs.
Avant que je finisse ma lettre, permets que je t'apprenne celle que l'auteur
de ce mauvais ouvrage a faite sur un miracle que les nazaréens assûrent avoir
été fait par leur législateur. (1)
[(1) Venerunt itaque inde in divorsorium. Quaerit ibi Jesus ex
hospite: Est ne tibi unde hi edant? Respondit hospes: Non mihi
suppetit, nisi anserculus unus assatus. Sumit ergo Jesus anserem, illisque
apponit, aiens? Anser hic exiguus nimis est, quam ut à tribus comedi debeat.
Dormitum eamus, & ille qui somniarit somnium optimum, comedet anserem solus.
Decumbunt igitur. Tempestâ vero nocte surgit Jehuda, & anserem devorat.
Mane itaque illis surgentibus, Petrus ait: Somnio mihi visus sui assidere
solio filii Dei Schaddai: Jesus ait, Ego sum filius ille Dei Schaddai,
& somniavi te prope me sedere. Ecce ergo me prestantius quid somniasse te;
quare meum erit anserem comedere. Jehuda tandem aiebat: Ego quidem
ipsemet in somnio comedi anserem. Quaerit ergo anserem Jesus, sed frustra;
Jehuda enim devorabat illum.
Hist. Jeschuae, pag. 51.]
[Pages f78 & f79]
Jesus, avec deux de ses disciples, dit-il, arriva dans une
habitation. Il demanda à son hôte s'il n'avoit rien à lui donner à manger?
Il ne me reste, lui répondit cet hôte, qu'un oison. Jesus le prit;
& l'ayant mis dans un plat, cet oison, dit-il, est trop petit
pour être partagé en trois portions. Allons-nous-en dormir; & celui qui fera
le plus beau songe le mangera à son réveil. Les disciples obéirent. Mais
pendant la nuit, Jehuda se leva, & mangea lui seul l'oison. Lorsque le jour
fut venu, Pierre dit qu'il avoit songé qu'il étoit assis à la droite du fils de
Dieu. Jesus répondit: C'est moi qui suis le fils de Dieu, & j'ai aussi
songé que tu étois assis à mon côté. Je dois donc manger l'oison; car mon rêve
est beaucoup plus beau que le tien. Mais Jehuda leur dit: Moi, j'ai rêvé
que je mangeois l'oison. Jesus, entendant cela, le chercha vainement, puisque
Jehuda l'avoit réellement mangé.
Une nourrice fait-elle à son enfant des contes aussi pitoyables; & les
nazaréens n'ont-ils pas raison d'avoir plus de pitié & de mépris pour les
ouvrages que nous écrivons contr'eux, que de colere & de dépit! Prions
l'être souverain, mon cher Isaac, qu'il éclaire les Israélites, & qu'il les
empêche d'affoiblir leurs bonnes raisons par des fables & des impostures.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLIX.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Je connois parfaitement, mon cher Monceca, le livre dont tu m'as parlé dans
ta derniere lettre.
[Pages f80 & f81]
C'est un de ces misérables ouvrages enfantés par les rabbins, & qui
deshororent autant le judaïsme, que le ramas de visions que contient le
Talmud. En embrassant les sentimens des sages Caraïtes, j'ai acquis le
droit de rejetter tous ces écrits imposteurs, dictés par la haine, & que la
passion & les préjugés ont consacrés sous le voile de la religion.
Les endroits que tu m'as cités de la prétendue histoire de Jesus de
Nazareth, ne sont pas les plus ridicules de ceux qu'on y trouve en grand
nombre. En voici un qui me paroît surpasser tout ce qu'on a écrit de plus
absurde (1). Jehuda, dit cet auteur, alla trouver le roi, & lui
apprit que Jesus étoit arrivé. Ce prince envoya les jeunes prêtres vers lui,
& ils dirent à Jesus: Nous ne sommes point des trompeurs ni des méchans.
Nous ajoutons foi à vos discours. Nous vous demandons seulement que vous fassiez
devant nous quelque miracle. Jesus consentit à leur demande; & par la
vertu du nom tout-puissant, il opéra plusieurs prodiges. Or, Jesus, ainsi que
ses disciples, n'observerent point les jeûnes établis les jours d'expiation. Ils
bûrent du vin dans lequel on avoit mêlé de l'eau d'oubli.
[(1) Jehuda vero clanculum se ad regem confert, eique nunciat Jesum cum
suis esse in aedibus Purae. Mittit ergo rex juvenes sacerdotes in aedes Purae, a
qui cum illuc venissent, ad Jesum aiunt: Homines nauci non sumus, & in
te ac verba tua credimus. Tantum nobis da ut coram facie nostra miracula patres.
Patravit itaque Jesus coram iis mira, per nomen immensum. Ederunt autem Jesus
& discipuli ejus ipsa die expiationum feria esuriali, nec jejunarunt.
Biberunt etiam de vino quod miscuum erat aquis oblivionis, cubitumque postea
iverunt. Circa tempestam vero noctem satellites regis ad ejus mandatum aedes
Purae corona circumdant. Aperit Pura januam: ingrediuntur satellites conclave
Jesu & affectarum ejus, eoasque compedibus constringunt. Jesus itaque
intendebat animum in nomen immensum, sed non valebat illud assequi, omnium enim
ejus connexiorum oblitus erat. Tunc dixit Jesus: De me dictum est, vinum
& mustum, &c. (Hos IV. II.) Satellites autem Jesum & affectas
abducunt in carcerem, dictum domus blasphemantis, quia probris &
blasphemiis affecit Deum. Mane itaque regi nunciabatur Jesum & sequaces ejus
captos esse & carceri inclusos. Praecepit vero rex custodire eos usque ad
festum tabernaculorum coram Domino in festo, juxta id quod praeceperat Moses.
Jussit ergo rex lapidare Jesu discipulos extra Hyerosolinam, & viderunt
omnes Israelitae, & lapidibus obruerunt sequaces Jesu. Universus autem
Israel cantica & laudes deferebat Deo Israeli, quod viros hosce Belial in
manus eorum tradiderit.
Hist. Jeschuae, pag. 67, 68, & 69.]
[Pages f82 & f83]
Ensuite, ils allerent se coucher. Mais pendant la nuit, des soldats
entourerent la maison dans laquelle ils étoient, & les garotterent. Jesus
faisoit tout ce qu'il pouvoit pour se ressouvenir du nom tout-puissant, sans que
cela lui fut fût possible, parce qu'il l'avoit oublié...... Les soldats le
conduisirent donc, lui & tous ses satellites, dans une prison appellée
la maison de blasphême, parce qu'il avoit blasphêmé contre Dieu. Cependant le
matin on apprit au roi que Jesus & ses disciples avoient été arrêtés. Le roi
ordonna de les garder en prison jusqu'à la fête des tabernacles, durant laquelle
les peuples accouroient de toutes les parts pour se prosterner devant le
Seigneur, ainsi que Moïse l'avoit ordonné. Le roi ordonna donc qu'on conduisît
les disciples de Jesus hors de Jérusalem, & qu'on les lapidât; ce qui fut
exécuté aux yeux de tous les Israélites, qui chantoient des cantiques, &
rendoient grace à Dieu de leur avoir donné le moyen de punir ces méchans
hommes.
En ne faisant point attention, mon cher Monceca, aux faussetés & aux
mensonges qui sont dans ce récit, & qu'on voit si évidemment démentis &
détruits par toutes les histoires les plus autentiques, il s'ensuit une
absurdité qui saute aux yeux des lecteurs les plus ignorans. Si tous les
disciples de Jesus périrent à la fête des tabernacles, & si Jesus lui-même
fut crucifié quelque tems après, & ne sortit plus de sa prison depuis le
jour qu'il fut arrêté, comment est-ce que le nazaréïsme a pû s'établir, &
devenir si puissant? Qui furent ceux qui allérent le prêcher dans les climats
les plus éloignés? Comment, après avoir été éteint dès sa naissance, pût-il
renaître de ses cendres? L'historien rabbiniste a prévû une partie de ces
difficultés; & il les a sauvées, ou du moins il a tâché de les sauver; mais
d'une manière si pitoyable, que ce qu'il dit ensuite est cent fois plus fou
& plus insensé, que cette eau d'oubli qu'il fait mêler si à propos avec du
vin, pour faire perdre la mémoire à Jesus, & l'empêcher de pouvoir se
ressouvenir du nom tout-puissant. N'est-ce pas fonder un fait sur des preuves
bien incontestables, que de l'établir sur un conte puisé dans les écrits des
poëtes payens, & dans ceux des cabalistes, les plus incurables de tous les
foux? Ce sont-là, mon cher Monceca, les sources de cette eau d'oubli qui
n'exista jamais davantage que le fleuve Lethé, & de cette puissance
surprenante du nom tout-puissant, dont les connexions cachées n'eurent
jamais d'autre pouvoir que de déranger le bon-sens, & de renverser la
cervelle d'un grand nombre de rabbins.
[Pages f84 & f85]
Celui dont tu méprises si fort l'ouvrage mérite de tenir un rang distingué
parmi ces insensés; & je ne pense pas qu'aucun de ses confreres ait jamais
rien écrit d'aussi fou que ce qu'il raconte de l'établissement du nazaréïsme,
après la mort de Jesus. (1)
[(1) Factum vero est, cum inaudirent Aitae suspensum esse Jeschu ut litem
indicerent acerbam Israeli. Quando ergo offenderunt Aitae Israelitam, eum neci
dederunt; & occisa ita sunt Israelitarum bina millia virorum. Nec poterant
Israelitae adscendere in festum, propter viros Aï: bellum igitur gerebat rex cum
Aïtis, sed eosdem subigere non valebat. Nam ipsis etiam hierosolymis increscebat
numerus hominum improbissimorum coram rege. Quidam autem illorum hominum
propudia Ai ibant, mendaciaque Aïtis referebant, scilicet triduo postquam
suspensus fuisset Jeschu, ignem de caelo cecidisse, Jeschu circumcinxisse,
indeque illum è vestigio revixisse, posteaque in caelum ascendisse. Fidem vero
adhibehant Aitae verbis scelestorum illorum, & jurisjurandi fide interposita
conspirabant se crimen ulturos in Israelitis, cujus reatum sibi consciverunt
Jeschu suspendendo. Jehuda autem cùm videret horrenda Aitas facinora moliri, ad
eos literas in hunc sensum dedit. Non est pax ait Dominus, impiis. Quare
conspirant gentes, & nationes meditantur vanitatem? Venite, quaeso,
Hierosolymam, & conspicite Pseudo-prophetam vestrum. Ecce enim ille est
cadaver protritum, canis mortuus & faetidus, quem deposui ego in
reconditorio stercorum. Inutiles ergo illi homines, cum haec perciperent,
Hierosolymam pergunt, ibique vident Jesum depositum in loco sordibus &
stercoribus inquinatissimo. Recipientes autem se in Aï, divulgant ibi pura
mendacia esse, quae transcripserit Jehuda. Nam ecce (aiebant) venimus
nos hierosolymam, & plures ibi sunt qui contra regem insurrexerunt, eumque
expulerunt, & quod noluerit credere in Jesum: multi quoque sapientium occisi
sunt ob ipsam etiam infidelitatem in Jesum. Aïtae itaque credebant verbis
mendacibus hominum nauci, bellumque indicebant Israel.
Hist. Jeschuae,
pag. 95.96.97.]
«Il arriva, dit-il, que les habitans d'Aï, ayant appris que Jesus avoit été
crucifié, eurent une vive dispute avec les Israëlites. Ils tuoient tous ceux
qu'ils rencontroient. Ils en massacrerent deux mille; & les Israëlites
n'osoient plus venir à Jérusalem les jours de fête. Le roi avoit bien déclaré la
guerre aux Aïtains. Mais il lui étoit impossible de les soumettre.»
[Pages f86 & f87]
«Il y avoit d'ailleurs dans la ville plusieurs esprits séditieux, &
amateurs de nouveautés. Quelques-uns d'entr'eux alloient trouver les gens d'Aï,
& leur racontoient mille fables. Ils disoient que trois jours après la mort
de Jesus, il étoit tombé un feu du ciel qui avoit entouré son corps; & qu'il
étoit revenu à la vie, & monté ensuite dans les Cieux. Les habitans d'Aï
ajoutoient foi à ces discours séducteurs, & formoient toujours davantage la
résolution de venger sur les Israëlites la mort de Jesus de Nazareth, qu'ils
croyoient avoir été mis à mort injustement. Jehuda ayant connu les crimes que
méditoient les Aïtains leur écrivit dans ces termes: La paix du Seigneur
n'est point avec les impies. Pourquoi donc les peuples se laissent-ils séduire
par les mensonges? Venez à Jérusalem, & vous y verrez votre prétendu
prophète. Il est enterré dans les latrines. Je l'ai moi-même inhumé. Il est à
demi-pourri, & répand une odeur aussi puante qu'un chien mort. Les
habitans d'Aï, ayant reçu cette lettre, envoyerent quelques-uns d'entr'eux à
Jérusalem, qui virent Jesus dans les latrines où il étoit enterré. Mais,
lorsqu'ils furent de retour chez leurs concitoyens, loin de rendre gloire à la
vérité, ils dirent que la lettre de Jehuda étoit remplie de mensonges; & que
beaucoup de gens, dans Jérusalem même, avoient pris le parti de Jesus, &
s'étoient révoltés contre le Roi. A ces nouvelles, les gens d'Aï égorgerent
plusieurs sages personnages, qui s'étoient déclarés contre Jesus, &
continuerent à faire la guerre aux Israëlites.»
Voilà, mon cher Monceca, des faits dont aucun historien, soit payen, soit
nazaréen, n'a jamais fait aucune mention. Il est surprenant qu'un homme, quelque
accoutumé qu'il soit au mensonge, n'ait pas honte de donner un roman odieux
comme une histoire véritable. Du moins le rabbin devoit-il donner un air de
vraisemblance à ses impostures. Est-il rien de plus contraire, & qui se
détruise davantage, que de dire que tous les disciples de Jesus furent lapidés,
que le peuple entier applaudit à leur mort; que les Aïtains vinrent être témoins
de la corruption du corps de Jesus; & d'assûrer en même-tems, que ces mêmes
Aïtains sont les premiers à soutenir les intérêts & la mémoire de ce même
Jesus?
[Pages f88 & f89]
Les nazaréens n'ont-ils pas raison de traiter en général tous les rabbins
comme des imposteurs, & de décrier le judaïsme, puisqu'il s'autorise de
leurs écrits, & qu'il fonde sa défense sur un tissu d'injures & de
mensonges?
Si tous les Israëlites suivoient les sages opinions des Caraïtes, ils ne
craindroient point ces reproches. Nous n'établissons notre croyance que sur les
livres divins. Les oracles qui nous instruisent sont infaillibles; & nous ne
sçaurions nous tromper. Pour défendre nos sentimens contre les Nazaréens, nous
n'avons point recours à des ruses indignes d'un honnête-homme. Ils nous
attaquent par les écritures. C'est par ces mêmes écritures que nous nous
défendons. S'ils pouvoient nous montrer qu'elles ont été accomplies, sans
hésiter un seul moment, nous nous soumettrions à recevoir leur croyance. Mais,
c'est ce qui n'arrivera jamais; puisqu'il est visible que cette lampe promise à
Israël, n'a point encore lui. Dès que sa clarté paroîtra, tous les coeurs seront
éclairés. C'est vainement qu'on voudroit fermer les yeux. Ses rayons pénétrans
perceroient les voiles les plus épais; & puisque le Messie viendra pour
rendre parfaitement heureux tous les Juifs, il seroit ridicule de prétendre
qu'il les laissera presque tous dans l'aveuglement.
C'est-là, mon cher Monceca, un des grands argumens contre les nazaréens. Ils
disent que le Messie est arrivé. Quel bien a-t-il donc fait aux Juifs? Car c'est
à eux, & pour eux, qu'il est dit dans l'écriture, qu'il doit venir sur la
terre. Cependant, tous les maux semblent vouloir accabler notre nation. Elle est
chassée & bannie de Jérusalem. Le temple du Dieu vivant est détruit. Elle ne
peut plus offrir des sacrifices. Elle est en proye à l'avarice, à la haine &
à la cruauté de tous les peuples. Sont-ce-là les bonheurs qui nous sont promis
par la venue du Messie? Est-ce-là cette étoile brillante qui devoit luire sur
Israël, & la combler de toutes les prospérités? Nos infortunes, mon cher
Monceca, sont des preuves évidentes que notre libérateur n'est point encore
arrivé. Lorsqu'il paroîtra, les nazaréens pourront aisément le reconnoître aux
biens dont il nous comblera. Il nous tirera de leur esclavage: & notre
liberté, notre gloire, notre bonheur, seront des marques auxquelles les plus
entêtés de nos ennemis seront forcés de se rendre.
[Pages e90, e91, e92, e93, e94 & e95]
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux; & compte que
dans ma premiere lettre je te parlerai plus au long de l'impertinent ouvrage du
rabbin imposteur.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CLX.
Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople, à Aaron Monceca.
Je t'ai promis, mon cher Monceca, de te parler encore des absurdités &
des mensonges que les rabbins ont insérés dans la vie du législateur des
nazaréens. Je commencerai par l'endroit qui suit celui où je me suis arrêté dans
ma derniere lettre, & où le prétendu & ridicule historien continue en
ces termes. (1)
[(1) Rex ergo & sapientes, perspicientes Aïtas Israelitis superiores
evadere & adaugeri etiam agmen hominum impiissimorum [erant hi fratres &
cognati Jesu] consilia invicem ineunt, Jehudamque rogant quid optimum facta in
re difficili sibi videretur? Respondit Jehuda : Ecce avunculus Jesu est
Simeon Hakkalpasi, qui itidem est senex venerabilis admodum. Tradite, sultis, ei
nomen immensum, & ablegate illum Aï, ibi ut patret miracula civibusque
edicat, omnia illa se facere; Aïtae vero opinabuntur, dicere illum velle, in
nomine Jesu; cum explicatio tamen vocularum ambigua sit atque adeo apta nata ad
decipiendos illa Aïtas: nam [quod notare etiam potest ex mente Jesu in nomine
Jesu] stylo rabbinico est, phrasis quae exprimit actum, quem coactus quis
& invitus ob urgentem necessitatem suscipit. Viti vero Aïtae credent verbis
Simeonis, avunculus Jesu cum sit. Oportet autem persuadeat Simeon illis in
mandatis ei dedisse Jesum edicere iis ne belligerarent cum Israelitis, cum Jesus
ipsemet vindictam de illis fumturus esset. Approbabat se hoc consilium regi
& sapientibus. Accersunt itaque Simeonem, illique rem totam enarrant.
Respondit Simeon: Jurate mihi sancte haeredem me futurum saeculi venturi.
Tunc ibo ego lubens, illisque proponam statuta non bona, atque cessare faciam
bellum ab Israel. Jurant proinde sapientes & seniores Simeonis, eique
committunt nominis immensi arcanum sacratissimum.
Abiit ergo Simeon, & cùm prope jam Aï esset, effinxit nubeculam
aliquam minorem, tonitrubusque & fulgetris inde emissis, ipse nubeculae
insedit, mugituque tonitru, quo Aïtas percelleret, edito, in haec verba fari
caepit: Audite, viri Aïtae. Convenite ad turrim Aïticam, & ibi
praescribam vobis statuta Jeschu. Aïtae, voce hac audita, perterrefacti,
undique ad turrim istam concurrunt. Et ecce Simeon fertur supra nubem. Descendit
vero postea de nube in turrim, & viri Aïtae se coram eo prosternunt. Dicit
autem Simeon: Ego sum Simeon Hakkalph, avunculus Jeschu. Jesus vero
convenit, me, neque ad vos amandavit, ut edocerem vos statuta ejus; nam Jesus
filius Dei est. Ego porro Simeon edocebo vos legem Jesu, statuta nova. Edidit
vero Simeon in conspectu eorum signa & portenta magna. Aïtae proin verbis
Simeonis fidem adhibuerunt, eique dixerunt: Faciemus, & obsequemur omni
quod praecepturus es nobis. Simeon ait; recipite vos in aedes vestras.
Omnes ergo Aïtae aedes suas repetunt. Simeon autem in turri Aïtica residebat,
& conscribebat statuta illa, prout ei edixerant rex & sapientes.
Immutabat etiam alphabetum, aliisque litteras nominibus insigniebat, ad dandum
tacite indicium, omnia quae praecepturus erat mendacia fore. Hoc vero alphabetum
est quod ille cudit: a; be, ce, de, e, ef, cha, i, ke, el, em, en, o, pe,
KU, er, es, te, w, iex, etzet, zet. Et haec est explicatio ejus. Pater
meus est Esaü; venator, & lassus ille erat: & ecce filii ejus credunt in
Jesum qui vivet ut Deus. Suffocetur anima illorum, quia Deo non est
mater, Jesu vero habebat matrem: sed epicureus, seductor. &c.
Conscripsit insuper, in usum illorum libros mendacissimos, eosque
vocavit iniquitatem consumptionis. Putaverunt vero illi, eum dicere q.
d. pater, & filius, & manifestatus spiritus S. Et conscripsit
illis etiam libros nomine discipulorum Jesu, & speciatim Joannis:
dixit vero Jesum omnia illa sibi tradidisse. Nec absque intentione singulari
concinnavit librum Joannis. Illi proin putabant mysteria ea esse, cum
tamen omnia illa non sint nisi vanitas, & figmentum cordis: uti quae [v. g.]
scripsit in illo libro Joannis Cap. XIII. Joannem vidisse bestiam aliquam,
cui fuerunt septem capita & decem cornua, cum decem etiam coronis; nomenque
bestiae est nomen blasphemiae, & numerum nominis bestiae esse 666. Hic
verborum sensus est: bestia haec est Jeschu nazarenus: ei sunt septem
capita, tot nimirum litterae sunt in binis vocabulis hisce, &c.
Hist. Jeschuae, pag. 100. 115.]
«Le roi & les sages, voyant que les Aïtans devenoient tous les jours plus
puissans, & que le nombre des impies & des novateurs augmentoit, parmi
lesquels les freres & les parens de Jesus tenoient un rang distingué,
délibererent sur le parti qu'ils devoient prendre, & prierent Jéhuda de
vouloir leur apprendre comment ils devoient se conduire dans une situation aussi
épineuse.» Jéhuda leur répondit: «Voici Siméon Hakkalph, oncle de Jesus.
C'est un vieillard respectable. Découvrez-lui les mystères & les décrets du
nom tout-puissant. Envoyez-le ensuite chez les Aïtans, afin qu'il fasse
plusieurs miracles à leurs yeux, & qu'il dise que c'est par la vertu d'un
autre. Les Aïtans croiront sans doute que c'est par celle de Jesus; cette façon
de parler étant très obscure & fort propre à les tromper, car ces
termes, par la vertu d'un autre, peuvent être facilement attribués à
Jesus, & sont une phrase, qui, dans le style rabbinique, signifie qu'on est
contraint par la puissance d'un autre, & déterminé par son pouvoir. Les
Aïtains croiront donc aux discours de Siméon, oncle de Jesus, & il faut
qu'il leur persuade que Jesus leur ordonne de cesser de faire la guerre aux
Israëlites, s'étant réservé à lui-même la vengeance. Le roi & les sages,
approuverent fort l'avis de Jéhuda. Ils envoyérent chercher Siméon, & lui
déclarerent ce qu'ils avoient résolu: Jurez-moi, leur répondit-il, que
je ne serai point réprouvé dans tous les siécles à venir; & pour lors je
vous obéirai avec plaisir. J'établirai des opinions criminelles parmi vos
ennemis, & leur ordonnerai de cesser de vous faire la guerre. Les sages
jurerent ainsi que le demandoit Siméon, & ils lui découvrirent les mystères
du nom tout-puissant.»
«Il partit ensuite, & lorsqu'il fut près des Aïtains, il fit former une
nuée, de laquelle sortoient des éclairs. Il monta dessus, & leur parla de la
sorte: Ecoutez-moi, habitans d'Aï; assemblez-vous au pied de la tour, &
là je vous apprendrai les ordres de Jesus. Les Aïtains, saisis de frayeur,
s'y rendirent en foule. Siméon s'y transporta assis sur son nuage, &
descendit ensuite sur la tour. Les Aïtains se prosternerent devant lui, & il
leur tint ce discours: Je suis Siméon Hakkalph, oncle de Jesus, qui m'est
venu trouver & m'a envoyé vers vous, afin que je vous annonçasse ses ordres;
car Jesus est le fils de Dieu: & moi je vous enseignerai sa loi. Alors
Simeon fit plusieurs miracles, dont ceux qui l'écoutoient furent les témoins.
Aussi crurent-ils à ses discours, & ils lui dirent: Nous obéirons à tout
ce que vous nous ordonnerez, & nous suivrons exactement les régles que vous
nous prescrirez.
[Pages f96 & f97]
«Simeon leur ordonna de se retirer dans leurs maisons. Quant à lui il resta
dans la tour, & il y travailloit à faire des réglemens mauvais &
criminels, ainsi qu'il l'avoit promis au roi & aux sages; & il changeoit
l'alphabet, & donnoit d'autres noms aux lettres pour servir d'indice secret,
que tout ce qu'il prescrivoit n'étoit que des mensonges & des impostures.
Voici l'alphabet qu'il inventa: a, be, ce, de, e, ef, cha, i, ke, el, em, en,
o, pe, ku, er, es, te, u, iex, etzet, zet, dont telle est l'explication:
Mon pere Esaü, chasseur, étoit fort las, & ses enfans croioient en Jesus,
qui dit être Dieu. Que leurs ames périssent, par ce que Dieu n'a point de mere,
& Jesus en a eu une. C'est un épicurien, un séducteur, un trompeur,
&c.
«Siméon composa ensuite plusieurs livres remplis de mensonges, & il les
appella le comble de l'iniquité. Mais les Aïtains crurent qu'il vouloit
dire, le pere, le fils, & l'esprit saint. Il écrivit aussi plusieurs
ouvrages au nom des disciples de Jesus, & particuliérement à celui de
Jean. Il assûra que tout cela lui avoit été révélé par Jesus. Et ce ne
fut pas sans un dessein formé qu'il fit le livre qu'il publia sous le nom de
Jean: car les Aïtains pensoient qu'il contenoit les plus grands mystères,
quoiqu'il n'y eût mis que des contes & des visions ridicules, &
chimériques. Il dit, par exemple, qu'il vit une bête, qui avoit sept têtes,
dix cornes, & dix couronnes; que le nom de la bête étoit un nom de
blasphême, & que le nombre de ce nom étoit 666. Voici quel est le sens
de ces paroles: La bête est Jesus de Nazareth; y ayant dans ces deux mots
hébreux Yeshu natseri (1) sept lettres, dix cornes & dix couronnes.»
[(1) Note: Translittération depuis l'hébreu.]
Penses-tu, mon cher Monceca, qu'il y ait des contes des fées aussi ridicules
que celui de Simeon Hakkalph? Peut-on rien dire d'aussi extravagant que cette
loi donnée sur le haut d'une tour, par un homme qui s'y transporte dans une
nuée? Le serment qu'il exige des sages, qu'en trompant les Aïtains, il ne nuira
point à son salut, & l'assurânce que lui en donnent ces mêmes sages,
n'est-elle pas la chose du monde la plus contraire à la bonne morale? Quel est,
je ne dis pas l'honnête-homme, mais le scélerat, qui osât soutenir qu'il doit
être permis, par un principe de religion, d'abuser de la crédulité de tout un
peuple & de l'induire dans les plus grands crimes, sous le prétexte de lui
révéler les ordres du Ciel?
[Pages f98 & f99]
Le rabbin historien avoit les sentimens tout aussi éloignés de la droiture
& de l'équité, que de la vérité. Il falloit qu'il fût aussi fourbe que
menteur; car il paroît qu'il approuvoit fort toutes les ruses qui pouvoient être
utiles. En voici la preuve dans ses propres termes. (1) «Le rabbin AK. alla à
Nazareth, & s'informa de l'endroit où demeuroit Mezaria, épouse de Karchat.
Lorsqu'on le lui eût appris, il s'y transporta, & trouva Miriam toute seule,
son mari étant sorti. Ma fille, lui dit-il, c'est par une faveur
singuliere du Ciel que je vous rencontre ici sans votre mari. Je vous conjure,
par le Dieu du ciel, de m'apprendre quelles furent vos amours: & si vous me
dites la vérité, je vous promets un bonheur éternel. Miriam répondit:
Jurez, je vous prie, par le nom du Seigneur, que ce que vous me promettez est
véritable. Le rabbin AK. jura sur le champ: mais la bouche seule prononça
son serment, & le coeur n'y eut point de part. Alors la femme qu'il
interrogeoit lui dit: Je suis Miriam, soeur de Siméon Hakkalph. Papus fût mon
époux. Je le quittai pour suivre Joseph qui m'enleva, & dont j'eus plusieurs
enfans à Béthléem. Dans le tems qu'Hérode vouloit nous faire lapider, nous nous
enfuîmes en Egypte. La famine y étant, nous fûmes obligés d'en sortir. Nous
retournâmes ici, après avoir changé nos noms, dans la crainte d'en être
reconnus. Rabbin AK. ayant ouï ce discours, déchira ses habits, &c.»
[(1) R. AK. igicur nazaretham it, exque incolis urbis inquirit ubinam
habitet Mezaria, conjugio juncta cum Karchat. Monstrant indigenae rabbino aedes,
quas cum adiisset R. AK. non offendit ibi maritum, sed uxorem solam; illam ita
affatur: Filia mea, singulari Domini providentia effectum est quod maritus
tuus domi non sit. Ego itaque te per Dominum Deum caelorum adjuro ut edicas mihi
quae studia tua, & sint, & fuerint olim: tibique [fideliter gesta
narranti] spondeo seculum futurum. Respondit ei uxor: Jura, quaeso, mihi
per nomen Domini: jusjurandum confestim praestat R. AK. ore suo, sed corde
illud nullum facit. Tunc uxor ita ad eum loquitur: Miriam ego sum, soror
Simeonis Hakkalph, uxor Papi. Aufugi vero cum Josepho Pandira, & procreavit
ille ex me liberos spurios Bethlehemae. Eo autem tempore quo Herodes illuc venit
nos lapidaturus, in Aegyptum fugimus. Ibi cum ingravesceret annona, huc
revertimur, nominaque nostra immutamus ne noscerent nos homines. Haec cum
audisset. R. AK. vestes laceravit eique ita edixit, &c. Hist. Jeschuae,
pag. 24. & 25.]
[Pages f100 & f101]
Voilà un homme bien singulier, mon cher Monceca, que ce rabbin AK.! Il ne
s'embarrasse pas de faire un faux serment, ni de prendre le nom de Dieu pour
garant de ses mensonges; mais il déchire ses habits, & fait plusieurs autres
extravagances, au récit d'un adultère: comme si le premier péché étoit moins
criminel que le second. Mais un homme aussi peu sensé que cet historien
n'examinoit pas de fort près les choses qu'il écrivoit. Et que peut-on attendre
de bon & de sage d'un homme aussi fou & aussi ignorant que lui?
Je finirai ma lettre, mon cher Monceca, par l'extravagant & comique récit
qu'il fait d'une aventure qu'il dit être arrivée à plusieurs disciples de Jesus.
«Siméon Hakkalph, dit-il, alla trouver le roi, & lui demanda qu'il le
laissât agir à sa fantaisie, & qu'il détruiroit tous les impies & les
sectateurs de Jesus qui se trouvoient dans Jérusalem. Le roi lui répondit: Je
consens à votre demande. Allez, que le Seigneur soit avec vous. Alors Siméon
se rendit en secret auprès des novateurs, & leur dit: allons à Aï; &
là vous verrez les miracles que j'ai opérés au nom de Jesus, & ceux que je
dois encore faire. Plusieurs de ces impies prirent donc le chemin d'Aï,
& plusieurs autres monterent avec Siméon, sur un nuage. Mais en chemin, les
ayant précipités de ce nuage, ils tomberent sur la terre, & moururent de
leur chûte. Siméon retourna alors à Jérusalem, raconta cette aventure au roi, à
qui elle causa beaucoup de joie: & depuis ce jour-là, Siméon ne quitta plus
la cour de ce prince.» (1)
[(1) Tum Simeon Hakkalph adit regem, aitque: Domine, rex concede mihi,
& removebo ego nequissimos hos homines ex Hierosolimis. Respondit rex
Simeon: Vade, Dominus tecum sit! Simeon ergo clanculum se ad nebulones
conferens, iis ait: Surgite, ascendamus Aï, & ibi videbitis prodigia
quae ergo edidi in nomine Jesus, quaeque insuper facturus ibi sum. Quidam
igitur hominum turpissimorum Aï eunt. Quidam etiam nubi juxta Simeonem impositi,
hierosolymam linquunt. In itinere vero contigit ut Simeon nube vectus decerneret
in terram illos dejicere, & ceciderunt homines illi nullius frugi de nube,
ac moriuntur. Simeon vero Hierosolimam repetens, regi negotium enarrat, rexque
de eo gavisus est. Ex ea vero die, & postea non recessit Simeon ex aula
regis ad mortem suam.
Hist. Jeschuae, pag. 125.126.]
[Pages f102 & f103]
Je te demande, mon cher Monceca, ai-je eu tort d'embrasser les sages
sentimens des Caraïtes, & peut-on rester dans une secte dont les principaux
docteurs enseignent des impertinences aussi absurdes? Si l'on vouloit inventer
une fable, qui pût rendre ridicule un ouvrage, pourroit-on mieux réussir que ne
l'a fait ce rabbin? Je ne crois pas qu'on trouve dans l'Arioste aucune vision
aussi comique que celle de faire monter des hommes, dont on veut se débarrasser,
sur un nuage, & de les en faire tomber sur la terre. Une personne qui avoit
un pouvoir aussi grand, qui sçavoit s'ouvrir des routes nouvelles au travers des
airs, avoit-elle besoin d'un expédient aussi extraordinaire pour punir des
criminels qui méritoient la mort? Il dépendoit sans doute de lui de les faire
périr par une voie ordinaire, puisqu'il avoit le don d'exécuter de si grandes
choses. A quoi servoit-il donc de les faire monter sur un nuage, & de
risquer d'estropier, en les jettant sur la terre, quelque honnête-homme, qui
auroit pu se trouver au-dessous du nuage? En vérité, mon cher Monceca, il n'y a
que des rabbins qui soient assez visionnaires pour faire pleuvoir des hommes.
Porte-toi bien: vis content & heureux & que le Ciel te comble de
prospérités, te donne une santé parfaite, & te rende vainqueur de tes
ennemis.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CLXI.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je suis arrivé, mon cher Monceca, depuis huit jours en Afrique. Mon passage
de Lisbonne à Alger a été très-heureux; & les vents, après m'avoir retenu
pendant long-tems en Portugal, ont enfin favorisé mon envie.
Cette ville est bâtie en amphithéâtre sur le bas d'une montagne. La vûe en
est agréable, lorsqu'on la regarde étant sur la mer; mais dès qu'on a mis
pied-à-terre, on revient bien-tôt de l'idée qu'on en avoit conçue.
[Pages f104 & f105]
On ne trouve guères que des maisons basses & mal construites, non plus
que des rues étroites & malpropres. Alger, à sa grandeur-près, ressemble
parfaitement à ces mauvais villages qu'on trouve sur la route de Turin à Lyon.
Je ne sçais sur quel fondement Moreri a écrit, qu'on voit dans cette ville des
palais magnifiques. Les plus belles maisons ont moins d'apparence que les plus
médiocres bâtimens en Europe. Pour avoir une idée juste du palais du Dei, il
faut se représenter quatre ou cinq grands cabarets à demi-ruinés, dont on auroit
fait une seule maison. Le mole est l'unique édifice qui mérite quelque
attention. On a bâti au bout une tour magnifique qui sert de phare. Elle est
d'une hauteur considérable & bien munie de canons. Les Turcs ont travaillé à
perfectionner cet ouvrage depuis le dernier bombardement. Ils se flattent, que,
par le moyen de cette tour, ils sont aujourd'hui à couvert d'une pareille
insulte; les vaisseaux ne pouvant mouiller assez proche de la ville pour pouvoir
la bombarder sans courir le risque d'être coulés à fond par les batteries du
mole. Les Européens qui sont ici prétendent que les Algériens comptent sur une
vaine sûreté, & que les travaux qu'ils ont faits n'ont servi qu'à rendre
l'exécution d'un bombardement un peu plus difficile.
Ce ne sont point les Africains qui commandent dans Alger. Ils sont au
contraire très-soumis, & proprement les esclaves des Turcs européens. Les
anciens habitans du pays gémissent sous la domination la plus dure & la plus
cruelle; & il y a une différence infinie entre les Algériens qu'on nomme les
Maures, & ceux qu'on appelle simplement les Turcs. Peut être
ne seras-tu pas fâché que je t'apprenne ce qu'on m'a raconté ici sur la cause de
cette distinction parmi des gens nés dans le même pays, & professant la même
religion.
Lorsque l'Afrique devint entièrement mahométane, ceux qu'on appelle Maures,
& qui en étoient pour lors les seuls habitans, en changeant de religion,
resterent les maîtres dans leur patrie; & loin d'être soumis à des
étrangers, ils firent de vastes conquêtes dans les pays européens, &
envahirent même presque toute l'Espagne. Longues années après ces conquêtes,
plusieurs Turcs levantins vinrent s'établir sur les côtes de barbarie; & ils
y furent d'autant plus gracieusement reçus, que les Maures qui avoient passé en
Espagne, ayant excessivement diminué le nombre des soldats, on étoit bien-aise
de suppléer à cette perte par l'arrivée de ces habitans.
[Pages f106 & f107]
Peu-à-peu leur nombre s'accrut beaucoup; & lorsqu'ils virent qu'ils
étoient assez puissans pour se rendre les maîtres du gouvernement, ils se
revolterent, se saisirent de toute l'autorité, firent un Dei ou un roi de leur
nation, & ne laisserent aux anciens Africains qu'une ombre de liberté. Ils
joignirent le mépris à la dureté, & publierent une loi, par laquelle il est
ordonné qu'un Maure qui osera menacer un Turc, aura la main coupée, & sera
puni de mort. Les Levantins croiroient se deshonorer s'ils s'allioient avec des
Maures; l'on peut dire qu'ils affectent autant d'éloignement pour eux, que les
nazaréens en ont pour notre nation.
Lorsque les Africains furent entièrement chassés de l'Espagne, &
contraints de se retirer dans leur ancienne patrie, ils demanderent un asyle aux
Turcs qui s'en étoient emparés: ils subirent les mêmes conditions que leurs
compatriotes, qui avoient été subjugués; & ils s'estimerent heureux de
pouvoir trouver une retraite sûre, en se chargeant des fers qu'on leur
présentoit. L'autorité des Turcs n'a point diminué depuis ce changement. Ils ont
toujours le même pouvoir: ils possédent toutes les principales charges; ils sont
les maîtres absolus du gouvernement. Comme le nombre des Maures est beaucoup
plus grand que le leur, ils font très-souvent venir des recrues considérables du
Levant, pour remplacer les familles turques qui viennent à s'éteindre: & il
ne reste aucun espoir aux anciens habitans du pays de pouvoir rentrer dans leurs
anciens droits. Il semble même qu'ils en ont perdu la mémoire, & paroissent
accoutumés à leur esclavage. Ils sont d'ailleurs si peu courageux qu'ils
n'oseroient entreprendre d'employer la force pour recouvrer leur liberté. Cent
Turcs battroient deux mille Maures, & ne balanceroient pas un instant à les
attaquer; ensorte que la forte prévention où sont les Turcs du peu de courage
des Maures, & où sont les Maures de la valeur des Turcs, fait le plus ferme
soutien de la puissance de ces derniers.
[Pages f108 & f109]
Quoique tous les habitans du royaume d'Alger soient Turcs ou Maures, ils se
disent sujets du grand-seigneur; cependant on doit regarder ce pays comme une
république libre, & qui se gouverne elle-même. Les Turcs sont les maîtres
d'élire leur Dei; quelque protection que lui accorde le grand-seigneur, elle ne
les empêche point de le détrôner, & même de le faire étrangler lorsqu'ils en
ont la fantaisie, ou qu'ils pensent en avoir quelque sujet. Ce Dei n'est point
entiérement souverain: & dans les choses essentielles qui regardent l'état,
il est obligé d'agir conformément aux décisions du divan, qui régle les
principales affaires. Ce conseil est composé des principaux habitans de la
ville.
Le pouvoir des Deis n'est point borné pour ce qui concerne la personne des
particuliers. Ils peuvent sans aucune formalité faire couper le cou aux premiers
du royaume: il s'en trouve très-souvent qui usent assez cavalièrement de ce
privilège; surtout lorsqu'ils craignent quelque sédition, ou qu'ils veulent
s'emparer des richesses de quelqu'un. Malgré ces cruelles exécutions, il est peu
de Deis à qui tôt ou tard il n'arrive quelque fâcheuse catastrophe. Le
gouvernement des états Africains ressemble à celui de l'ancienne Rome: les
soldats y sont aussi insolens & inconstans que les légions; & presque
tous les souverains y imitent les Caligulas, les Nérons & les Dioclétiens.
Comme c'est le crime qui met ordinairement les Deis sur le trône, c'est aussi
le crime qui les en fait descendre. Un prince ne regne en Afrique que jusqu'à ce
qu'il se trouve quelqu'un, qui, au risque de sa vie, veuille entreprendre de le
tuer. On a vû souvent trois ou quatre personnes cabaler contre le souverain,
l'assassiner au milieu de son armée, sans qu'elle en fût prévenue, ni qu'elle
dût s'attendre à cette conspiration. Ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'on a
vû cette même armée reconnoître un des meurtriers pour son souverain; & ce
changement arriver avec autant de tranquillité, que si l'on eût ôté la vie au
plus misérable particulier.
Amurath, Bei de Tunis, avoit exercé dans son royaume les cruautés les plus
inouïes; & par un sort malheureux pour ses sujets, il avoit toujours été
assez fortuné pour découvrir les conspirations qu'on faisoit contre lui. Ces
découvertes étoient suivies de sanglantes exécutions, dans lesquelles l'innocent
se trouvoit souvent enveloppé avec le coupable. Il sacrifioit à ses soupçons
tous ceux qu'il croyoit ne lui être pas entiérement dévoués.
[Pages f110 & f111]
Ibrahim, Aga des Spahis, résolut de mettre fin lui seul à une entreprise qui
avoit si souvent échoué, & ne communiqua son dessein à personne. Le bei
étant parti de Tunis avec son armée, pour aller combattre les Maures des
montagnes, après deux journées de marche, Ibrahim choisit le moment où ce prince
étoit renfermé dans son carrosse, & arrêté au passage d'une petite riviere.
Il tira sur lui un coup de fusil chargé à plusieurs balles. Mahomet, favori du
Bei, qui étoit dans le carrosse, en fut tué, mais lui ne fut blessé qu'à la
cuisse. Ayant voulu se jetter précipitamment à terre pour se venger, & sa
veste s'étant accrochée à la portière, le fit tomber, & donna moyen à
Ibrahim de lui emporter la tête d'un coup de sabre. Pendant cette action, dont
la durée fut au moins d'un demi quart-d'heure, la garde du Bei, qui n'étoit
point prévenue de ce qui devoit arriver, demeura tranquille spectatrice. Un seul
Turc, lorsque tous les autres abandonnoient leur Prince, se mit en devoir de le
défendre. Il tira un coup de pistolet à Ibrahim. Mais dès qu'il vit le Bei mort,
il prit la fuite, & songea à se garantir du courroux du nouveau Bei, qui ne
manque jamais d'accorder sa protection à ceux qui ont tué son prédécesseur,
puisque c'est par leur moyen qu'il monte sur le trône.
Il arrive même très-souvent que le meurtrier est celui qui obtient la
couronne, ainsi qu'il arriva dans l'occasion dont je viens de parler. Ibrahim
fut reconnu Bei, & jouit ainsi du fruit de son crime. Le sort de celui
auquel il succédoit, lui fit connoître combien le sien étoit incertain.
L'expérience lui apprenoit que le même forfait qui lui donnoit le trône, pouvoit
le lui ôter avec autant de facilité. C'est pourquoi il voulut engager les Turcs
à prendre des idées différentes, & leur faire connoître que la gloire &
la vertu exigent que les sujets s'intéressent à la conservation des jours de
leur souverain. On lui amena le Turc qui lui avoit tiré un coup de pistolet,
& l'on ne doutoit point qu'il ne le fît punir du supplice le plus cruel.
[Pages f112 & f113]
Mais bien loin d'ordonner qu'on lui donnât la mort, il le reçut avec un
visage riant, & lui dit qu'il ne jugeoit pas des choses comme les autres;
qu'il l'estimoit infiniment d'avoir défendu son bienfaiteur; qu'il le prioit de
vouloir devenir son ami, & qu'il lui donnoit la charge d'Aga du Ques.(1)
[(1) Cette histoire est arrivée peu de jours après que le duc d'Etrées eût
été renouveller les traités à Tunis.]
Si nous lisions, mon cher Monceca, use action aussi généreuse chez les
auteurs Latins, nous lui donnerions les louanges qu'elle mérite: l'Europe
entière en auroit connoissance; on la proposeroit pour modéle dans les livres
qu'on écriroit pour l'éducation des princes. Elle est arrivée dans un pays
barbare: c'est un roi presque inconnu qui l'a faite; elle demeurera
éternellement dans l'oubli, si quelqu'un, vrai sectateur du mérite en quelque
endroit qu'il se rencontre, ne la transmet à la postérité. Je conviens, mon cher
Monceca, que la grandeur d'ame eût peut-être moins de part au généreux pardon
d'Ibrahim, que la politique de s'acquérir le coeur de ses nouveaux sujets, &
de préparer une défense contre ceux qui pourroient attenter à ses jours. Mais,
quelle que soit la raison qui ait occasionné une action aussi héroïque, on doit
toujours avouer qu'il y a en elle quelque chose de grand & d'admirable. Si
nous allions fouiller dans les causes secretes des démarches des plus illustres
princes, il n'en est presque aucune qu'on ne pût attribuer à la politique. La
clémence d'Auguste envers Cinna passe pour le plus beau trait de la vie de cet
empereur. L'intérêt personnel ne le conduisit-il pas? Il n'avoit pû mettre ses
jours en sûreté par les plus sanglantes proscriptions: il voulut essayer la voie
de la douceur; & elle lui réussit heureusement.
Je ne doute pas, mon cher Monceca, que si les princes Africains imitoient les
souverains Européens dans la façon de gouverner leurs sujets, ils ne vinssent
enfin à bout de leur inspirer des sentimens d'amour & de vénération pour
ceux qui les gouvernent. Mais, comment peuvent-ils se flatter d'avoir quelque
place dans leurs coeurs, s'ils sont plutôt leurs bourreaux que leurs peres? Le
dei d'Alger est l'ennemi de tous les particuliers: il ne cherche qu'à trouver
des prétextes pour les dépouiller de leurs biens & pour les faire mourir.
Ceux-ci, en revanche, ne lui obéissent que parce qu'ils y sont forcés, &
attendent avec impatience le moment où ils seront délivrés de sa tyrannie.
[Pages f114 & f115]
A quels bouleversemens & à quelles tempêtes ne doit-on pas s'attendre
dans un état où les sujets sont les ennemis du prince, & le prince le
destructeur des sujets. Je regarde les deis d'Alger comme des sangsues, qui se
remplissent de sang, jusqu'à ce qu'elles crevent. Le souverain dans ce pays,
pille, vole, tue, massacre pendant quelques années. Dès qu'il commence à
s'imaginer qu'il va jouir de ses rapines, il subit la peine de son crime, &
il en est puni par quelqu'un qui tombe dans les mêmes défauts, & que
l'exemple de ses prédécesseurs ne peut rendre plus vertueux, par conséquent plus
heureux & plus stable sur le trône.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, vis content, heureux & tranquille.
D'Alger, ce...
***
LETTRE CLXIII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Les femmes, mon cher Monceca, ont beaucoup plus de liberté dans toute la
Barbarie que dans le Levant; celles d'Alger sont encore moins gênées que les
autres Africaines. Elles sortent lorsqu'elles veulent, sous le prétexte d'aller
au bain. Elles ne sont ordinairement accompagnées que de quelques esclaves
chrétiennes, qui leur tiennent lieu de suivantes. Celles dont les maris sont
fort riches, se font précéder par un homme qui leur sert de conducteur. Cet
homme est toujours un esclave, sur la fidélité duquel le mari compte beaucoup:
mais il est souvent trompé par la personne même à qui il accorde sa confiance.
Les eunuques étant très-chers dans ce pays, & ne pouvant être employés qu'à
la garde des femmes, parce que leur état & leur foiblesse les rendent
incapables d'un travail pénible, les Algériens ne s'en chargent point. Ils
aiment mieux les esclaves nazaréens, qui leur sont d'une grande utilité, &
qu'ils emploient à toutes sortes d'ouvrages. Il est vrai que de la liberté
qu'ont les esclaves de voir les femmes, & même de leur parler, il s'ensuit
très-souvent des engagements dangereux pour l'honneur & le repos des maris.
[Pages f116 & f117]
Le beau-sexe est encore plus susceptible de galanterie dans ce pays qu'il ne
l'est à Constantinople. Le climat inspire la tendresse; & l'air brûlant
communique aux coeurs un feu violent que rien ne peut éteindre. Il n'est point
de péril qu'une femme Africaine n'affronte, point de risque qu'elle ne coure,
pour contenter sa passion: la crainte de la mort ne peut l'intimider. Il y a ici
une loi observée à la rigueur, par laquelle il est ordonné qu'une fille,
convaincue d'avoir eu commerce avec un nazaréen, doit être noyée dans la mer, la
tête liée dans un sac, si son amant ne se fait point mahométan. Il arrive
très-souvent des exemples d'une punition aussi rigoureuse. Malgré cela, les
femmes & les filles ont un penchant invincible pour les nazaréens; il y a
peut-être autant d'intrigues galantes dans Alger, que dans aucune ville
nazaréenne. Le peu d'amour qu'elles ont pour leurs maris, & la contrainte
qu'on leur impose, les excitent à devenir infideles. L'oisiveté d'ailleurs dans
laquelle elles passent leurs jours, étant renfermées dans des maisons où elles
ne sont occupées qu'à trouver l'occasion de tromper leurs tyrans; & les
longs voyages que la plûpart des Algériens font ordinairement, favorisent
beaucoup les intrigues amoureuses. Ils passent quelquefois des huit ou neuf mois
sur la mer; & pendant qu'ils sont occupés à voler & à détruire les
nazaréens, ceux qui sont esclaves à Alger vengent une partie des maux qu'on fait
à leurs compatriotes.
Lorsque ces pirates font leurs courses, ils tiennent ordinairement leurs
femmes dans la ville. Dès qu'ils sont revenus, ils les conduisent dans leurs
maisons de campagne, où ils vont se délasser des fatigues qu'ils ont essuyées
sur la mer. La liberté qu'ils leur accordent de se promener dans les jardins,
leur donne le moyen de continuer les intrigues qu'elles ont formées. Si elles ne
peuvent parler à leurs amans qu'à la dérobée, elles entendent par l'arrangement
de certains pots de fleurs ce qu'ils veulent dire.
L'industrie & l'amour ont inventé un langage dans ce pays inconnu à
toutes les autres nations. Un esclave amoureux & aimé de sa patrone, sçait
lui expliquer tous les mouvemens de son coeur par l'assemblage de plusieurs
fleurs, & par l'ordre qu'il met dans un parterre. Un bouquet fait d'une
certaine maniere, contient autant de choses tendres & passionnées qu'on
pourroit en mettre dans une lettre de huit pages.
[Pages f118 & f119]
L'amarante auprès de la violette signifie qu'on espère qu'après
le départ du mari, on se refera des maux que cause sa présence. La fleur
d'orange marque l'espérance. Le souci exprime le
désespoir. L'immortelle témoigne la confiance. La tulippe
reproche l'infidélité. La rose célébre & loue la
beauté.
Des attributs particuliers qu'ont toutes ces fleurs, on en forme un langage
parfait. Si je veux, par exemple, apprendre à ma maîtresse que les tourmens que
je souffre me jetteroient dans un désespoir mortel, si je n'attendois d'être
plus heureux par l'absence de mon rival: je forme un bouquet composé d'un
souci, d'une fleur d'orange, d'une amarante & d'une
violette. Les esclaves ne sont point embarrassés pour donner ces billets
doux à leurs maîtresses. Il y a quelqu'endroit caché dans les jardins où elles
sçavent qu'on a soin de les placer. Elles répondent de la même manière: & en
ramassant quelques fleurs, elles forment leurs lettres sans qu'on puisse
s'appercevoir de cette maniere d'écrire, dont quelquefois la signification des
principaux caractères n'est connue que de deux personnes qui ont soin de changer
plusieurs choses au langage ordinaire, afin de prévenir toute sorte de surprise.
Avoue, mon cher Monceca, que le seul amour a pû être assez industrieux pour
inventer une façon aussi ingénieuse de tromper la prévoyance des jaloux. De quoi
ne viennent point à bout deux amans, que la nécessité force à recourir aux
stratagêmes? On m'a raconté, il y a quelques jours, une histoire aussi
intéressante qu'elle paroît surprenante à ceux qui ne connoissent point à quel
excès les femmes Africaines portent leur passion.
La fille unique d'un des plus riches Maures du pays devint sensible pour un
esclave Portugais. Elle suivit l'usage établi en Afrique, & fit les
premières avances. Les grands biens qu'elle espéroit, ni l'état humiliant &
servile de son amant, ne purent la détourner du dessein qu'elle conçut d'en
faire son époux: quelques oppositions qu'elle prévît de trouver à l'exécution de
ses projets, elle ne perdit point l'espérance de les faire réussir. Le
Portugais, vivement touché de sa bonne fortune, offrit à sa maîtresse, dès
qu'elle lui eût appris ses sentimens, de l'enlever & de la conduire à
Lisbonne. La chose auroit été très-facile; & ce Nazaréen eût aisément pû se
sauver par les moyens que lui eut fournis Zulima: c'étoit ainsi qu'on appelloit
cette belle Africaine.
[Pages f120 & f121]
Elle sentoit que le parti que lui proposoit son amant, étoit le plus
raisonnable & le seul qui pût, pour ainsi dire, la rendre heureuse. Mais
comme elle étoit mahométane zélée, & fortement persuadée de sa religion,
elle ne voulut point consentir à se retirer dans un pays où elle eût été forcée
de l'abandonner. Je vous aime,Sebastiano, dit-elle à son amant,
beaucoup plus que moi-même: je mourrai de douleur si je ne suis point votre
femme. Cependant je ne puis me résoudre d'acheter mon bonheur par le prix de ma
croyance. Sans risquer d'être découverts dans notre fuite, il n'est point
impossible que nous puissions devenir heureux dans ce pays. Changez de religion,
détruisez, en vous faisant Mahométan, le principal obstacle qui nous sépare:
& laissez moi le soin de votre sort. Le nazaréen étoit beaucoup moins
ferme dans sa religion que ne l'étoit la musulmane. D'ailleurs la crainte de
perdre entiérement sa maîtresse, l'envie d'avoir la liberté, & l'espérance
de devenir très-riche, l'ébranlerent entiérement. Il promit de devenir tout ce
qu'on voudroit: & sur la parole qu'il donna d'abandonner le nazaréïsme
lorsqu'il en seroit requis, la belle Maure lui prodigua ses plus cheres faveurs.
Ces faveurs ne firent qu'augmenter l'amour de Sebastiano; la crainte de
perdre sa chere Zulima lui donnoit tous les jours de nouvelles ardeurs; sa belle
n'étoit pas dans un état plus tranquille. Elle étoit uniquement occupée de la
réussite du dessein qu'elle méditoit: mais elle rencontroit tous les jours de
nouvelles difficultés; & son pere lui apprit dans le tems qu'elle s'y
attendoit le moins qu'il avoit résolu de la marier à un des premiers du pays.
Cette nouvelle fut pour elle un coup de foudre. Elle pensa d'abord se jetter aux
pieds de son pere, & lui avouer ce qui se passoit dans son coeur: elle n'osa
néanmoins suivre son premier mouvement, dans la crainte d'exposer son cher
Sebastiano à la colere d'un patron irrité, & capable de se porter aux plus
grandes extrémités.
Dans cet embarras, Zulima résolut d'employer un moyen aussi extraordinaire
qu'il étoit infaillible pour faire réussir ce qu'elle méditoit. Elle ordonna à
son amant de venir la trouver dans un endroit où elle se rendit sous le prétexte
d'aller au bain, & où elle ne fut accompagnée que d'une seule femme.
[Pages f122 & f123]
Sébastiano étant arrivé au rendez-vous, pensa mourir de douleur lorsqu'il
apprit que sa maîtresse étoit à la veille de passer au pouvoir d'un époux.
Zulima le rassûra, & lui dit qu'elle espéroit que leur fortune changeroit
bientôt de face. Elle ordonna ensuite à la femme qui l'avoit suivie, & qui
étoit dans sa confidence, d'aller déclarer au Cadis que sa maîtresse étoit dans
un tel endroit entre les bras d'un nazaréen. Cette suivante ayant obéi, le juge
vint accompagné de ses gardes; & surprit les deux amans au milieu de leurs
transports les plus vifs. On les conduisit à l'instant dans la maison où l'on
juge les criminels. Le pere de Zulima averti de l'accident arrivé à sa fille, en
pensa mourir de désespoir. Il courut à la prison pour la voir: on lui dit qu'il
ne pourroit lui parler que lorsque son sort auroit été décidé: qu'on alloit
sçavoir si l'esclave nazaréen vouloit se faire mahométan, qu'en ce cas-là, ces
deux amans seroient mariés ensemble ainsi que l'ordonnoient les loix; mais que
si au contraire il n'acceptoit point cette condition, il seroit empalé, & sa
fille noyée dans la mer.
Mustapha, c'étoit ainsi qu'on appelloit le pere de Zulima, sçavoit bien
quelle devoit être la punition de sa fille, si le Portugais ne se faisoit pas
musulman. Aussi étoit-ce pour lui offrir son bien, & l'engager à changer de
religion, qu'il demandoit qu'on lui fît voir ces amans. Il n'eut pas besoin de
les exhorter à vouloir vivre: car à la premiere demande qu'on fit à Sébastiano,
il déclara qu'il voulait bien embrasser la religion de Zulima & l'épouser;
son pere s'estima très-heureux de pouvoir par ce moyen conserver sa fille
unique.
Il est peu de femmes en Europe, mon cher Monceca, qui voulussent recourir à
des expédiens pareils pour avoir la satisfaction d'obtenir leur amant. Elles
aiment en général beaucoup moins que les Africaines; mais aussi sont-elles
beaucoup plus constantes dans leurs passions. Les feux les plus vifs, chez les
Africaines, viennent quelquefois à s'éteindre tout-à-coup. Elles passent
successivement d'une inclination à une autre, & sont aussi légères, aussi
volages qu'elles sont emportées, tendres & passionnées, dans les momens où
leur amour est dans toute sa force.
[Pages f124 & f125]
Il est certain, mon cher Monceca, que les inclinations & les tendresses,
qui produisent les démarches les plus extraordinaires, ne sont point
ordinairement les plus durables. On voit communément en Europe un grand nombre
de jeunes gens faire pour leurs maîtresses des folies étonnantes, deux mois
après abandonner ces mêmes maîtresses, & devenir fous & insensés pour
quelqu'autre, dont le regne n'est pas d'une plus longue durée: au lieu que les
personnes d'un certain âge, qui semblent mettre un frein à leurs passions, &
les réduire sous le joug, forment des inclinations dont le cours est quelquefois
aussi long que celui de leur vie.
L'esclavage dans lequel gémissent les femmes Africaines est encore une des
principales causes de leur inconstance. Elles trouvent dans la violation de la
contrainte qu'on leur impose, une satisfaction secrete. A force de vouloir les
empêcher d'être infidelles, on leur fait naître l'envie de le devenir, &
elles cherchent avec avidité un plaisir qu'on leur interdit sévérement.
L'exemple de leurs maris, qui leur donnent des preuves journalières que le
changement en amour est un bien dans lequel le coeur trouve toujours de
nouvelles satisfactions, excite leurs desirs: il est très-naturel qu'elles
pensent que l'inconstance fournit des plaisirs bien vifs & bien charmans.
Porte toi bien, mon cher Monceca; & que le Dieu de nos peres te comble de
biens & de prospérités, & te donne une femme fidelle, de laquelle tu
puisses voir naître une nombreuse postérité.
D'Alger, ce...
***
LETTRE CLXIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les disputes de religion, mon cher Isaac, sont plus communes dans ce pays que
dans aucun autre. La liberté qu'ont les Anglois de pouvoir soutenir leurs
opinions publiquement, est la source d'un nombre d'écrits que l'on voit paroître
tous les jours. Les Anglicans écrivent contre les papistes, les papistes contre
les presbytériens, les presbytériens contre les luthériens, les luthériens
contre les sociniens, les sociniens contre les anabaptistes, qui publient aussi
des ouvrages de controverse: on est surpris, lorsqu'on examine d'un oeil de
philosophe toutes ces différentes disputes, du peu de fondement que l'on doit
faire sur les sentimens particuliers de quelques docteurs, qui veulent s'ériger
en juges souverains de la croyance des hommes.
[Pages f126 & f127]
Je pense, mon cher Isaac, que si dans toutes les religions, il avoit été
défendu de disputer sur les matières qu'on n'entendoit pas, & qu'on eût
ordonné que les théologiens ne travailleroient point à éclaircir ce qu'ils ne
pouvoient pénétrer, il n'y eût jamais eu cette multitude d'opinions diverses,
qui divisent les hommes, qui ont produit un nombre infini de religions
différentes, & qui en feront naître a leur tour un grand nombre d'autres:
& si l'on ne cesse toutes ces vaines disputes, & sur-tout parmi les
nazaréens, il arrivera enfin qu'à force de division & de séparation de
communion, chaque personne aura sa croyance particulière.
Considére, mon cher Isaac, combien les écrits des rabbins ont été pernicieux
aux juifs. Le Talmud est la principale cause de la différence des
rabbinistes & des caraïtes. Les ouvrages de quelques-uns de nos auteurs
modernes ont divisé les rabbinistes en deux sectes différentes. Les juifs
Portugais regardent les juifs Allemands comme des gens éloignés de l'observation
des véritables préceptes de la loi: & les Allemands pensent que les
Portugais sont des hérétiques, dont les moeurs & les coutumes se ressentent
trop du nazaréïsme.
Les mahométans sont encore plus divisés entre-eux que ne le sont les juifs.
Outre les sectes d'Omar & d'Ali, on compte dans la seule ville de
Constantinople quatre-vingt-sept différentes croyances, qui se haïssent presque
autant que les jésuites & les jansénistes.
Les nazaréens sont si désunis, qu'on voit naître presque tous les jours chez
eux quelque nouvelle religion. Dès qu'un théologien acquiert quelque réputation,
il s'en éleve plusieurs qui prétendent diminuer sa gloire. Ils attaquent ses
opinions, & les déclarent hérétiques. Les partisans du docteur condamné ne
manquent guéres de se ranger du parti de leur maître, & de former ainsi une
nouvelle communion. Alors les écrits paroissent en foule des deux côtés: on
s'injurie, on se calomnie, on s'accuse mutuellement d'ignorance & de
mauvaise-foi; l'on donne à ses adversaires aussi-bien qu'à leurs sentimens, les
noms les plus insultans & les plus odieux. Dans les disputes de religion,
ceux qui ne peuvent point apporter de réponses aux objections qu'on leur fait,
pensent qu'il suffit, pour soutenir leurs opinions, de traiter avec beaucoup de
mépris ceux qui les combattent.
[Pages f128 & f129]
J'ai lû, il y a quelques jours, l'ouvrage d'un Socinien (1). Il affecte de
donner le nom odieux de Trithoisme à la doctrine de ses adversaires,
quoiqu'ils nient formellement qu'ils reconnoissent trois Dieux: il faut avouer,
mon cher Isaac, qu'on ne peut, sans une mauvaise foi digne de mépris, imputer
aux sectes nazaréennes d'admettre plusieurs divinités. Toute leur religion, au
contraire, n'est fondée que sur l'unité d'un seul Etre, créateur de l'univers.
Aussi je t'avouerai que je n'ai vû qu'avec indignation l'écrit de ce Socinien.
[(1) Letter to à Friend, with remarks on two Pamphlets lately published in
defense of the Tritheisme; viz a brief Enquiri by I. T. and the Sociniam
Stahin by J. H.]
Il faut de la sincérité & de la candeur dans toutes les actions de la
vie, & même dans les différends qu'on peut avoir avec ses plus cruels
ennemis. Mais n'est-il pas surprenant qu'on injurie & qu'on accable
d'outrages, des gens qu'on proteste de vouloir éclairer & conduire dans le
chemin de la vérité? Ne voilà t'il pas un beau moyen pour les prévenir en faveur
des sentimens qu'on veut leur persuader? & cette façon de préparer leur
esprit à se prêter aux raisons qu'on peut leur donner, n'est-elle pas
tout-à-fait particuliere?
J'ai remarqué, mon cher Isaac, que la passion de ceux qui disputent sur des
matiéres de religion, est si outrée qu'ils font inconsidérément à leurs
adversaires des reproches sanglans, que ceux-ci sont en droit de rétorquer
contre eux. Les nazaréens, en général, tombent souvent dans ce défaut, &
plusieurs de leurs plus illustres docteurs n'en ont point été exempts.
Quelques-uns même de ces peres qui ont écrit contre les payens, ont employé des
argumens, qui prêtoient des armes à leurs ennemis. Arnobe a réfuté avec beaucoup
de feu la pluralité des divinités du paganisme. (1)
[(1) Quid si populi rursus duo, hostilibus dissidentes armis, sacrificiis
paribus superorum locupletaverint aras, alterque ad alterum postulent vires
sibique ad auxilium commendari, nonne iterum necesse est credi, si praemiis
sollicitantur, ut prosint, eos partes inter utrasque debere haesitare, defigi,
nec reperire quid faciant, cum suas intelligunt gratias sacrorum acceptionibus
obligatas? Aut enim auxilia hinc inde praestabunt, id quod fieri non potest;
pugnabunt enim contra ipsos se ipsis contra suas gratias, voluntatesque
nitentur; aut ambobus populis opem subministrare cessabunt, id quod sceleris
magni est post impensam acceptamque mercedem. Arnobius contra gentes. Lib.
VII. page 219 & seq.]
[Pages f130 & f131]
Il a solidement fait voir le ridicule qu'il y avoit de supposer des Dieux
directement opposés les uns aux autres, & qui prenoient le parti de certains
peuples persécutés par quelques autres Divinités. Pallas haïssoit les Troyens,
pendant qu'Apollon & Venus les favorisoient. (1) Quelque malheureux que fût
un homme, pourvû qu'il pût faire un petit présent à un Dieu parmi le grand
nombre qu'il y en avoit, il étoit assuré d'obtenir la protection de quelqu'un
entr'eux.
[(1) Saepe premente Deo, fert Deus alter opem.
Mulciber in Trojam, pro
Troja stabat Apollo.
Aequa Venus Teucris, Pallas iniqua fuit.
Oderat
Aeneam proprior Saturnia Turno:
Ille tamen Veneris Numine tutus erat.
Ovidius, Tristium. Lib. I. Eleg, II.]
Il n'est rien de si absurde qu'une pareille religion; mais les payens
n'auroient-ils pas été en droit de répondre aux nazaréens: ces mêmes
difficultés, que vous nous objectez, se rencontrent dans vos sentimens. Quand un
de vous autres choisit saint Antoine pour son protecteur, & que son ennemi
prend saint Pacôme pour le sien, quel embarras ne produit point cette diversité
de protecteurs? Il faut alors que ces saints combattent entr'eux dans les cieux,
pendant que ceux qu'ils favorisent combattent sur la terre, & qu'ils
renouvellent les disputes de Vénus & de Junon. S'ils se tiennent neutre,
& qu'ils laissent décider les choses au hasard, ne méritent-ils pas le
reproche qu'Arnobe fait aux faux dieux, d'abandonner ceux qui les ont honorés
& accablés d'offrandes & de présens? N'est-ce pas à une pareille
conduite qu'on peut justement appliquer le passage de cet auteur: Opem
administrare cessabunt, id quod sceleris magni est post acceptam mercedem? (1)
[(1) Arnob. contra gentes. Lib. VII. page 219.]
N'y-a-t il pas en effet une espèce de ressemblance entre les offrandes que
les nazaréens font à leurs saints, & celles que les Grecs & les Romains
donnoient à leurs Dieux? Ne leur présentent-ils pas des vases d'or &
d'argent? Ne leur bâtissent-ils pas des édifices? Ne comblent-ils pas de biens
les prêtres destinés à chanter leurs louanges?
[Pages f132 & f133]
Pourquoi donc ces saints doivent-ils être moins obligés à la reconnoissance
que ne l'étoient les divinités Payennes? La seule chapelle dédiée à saint
Ignace, dans l'église des Jésuites à Rome, contient presque autant de richesses
qu'il y en avoit dans le temple de Delphes. Ne seroit-ce pas une ingratitude
infinie à ce saint d'avoir acquis ces trésors, & d'abandonner ceux qui les
lui ont donnés? D'un autre côté les jansénistes sacrifient leurs biens &
leurs vies pour la mémoire de saint Augustin: ils défendent ses écrits, &
ils soutiennent sa gloire. Est-il moins obligé de les protéger? & peut-il
les livrer à la fureur de leurs adversaires, sans pécher contre les régles de la
saine morale? Quelle n'est donc pas la division de ces deux bienheureux dans le
ciel, si l'on en juge par la haine extrême qui regne ici bas entre leurs
partisans? Ne doivent-ils pas troubler le céleste séjour par les cabales qu'ils
y forment? Je me figure donc, mon cher Isaac, qu'un payen, qui répondroit à
Arnobe, auroit beau jeu pour excuser la division des dieux au siége de Troye,
qu'il ne manqueroit pas de représenter tous les saints nazaréens aux prises les
uns avec les autres, & embrassant selon leur fantaisie le parti des
jansénistes, ou celui des molinistes; il peindroit saint Ignace,
Une Bulle à la main, allant au Vatican
Porter la rage au sein du
pontife Clément. (1)
[(1) Aaron Monceca fait allusion à ces vers de Virgile.
Respice ad
haec. Adsum dirarum ab sede sororum:
Bella manu letumque gero:............
Sic effata, facem juveni conjecit, & atro
Lumine fumantes fixit sub
pectore taedas.
Olli sommum ingens rumpit pavor; ossaque & artus,
Persidit toto proruptus corpore sudor,
Arma mens fremit, arma toro
tectisque requirit.
Virgil. Aeneid. Lib. VII.]
Les nazaréens, qui voudront agir de bonne foi, avoueront que les reproches
d'Arnobe n'avoient point autant de force qu'il pensoit, & que ses
adversaires eussent pû l'attaquer par l'endroit où il prétendoit les insulter.
La foiblesse des reproches de ce docteur est donc sensible, dès qu'on admet le
culte des saints tel que le pratiquent aujourd'hui plusieurs nazaréens: mais
d'un autre côté, sa science, son esprit & son éloquence me feroient croire
volontiers que dans le tems qu'il écrivoit, on n'avoit point encore introduit
dans le nazaréïsme la coutume d'offrir des voeux aux morts, quelque gloire
qu'ils se fussent acquise pendant leur vie, & quelque estime qu'on eût
conçue pour eux. Si cela étoit ainsi, comme le prétendent aujourd'hui plusieurs
sectes nazaréennes, il est bien certain que l'objection contre les payens avoit
un grand poids, & qu'il leur étoit impossible de pouvoir répondre rien de
passable au reproche de la division des Dieux, & de leur ingratitude s'ils
n'entroient pas dans les querelles de ceux qui les combloient de bienfaits.
[Pages f134 & f135]
Les nazaréens, qui rejettent le culte des morts, appuyent leur sentiment sur
les écrits de leurs premiers docteurs, dans lesquels il n'est fait aucune
mention des honneurs qu'on doit leur rendre. Il paroît naturel que si ces
honneurs avoient été un point fondamental de la religion, ils ne l'eussent point
laissé dans un entier oubli; & que ceux, qui leur succéderent dans leurs
emplois, & qui travaillerent à l'instruction des peuples, n'eussent point
insulté les payens sur une chose qu'ils pratiquoient eux-mêmes. S'ils avoient
tenu cette conduite, ils se seroient exposés à être tournés cruellement en
ridicule; & ils auroient essuyé le sort de bien des docteurs qui écrivent
aujourd'hui, & auxquels on reproche tous les jours les mêmes choses dont ils
accusent leurs adversaires. Les molinistes publient sans cesse que les
jansénistes font un tyran de la Divinité; qu'ils la rendent cruelle, bizarre,
& la font si odieuse, qu'il est impossible qu'elle puisse être chérie des
hommes. Ceux ci, à leur tour, accusent leurs adversaires de dispenser la
créature de l'amour qu'elle doit avoir pour son créateur, & les combattent
avec les mêmes armes dont on croit les blesser.
Ce que je trouve encore, mon cher Isaac, de plus extraordinaire dans les
disputes de religion, ce sont les sentimens que les théologiens prêtent à leurs
adversaires, & sur lesquels ils les insultent griévement, quoiqu'ils nient
formellement de soutenir les opinions dont ils les accusent.
[Pages f136 & f137]
Les Jésuites se plaignent qu'on les calomnie, lorsqu'on leur reproche de
soutenir qu'il est permis de ne point aimer la Divinité. Ils condamnent ce dogme
dans les termes les plus forts. (1) Cependant leurs ennemis retournent toujours
à la charge. Les nazaréens réformés regardent comme des hérétiques exécrables
ceux qui font Dieu auteur du péché. Le premier de leurs docteurs s'exprime
là-dessus d'une maniere précise. (2)
[(1) Pour en être convaincu, on n'a qu'à lire les Sermons de Bourdalouë.
(2) Temulenti isti adeo fieri omnia perstrepentes, cum enim mali auctorem
continuunt. Deinde quasi immutetur mali natura, cum sub hoc nominis Dei velo
tegitur, bonum esse affirmant: in quo atrociore & sceleratiore contumelia
Deum afficiunt, quam si potestatem aut justitiam ipsius alio transferrent. Cum
enim Deo nihil magis proprium sit quam sua bonitas; ipsum à se abnegari
oporteret, & in diabolum transmutari, ut malum efficeret quod ei ab istis
tribuitur. Ac certe istorum Deus ideolum est, quod nobis execrabilius esse debet
omnibus gentium idolis. Calvini institutio, adversus libert. Cap. XIV. pag.
447.
Voici la fin de ce passage en françois, en faveur de ceux qui
n'entendent pas le latin. Dieu n'ayant aucune qualité qui lui soit plus
essentielle que sa bonté, il faudroit qu'il cessât d'être lui-même, & se
transformât en diable, s'il étoit l'auteur du mal, comme le disent les
libertins, le Dieu qu'ils croient étant une idole plus exécrable qu'aucune de
celles des payens.]
Malgré cela, ses adversaires lui ont cent & cent fois reproché que ses
sentimens sont plus pernicieux que ceux des athées. Il est moins criminel de
nier l'existence de Dieu que de le faire auteur du péché. Quel est donc le plus
condamnable, d'un athée ou d'un calviniste? Ils sont tous les deux criminels:
mais l'athée me paroît moins coupable. Voilà une décision terriblement
outrée. Aussi est-elle d'une jésuite, dont voici les propres termes. Amplius
dico: tolerabilius negare Deum quàm peccati autorem Deum asserere...... Quid
ergo suadeo, atheum potiùs quàm calvinistam esse neutrum quidem bonum: hoc tamen
deterius apparet.(1)
[(1) Becanus opuscul. théolog. Tom. I. pag. 178.]
En vérité, mon cher Isaac, si la mauvaise foi régne toujours dans les
disputes, on peut dire qu'elle est portée au suprême degré par les
controversistes. Ne seroit-il pas tems qu'après avoir bouleversé depuis tant
d'années le monde entier, les rabbins, les prêtres & les mouftis voulussent
enfin ramener la paix & la tranquillité parmi les hommes?
Porte-toi bien, mon cher Isaac, vis content & heureux, & éloigne de
toi tout vain desir de disputer.
De Londres, ce...
***
[Pages f138 & f139]
LETTRE CLXIV.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Les histoires, mon cher Monceca, que les nazaréens racontent sur le sort des
esclaves, sont quelquefois très-outrées. Ils assûrent que les Turcs font
souffrir aux captifs les tourmens les plus durs. Ils en débitent les choses du
monde les plus extraordinaires. Cependant, lorsqu'on vient à les examiner de
près, elles paroissent bien différentes.
Il est certain que l'état des captifs en général est dur et pénible: mais les
nazaréens ne sont pas traités avec plus de rigueur que les Turcs esclaves des
princes Européens. Un Algérien en France est condamné à passer sa vie aux
galeres: en Espagne & en Italie il a le même sort. Peut-on lui imposer une
peine plus dure? On lui fait souffrir les supplices destinés aux malfaiteurs,
qui souvent n'ont évité la mort que par le bonheur d'avoir trouvé un de ces
heureux momens où la pitié des juges l'emporte sur l'exactitude de la justice.
Une partie des esclaves nazaréens est destinée aux ouvrages publics. Ceux qui
sont de ce nombre travaillent à tirer de la pierre des carrières, & à les
transporter où l'on en a besoin. Ils essuyent sans doute par là beaucoup de
maux. Ils sont cependant moins malheureux que les forçats des galeres. Ils se
retirent le soir dans des bagnes ou cazernes, dans lesquelles on les enferme.
Ils ne sont point enchaînés, au lieu que les Turcs ne quittent la chaîne &
le banc où ils sont attachés, que lorsqu'ils sont assez heureux pour trouver
quelqu'un qui réponde du prix de leur rançon, au cas qu'ils viennent à se
sauver.
[Pages f140 & f141]
Les nazaréens qui ne sont pas destinés aux travaux publics & qui
appartiennent à des particuliers, sont cent fois moins malheureux que ne le sont
les Turcs captifs. On les nourrit assez bien, au lieu que les autres n'ont que
les mêmes alimens qu'on donne aux forçats, qui consistent dans une livre de pain
excessivement bis, & une demi-livre de fêves. On ajoûte à ces mets délicieux
une livre de graisse, à peu près aussi ragoûtante que celle dont on fait les
chandelles, & qui sert à faire cuire les fêves de vingt-cinq forçats.
Je ne puis comprendre, mon cher Monceca, sur quel fondement les nazaréens,
traitant avec tant de dureté leurs captifs, se récrient si fort sur la maniere
dont les Turcs en agissent avec les leurs. Si les Africains avoient des orateurs
qui sçussent émouvoir les coeurs par des discours touchans & pathétiques, je
suis bien assûré qu'ils feroient sur le sort des esclaves de leur nation, des
déclamations aussi pompeuses & aussi touchantes que celles des nazaréens.
Je ne désapprouve cependant pas, mon cher Monceca, que les écrivains, &
surtout certains moines, chargés par leur institut du rachat des captifs,
empoulent un peu leurs récits, & grossissent les maux qu'on souffre dans
l'esclavage. Cela sert à exciter la charité des nazaréens, qui touchés du triste
sort de leurs freres, s'empressent à les soulager. Il est peu d'aumône plus
louable & plus nécessaire que celle qu'on fait pour délivrer ses freres d'un
état douloureux, dans lequel le seul caprice de la fortune les a mis, le crime
n'ayant aucune part à leur malheur. L'intérêt public se joint dans cette
occasion à la pitié & à la charité. Si l'on ne favorise pas ceux qui
s'exposent pour faire fleurir le commerce, si l'on ne les secoure pas dans leurs
disgraces, il est à craindre qu'on ne dégoûte les autres qui seroient tentés de
les imiter, mais que la crainte d'un même sort retiendra dans l'inaction.
J'aime beaucoup mieux, dira un Espagnol, avoir moins de biens que de
risquer de perdre la liberté sans espoir de la recouvrer jamais.
L'usage de soulager les captifs est aussi ancien chez les nazaréens que
l'établissement de leur religion. Leurs premiers docteurs qui étoient des hommes
charitables, & dont les soins étoient toujours employés à soulager les
malheureux, établirent les collectes. Elles servoient à l'usage de ceux que les
payens persécutoient, exiloient, brûloient & massacroient. Dès que ceux qui
étoient chargés de distribuer les aumônes, apprenoient qu'un de leurs freres
étoit dans les prisons, aussi-tôt ils songeoient à le secourir: ils croyoient
qu'il y alloit de la gloire du nom nazaréen d'être sensible à l'oppression de
ceux avec qui ce nom leur étoit commun.
[Pages f142 & f143]
Une coutume aussi louable s'est perpétuée parmi plusieurs peuples européens.
Les François, les Italiens, les Espagnols & les Portugais ont des moines qui
ramassent les aumônes destinées au rachat des captifs, & qui les employent à
cet usage. Il leur est très-difficile de pouvoir distraire beaucoup des sommes
qu'on leur confie, parce qu'elles sont contrôlées par des laïques qui ne
voudroient point entrer dans aucune friponnerie. Il arrive cependant, quelque
précaution qu'on prenne, bien de petites fraudes dont les quêteurs profitent,
mais elles ne sont point considérables; & ils en réparent les dommages par
le fruit qu'opérent leurs prédications, où ils ne parlent que d'esclaves brûlés,
coupés en piéces, &c. Ils en font périr beaucoup plus dans une seule période
qu'on n'en a tué & qu'on n'en tuera jusqu'à la fin du monde dans tous les
états mahométans. Il échappe pourtant quelquefois à ces prédicateurs des traits
où la vérité perce au travers des nuages dont ils l'obscurcissent: ceux qui
veulent démêler le vrai du faux, & voir jusqu'où vont les cruautés des
Turcs, comprennent alors à quel véritable point ils les portent.
Je t'ai dit, mon cher Monceca, que le sort des nazaréens, qui sont esclaves
des particuliers, est beaucoup plus doux que celui des Turcs captifs chez les
Espagnols & les François. Un moine qui a fait la relation de son voyage à
Tripoli, n'a pu se résoudre à exagérer les souffrances de ces esclaves, &
voici la tournure qu'il a donnée à la liberté dont les Turcs les laissent jouir.
Pour ceux d'entre les esclaves qu'on emploie dans leurs jardins, ils
fatiguent beaucoup moins, & mais aussi ils sont privés de tous les secours
spirituels: beaucoup y meurent sans sacremens. C'est-là où ils souffrent une
persécution, qui pour ne pas paroître si dure, est beaucoup plus dangereuse; car
comme le vice y regne impunément, que tout y conspire à échauffer, à satisfaire
les plus infâmes passions, les Turcs, profitant du peu de secours que les
Chrétiens y ont, employent les attraits des femmes, qui s'y portent assez
d'elles-mêmes, pour les corrompre: & s'ils sont assez malheureux pour se
laisser séduire, ils sont contraints, ou d'embrasser l'Alcoran, ou de
subir le supplice du feu. Ces barbares les sollicitent souvent aux plus noires
brutalités, & font leur possible pour les engager dans une infernale
servitude, par le péché abominable qui y est si commun; de sorte qu'un chrétien
à Tripoli souffre autant des caresses des infidéles qu'ailleurs de la cruauté
des Barbares. (1)
[(1) Etat des royaumes de Barbarie, Tripoli, Tunis & Alger, contenant
l'histoire naturelle & politique de ces pays, & la maniere dont les
Turcs y traitent les esclaves, comme on les rachete, &c. pag. 76.]
[Pages f144 & f145]
On ne pourroit trouver un prétexte plus spécieux pour rendre odieuse la
complaisance des maîtres Turcs, qu'en la supposant directement contraire à la
religion nazaréenne: & ceux qui croient les choses sans les approfondir,
regarderont le sort des esclaves des particuliers comme plus triste que ne l'est
celui de ceux qui appartiennent à la république. Il il n'y a cependant rien de
si faux que les prétendus secours que les patrons empruntent des femmes pour
faire changer de religion leurs esclaves. Ils sont très-fâchés, au contraire,
lorsque cela arrive; parce qu'ils sont forcés de les affranchir après un certain
tems: & bien loin que les captifs soient contraints d'embrasser
l'alcoran, ou de subir le supplice du feu , quand ils sont surpris avec des
mahométannes, ils en sont quittes ordinairement pour quelques centaines de coups
de bâtons sur la plante des pieds. Il est vrai qu'il y a une loi générale dans
toute la Barbarie, qui ordonne qu'un nazaréen, qui aura eu commerce avec une
Turque, sera empalé, & la femme noyée: mais cette loi ne s'exécute jamais à
la rigueur qu'envers les personnes libres, quand elles ne sont point assez
riches pour racheter leur vie par une somme considérable; & les esclaves y
sont rarement soumis. L'intérêt personnel des Turcs a donné occasion à cette
distinction. Il en est peu d'entr'eux qui jugent à propos de sacrifier leurs
domestiques à la gloire de Mahomet. Quant aux femmes on les punit
rigoureusement: ou leurs amans changent de religion, ou elles sont noyées; il
n'y a pour elles aucune alternative. Tu vois, mon cher Monceca, combien peu de
fonds l'on doit faire sur les rélations écrites par des gens intéressés à
déguiser la vérité. Mais, comme je te l'ai déja dit, cela est excusable, dès
qu'il en doit arriver un bien considérable.
[Pages f146 & f147]
Il paroît surprenant que les princes européens, qui ont eu tant d'occasions
de se plaindre des pirates Algériens, Tunisiens & Tripolitains, qui les ont
même punis quelquefois avec rigueur & toujours inutilement, n'ayent pris la
résolution de les détruire, & de les anéantir entiérement. La chose leur eût
été très facile; ils eussent pû délivrer toute cette côte de la Méditerranée
d'une peste fatale à tous les commerçans. Ils doivent d'autant moins compter sur
les alliances qu'ils forment avec ces Barbares, que dès qu'ils trouvent leur
intérêt à les violer, ils ne balancent pas un moment à le faire. Ils font même
nécessités, pour pouvoir subsister, de rompre la paix avec quelque prince, dès
qu'ils terminent la guerre avec quelque autre. Vivent-ils bien avec les François
& les Anglois, il faut qu'ils pillent les Hollandois & les Espagnols.
S'accommodent-ils avec les Hollandois, leur traité avec les François ne peut
plus subsister. C'est-là une vérité, dont toute l'Europe est persuadée, & à
laquelle tous les princes sont intéressés. Cependant loin de s'unir ensemble
contre leurs communs ennemis, il les favorisent, & leur donnent les secours
dont ils ont besoin.
La politique des souverains nazaréens est le plus ferme soutien des pirates
de la Barbarie: lorsqu'on examine les choses attentivement, on reconnoît qu'il
est impossible que l'intérêt des différentes couronnes leur permette jamais de
se réunir pour détruire les Algériens, les Tunisiens & les Tripolitains. Les
Anglois sont intéressés à ne point souffrir que les Espagnols, les François
& les Hollandois s'emparent des ports de la Barbarie. Dès qu'ils auroient la
guerre avec eux, ils ne pourroient plus relâcher dans toute la côte d'Afrique,
& le tiers des rivages de la mer Méditerranée leur seroit interdit. Les
Anglois sont si persuadés qu'il est contre leurs avantages que les Espagnols
s'aggrandissent en Barbarie, qu'il n'a pas tenu à eux que les Turcs ne
reprissent Oran. La même raison, qui ne sçauroit permettre que les Espagnols
ayent les ports de la Barbarie, ne souffre guéres que les autres couronnes
favorisent celle qui voudroit s'en emparer.
L'intérêt du commerce empêche encore l'union des princes contre les
Algériens. Plus les Espagnols & les Hollandois trouvent d'obstacles dans
leur navigation, & plus les vaisseaux Anglois jouissent d'un grand avantage.
[Pages f148 & f149]
Je suppose qu'il y ait dans le port de Cadix trois bâtimens qui doivent
partir pour Marseille, le premier Espagnol, le second François & le
troisiéme Anglois. Si je suis le maître d'embarquer des marchandises sur lequel
de ces trois bâtimens je voudrai, je me garderai bien de les mettre sur
l'Espagnol, ayant à craindre les Algériens, les Tunisiens, les Tripolitains, les
Turcs du Levant & les Maroquins. Je cours beaucoup moins de risque sur le
bâtiment François, n'ayant à appréhender que les Saletins. Cependant je me
détermine en faveur de l'Anglois, puisque je n'ai aucun ennemi à redouter.
L'avantage de ne rien craindre des pirates est si considérable, qu'il n'est
aucun négociant Espagnol, si cela étoit permis, qui ne fît porter le pavillon
François ou Anglois à son bâtiment. Les consuls de France établis dans les ports
d'Italie, sçavent assez le profit qu'ils retirent des permissions qu'ils font
avoir de l'amiral de France à plusieurs marchands, qui pour prévenir tous les
fâcheux accidens, négocient sous le pavillon François. Si ceux de toutes les
autres nations jouissoient des mêmes droits, ces priviléges seroient anéantis.
Tel est, mon cher Monceca, le bizarre destin des hommes. Les uns ne peuvent
être grands que par l'abaissement des autres. S'ils pensoient tous d'une maniere
juste, sans doute alors ils reconnoîtroient que leur premier devoir est de
sacrifier un vil intérêt à la tranquillité de leurs freres. Mais la politique
des états, fondée uniquement sur des vûes de grandeur & de richesses,
s'oppose aux sentimens que dicte l'humanité. Un Anglois ne s'embarrasse guéres
qu'on fasse esclaves cent Espagnols, pourvû que son commerce prospere, & que
son vaisseau arrive à bon port.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux; &
souviens-toi toujours qu'un philosophe ne doit jamais agir par intérêt.
D'Alger, ce...
***
LETTRE CLXV.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Les sciences, mon cher Monceca, sont entiérement inconnues à Alger. On y
ignore tout ce qui a quelque rapport avec la philosophie & les
belles-lettres. Il y a seulement dans ce pays quelques misérables astrologues,
qui abusent de la crédulité du peuple; & quelques faiseurs de chansons, dont
les poësies n'approchent pas de celles que chantent en France les aveugles aux
coins des rues.
[Pages f150 & f151]
La même ignorance règne dans toute l'Afrique, si l'on en excepte le royaume
de Maroc. Il y a dans la ville capitale de cet empire une académie dont le
fameux Averroës fut autrefois professeur. Cette académie est composée de
plusieurs sçavans Arabes, attachés fortement aux sentimens d'Aristote, dont ils
ont les ouvrages traduits par le même Averroës.
Les Maures sont aussi anciens péripatéticiens que les moines: & à peu
près dans le même tems qu'Averroës fit connoître le philosophe Grec aux Arabes,
les François commencerent à recevoir ses sentimens. L'historien Rigord rapporte
qu'un concile, tenu à Paris l'an 1209, condamna au feu quelques livres
d'Aristote, que l'on expliquoit dans les colléges, & qui avoient été
apportés de Constantinople depuis peu de tems, & traduits de Grec en Latin.
(1)
[(1) Delati de novo à Constantinopoli, & è graeco in latinum
translati, Rigordus, in vita Philippi Augusti, apud Launoium
de varia Aristotelis Forouna. Cap. 1. pag. 6.]
Le règne du péripatétisme a été plus durable en Afrique qu'en Europe; &
cinq cens ans n'y ont point encore ébranlé sa puissance. Heureusement pour sa
gloire, il n'est point né à Maroc ni de Descartes, ni de Gassendi. Il y a
apparence que si la nature y en produisoit quelques-uns, ils auroient autant de
peine à désabuser les Arabes des défauts de l'ancienne philosophie, que ces
François en ont eu à faire ouvrir les yeux à leurs compatriotes. Ils
essuyeroient pour le moins autant de persécutions: car les docteurs Maroquins
sont tout aussi bilieux que les théologiens nazaréens, aussi entêtés des
opinions qu'ils ont reçues dès leur tendre jeunesse, & aussi portés à crier
à l'hérétique, dès qu'on n'est point de leur avis.
Il en coûta cher à Averroës, pour avoir voulu s'élever au-dessus de ses
confrères les docteurs: & ce ne fut qu'après avoir souffert bien d'autres
maux que ceux qui obligerent Descartes à se bannir de sa patrie,, qu'il vînt à
bout de pouvoir philosopher tranquillement. L'histoire de ses malheurs est si
curieuse, & dépeint si bien la jalousie qui règne parmi les sçavans, dans
quelque pays qu'ils soient nés, quelle que soit leur religion, que tu ne
trouveras pas mauvais que j'en copie ici un abrégé, qui part de la main d'un
très-grand maître.
[Pages f152 & f153]
«Plusieurs nobles & plusieurs docteurs de Cordoue, nommément le médecin
Ibnu-Zoar, portèrent envie à Averroës, & résolurent de lui intenter un
procès de religion. Ils subornerent des jeunes gens, pour le prier de leur faire
une leçon de philosophie. Il y donna les mains, & leur découvrit dans cette
leçon sa créance de philosophe. Ils en firent dresser un acte par un notaire,
& l'y déclarèrent hérétique. Cet acte fut signé par cent témoins, &
envoyé à Mansor, roi de Maroc. Ce prince l'ayant vû, se mit en colere contre
Averroës, & dit tout haut: Il est clair que cet homme-là n'est point de
notre religion. Il fit confisquer tous ses biens, & le condamna à se
tenir au quartier des Juifs. Averroës obéit: mais étant allé quelquefois à la
mosquée pour y faire ses oraisons, & ayant été chassé à coups de pierres par
les enfans, il se retira de Cordoue à Fez, & s'y tint caché. On le reconnut
dans peu de jours: on le mit en prison, & l'on demanda à Mansor ce qu'on en
feroit? Ce prince assembla plusieurs docteurs en théologie & en
jurisprudence, & s'informa d'eux de quelle peine un tel homme étoit digne?
La plûpart répondirent qu'en qualité d'hérétique il méritoit la mort. Mais
quelques-uns représenterent qu'il ne falloit pas faire mourir un tel personnage,
qui étoit principalement connu sous la qualité de légiste, & sous celle de
théologien: de sorte, dirent-ils, qu'on ne divulguera point par le monde qu'un
hérétique a été condamné, mais qu'un légiste, qu'un théologien a subi cette
sentence: d'où il arrivera, 1°. que les infidéles n'embrasseront plus notre foi,
& qu'ainsi notre religion sera amoindrie: 2 °. que l'on se plaindra que les
docteurs Africains cherchent & trouvent des raisons de s'ôter la vie les uns
aux autres. Il y aura donc plus de justice à le faire retracter devant la porte
de la grande mosquée, où on lui demandera s'il se repent: nous sommes d'avis que
votre majesté lui pardonne, en cas qu'il se repente; car il n'y a aucun homme
sur la terre qui soit exempt de tout crime.
[Pages f154 & f155]
«Mansor goûta ce conseil, & donna ses ordres au gouverneur de Fez pour
une telle exécution. En conséquence de quoi, un vendredi, sur l'heure de la
priere, notre philosophe fut conduit devant la porte de la mosquée, & mis
tête nue sur le plus haut degré, & tous ceux qui entrerent dans la mosquée,
lui cracherent au visage. La priere étant finie, les docteurs avec des notaires,
& le juge avec ses assesseurs vinrent-là, & demanderent à ce misérable
s'il se repentoit de son hérésie? Il répondit par un oui, & on le
renvoya. Il se tint à Fez, & y fit des leçons de jurisprudence. Mansor lui
ayant permis, quelque tems après, de retourner à Cordoue, il y retourna & y
vécut misérablement, privé de biens & de livres. Cependant le juge qui lui
avoit succédé, s'acquittoit si mal de sa charge, & en général la, justice
étoit si mal administrée dans ce pays-là, que les peuples en gémissoient. Mansor
voulant remédier à ce désordre, assembla son conseil, & y proposa de
rétablir Averroës. La plupart des conseillers en furent d'avis. C'est pourquoi
il lui envoya un ordre de revenir incessamment à Maroc, pour y faire les
fonctions de sa premiere magistrature. Averroës partit aussi-tôt avec toute sa
famille, & passa tout le reste de ses jours à Maroc. Il y fut enterré hors
de la porte des corroyeurs, & son tombeau & son épitaphe y ont paru fort
long-tems. Il ne faut pas oublier ce qu'il répondit à ceux qui lui demanderent
quelle étoit la situation de son ame pendant la persécution. Cet état-là,
leur dit-il, me plaisoit & me déplaisoit. J'étois bien-aise d'être
déchargé des fonctions pénibles de la magistrature; mais il me fâchoit d'avoir
été opprimé par de faux témoins. Je n'ai point souhaité, ajouta-t-il,
d'être rétabli dans ma charge; je ne l'ai reprise qu'après que mon innocence
a été manifestée.» (1)
[(1) Bayle Dictio. critique, article AVERROES, remarque (M).]
La premiere fois, mon cher Monceca, que je lus cette description des maux
dont Averroës fut presque accablé, je songeai à ceux qu'ont soufferts tant de
sçavants illustres avec aussi peu de justice que ce fameux Arabe.
[Pages f156 & f157]
Lorsque je refléchissois à la posture humiliante dans laquelle il avoit été
placé à la porte de la mosquée, je me figurois Arnauld ou Pascal assis sur les
degrés du collége des jésuites, y recevant une insulte de chaque membre de la
société. Si elle eût trouvé à Paris autant de facilité à contenter sa vengeance,
qu'en eurent les docteurs Cordouans, sans doute tous les solitaires du
Port-Royal auroient essuyé quelque cérémonie peut-être encore plus cruelle que
la mahométane.
Il n'est point de haine aussi dangereuse que celle qui naît de la division
des sçavans, & sur-tout des théologiens: & il n'y a aucun excès auquel
les derniers ne se portent, lorsqu'ils ne sont point retenus par un pouvoir
supérieur. Ils mettent tout en usage, pour perdre leurs adversaires, &
n'hésitent pas un seul instant à employer la calomnie, le mensonge & les
impostures les plus noires, pour parvenir à leur but. Si les ennemis du fameux
Arnauld n'ont pu avoir le plaisir de lui faire essuyer la cérémonie d'Averroës,
ils ont tâché de flétrir sa réputation par des libelles diffamatoires: &
quelles absurdités honteuses n'ont-ils point débitées à cet égard: si l'on veut
les en croire, cet homme illustre étoit un sorcier très-bien reçu à la cour de
Beelzébuth, à qui il faisoit de tems en tems des harangues fort éloquentes.
Il est certain, dit un auteur (1), que M. de Maupas évêque d'Evreux, a
assûré à plusieurs personnes qu'il avoit appris d'un sorcier converti qu'il
avoit vû au sabbat M. Arnauld plusieurs fois avec une princesse du sang, &
que M. Arnauld y avoit fait une fort belle harangue au diable. Quelqu'autres
ennemis de ce docteur ont publié (2), qu'il s'étoit rendu chef des Vaudois,
& qu'il étoit devenu le plus ferme appui de ces peuples.(3)
[(1) Celui du IV. Factum des parens de Jansenius. pag. 2.]
(2)
Voyez les questions curieuses, pag. 4.
(3) Nos infra inscripti
superiores conventuales Regularium in civitate Leodiensi, certiorati de
conventiculis quae habentur apud certum Arnoldum doctrinam suspectam
spargentem, censemus D. Vicarium charitative certiorandum, ut similia
conventicula dissipare & prohibere non dedignetur, etiam cum dicto Arnoldo
conversationes. Datum in conventu minorum, hac 25. augusti, 1690. ad quem
effectum commisimus R. P. M. Ludovicum Lamet priorem dominicanorum, ad nomine
nostro accedendum D. vicarium & exponendum intentionem nostram.
Questions curieuses, pag. 228. Juste Dieu! quelle affreuse latinité!, Elle est
digne des ennemis de ce sçavant homme.]
[Pages f158 & f159]
Ils le métamorphosoient de docteur en général d'armée; & cela dans un
tems où ils sçavoient que leurs calomnies seroient détruites de fond en comble.
Ils ne s'embarrassoient pas qu'on connût leurs impostures, pourvû qu'elles
eussent cours pendant quelque tems.
Il ne tint pas à six moines de Liége, que ce célèbre théologien ne fût traité
dans cette ville comme Averroës l'avoit été à Maroc. Le gardien des Recollets,
le gardien des Cordeliers, le prieur des Augustins, celui des Jacobins, le
vicaire des Carmes, ayant à leur tête le recteur des Jésuites, procéderent de la
même maniere que les docteurs Cordouans, animés par le médecin Ibnu. Ces moines
dresserent une requête, par laquelle ils demandoient qu'un certain
Arnauld fût exclus de la société civile, comme soutenant des opinions
dangereuses. O tempora! O mores! Est-il permis, mon cher Monceca, que six
misérables moines ayent ainsi porté l'audace & l'insolence jusqu'à traiter
un des premiers sçavans du monde de la même maniere que s'ils eussent parlé d'un
simple aventurier, ou de quelqu'un de leurs semblables? Avec quelle indignation
la postérité apprendra-t'elle un jour que cet illustre docteur ait été appellé
un certain Arnauld? Si quelque chose peut diminuer sa surprise, ce sera
le grand nombre d'hommes illustres, qui ont été égalemens persécutés par des
adversaires opiniâtres & ignorans.
Sans parler des malheurs qu'ont essuyés plusieurs sçavans dans ces derniers
tems, en remontant plus haut, on trouve sans cesse le mérite attaqué par les
envieux: ce n'est pas ordinairement dans les religions étrangères que les hommes
de lettres rencontrent leurs plus grands ennemis: c'est dans la leur. M. Claude
ne s'avisa jamais, d'attaquer les moeurs de M. Arnauld: ce ne furent que des
auteurs molinistes, qui porterent la mauvaise-foi jusqu'à ce point; si l'on
excepte néanmoins un ministre protestant, dont les écrits remplis d'impostures
furent désavoués par ses confreres mêmes. (1)
[(1) L'esprit de M. Arnauld, composé par Jurieu.]
Mélanchton trouva chez les luthériens, des adversaires encore plus opiniâtres
que chez les papistes. Son esprit doux, & amateur de la paix, lui attira la
haine de tous les rigoristes: & elle lui devint si à charge, qu'il considéra
la mort comme un bien, puisqu'elle l'en délivroit entiérement.
[Pages f160 & f161]
L'auteur de sa vie nous a appris que la jalousie de ses ennemis étoit si
grande, & qu'ils se donnoient tant de peine pour lui nuire, qu'il n'avoit
jamais été assûré, pendant quarante ans qu'il avoit conservé sa charge de
professeur, de ne pas en être privé avant la fin de la semaine. (1)
[(1) Publicè non dubitavit affirmare: Ego jam sum hic, Dei beneficio,
quadraginta annos, & numquam potui dicere, aut certus esse me per unam
septimanam mansurumesse. Camerarius in vita Melancht. pag. 206.]
Le sort de Mélanchton me rappelle celui d'Abélard, un des plus illustres
restaurateurs des sciences, & qui vécut dans le même siécle qu'Averroës.
Quelles infortunes n'essuya-t-il point, & quels maux n'eut-il pas à souffrir
de la part des théologiens & des moines. Ils le forcerent, sans vouloir
écouter ses justes défenses, à brûler lui-même publiquement ses ouvrages: la
haine de quelques auteurs n'a point épargné ce grand-homme plusieurs années
après sa mort. Ils l'ont accusé d'avoir continué un commerce honteux avec
Héloïse, après la funeste aventure qui l'avoit mis hors d'état de s'y prêter;
& ils ont soutenu qu'il trouvoit dans l'ombre de la volupté les mêmes
plaisirs que dans la volupté même. (1)
[(1) Ex quibus hominibus liquet quam frigida fuerit Petri Abaelardi
apologia, cum redargutus de nimia familiaritate cum amica quidem sua Heloïsa
& aliis monialibus Paraclitensibus, reposuit eunuchos qualis ipse factus
erat, tuto absque omni periculo posse versari cum faeminis. Theophil.
Raynauld, de eunuchis. p. 148.]
Considére, mon cher Monceca, quelle est la haine qui naît entre les sçavans
puisqu'elle ne respecte pas même les cendres des morts, & qu'elle attaque
cruellement des héros que la parque à mis dans l'impossibilité de se défendre.
Dans combien de nouveaux libelles ne déchire-t-on pas tous les jours la mémoire
des Claudes, des Arnaulds, des Bayles, desMontagnes,
des Abarbanels, des Maimonides, des Luthers, des
Calvins, des Augustins, des Jérômes, & de tant d'autres
personnages illustres nés dans toutes les religions? Eh quoi, ne pourroit-on pas
critiquer ce qu'on trouve à redire dans leurs écrits, & rendre cependant à
leurs personnes & à leurs ouvrages la justice qu'ils méritent?
[Pages f162 & f163]
Quoique je sois Juif, mon cher Monceca, je me garderai bien de soutenir
qu'Augustin fut un petit génie, Arnauld un ignorant, Luther
une grosse bête, Calvin un esprit médiocre, & Bourdaloue un
empoisonneur, qui ne prêchoit qu'une morale pernicieuse. Je rougirois si la
passion m'emportoit jusqu'à ce point. Il est vrai que je ne pense pas de la même
maniere qu'un docteur janséniste ou moliniste; mais je rends cependant justice à
la maniere éloquente & persuasive dont ils soutiennent leurs sentimens:
& bien loin que je veuille les calomnier, j'agis de la même maniere qu'un
juge avec un avocat, dont il admire la science & les talens, & dont il
condamne cependant la partie.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, vis content & heureux, & fais usage
d'une parfaite impartialité envers tous les hommes.
D'Alger, ce...
***
LETTRE CLXVI.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Depuis deux jours, mon cher Monceca, je suis arrivé à Tunis. Cette ville est
bâtie à trois lieues des ruines de Carthage. Elle n'est point sur le bord de la
mer. C'est ce qui l'a toujours mise à couvert des bombardemens, & l'a
garantie des châtimens qu'ont essuyés Alger & Tripoli, de la part des
Anglois & des François. Les bâtimens, qui abordent à Tunis, mouillent dans
une grande rade, défendue par les forts de la Goulette, qui sont très mal
fortifiés, & construits à l'embouchure d'un petit canal, qui forme une
communication entre la mer & un lac à cent pas duquel est la ville de Tunis.
Sa situation est beaucoup moins gracieuse que celle de Carthage, qui étoit bâtie
sur une langue avancée dans la mer, & qui forme un cap qu'on nomme encore
aujourd'hui du nom de cette ancienne république. J'en ai été visiter les ruines.
Parmi des tas immenses de pierres, on trouve plusieurs souterreins assez grands.
Le morceau le plus entier qui reste est un réservoir composé de seize ou
dix-sept citernes, qui servoient à recevoir les eaux destinées à 1'usage du
public. Ces citernes sont jointes ensemble par une voûte commune, qui couvre
aussi deux galeries qui sont aux côtés de ces grandes caves & qui servoient
à la commodité du passage de ceux qui alloient puiser de l'eau.
[Pages f164 & f165]
A quelque mille pas des ruines de la ville, on voit encore des aqueducs
très-beaux, & d'une longueur considérable, qui aboutissoient autrefois aux
cîternes publiques. C'est-là, mon cher Monceca, tout ce qui reste de cette
superbe Carthage, la rivale de Rome. Dans quelques années d'ici, à peine
pourroit-on découvrir la place où elle étoit, si les géographes modernes
n'avoient eu soin de la faire connoître à la postérité.
Nous n'avons presque aucune idée des villes qui ont été les plus célèbres; ce
que nous en sçavons est si confus, & mêlé de tant de fables, qu'il est
impossible, au milieu de ce cahos & de cette confusion, de pouvoir démêler
la vérité. L'ancienne Babylone ne nous est connue que par la rélation de
quelques auteurs anciens, qui n'éclaircissent point la moitié de nos doutes;
& il ne reste aujourd'hui aucun vestige de cette ville autrefois si fameuse.
Nous ignorons entièrement de quelle façon les premiers hommes bâtissoient, si
l'on excepte les Egyptiens. Il faut descendre jusqu'aux Grecs & aux Romains,
pour connoître la liaison qu'on donnoit aux matériaux dont on se servoit pour la
construction des édifices publics. Les anciens Persans, les Ethiopiens, &c.
bâtissoient-ils sans ciment, sans mortier, & uniquement en mettant des
pierre parfaitement unies, comme les Romains faisoient, ainsi qu'il paroît dans
plusieurs de leurs ouvrages? (1)
[(1) Les arênes de Nîmes sont bâties de cette maniere.]
Nous n'en sçavons rien, & nous ne contenterons jamais notre curiosité à
cet égard, puisqu'il ne nous reste sur cela que des rélations fort obscures,
& qui ne satisfont guères ceux qui veulent connoître les choses clairement.
D'ailleurs, les éclaircissemens que nous pouvons tirer par les ruines que nous
trouvons aujourd'hui, sont quelquefois très-trompeurs, le tems ayant pulvérisé
certaines portions des pierres; & peut-être prend-on pour un mortier ce
sable qui se rencontre entre leurs jointures. Enfin s'il est vrai que certains
bâtimens ayent été construits avec des matières faites pour unir les pierres, on
ignore totalement aujourd'hui la façon dont on composoit ce ciment, & l'on
débite là-dessus mille contes.
Une autre difficulté, qui s'offre dans la découverte qu'on veut faire par les
ruines qui restent dans les champs où furent autrefois les anciennes villes
illustres; c'est qu'il y a grande apparence que toutes ces ruines sont
postérieures à la manière de bâtir qu'on voudroit connoître.
[Pages f166 & f167]
Les principales villes anciennes ont été détruites plusieurs fois, &
presque toutes rebâties du tems des Romains. Les ruines qu'on voit aujourd'hui
de l'ancienne Troye, ne sont point les restes des palais de Priam &
d'Hector. Ces princes n'étoient point assez puissans pour habiter dans des
maisons qui contenoient autant de marbres, de chapitaux, de colonnes, qu'on en
trouve encore dans les champs de Troye. Pour être persuadé de cette vérité, on
n'a qu'à lire l'Iliade d'Homère. Quoiqu'un poëte amplifie & grossisse
toujours les objets, dès qu'on vient à jetter les yeux sur les restes immenses
des marbres répandus encore aujourd'hui dans les campagnes de Troye, & sur
le nombre prodigieux qu'on en a enlevé, on connoît aisément que les ruines du
célèbre Ilium ne sont point celles qu'on apperçoit actuellement.
Il est certain que les Romains, qui croyoient, ou du moins qui étoient bien
aise qu'on crût qu'ils descendoient des Troyens, rebâtirent la ville de Troye.
Auguste y fit faire plusieurs édifices magnifiques sur les débris de l'ancienne.
On y éleva un nouvel Ilium, ruiné de nouveau par la longueur des tems: & si
l'on y trouve aujourd'hui des restes antiques, on doit bien plutôt les attribuer
aux Romains qu'aux anciens Troyens. Peut-être, mon cher Monceca, en est-il de
même des ruines de Carthage que de celles de Troye, & les monumens qu'on y
voit encore aujourd'hui, peuvent n'avoir été bâtis que par les Romains, après
qu'ils se furent rendus maîtres de l'Afrique.
Le triste sort qu'ont eu tant de superbes villes, dont une partie a été
détruite par les mahométans, m'a souvent fait réfléchir au préjudice qu'ils
avoient porté aux sciences & aux beaux-arts. Combien d'édifices n'ont-ils
pas renversés, combien de statues antiques n'ont-ils pas brisées, dans quel état
pitoyable n'ont-ils point réduit toute la Grece, qui contenoit plus de choses
précieuses que tout le reste de l'univers? Comment les princes nazaréens ont-ils
pû se résoudre à laisser ce pays en proie à la cruauté & à la fureur de ces
barbares!
[Pages f168 & f169]
Si les Turcs eussent fait leur irruption dans la Grece, lorsque les Gots, les
Huns & les Vandales saccagerent Rome, & firent autant de mal en occident
que les mahométans en ont fait depuis en orient, je ne serois point étonné que
les monarques européens eussent abandonné Constantinople à Mahomet II. Mais que
dans le XV siécle, ce barbare ait envahi l'empire d'orient; qu'après s'être
rendu le maître de Constantinople, il se soit vû à la veille d'aller à Rome
saccager, détruire & renverser les seuls restes échappés aux fureurs de
l'ignorance; c'est à quoi je ne pense point, sans déplorer l'aveuglement des
nazaréens, qui étant pour lors désunis entr'eux, ne songeoient qu'à se déchirer
mutuellement.
Il est certain, mon cher Monceca, que, si au lieu des projets chimériques des
croisades, les princes européens se fussent contentés de chasser entièrement les
Turcs de l'Europe, ils y eussent réussi facilement. C'étoit-là la seule chose à
laquelle ils devoient s'attacher; car de vouloir les poursuivre dans l'Asie, ou
fonder un royaume au milieu d'eux eu Afrique, c'est un projet aussi ridicule
qu'extravagant, & impossible à exécuter. Toutes ces tentatives n'ont servi,
& ne serviront jamais, qu'à faire périr un grand nombre de nazaréens, par la
fatigue du voyage, l'intempérance du climat & les maladies contagieuses.
Cet endroit de ma lettre, mon cher Monceca, me conduit naturellement à te
parler de l'orage qui s'apprête à tomber sur la tête des mahométans. Si la
fameuse ligue dont on parle a lieu, & que l'empereur, les Vénitiens, les
Polonois & les Moscovites s'unissent ensemble, les Turcs sont dans le plus
grand danger qu'ils ayent encore essuyé: & si la paix règne pendant deux
campagnes entre les princes nazaréens, il faut absolument que la Porte-Ottomane
reçoive un échec dont il est impossible qu'elle puisse se mettre à couvert. Dans
la derniere guerre qu'elle a eue avec l'empire, cette seule couronne lui a
enlevé les deux plus fortes places de ses frontières, & l'a réduite à faire
une paix ignominieuse. Quel pourra être aujourd'hui son sort, étant obligée de
se défendre contre les Moscovites, qui feront une puissante diversion, &
contre les Polonois, qui ne sont pas moins à craindre pour elle? On peut
assûrer, mon cher Monceca, que si l'empire Ottoman sort de cette guerre sans
avoir fait une perte considérable, il est à l'abri de tous les revers. Mais il
est presque impossible que cela soit, & je ne doute pas qu'avant la fin de
cette année, nous ne voyons quelque événement digne de passer à la postérité la
plus reculée.
[Pages f170 & f171]
Je t'avoue, mon cher Monceca, que quoique je doive regarder avec beaucoup
d'indifférence de dépendre des nazaréens ou des Turcs, je ne puis m'empêcher
cependant de m'intéresser beaucoup en faveur des premiers, à cause des sciences
& des arts. Chaque place conquise par les Impériaux, chaque bataille qu'ils
gagnent, c'est une victoire remportée sur l'ignorance. Je regarde les Allemands
comme les missionnaires de la raison & de la philosophie. Quel triomphe pour
les belles-lettres, si dans quelques années, un libraire étaloit dans la place
de l'Hippodrome les oeuvres de Leibnits & celles de Newton; & que
Descartes & Gassendi parussent dans les lieux où régnoient les écrits de
quelques misérables théologiens Turcs! Hélas! mon cher Monceca, un bonheur aussi
grand n'est point impossible: il ne dépend que de la tranquillité de quelques
états nazaréens. Funeste politique, seras-tu toujours la ruine du genre humain!
Je crois, mon cher Monceca, que les mêmes intérêts, qui assûrent certains petits
princes de leurs états, empêchent la ruine des mahométans. Les grands monarques
ne voient point avec beaucoup de plaisir un conquérant s'agrandir, & prendre
de nouvelles forces. La ruine totale de l'empire des Turcs en Europe
n'accommoderoit pas bien des puissances intéressées à ne pas la laisser
détruire. L'amour de la religion ne peut même balancer les raisons politiques.
On a vu des pontifes Romains agir de concert avec ces mêmes Turcs contre
lesquels Rome avoit tant prêché de croisades, autres tems, autres soins:
c'est la devise de tous les princes. Je reviens à Tunis.
Il y a dans cette ville un Dei, ainsi qu'à Alger: mais il n'a aucune
autorité; & c'est le Bei qui est le véritable souverain. Autrefois ce
dernier n'étoit qu'un simple chef de la milice; mais pendant les diverses
révolutions qui sont arrivées dans ce royaume, les Beis se sont saisis de
l'autorité. Ce sont eux aujourd'hui qui nomment à la charge de Dei. Ils sont les
maîtres absolus de déposer, lorsqu'ils le jugent à propos, ceux qu'ils y ont
élevés.
[Pages f172 & f173]
Les Maures, ou les anciens habitans du pays, sont beaucoup moins malheureux
dans ce pays qu'ils ne le sont à Alger. Les Beis les favorisent pour s'assûrer
un secours contre l'esprit remuant des Turcs; par ce moyen, ils ont introduit
une espèce d'équilibre, qui sert à entretenir la tranquillité dans l'état. Le
dernier Bei, mort depuis peu d'années, avoit retiré de grands avantages des
ménagemens qu'il avoit pour les Maures. Il eût voulu, s'il eût été possible, les
affranchir entièrement du joug des Turcs; mais il n'osoit tenter une entreprise
aussi difficile à exécuter, & dont les suites pouvoient être
très-dangereuses.
Une chose bien remarquable touchant ce prince, c'est qu'il n'avoit point de
fesses, ou du moins qu'il lui en restoit très-peu, depuis qu'on avoit été obligé
de les lui couper, pour prévenir les suites dangereuses d'une bastonnade des
plus rudes, qu'il avoit reçue sur le derriere, lorsqu'il n'étoit encore que
simple officier du Bei. On lui avoit donné deux cens coups de bâton, & ils
avoient été si rudement appliqués, qu'on ne pût empêcher la gangrene que par une
opération violente qui coûta ses fesses au pauvre patient. Cette justice
rigoureuse produisit dans la suite un très-bon effet. Car lorsqu'il fut parvenu
à la royauté, il comprit, par le regret qu'il avoit de se voir dans un aussi
pitoyable état, combien les fesses étoient utiles & nécessaires aux hommes.
Il résolut donc d'abolir un supplice, qui l'avoit si malheureusement privé des
siennes: & pendant près de vingt-ans qu'il regna dans Tunis, jamais aucunes
fesses n'ont reçu la moindre insulte. Son successeur, insensible à une infirmité
qu'il n'avoit point éprouvée, n'a point eu la même attention; & la mode de
donner la bastonnade sur le derriere est revenue en usage, quoiqu'il soit
pourtant plus ordinaire de la donner sur la plante des pieds. Ne crois point,
mon cher Monceca, que ce que je dis-là soit une histoire faite à plaisir. Elle
est conforme à la plus exacte vérité; & il n'y a rien d'extraordinaire dans
la suppression d'un supplice qui est en horreur au souverain.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux; & prospère
dans toutes tes affaires.
De Tunis, ce...
***
[Pages f174 & f175]
LETTRE CLXVII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
En partant de Tunis, mon cher Monceca, pour me rendre à Tripoli, les vents
m'ont forcé de relâcher pour quelques jours à l'isle de Gerbe. J'ai vu près du
château de cette isle un monument de la cruauté & de la fureur des hommes.
C'est une pyramide de trente pieds de hauteur & de plus de cent trente de
tour, qui sert de tombeau aux chrétiens qui furent massacrés par les soldats
d'Orcan, le chef qui conquit ce pays sur les nazaréens. Cette pyramide est faite
de pierres de taille jusqu'à la moitié; le reste n'est que de têtes &
d'ossemens d'hommes entassés les uns sur les autres.
Les Turcs regardent avec une satisfaction orgueilleuse ce monument érigé à la
haine & à la barbarie. Ils disent que les triomphes qu'ils ont remportés sur
les nazaréens, étant des marques évidentes de la bonté de leur religion, que
Dieu a favorisée visiblement dans tous les tems, ils doivent tâcher d'en
éterniser la mémoire. L'heureux succès des armes est un des plus forts argumens
par lesquels les mahométans croyent prouver la vérité & la pureté de leurs
dogmes. Puisque Dieu, disent-ils, est l'auteur de tous les bons
événemens & qu'il n'arrive rien que par sa volonté, n'est-il pas visible
qu'il approuve le zéle que nous avons à porter par-tout notre religion? Et les
graces qu'il nous accorde, & les victoires que nous avons remportées par son
secours sur tant de peuples nazaréens, ne sont elles pas des marques certaines
de la vérité & de l'authenticité de l'alcoran? (1)
[(1) Secundum notivum est victoria eorum continua contra christianos: quod
aliquos multum movet; unde victores se nominant, & gloriantur quasi victores
totius mundi. Orant etiam pro victoribus specialiter in omnibus congregationibus
suis, praesertim in continuis post comestionem gratiarum actionibus. Superbiunt
insuper, & christianos faeminas despiciendo nominant, & se
viros eorum: & ut ad hoc magis incitentur, antecessorum victorias
describunt, decantant, laudant, ac praeconisant. Septem Castrensis de
moribus Turcarum. Cap. XI. pag. 40. apud ot. tingenrum, historiae Orientalis,
pag. 138.]
[Pages f176 & f177]
Cette fausse prévention dans laquelle sont les Turcs, leur fait regarder les
Juifs avec un mépris infini. Ils nous reprochent d'être visiblement abandonnés
de Dieu, n'ayant sur la terre aucune demeure fixe & n'étant conduits ni
gouvernés par aucun prince de notre nation. Il n'est rien de si ridicule, mon
cher Monceca, que cette prétendue preuve de la vérité de l'Alcoran. Si
l'étendue d'une religion & les triomphes qu'elle remporte, étoient une
preuve de sa bonté, il faudroit donc que les Turcs avouassent que lorsque
Jérusalem fut détruite par les Babyloniens, le paganisme étoit regardé
favorablement de la Divinité. C'est une absurdité des plus grandes que de
soutenir un pareil sentiment: & toute religion qui ne fonde ses progrès que
sur le meurtre & la violence, est plutôt un enthousiasme infernal qu'une
doctrine céleste.
Les moyens pour instruire les hommes se présentent d'eux-mêmes si
naturellement, qu'il faut avoir des opinions bien mauvaises, pour vouloir les
leur persuader par la crainte. Il est très facile de ramener les esprits les
plus égarés à des vérités sensibles, quand on s'y prend d'une maniere douce
& aisée, qu'on n'est conduit par aucune vûe d'intérêt, & qu'on leur fait
connoître leurs préjugés d'une maniere qui leur fait appercevoir qu'on agit avec
la candeur & la bonne foi d'un philosophe.
Je ne doute pas un seul instant, mon cher Monceca, que si l'avarice &
l'envie de dominer n'offusquoient pas les inquisiteurs Espagnols &
Portugais, un Juif ne vînt facilement à bout de leur faire avouer qu'il est
non-seulement contraire à l'humanité, mais encore directement opposé à la
volonté de Dieu, d'emprisonner, de tourmenter & de brûler des infortunés,
qui n'ont fait d'autre crime que celui de suivre des sentimens qu'ils croyoient
véritables, & qu'ils avoient reçus dès leur plus tendre enfance. N'est-il
pas affreux, mon cher Monceca, qu'on punisse de mort un homme qui ne fit jamais
aucun mal à ses concitoyens, ni ne porta aucun préjudice à la société? Ne
peut-on pas dire que c'est imiter l'exemple des Turcs, & se servir de toutes
sortes de moyens pour étendre sa religion?
S'il en faut croire un sçavant nazaréen, les inquisiteurs ont des raisons de
politique pour en agir de la même maniere que les mahométans. Comme ils ont
corrompu la doctrine nazaréenne par les fables qu'ils y ont mêlées, ils ont
besoin d'employer autant de ruses & de violence pour les établir, qu'il en
faut pour faire recevoir l'alcoran. Il est certain que la doctrine que
certains docteurs nazaréens vont prêcher dans les lieux les plus éloignés, est
capable de révolter les esprits les plus simples dès qu'ils connoissent l'unité
de la Divinité: & il n'y a guéres que des payens qui puissent s'en accomoder
aisément.
[Pages f178 & f179]
Depuis long-tems un nombre considérable de théologiens papistes déclament
vivement contre les jésuites qui se sont établis dans la Chine. Ils leur
reprochent d'avoir allié le paganisme avec le nazaréisme, & de n'avoir fait
connoître aux peuples qu'ils alloient instruire que l'extérieur, &, pour
ainsi dire, le superflu de la religion. Les docteurs protestans vont encore plus
loin dans leurs invectives. Peut-être sont-elles outrées: car la haine des
sectes leur offusque les yeux, & grossit souvent les objets.
Quoiqu'il en soit, voici ce que dit un sçavant illustre, mais grand ennemi
des jésuites. (1)
[(1) La Croze, dissertations historiques sur divers sujets, tome 1, pag.
240.]
La tradition, dit-il, telle qu'elle est, ne plaît point aux
jésuites: elle détruit leur morale relâchée, elle renverse les dogmes de
l'eglise romaine, sur tout ceux que la superstition de ces peres établit avec le
plus d'ardeur, & qu'ils vont enseigner jusques aux extrémités de la
terre...Voici une idée racourcie de cette dévotion... Elle est tirée de
l'histoire d'une dame chrétienne de la Chine, dont le pere Couplet, jésuite,
avoit été directeur. S. Ignace, dit-il, saint François Xavier, sainte
Candide, dont elle portoit le nom, sainte Monique, sainte Ursule & ses
compagnes, étoient les plus tendres objets de sa piété....Elle avoit une foi si
vive pour l'efficacité de l'eau bénite, des Agnus Dei & des cendres
des rameaux bénits, qu'elle les considéroit comme des remédes universels contre
tous les maux. N'est-ce pas là une foi & une piété bien entendue! C'est
S. Ignace, Ursule, l'eau bénite & les Agnus Dei qui font passer la mer à
tous les jésuites, & qui les portent à faire de si longs voyages pour
substituer un nouveau paganisme à l'ancien paganisme des Chinois!
[Pages f180 & f181]
Voilà, mon cher Monceca, des reproches bien violens contre les missionnaires
de la Chine. Je ne sçais s'ils sont bien fondés. Mais j'ose dire que s'ils le
sont, les hommes ont bien plus d'obligation aux mahométans qu'aux jésuites;
puisque ces premiers annonçent du moins une religion, qui n'admet d'autre culte
que celui de la Divinité, & que les derniers substituent de nouvelles
erreurs payennes à celles des peuples qu'ils vont instruire. Mon sentiment doit
paroître d'autant moins extraordinaire aux nazaréens, de quelque secte qu'ils
soient, qu'un des plus grands philosophes de ces derniers tems n'a pas fait
difficulté de soutenir qu'on étoit redevable aux Turcs d'avoir fait connoître la
Divinité à un grand nombre d'idolâtres. Le mahométisme, dit-il (1),
est une espèce de déisme joint à la créance de quelques faits, & à
l'observation de quelques pratiques, que Mahomet & ses sectateurs ont
ajoutées, quelquefois assez mal-à-propos, à la religion naturelle, mais qui n'a
point laissé d'être au gré de plusieurs nations. On a l'obligation à cette
secte, en beaucoup d'endroits du monde, de la destruction du paganisme: & ce
seroit un degré pour mener les peuples à une religion plus sublime, si elle
étoit prêchée comme il faut, & si les préventions mal fondées des mahométans
n'y mettoient beaucoup d'obstacles.
[(1) Lettre de M. Leibnitz à M. la Croze, la même, pag. 164.]
Je suis assûré que ceux qui examineront sans prévention le sentiment de ce
philosophe, conviendront que s'il est vrai que les jésuites prêchent à la Chine
la morale & les dogmes qu'on leur impute, il vaudroit mieux, pour aller
détruire le paganisme, que vingt dervis partissent de Constantinople, que cent
jésuites de Rome & de Paris. Je t'avouerai, mon cher Monceca, que je crois
que les adversaires de la société outrent beaucoup les choses; & que dans ce
qu'ils ont débité de la religion mi-partie nazaréenne & payenne, qu'ils
vouloient établir dans les Indes, ils ont inséré bien des mensonges, quoiqu'il
soit impossible qu'il n'y eût pas quelque chose de réel, qui ait occasionné les
plaintes que l'on fait tous les jours dans tant d'écrits, qui parlent de la
complaisance servile des jésuites pour certains cultes des Chinois.
[Pages f182 & f183]
A propos de tous les reproches que les jésuites ont essuyés, je te dirai, mon
cher Monceca, que j'ai vû dans une isle déserte, appellée la Lampedousse, un
pauvre hermite qui est venu à bout de ce que n'a pû parachever toute la société.
Cette isle a été dépeuplée par Barberousse, qui en fit esclaves tous les
habitans qu'il amena à Tripoli: il n'y reste plus aujourd'hui que l'hermite dont
je te parle. Il dessert une chapelle nazaréenne, & prend soin d'une petite
mosquée dans laquelle est le tombeau d'un chérif. Quoiqu'il soit papiste, il a
également soin de l'église nazaréenne & de la mahométane: il réunit ainsi
les deux bénéfices. Les Turcs & les chrétiens qui vont faire de l'eau dans
cette isle, lui laissent ce dont il a besoin. Personne ne l'oblige à rendre
compte à laquelle des deux chapelles il a le plus de dévotion: jusques ici aucun
théologien janséniste ne s'est avisé d'écrire contre lui pour prouver qu'il ne
doit pas balayer, du même balai, la mosquée du chérif & la chapelle de
notre-Dame de bon voyage. N'ai-je donc pas raison de te dire, mon cher
Monceca, qu'il est venu a bout de ce que jusques ici n'a pû exécuter la société?
Mais c'est assez parler des jésuites.
Je viens à ce que j'ai vû à Tripoli, où je suis arrivé depuis huit jours.
Cette ville est beaucoup moins considérable qu'Alger, & n'approche pas de
Tunis. Le gouvernement est le même que dans les autres places maritimes
d'Afrique. Les Turcs sont les maîtres, & les anciens habitans du pays sont
presque leurs esclaves. Les Maures ont ici aussi peu de crédit qu'à Alger: les
renégats nazaréens sont ceux qui dans ce pays ont plus d'autorité, & qui
sont pourvûs des plus grandes charges. Il y en a un très-grand nombre. J'ai
parlé a plusieurs de ces renégats: ils me paroissent aussi mal instruits de la
religion qu'ils ont embrassée, qu'ils l'étoient peu de celle qu'ils ont
abandonnée. La plûpart de ces gens ont reçu une éducation si mauvaise & si
grossière, qu'ils sçavoient à peine certains principes de leur croyance. Aussi
excusent-ils par les raisonnemens les plus pitoyables, leur changement de
religion.
Au lieu que dans les autres pays, les esclaves embrassent ordinairement le
mahométisme par les mauvais traitemens qu'ils reçoivent de leurs patrons; ici
c'est par les caresses & par les bonnes manières qu'on les engage à se faire
Turcs. De tous les pirates de Barbarie, les Tripolitains sont les moins cruels,
mais les plus voleurs. Les filouteries sont tolérées dans leur ville: on n'y
punit point un enfant qui vole adroitement dans les rues; & il est seulement
permis à celui qu'on veut voler, & qui surprend le jeune larron sur le fait,
de lui donner quelques coups pour l'apprendre une autre fois à être plus adroit.
[Pages f184 & f185]
Il est peu de nazaréens étrangers qui, après s'être promenés demi-heure dans
les rues de Tripoli, sans être prévenus de cette coutume, retrouvent leurs
mouchoirs dans les poches de leurs habits. Cette tolérance aveugle pour le vol
trouveroit des partisans chez ceux qui sont esclaves des idées chimériques de
quelques législateurs anciens. Si les Tripolitains connoissoient l'histoire de
l'ancienne Grèce, je ne doute pas qu'ils ne fussent très-charmés de voir que
Lycurgue avoit fait dans Sparte une loi précise de ce qu'ils se contentent de
tolérer & dissimuler. En effet, que diroit un pirate, s'il lisoit ces
paroles de Plutarque: Parmi les jeunes Spartiates, les plus grands & les
plus forts portoient le bois pour faire le souper, & les plus petits &
les plus foibles portoient les herbes, qu'ils alloient dérober dans les jardins
& dans les salles à manger, où ils se glissoient le plus finement & le
plus subtilement qu'ils pouvoient: & s'ils étoient découverts, ils avoient
le fouet, pour avoir manqué ou de vigilance ou d'adresse. Ils déroboient aussi
toutes les viandes sur lesquelles ils pouvoient mettre la main, très-habiles à
profiter de l'occasion, quand on dormoit ou qu'on les gardoit avec négligence:
s'ils étoient surpris, on ne se contentoit pas de leur donner le fouet; on les
faisoit encore jeûner: on ne leur laissoit même faire qu'un très-léger repas,
afin que la nécessité de subvenir eux-mêmes à leurs besoins les rendît plus
hardis & plus rusés.(1)
[(1) Vies des hommes illustres de Plutarque, traduites par Dacier, Tom. 1. p.
249.].
Ne voilà-t-il pas une belle école pour la jeunesse? Et si Cartouche avoit
établi des loix pour la discipline des jeunes voleurs, n'eussent-elles pas été
semblables à celles de Lycurgue? Quelle honte & quelle mortification ne
devroit-ce point être pour les hommes, que les erreurs & les folies de ceux
à qui souvent ils ont accordé le titre de sages! La plûpart de ceux qui se sont
acquis la réputation d'être de grands génies, & qui ont voulu se mêler de
prescrire des régles aux hommes, auroient mérité, si justice leur avoit été
rendue, d'être enfermés dans les petites-maisons.
[Pages f186 & f187]
Je ne parle pas seulement de ces fous à qui le paganisme accorda une
confiance aveugle, mais encore de ceux qui, depuis quelques siécles, ont
introduit chez les nazaréens tant de ridicules coutumes, que la superstition a
rendues sacrées. N'est-il pas aussi insensé de renfermer dans un nombre de
maisons une foule de fainéans inutiles à l'état, de les exercer à baiser la
terre, à se fouetter, & à se laisser couvrir par la crasse, que d'élever des
jeunes gens à voler subtilement? Le beau parallèle qu'on pourroit faire entre
Lycurgue & François d'Assise! Il est pourtant certain que le Grec auroit
l'avantage sur l'Italien. Car parmi les régles qu'il a données, il y en a
d'excellentes qui contrebalancent les mauvaises, au lieu que le patriarche des
Franciscains a travaillé uniquement à montrer jusqu'où pouvoit aller
l'extravagance de l'esprit-humain.
Ciceron, mon cher Monceca, disoit autrefois, qu'il ne comprenoit pas
comment deux augures pouvoient se rencontrer, & se regarder sans rire.
Je t'avoue que je comprends encore moins comment deux cardinaux ou deux
pontifes, pensant à ce nombre innombrable de ventres paresseux & désordonnés
qui sont sous leurs ordres, peuvent conserver leur gravité. Que l'on demande à
un philosophe lequel des deux est le plus ridicule de croire, ou que la Divinité
annonce sa volonté par le vol des oiseaux, ou qu'elle veut être honorée par des
coups de discipline, par des habillemens extravagans, par la fainéantise, par
l'avarice, par l'ignorance & par la débauche? Je suis assuré qu'il dira
qu'il est moins absurde de croire aux vaines pratiques des augures, qu'à
l'efficacité des cérémonies monacales.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, vis content & heureux, & ne sois
plus si long-tems sans m'écrire.
De Tripoli, ce...
***
LETTRE CLXVIII.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Tes lettres, mon cher Brito, m'instruisent autant qu'elles m'amusent; &
bien des particularités que tu m'as écrites sur les moeurs des Africains,
m'étoient entièrement inconnues. Je souhaite que les choses que je te
communique, puissent t'être aussi agréables que me le sont celles que tu
m'apprens.
[Pages f188 & f189]
Je n'ai point trouvé extraordinaires les fréquentes révolutions dont tu m'as
parlé, & qui causent ordinairement la perte des princes Africains. Elles
arrivent dans des états bien plus polis & bien plus civilisés que ne le sont
les royaumes d'Alger & de Tunis. De quels orages, depuis plus de deux cens
ans, l'Angleterre n'a-t-elle pas été agitée? Quels troubles la France n'a-t'elle
pas essuyés depuis le regne de Henri II. jusqu'à celui de Louis XIV? Ne vit-on
pas dans ce royaume deux rois assassinés consécutivement: & les François ne
se portoient-ils pas aux mêmes crimes que les Algériens? Les Anglois
n'alloient-ils pas encore plus loin? Ils joignoient le mépris à l'offense &
au parricide. Ils conduisoient leurs rois jusques sur l'échaffaut.
Ces fatales & horribles tragédies étoient occasionnées par des gens nés
dans le rang le plus vil & le plus abject. Les seize qui formerent la plus
redoutable faction de la ligue, étoient des misérables, qui dans un tems de
calme & de paix, n'auroient pas osé lever les yeux sur un simple magistrat:
& si Cromwel vivoit aujourd'hui, il s'estimeroit heureux d'être le dernier
des membres de la chambre-basse.
Ce sont les occasions & les différentes situations qui décident de la
tranquillité des états, & de l'autorité des souverains. Un rien peut
quelquefois, pendant les tems les plus calmes, exciter une violente sédition.
Dans d'autres momens, les cabales les mieux conduites échouent, & les
tentatives contre l'autorité des souverains ne servent qu'à la rendre plus
despotique & plus redoutable.
Les guerres civiles & les divisions naissent lorsqu'on s'y attend le
moins, & s'éteignent quand on croit leur fin bien éloignée. Si quelqu'un eût
prédit, pendant le regne d'Henri II. que la France alloit être déchirée des maux
les plus cruels, qu'elle se plongeroit dans des crimes énormes, qu'elle
assassineroit ses Rois, que la plus grande partie de sa noblesse conspirant avec
les prêtres & les moines voudroit chasser du trône la maison royale, pour
donner la couronne à une famille étrangère: si quelqu'un, dis-je, eût prédit
toutes ces vérités, on l'eût regardé comme un extravagant, dont l'esprit étoit
troublé par quelque noire frénésie.
[Pages f190 & f191]
Mais si peu après l'assassinat de Henri III. lorsque tout sembloit présager
la ruine & la destruction fatale de la France, quelque autre personne eût
annoncé que bientôt le calme reviendroit, que la maison royale seroit plus
stable que jamais sur le trône, & que les Espagnols, qui gouvernoient &
conduisoient les Parisiens, trembleroient dans Madrid des apprêts qui les
menaceroient; on eût regardé ce second prophéte comme un Sibarite, ivre des
idées gracieuses dont son imagination étoit remplie. Il n'eût pas trouvé plus de
croyance que le prétendu fanatique qui prédisoit des choses funestes, & si
éloignées de la vraisemblance. L'expérience a démontré qu'on auroit eu grand
tort de ne point ajoûter foi aux prédictions différentes de ces deux prophétes.
Les événemens subits & inattendus qui sont arrivés dans les siécles
passés, doivent servir de preuve de la possibilité de ceux qui pourroient
survenir. Il n'est point d'état en Europe, quelque tranquille qu'il soit
aujourd'hui, qui ne puisse être, dans l'espace de cinquante ans, agité par des
troubles aussi fréquens & aussi funestes, que ceux qui causent tant de
révolutions dans les royaumes Africains. Lorsque j'apprends qu'il est arrivé
quelque sédition inattendue dans un état, je n'en suis point surpris. Je pense,
au contraire, que ceux qui paroissent les plus tranquilles, sont peut-être à la
veille d'essuyer le même malheur.
Les hommes ont dans tous les pays la sémence de toutes les passions. Il ne
faut que sçavoir adroitement la faire fructifier. On est alors assûré d'obtenir
d'eux tout ce qu'on veut. Un François & un Allemand se porteront aux mêmes
excès qu'un Algérien si on les excite par des choses qui fassent une forte
impression sur leurs esprits. Les Africains se révoltent contre leurs princes,
parce qu'ils se figurent qu'ils gouvernent mal, qu'ils agissent contre les loix,
qu'ils cherchent à s'enrichir aux dépens des particuliers, &c. Les Européens
prennent les armes contre leurs souverains, lorsqu'ils sont vivement persuadés
des mêmes choses. C'est-là le prétexte ordinaire, en y ajoûtant celui de la
religion, que les rébelles ont pris dans tous les tems. Les ennemis de Henri
III. & ceux de Jaques I. & de Jaques II. n'en ont point eu d'autres. Les
rébelles, qui, dans les suites, s'éleveront contre leurs princes, prendront
aussi les mêmes; ceux-là étant les plus spécieux, & par conséquent les plus
capables de faire impression sur l'esprit du peuple.
[Pages f192 & f193]
Les Européens, mon cher Brito, sont un peu plus difficiles à émouvoir que les
Algériens; mais quand il se trouve parmi eux des esprits assez séduisans pour
les tromper, ils se portent aux mêmes excès que les Africains. Je le répète
encore: je suis fortement persuadé que pour faire commettre à leurs peuples les
plus grands crimes, il ne faut que les sçavoir abuser plus ou moins habilement,
selon le différent degré de leur génie, & profiter des occasions favorables.
Car si les situations ne sont pas convenables, toute la subtilité de
l'esprit-humain ne sert que bien peu.
Lorsqu'on examine les différentes révolutions qui sont arrivées en Europe, ou
voit toujours la fortune & la situation des affaires favoriser la prudence
& l'intrépidité de ceux qui les ont causées. Si la ligue se rendit si
redoutable aux monarques François, on doit l'attribuer à la disposition dans
laquelle se trouvoient pour lors les esprits. Le peuple étoit depuis long-tems
dans la crainte de voir éteindre totalement la religion de ses peres. Il se
laissa entraîner à la révolte par un motif de conscience. Sous la régence du duc
d'Orléans, quelque chef de parti aussi habile & aussi aimé du peuple que le
duc de Guise, auroit fait faire aux Parisiens par intérêt ce qu'ils avoient fait
autrefois par religion.
Si jamais la France, depuis la minorité de Louis XIV. a dû craindre quelque
dangereuse révolution, ce fut dans le tems de l'anéantissement des billets de
banque. A quels excès ne sont pas capables de se porter des particuliers qui
perdent dans un instant tous les biens qu'eux & leurs peres avoient gagnés
légitimement par leurs peines & par leur industrie? La fortune & le
génie du duc d'Orléans prévalurent sur les conjonctures & les situations. Il
dissipa avec une facilité infinie tous les nuages qui sembloient lui annoncer
l'orage le plus terrible. Les Bretons furent punis de leur révolte: le parlement
de Paris fut exilé, chose que la postérité aura peine à croire; & tout
fléchit sous le joug, parce que tout manquoit de coeur & de génie, &
qu'il n'y avoit point alors de duc de Guise, ni de prince de Condé, ni même de
cardinal de Retz.
[Pages f194 & f195]
Je conseillerois, mon cher Brito, à tous les souverains, qui voudroient
sçavoir s'ils n'ont point à craindre quelque émotion de leur peuple au sujet de
quelque coutume, ou de quelque impôt qu'ils veulent établir, d'examiner s'ils
n'ont point dans leur royaume quelqu'un qui sçache se servir adroitement du
chagrin des peuples. Dès qu'ils verront qu'ils ne doivent point appréhender que
quelque habile intrigant profite de la situation des affaires, ils peuvent
entreprendre en sûreté tout ce qu'ils voudront, les sujets les plus persécutés,
qui ne sont point animés par un chef capable de les conduire, sont faits pour
gémir dans leurs chaînes. Les princes d'Orange ont formé la république de
Hollande: & les duretés & les vexations de Philippe II. ne lui eussent
jamais coûté les sept provinces-unies, si les Hollandois & leurs alliés
n'eussent été animés, conduits & soutenus par les princes de la maison de
Nassau, & par quelques autres personnages illustres.
Il n'est donc pas surprenant, mon cher Brito, qu'à Alger, & dans les
autres royaumes de la Barbarie, où il se trouve plusieurs personnes qui esperent
de pouvoir parvenir à la couronne par la perte de celui qui la posséde, il y ait
nombre de gens qui s'appliquent à profiter de toutes les occasions qui peuvent
nuire au souverain, & que, par conséquent, il arrive dans ses états de
fréquentes révolutions. L'espoir de s'élever au premier rang excite tous les
ambitieux, & les rend chefs des partis naissans. La façon dure, avare &
cruelle, dont les princes Africains gouvernent leurs sujets, dispose leurs
esprits à la révolte; il fait naître des conjonctures favorables aux séditions.
Si le trône étoit en Europe la récompense du chef des révoltés, on y verroit
peut-être des événemens tragiques aussi souvent qu'en Afrique.
Le courier va partir, mon cher Brito, & je suis oblige de finir ma
lettre. Continue, je te prie, à me donner de tes nouvelles. J'espère qu'avant
d'arriver à Constantinople, tu verras encore quelques peuples, des moeurs &
des coutumes desquels tu pourras m'instruire. Je me fais un plaisir infini de
songer au détail plus circonstancié que tu me feras de bien des choses, lorsque
je serai assez heureux pour te rejoindre à Constantinople. J'y porterai une
grande quantité de fort bons livres, que j'ai achetés à Paris, à Londres & à
Amsterdam.
[Pages f196 & f197]
Je les joindrai à ceux que tu as ramassés dans les plus grandes villes
d'Italie & dans celles des provinces de France que tu as traversées. Tu ne
me marques point si tu n'en as pas emporté de Portugal. Quoique les bons soient
infiniment rares dans ce pays-là, cependant on en trouve quelques-uns dignes de
l'estime des sçavans. Nous passerons, mon cher Brito, des jours heureux &
tranquilles dans cette bibliothèque commune.
Porte-toi bien; & vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLXIX.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Il vient de paroître, mon cher Isaac, un livre nouveau(1), qui contient
d'excellentes choses.
(1) Intitulé, Dissertation physique sur la force de l'imagination des
femmes enceintes sur le foetus, par Jaques Blondel, docteur en médecine,
& membre du collége des médecins de Londres, &c.]
L'auteur combat vivement les effets surprenans que l'on attribue à la force
de l'imagination des femmes enceintes. Il montre par des raisons fortes &
convaincantes, que le foetus dans tous ses divers états, &
différentes configurations, ayant en soi une circulation de sang distincte &
séparée, faisant de lui-même toutes les fonctions nécessaires à la vie, ne se
trouvant uni à la matrice que comme les plantes à la terre, étant enfin un
individu distinct, & qui ne fait point partie de la mere, ne peut recevoir
aucun dommage par la simple imagination, puisqu'il subsiste hors de la sphère de
cette passion. Cet habile physicien a prévû combien la nouveauté de ces
sentimens paroîtra étonnante à des gens qui donnent autant de pouvoir aux
fantaisies des femmes enceintes qu'à la Divinité même. Il n'est rien de si
ridicule que de se figurer que ces fantaisies créent des têtes de cochon, des
pieds de veau & des queues de singe, des marques de plusieurs fruits,
&c. Si cela étoit, que deviendroient les hommes? Dans l'espace de cinq ou
six générations, on ne verroit plus que des figures contrefaites; car il est peu
de femmes, qui, pendant leurs grossesses, n'appliquent quelquefois avec
attention leur esprit à certains objets.
[Pages f198 & f199]
Malheur aux enfans dont les meres regarderoient des singes, & des ânes,
des coqs-d'Inde, &c. Les uns apporteroient en naissant de longs morceaux de
chair pendus au bout de leur nez; & les autres auroient des queues de
sapajou, ou des oreilles semblables à celles de Midas. L'auteur dont je te
parle, fait bien sentir tout le poids de cette objection, en prouvant la
nécessité de la stabilité qu'il doit y avoir dans les semences des différentes
espéces d'animaux. Il prouve clairement que les corps défigurés, auxquels on
donne le nom de monstre, ne sont ainsi mutilés ou contrefaits que par des causes
naturelles, qu'on doit attribuer aux loix ordinaires du mouvement, & non
point à l'effet de l'imagination. Pour justifier ce sentiment, il examine
l'origine & le progrès de la production des animaux, & parcourt les
différens systêmes des grands hommes sur cette opération de la nature. Il
commence par celui de Harvey. Ce philosophe, dit-il, qui a rendu son
nom immortel par la découverte de la circulation du sang, est le premier qui ait
observé le propre endroit où se forme le poussin dans le germe de l'oeuf...
C'est lui qui a aussi trouvé que tous les animaux sans exception sortent d'un
oeuf, & que par conséquent toute génération par la pourriture, ex putri,
est une opinion erronée. Reignier de Graaf perfectionna par beaucoup
d'expériences le systême de Harvey. Non-seulement il a prouvé que les oeufs sont
la premiere & la véritable source de tous les animaux tant ovapares que
vivapares; mais aussi qu'ils existent réellement dans les testicules de la femme
avant la conception, & qu'ils deviennent féconds dans les trompes de
fallope, d'où ils descendent au fond de la matrice. Leeuvenhoeck a expliqué
différemment ce mistère de la nature. Il a découvert un grand nombre
d'animalcules dans le sperme de l'homme, où il est fort étonnant de voir nombre
de vermisseaux qui ressemblent à de petits crapaux, nager de toutes parts. Ils
sont si petits, que plusieurs milliers de millions ne sont pas égaux à un grain
de sable dont le diametre n'est que la centiéme partie d'un pouce.... Il est
évident que ces animalcules sont absolument nécessaires à la formation du
foetus, car on a observé qu'un homme, dont la semence est sans ces petits
crapaux, n'est point du tout propre à la génération, quoiqu'il semble néanmoins
robuste & sans défaut.
[Pages f200 & f201]
Leeuvenhoeck a démontré cette vérité si clairement, qu'elle est à présent
incontestable.... Cette découverte paroît d'abord renverser l'hypothèse de
Reignier de Graaf... mais on peut les concilier, comme l'a fait le docteur
Gardener, affirmant que l'oeuf est proprement le nid dans lequel se loge
l'amimalcule, & où il se nourrit pour quelque tems..... Voilà les trois
systêmes de la génération les plus raisonnables qu'on ait publiés.... Il
conviennent que les parties du foetus existent toutes en quelque endroit
avant la conception. Sur quoi je propose ces questions. I. Par quels moyens
l'imagination de la mere peut-elle subitement sans sa connoissance ou sans son
consentement, & contre son inclination, effacer les linéamens ou traits
du foetus, qui préexistoient à la conception.... & produire dans un
instant de nouveaux membres avec des nouvelles articulations & des veines,
de nouvelles glandes avec les vaisseaux lymphatiques, &c. comme nous voyons
souvent à la naissance d'un monstre, dont la forme ou structure du corps est
tout-à-fait inconnue à la mere? II. En second lieu, si l'opinion de Leeuvenhoeck
ou de Gardener est bien fondée, par quel droit l'imagination de la mere a-t'elle
influence sur le foetus, qui dérive du sperme de l'homme, & qui, par
conséquent, est un individu distinct ou séparé du sien?(1)
[(1) Dissertation de Blondel, pag. 57. 64.]
Un des principaux motifs qui détermine bien des philosophes à rejetter un
systême, sont les changemens qu'on y fait, selon qu'il est besoin de pouvoir
obvier aux défauts qu'on y apperçoit. Ces fréquentes corrections sont des
preuves du vice interne qui est inhérent au sujet principal. Or, il n'est point
d'opinion qui ait plus varié que celle qui accorde un pouvoir immense à
l'imagination des femmes enceintes. Le système des imaginationistes, dit
l'auteur (2), a de tems à autre varié si considérablement dans des points
fort essentiels, qu'il est impossible que la même expérience puisse favoriser
des assertions si contradictoires & si opposées les unes aux autres.
[(2) Chap. III, pag. 9.13.
Les principaux changements sont: 1° que les imaginationistes ne
conviennent pas de la personne sur laquelle agit l'imagination; 2° qu'ils ne
sçauroient dire dans quel tems l'imagination est en force; 3° qu'ils disputent
touchant l'étendue de son pouvoir: en un mot, leur opinion ressemble à une hydre
qui a une seule queue & plusieurs têtes. J'avoue que dans le siécle où nous
sommes, on place le seul & despotique pouvoir de l'imagination dans le
cerveau de la mere; & je m'étonne que les femmes ayent la foiblesse d'en
convenir, & de s'accuser par-là injustement d'une faute qui ne laisse pas de
faire beaucoup de tort à leur sexe. Toutefois, plusieurs célébres auteurs ont
prétendu que l'imagination du mâle parmi les animaux en général, contribue aussi
bien que celle de la femelle au coloris du foetus. On croit, dit
Pline, que la pensée ou l'imagination du mâle & de la femelle passant
subitement par l'esprit, en confond la ressemblance.(1)
[(1) Cogitatio, utriusque animum subito transvolans, effingere
similitudinem aut miscere existimatur. Plinius, Hist. Nat. Lib. VIII. Cap.
XII.]
Quelques-uns ont fait entrer l'enfant dans le complot, & l'ont mis à
la tête des conspirateurs; prétendant que les circonstances dans lesquelles
le foetus se trouve, sont des causes fortuites de la mere, & comme
une régle qui lui apprend ce qui est bon & convenable pour l'embrion...
D'autres poussent leur crédulité si loin, qu'ils croient que les hommes peuvent
par la force de leur imagination influer sur des personnes fort éloignées d'eux,
en les incommodant par des maladies, ou en les en guérissant; en changeant leur
tempérament & leur forme; enfin les rendre heureuses ou malheureuses. Ils
comparent l'imagination a un aimant très-puissant qui a la sphere de son
activité fort étendue, & qui peut par conséquent attirer, remuer &
tourner sans-dessus-dessous toutes les choses animées & inanimées qui se
trouvent dans le circuit de sa sphere........ Quelque bizarre & ridicule que
soit cette opinion, elle a cependant été défendue par Paracelse, Crollius,
Pomponace & plusieurs autres... Je ne la crois pas mieux fondée que
l'opinion qui soutient le sortilege, & l'astrologie judiciaire.
[Pages f204 & f205]
Les sentimens des imaginationistes ont été aussi fort différens à l'égard
du tems que l'imagination travaille. Les anciens l'ont fixé au moment même de la
conception. Ils entendaient celui du coït ou receptio feminis. Pline est
mon auteur. On croit, dit-il, que tout ce que l'on a vû, entendu, ou
dont on s'est souvenu, & à quoi l'on a pensé au tems de la conception,
contribue beaucoup à la ressemblance.(1)... Un auteur moderne est d'opinion que
l'imagination ne commence à être en force qu'après la vivification du foetus,
c'est-à-dire lorsqu'il commence à se faire sentir à la mere par ses
mouvemens... (2) Mais enfin, la plûpart des auteurs modernes conviennent que
l'imagination peut agir sur le foetus, depuis le moment de la conception
jusqu'à celui de l'accouchement sans qu'ils se donnent pour cela la moindre
peine de nous apprendre ce que deviennent ces gros morceaux de chair & d'os,
que l'imagination arrache du foetus lorsqu'il est dejà parvenu à une
grosseur considérable._
(1) Similitudinem quidem in mente reputatio est & in qua creduntur
multa fortuita pollere, visus, auditus, memoria haustaeque imagines sub ipso
conceptu. Plinius, ibidem.
(2) Dr. Turner's Defence of the XII.
Chapter of the I. part of a treatise de morbis cutaneis. pag. 142.]
Cette objection, mon cher Isaac, par laquelle l'auteur finit l'examen du
systême des imaginationistes renverse toutes les subtilités de ces
philosophes toujours empressés à trouver du mystérieux dans les choses où il n'y
a rien que de naturel. Car si l'imagination peut priver un enfant prêt à naître
d'un de ses membres, que devient la matiere qui composoit ce membre? Une
difficulté encore plus grande que celle-là, c'est lorsque l'imagination fournit
& crée subitement quelque corps étranger. Où prend-elle cette matiere dans
l'instant? A-t-elle, comme Dieu, le pouvoir de la créer de rien? Les philosophes
qui ont soutenu si fortement l'opinion, que de rien on ne pouvoit rien-faire,
ex nihilo fit nihil, auront-ils la complaisance d'accorder à
l'imagination d'une femme qui a envie de manger d'un jaret de veau de produire
sur le champ sur l'estomac d'un enfant formé & parfait un morceau de chair
ressemblant à un jaret de veau? C'est là un des miracles fort ordinaires des
fantaisies des femmes, si l'on en croit ceux qui leur attribuent ce pouvoir. Ils
racontent des faits bien plus surprenans. En voici un dont l'auteur fait une
critique très-enjouée. (1)
[Pages f206 & f207]
Philippe Meurs, protonotaire apostolique, avoit une soeur bien formée dans
toutes les parties de son corps, mais malheureusement sans tête, au lieu de
laquelle elle avoit une coquille de poisson de mer sur son cou, semblable à une
moule qui s'ouvroit & se fermoit, & par laquelle on nourrissoit cette
fille-moule avec une cuiller. La cause de ce prodige fut que sa mere étant
enceinte, eut une grande envie de moules qu'elle vit à la poissonnerie, mais
qu'elle ne put avoir dans le moment. La soeur de Philippe Meurs, mademoiselle
moule, vécut jusqu'à l'âge d'onze ans dans cette monstrueuse condition; mais un
matin ouvrant ses coquilles pour recevoir sa nourriture, elle les referma tout à
coup d'une si grande force, qu'elle les brisa contre la cuiller, & mourut
d'abord... Qui a jamais oui une pareille chose? Une moule nourrie avec une
cuiller! Credat judaeus appella, non ego... Le docteur Turner, afin de
convaincre le lecteur de la possibilité de ce conte,... dit qu'il a vû un enfant
né avec une excrescence charnue, ou plutôt cartilagineuse sur la tête en forme
de bonnet de grenadier.... Ce monstre vint au monde en vie, mais mourut
aussi-tôt... Je pourrois, si je voulois, continue-t-il, vous informer de la
déposition de la mere; mais je ne juge pas à propos de le faire. Quel étrange
& bizarre argument est celui là? Un enfant est né avec un bonnet de
grenadier, & la prétendue cause nous est adroitement célée. L'enfant n'eut
pas le tems de recevoir la moindre nourriture: il mourut d'abord. Ergo,
il n'y a point d'absurdité à dire qu'une moule fut nourrie avec une cuiller
pendant onze ans, & que malheureusement cette cuiller tua la vierge-moule,
en lui brisant les mâchoires. Mais, sans tenir le lecteur davantage en suspens
touchant le prodige de mademoiselle moule,... Fienus qui est le seul qui l'aye
publié,... ne reconnoît-il pas positivement que Meurs disoit fort rarement la
vérité?(1)
[(1) Dico me non credere, quia enim ipse erat senex, a historia a erat
vetusta, ob cujus vetustatem non poterat facilè ab aliquo redargui, adeo tum in
illa, tum in aliis quas aliquando commemorabat, saepe erat valde infelix
conjiciendo veritatem. Deus sit animae ejus propitius. Fienus, naest. XXII.]
Il en est, mon cher Isaac, d'une partie des histoires qu'on débite touchant
les monstres & les créatures imparfaites, ainsi que de celle dont l'auteur
se moque avec juste raison. Elles ont le sort de tous les faits qui sont contés
par différentes personnes, & deviennent plus merveilleuses à chaque instant;
tous ceux qui les répétent en embellissent la narration. Un morceau de chair
gros comme une noix, est bientôt métamorphosé en bonnet de grenadier. C'est-là
l'équivalent de la fable de l'homme qui feignit de pondre un oeuf.
[Pages f208 & f209]
Avant la fin de la journée, on assuroit au bout de sa rue qu'il en faisoit
cent par jour. Ce n'est pas qu'il ne naisse véritablement des enfans difformes
& monstrueux: l'expérience ne démontre que trop cette vérité. Mais ils sont
très-rares & sont produits par des causes différentes de l'action des
femmes, qui ne peut agir directement sur le foetus. Car quelque pouvoir
qu'on lui accorde, il faut qu'elle employe une force corporelle pour produire le
moindre effet sur la chair d'un enfant. La seule matiere peut agir sur la
nature, d'une maniere à y causer des fractures & des dislocations, & à y
produire un changement total. Les gens qui sont dans le délire pensent qu'ils
ont une tête faite de verre, & craignent de se la voir briser par quelque
coup dangereux. Mais cela ne fait aucun changement dans la construction de leur
corps. Or n'est-il pas absurde de soutenir qu'une femme qui n'a pas la force de
pouvoir, par son imagination, causer le moindre changement sur son corps, puisse
produire cet effet sur celui de son enfant?
L'auteur réfute parfaitement bien les objections qu'on oppose à ces raisons.
Il détruit tous les faux principes que le P. Mallebranche avoit indiscrétement
fondés sur une histoire qui, quoique extraordinaire, pouvoit néanmoins être
aisément expliquée par le moyen des causes ordinaires & des loix du
mouvement. Je viens, dit-il (1), à l'histoire du P. Mallebranche....
«Il y a sept ou huit ans passés, dit ce Pere (2),_ qu'on vit un jeune homme
à l'hôpital des Incurables, né idiot, dont le corps étoit rompu aux mêmes
endroits où l'on rompt les criminels. Il a vécu vingt ans dans cet état, & a
été vû de plusieurs personnes... La cause d'un malheur si terrible fut que sa
mere apprenant qu'on devoit rouer un criminel, voulut en voir l'exécution. Les
enfans voyent ce que leurs meres voyent, entendent les mêmes cris: ils reçoivent
les mêmes impressions des objets, & sont émus, par les mêmes passions. Les
coups qu'on donna au malfaiteur, frapperent violemment l'imagination de la mere,
& par contrecoup le tendre cerveau de l'enfant dont les fibres, ne pouvant
résister au torrent des esprits, furent rompues. C'est par cette raison qu'il
vint au monde idiot.»
[(1) Page 38.
(2) Recherches de la vérité, Liv. II, Cap. VII. cité par
Blondel, pag. 38 & 39.]
[Pages f210 & f211]
«Le mouvement impétueux des esprits animaux de la mere dilata avec force son
cerveau, & se communiqua aux diverses parties de son corps, qui répondoient
à celles du criminel. Mais comme les os de la mere purent résister à
l'impétuosité des esprits, ils ne furent point blessés. Peut-être qu'elle n'en
sentit pas la moindre douleur: mais ce cours rapide des esprits a été capable
d'emporter ou de briser cette tendre partie des os de l'enfant. Et il faut
observer que si cette mere eut déterminé le mouvement de ses esprits vers
quelque autre partie de son corps, en se châtouillant avec force le derriere,
son enfant n'auroit point eu les os rompus.» Voilà un excellent recipé que le
bon P. Mallebranche recommande aux femmes grosses, pour préserver leurs enfans
des funestes accidens de l'imagination!
A cette réflexion de l'auteur, mon cher Isaac, j'en ajouterai une autre. Si
Aristote se fût avisé de conseiller aux femmes de se grater le cul pour arrêter
les effets de l'imagination, avec quelle hauteur les philosophes modernes, &
sur-tout le P. Mallebranche, n'eussent-ils pas relevé une pareille puérilité:
Aristote, auroient-ils dit, qui non seulement veut développer tous les
sécrets de la nature, mais encore prescrire des régles pour tous les cas
dangéreux qui peuvent arriver, ordonne aux femmes de se châtouiller les fesses
pour garantir le foetus des atteintes de l'imagination. Peut-on pousser
l'extravagance plus loin que de prescrire un pareil remede: & le philosophe
grec ne mérite-t-il pas mieux le titre de prince des patineurs que
celui de prince des philosophes? C'est un philosophe moderne qui ordonne un
si plaisant recipé; & personne n'en dit mot & n'en montre le
ridicule; on se contente d'en nier le pouvoir & l'utilité. Au reste, mon
cher Isaac, je suis surpris que le P. Mallebranche ait ainsi donné la préférence
à cette partie. S'il eût été jésuite, son choix me paroîtroit beaucoup moins
extraordinaire. Plaisanterie à part, mon cher Isaac, l'auteur Anglois n'a-t-il
pas raison de dire: Qui a jamais vû une fracture, & particulierement
plusieurs, continuer pendant vingt ans sans formation de calus?...
[Pages f212 & f213]
Je ne prétends pas nier qu'on n'ait vû un enfant aux Incurables, qui put
avoir assez de singularité & de difformité dans ses membres pour donner lieu
à ce rapport...mais il est très-probable que cet enfant vint au jour avec une
luxation ou déboitement des os & du carpus & du tarsus; ce
qui pouvoit aisément passer parmi les ignorans pour les fractures qu'on fait aux
criminels,...& donner occasion à la mere de forger cette impertinente fable
pour émouvoir la compassion & la charité des gens.... D'ailleurs, il a été
remarqué par des auteurs accrédités, qu'il se trouve de tems en tems des os qui
n'ont jamais eu de solidité, ou qu'après l'avoir eue, ils l'ont perdue. (1).
[(1) Dissertation physique de Blondel, pag. 40. &c.]
Après que le physicien Anglois a réfuté vivement, & d'une maniere
convaincante l'impossibilité des effets qu'on attribue à l'imagination des
femmes, & démontré qu'ils sont contraires à l'anatomie, les nerfs de la mere
& ceux de l'enfant n'ayant point de communication, il fait voir que les
passions du corps n'étant que des mouvemens du sang & des esprits dont la
vitesse est diminuée ou accélérée, la surprise n'est à l'égard de l'esprit
qu'une sorte de comparaison subite faite avec ou sans peine entre un objet avec
lequel nous sommes familiers, & un autre qui nous est inconnu... Or,
dit-il (2), les enfans sont ils capables de faire toutes ces réflexions dans
le tems qu'ils ne sont qu'une masse sensitive de chair? Les pensées de la mere
sont étendues à la vérité, mais elles ne sont pas à la portée de l'entendement
de l'enfant qui n'est point encore formé par la connoissance des objets
extérieurs qui touchent ou inquietent la mere qui a peur d'une épée, parce
qu'elle craint ou se méfie de la main qui la tient; qui s'inquiéte à la vue d'un
chien, parce qu'elle sçait qu'elle peut en être mordue... Ceux qui prétendent
avec le P. Mallebranche, que l'enfant voit ce que la mere voit, qu'il entend les
mêmes sons, veulent dire, alio modo, que les enfans peuvent voir sans
lumiere, & ouïr lorsque leurs oreilles sont bouchées... Et comment est-ce
que la mere pourroit communiquer ses pensées à l'enfant dans sa matrice, quand
son ame est absolument séparée de celle du foetus?
[(2) Pag. 53 & 54.]
Les raisons physiques que l'auteur donne des marques & des difformités
des enfans, sont aussi sensées & aussi naturelles que celles qu'il apporte
pour réfuter les effets de l'imagination.
[Pages f214 & f215]
Il attribue la naissance des créatures monstrueuses aux indispositions &
aux infirmités des animaux dans la matrice, à l'interruption de l'accroissement
de quelques parties du foetus, à quelque violence ou force sur son corps,
aux malheureuses indispositions des parens, & au changement de place des
oeufs. On ne sçauroit douter, dit-il (1), que les enfans dans le
matrice ne soient aussi bien exposés aux maladies que s'ils étoient nés. Ils ne
sont pas exempts de la cataracte, de la goute, &c... Ne seroit-il donc pas
fort étrange, & même prodigieux qu'un corps tendre & propre à recevoir
la moindre impression, comme celui du foetus, vînt toujours au monde sans
découvrir les tristes effets de ce grand nombre d'infirmités par quelque marque
ou difformité?... Les parties du foetus sont toutes ébauchées dans
l'oeuf; mais elles ne croissent pas toutes également. Quelques-unes se font voir
en peu de tems, au lieu que d'autres ne paroissent que long-tems après, ou
peut-être jamais, si elles rencontrent quelques obstacles qui les empêchent. Car
si le foetus est incommodé, les obstructions des vaisseaux peuvent priver
quelque partie de leur nourriture, lesquelles restent ensuite dans leur premiere
condition sans se perfectionner en aucune maniere, dans le tems que les autres
deviennent parfaites.
[(1) Pag. 89 & suiv.]
Dans ce cas ce phénomene paroit si étrange, qu'on ne fait pas difficulté
de crier d'abord au monstre, & d'attribuer la qualité monstrueuse de
l'enfant à l'imagination de la mere, quoiqu'il n'y ait rien de plus dans ce fait
que ce qui est suivant le cours de la nature... Par exemple, le cerveau & le
cervelet ressemblent d'abord à deux vessies aqueuses; mais ensuite cette eau
très-claire se condense ou se coagule, & se couvre seulement d'une membrane
assez mince. (1) C'est pourquoi on a vû naître des enfans sans qu'il parût
aucune cervelle. Nous trouvons ce fait dans les journaux de Blegny. Il rapporte
qu'une fille étoit née sans cerveau, & vécut néanmoins cinq jours. (2) Sans
doute que le cerveau de cette fille demeura dans son premier état à cause de
quelques obstructions, & parut par conséquent aqueux....
[(1) In capite circumcrescente membrana, ex aqua limpidissima cerebrum
concinnatur.... Cerebrum & cerebellum ex lapidissima aqua in coagulum
calosum densantur. Herveus Exercitat. LXIX.
(2) Puella sine cerebro
nata in tota cranii capacitate nihil praeter aquam liquidam deprehendere liquit,
omnino adimplentem membranam, nullo praesente cerebro, aut substantia
solida. Blegny, Zodiacus Medico gallicus, April. 1681. Observat. III.]
[Pages f216 & f217]
Si quelques enfans viennent au monde avec une ressemblance de singe, de
grenouille ou de quelque chose de pire, on doit l'attribuer à la même cause,
c'est-à-dire que les levres & les joues n'étant pas arrivées à leur
perfection, & la bouche étant ouverte jusqu'aux oreilles (1), lesquelles
sont alors imperceptibles, les enfans aussi imparfaits paroissent horribles aux
spectateurs, & donnent lieu à bien des fables....
[(1) Oris rictus ad utramque aurem protensus cernitur. Hervaeus,
Exercitat. LXIX.]
Il n'est pas difficile de découvrir l'origine des marques rouges. Elles
procédent fort souvent de ce que la peau n'a pas dans cet endroit l'épaisseur
qu'elle devroit avoir: ce qui la fait paraître comme si elle étoit écorchée ou
pelée; parce que les veines étant toutes comme la surface de la peau, tombent
aisément sous la vue. Quelquefois ce défaut ne vient pas tant de la peau que de
l'arrangement des arteres & des veines; les branches capillaires des
premiers étant très-nombreuses & plus dilatées qu'à l'ordinaire, &
celles des autres vaisseaux en petit nombre & étroites, & déchargeant le
sang lentement... Le corps du foetus étant fort tendre,est encore sujet à
se meurtrir & à se briser par les fortes convulsions des trompes, & par
celles de la matrice, aussi bien que par la violente contraction des muscles de
l'abdomen qui pressent sur lui avec force. La méchante configuration de la
matrice peut être selon Hippocrate (1) la cause des difformités. L'enfant
dans la matrice, dit-il, sera estropié s'il n'a pas assez d'espace pour y
demeurer à son aise. Il ressemble en cela à un végétable, lequel trouvant une
pierre ou quelqu'autre chose qui le gêne dans son accroissement, croît peu-à-peu
tordu & de travers, mince d'un côté, & épais de l'autre._
[(1) De Genit, Art. XI. ]
Est-il possible, mon cher Isaac, que le bon sens instruit & guidé par
l'anatomie, offrant autant de moyens naturels à l'esprit pour expliquer la
formation imparfaite des animaux, plusieurs philosophes ayent cherché à
justifier & à soutenir les préjugés du vulgaire & des ignorans, &
qu'ils ayent attribué à l'imagination des femmes les causes de certains effets
que la nature leur présentoit avec tant de clarté. Mais, disent les
Mallebranchistes, qui ne sauroient voir anéantir le remède de leur instituteur,
si l'imagination des femmes ne peut produire aucun effet sur le foetus,
d'où vient a-t-on vu des femmes se blesser, à cause des frayeurs qu'elles
avaient eues? Le foetus étant insensible à ce qui se passe dans
l'imagination de la mere, quelle part peut-il prendre à sa peur?
[Pages f218 & f219]
Je réponds à cela, mon cher Isaac, qu'il ne prend réellement aucune part à la
peur; mais qu'il se ressent beaucoup des impressions corporelles que cette peur
de sa mere lui occasionne, par les mouvemens du diaphragme, & des muscles de
l'abdomen, qui, comprimant avec force les intestins, sont cause que la matrice
foule le foetus, & le prive même quelquefois de la vie. Les grandes
passions dérangent le corps humain. La surprise, la terreur & la colere font
sur la machine humaine le même effet qu'une rude secousse à une pendule.
Seroit-on étonné si un homme, en tombant par terre, dérangeoit les ressorts de
sa montre? Seroit-il fort nécessaire de chercher dans l'imagination de cet
homme, la cause de ce dérangement? Et pour le prévenir, auroit-il dû se
chatouiller le derriere en tombant? Si quelques-uns des philosophes anciens
revenoient à la vie, il faut avouer qu'ils trouveroient dans les écrits de
certains modernes de quoi se venger amplement des plaisanteries qu'on a faites,
& quelquefois outrées, sur quelques-unes de leurs opinions.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLXX.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je te parlai, mon cher Monceca, dans ma derniere lettre, de la conformité qui
se trouve entre les Tripolitains & les anciens Lacédémoniens. Ils ont encore
imité quelques usages des Romains. Ils confient pendant la nuit, la garde de
leur ville à des dogues, qu'ils renferment pendant le jour dans un bastion du
rempart. Ces chiens s'acquittent de leur emploi avec beaucoup d'exactitude. Ils
parcourent les rues de la ville: & si par hazard ils rencontrent quelqu'un,
ils le déchirent & le mettent en piéces. Dès que l'aurore paroît, ils se
rendent eux-mêmes à la porte de leur prison.
[Pages f220 & f221]
Il est vrai qu'ils y sont moins tranquilles que ne l'étoient les chiens
destinés à la garde du capitole. Ils aboyent dès qu'ils sentent quelqu'un
approcher de leur demeure, & font entendre leurs jappemens dans tout le
quartier, au lieu que les autres étoient sous peine de la vie, de garder le
silence pendant le jour. Les Tripolitains sont, à cet égard, plus sensés que les
Romains: ils ne demandent à des bêtes que des actions animales, & ne sont
pas assez fous pour vouloir d'elles un raisonnement suivi.
Je ne sais, mon cher Monceca, si tu as jamais fait attention à l'exacte
discipline que les chiens du capitole étoient obligés de garder. Il semble que
la superstition des Romains leur persuadât que la Divinité devoit inspirer ces
animaux. On les nourrit, dit Ciceron, pour faire du bruit. C'est pourquoi
l'on ne trouve point étrange qu'ils aboyent pendant la nuit, qui que ce soit
qu'ils entendent venir, fussent même des gens de bien: l'heure indue excuse leur
méprise & autorise leur soupçon. Mais si en plein jour ils aboyent de même
contre les personnes qui se rendent dans le temple pour offrir leurs voeux aux
dieux immortels, on leur casse les jambes._ (1)
[(1) Anseribus cibaria publicè locantur, & canes aluntur in capitolio,
ut significent si fures veniant. At fures internoscere non possunt. Significant
tamen, si qui noctu in capitolium venerit: & quia id est suspiciosum,
tametsi bestiae sunt, tamen in eam partem potius peccant quae est cautior. Quod
si luce quoque carnes latrent, quum Deos salutatum aliqui venerint, opinor iis
crura suffringantur, quod acres sint etiam tunc quum suspicio nulla sit.
Cicero pro Roscio Amerino, cap. XX.]
Ne voilà-t'il pas une belle regle, & où le bon sens a beaucoup de part!
N'est-ce pas quelque chose de bien sage que d'exiger qu'un chien oublie d'être
chien pendant le jour, & qu'il ne s'en souvienne que durant la nuit sous
peine à lui d'être pendu & étranglé jusqu'à ce que mort naturelle
s'ensuive? En vérité, mon cher Monceca, lorsqu'on réfléchit aux puérilités
absurdes qui étoient fortement établies, & qu'on regardoit comme des loix
essentielles chez la plupart des anciens peuples, on est étonné que des hommes
qui ont fait des choses aussi éclatantes, & donné tant de preuves de la
grandeur de leur génie, ayent pu suivre & approuver des usages dont les
nations les plus barbares sentent aujourd'hui le faux & le ridicule.
[Pages f222 & f223]
C'est-là un sujet de mortification pour la vanité humaine. Il semble que les
misérables mortels ne puissent jamais parvenir à instituer dans un état un corps
de loix également sages & sensées, & qu'ils soient obligés de mêler
toujours quelques grains de folie & de superstition aux réflexions les plus
raisonnées. Cela me feroit croire volontiers, mon cher Monceca, que tous ces
peuples ont quelque ressemblance marquée, dans bien des points, avec ceux qui,
du premier coup d'oeil, leur paroissent le plus opposés. Ce que je te dis-là
paroît d'abord extraordinaire: & l'on a peine à se figurer que les Italiens,
gens doux, souples & voluptueux, haïssant la guerre, aimant les arts &
les belles-lettres, ayent aucune conformité avec des Indiens féroces, impolis,
ignorans, crasseux & endurcis au travail & à la fatigue. Cependant,
quelque différence qu'on croie appercevoir entre la façon de penser des uns
& des autres, lorsqu'on approfondit les choses, on y trouve une grande
ressemblance, même dans les choses les plus essentielles.
Les Italiens ont pour leur souverain pontife un respect aveugle, qui va
jusqu'à l'idolâtrie. Ils l'élevent sur un autel, ils lui offrent de l'encens,
ils se prosternent devant lui, ils baisent humblement le bout de ses pieds.
Voyons quels sont les honneurs que les Indiens rendent à leurs princes. Ils sont
devant eux dans la posture la plus humiliée, & ne leur parlent qu'en des
termes qui sont aussi pompeux que les titres fastueux sainteté & de
vicaire de Dieu en terre. Lorsque les Chinois paroissent devant leur
empereur, ils se prosternent neuf fois. Cela ne vaut-il pas bien l'humble baiser
de la sacro-sainte pantoufle?
Dans les Indes, dit un auteur moderne, (1) toutes les pagodes sont
renommées par quelques miracles, ou par des guérisons extraordinaires, dont les
légendes font l'histoire, pour la consolation & pour l'édification des
devots... L'un a de la dévotion pour Jagarnat, l'autre pour Vistnou.
Un bramin prend les mouchoirs de ces dévots ou telle autre chose qu'ils lui
présentent, frotte ces choses au Dieu dont il est le prêtre, & les rend
ensuite aux personnes à qui elles appartiennent.
[(1) Cérémonies & coutumes religieuses des peuples idolâtres, tome II,
part. I, pag. 11.]
[Pages f224 & f225]
Ne voilà-t'il pas, mon cher Monceca, une copie parfaite de ce qui se passe en
Europe? Ignace de Loyola y tient lieu de Jagarnat &
François d'Assise de Vistnou.
Les Jésuites & les Franciscains, valent bien des bramins, pour frotter
avec des mouchoirs les châsses de leurs patriarches: & quelque de chose de
plus étonnant encore, les religieux de sainte Génevieve frottent de même, à
l'étui de la châsse de cette sainte, des linges attachés au bout d'une perche,
& qu'il vaudroit autant frotter au bas de son piédestal, ou au seuil de la
porte de son église. Les uns & les autres savent aussi adroitement profiter
de la superstition des peuples, que les bramins de la foiblesse & de
l'ignorance des Indiens. L'auteur qui rapporte cette fourbe de leurs prêtres
n'a-t'il pas raison de dire: les choses se passent ici tout comme
ailleurs?
Ce n'est pas dans ce seul point que la croyance des Romains est conforme avec
celle des habitans de l'Inde orientale. Ces deux peuples font également faire
des processions à leurs pagodes. Le premier promene les saints par les rues,
& le dernier fait aussi la même chose de ses faux dieux. L'écrivain que je
viens de citer, me fournit encore cette seconde circonstance. Dans les
processions, dit-il (1), que les Indiens font faire à leurs dieux, ils
observent des usages qui sont assez connus en Europe. Tel est, par exemple,
celui du brancard sur lequel ils portent le Dieu qu'on promene, l'autel portatif
dont ils se servent à ces processions, les fleurs semées sur la route de
l'idole, les parfums & les odeurs qu'ils brûlent en son honneur, &c.
Nous ne disons rien des cris des dévots, des prieres jaculatoires, des mouvemens
qu'excite la présence de ce dieu, de leurs gémissemens & de leurs
transports; effets trop ordinaires de la coutume & de l'éducation. Ne
diroit-on pas, mon cher Monceca, que c'est-là la description d'une de ces
processions nazaréennes où l'on porte la châsse de quelque saint qui doit faire
cesser une longue stérilité, ou envoyer une pluye abondante?
[(1) La même.]
Au reste, ce n'est pas aux seules images que les Romains rendent un culte
superstitieux. J'ai vu plusieurs fois, lorsque j'étois à Rome, une foule de
peuple prosterné dans les rues où le pontife passoit, escorté d'une superbe
cavalcade. On entendoit ces gémissemens & ces transports que la vue de
leurs dieux inspire aux Indiens. Quel spectacle pour un philosophe, de voir
tous les habitans d'une ville tomber aux pieds d'un homme, & s'écrier d'une
voix tremblante:Saint pere, absolvez-nous de nos crimes: donnez-nous des
indulgences qui nous servent à l'article de la mort!
[Pages f226 & f227]
J'aimerois autant qu'ils disent: expédiez nous un passeport pour n'être
point saisis par la maréchaussée d'enfer. Je t'avoue, mon cher Monceca, que
je rougissois de la foiblesse humaine, toutes les fois que j'ai été le témoin de
pareilles scenes. Qu'auroit dit Socrate, ce sage Athénien, s'il en avoit eu
connoissance? Je doute qu'il eût pû se contraindre. Il eût parlé de la folie des
Italiens comme il fit de celle des Grecs; & à coup sûr, il eût eu le même
sort. Les inquisiteurs n'auroient point été plus raisonnables que les tyrans qui
le condamnerent. Dans tous les pays où régne la superstition, il est dangereux
de vouloir éclairer l'esprit des hommes, mais sur-tout dans ceux où le
sceptre & l'encensoir sont dans les mêmes mains. Une personne qui blesse
les bonnes moeurs, qui porte préjudice à la société, obtient aisément à Rome le
pardon de sa faute; mais malheur à lui s'il a touché à quelque chose qui tende à
diminuer l'autorité ecclésiastique! Il est perdu sans ressource, & condamné
aux plus rudes peines.
Je reviens, mon cher Monceca, à la ressemblance des Indiens & des
Italiens. Dans le royaume de Décan, les Nairos ont le droit d'exiger les
dernieres faveurs des filles & des femmes dont la beauté les a charmés. Les
maris se font un honneur d'être cocufiés par des gens d'un rang aussi élevé. A
Rome les cardinaux & les prélats, & dans le reste de l'Italie, les
moines & les prêtres, n'ont point encore réduit en forme de loi le pouvoir
qu'ils ont sur le beau sexe: mais ils jouissent authentiquement des mêmes
privilèges que les Nairos; & il n'est point de Romain qui ne s'estime
fort heureux qu'une éminence veuille bien l'honorer de quelque visite où l'époux
a toujours beaucoup moins de part que l'épouse.
Le grand-bramin, chez les Banians a les mêmes droits & les mêmes
prérogatives que le pontife Romain. C'est lui qui donne les dispenses pour les
mariages. C'est aussi lui qui fait le divorce. Et tout cela est payé.
Voici encore une autre conformité entre la croyance des Italiens & des
Indiens, qui emporte avec elle plusieurs des principaux points de la religion de
ces peuples.
[Pages f228 & f229]
Je la trouve dans le même auteur où j'ai puisé les autres. Les
Indiens, dit-il, (1) sur le retour de l'âge, font faire des pénitences,
& autres semblables oeuvres estimées méritoires, afin qu'au sortir de cette
vie, leur ame aille loger dans un corps bien disposé, ou dans celui d'un grand
seigneur. C'est à ce motif qu'il faut attribuer toutes leurs oeuvres pies,
aumônes, retraites, fondations, &c. Ceux qui ne se sentent point assez de
courage pour supporter des austérités, se déterminent à ces dernieres pratiques,
font de grandes aumônes aux bramins, & chargent leurs héritiers de faire
prier Dieu pour eux. Il en est aussi qui amassent des trésors pendant leur vie,
pour pouvoir s'en servir à se racheter après leur mort, lorsque leur ame a le
malheur d'entrer dans le corps d'un misérable.
[(1) Page 27.]
La métempsicose produit chez les Indiens les mêmes effets que le purgatoire
chez les nazaréens. Je crois voir dans les Banians, qui font des charités
extraordinaires, afin qu'au sortir de cette vie leur ame aille loger dans un
corps bien disposé, de riches fermiers-généraux ordonner en mourant, qu'on donne
à des moines une partie des trésors qu'ils ont volés.
Je trouve encore beaucoup de ressemblance entre les riches dévots Italiens
& les Indiens, qui ne se sentant point assez de courage pour supporter
des austérités, achetent, moyennant une certaine somme, le droit d'en être
exempts. C'est ainsi qu'en use un superstitieux, mais voluptueux Romain. Il
obtient, pour dix pistoles, la permission de manger de la viande le carême,
& les jours auxquels elle est prohibée par les ordres du pontife. Il se
munit aussi d'un bon nombre d'indulgences, qu'il paye fort cherement, &
qu'il croit être d'une grande utilité après la mort.
Je pense avec raison, mon cher Monceca, qu'il y a beaucoup de conformité
entre les usages & les moeurs des deux peuples dont je viens de parcourir
les superstitions, & ce n'est ce pas seulement dans les choses qui regardent
les cérémonies & le culte extérieur, que leur maniere d'agir est à-peu-près
la même. Ils ont les mêmes idées sur ce qui concerne la dévotion mystique, &
les macérations outrées & ridicules que pratiquent quelques moines
nazaréens.
[Pages f230 & f231]
Les Indiens ont leurs Capucins, leurs peres de la Trappe, leurs
Camaldules & leurs Chartreux, &c. Voici une relation
exacte de leur façon de vivre: elle semble être copiée sur quelqu'une qui
contiendroit l'histoire extravagante des pénitences monastiques. Sita est
l'inventeur des pélerinages, & le patriarche des hermites Indiens connus
sous le nom de Faquirs... Quand le sommeil les surprend, il se laissent tomber à
terre sur de la cendre de bouze de vaches & des ordures: ils poudrent même
quelquefois de ces cendres leurs longs & sales cheveux... Quelques-uns se
retirent tour à tour dans une fosse, où ils ne reçoivent de la clarté que par un
fort petit trou. Ils y demeurent jusqu'à neuf ou dix jours sans jamais changer
de posture, & sans manger ni boire. A ce qu'on assure, d'autres passent des
années sans se coucher: lorsqu'ils ne peuvent résister au sommeil, ils
s'appuyent sur une corde attachée des deux bouts aux branches d'un arbre...
D'autres pénitens se tiennent dix ou douze heures du jour un pied en l'air, les
yeux tournés vers le soleil, ayant à la main un réchaud plein feu dans lequel
ils jettent de l'encens en l'honneur de quelqu'idole. D'autres sont toujours
assis, ou pour mieux dire, accroupis sur le derriere; & dans cette situation
ils tiennent sans cesse les mains levées sur leurs têtes en plusieurs façons
différentes. (1)
[(1) Cérémonies & coutumes religieuses des Peuples idolâtres. tom. II.
part. I. pag. 7.]
Les austérités de ces Faquirs sont bien un juste équivalent des folies de
quelques moines nazaréens. Ignace de Loyola, le grand patriarche des Jésuites,
voyagea pendant long-tems un pied chaussé & l'autre nud: & il se laissa
manger de poux pendant long-tems, s'étant renfermé avec une troupe d'autres
gueux dans un hôpital. François d'Assise se vautroit dans la neige comme un
cheval de houssard dans la paille. Ses disciples aujourd'hui se piquent le corps
avec des pointes de fer, vont à demi-nuds, & sont aussi sales & aussi
crasseux que les Faquirs, aussi inutiles à la société, aussi ignorans, aussi
fous & aussi révérés du bas peuple. Peut-on trouver de ressemblance plus
parfaite? En voici une autre qui l'est autant; elle est entre ces mêmes Faquirs
& les mystiques disciples de Molinos.
[Pages f232 & f233]
A tout ce qu'on a écrit de ces hermites Indiens, dit l'auteur que j'ai
déja cité plusieurs fois; (1) nous ajouterons qu'on voit des femmes dévotes
leur venir baiser les parties du corps les plus cachées, sans que pour cela ils
détournent les yeux, sans que leur modestie s'en dérange, & sans la moindre
sensibilité de part & d'autre. Ils affectent même, en recevant ces marques
d'un respect extravagant, une espece d'extase & une inquiétude d'esprit.
[(1) La même.]
Ai-je tort, mon cher Monceca, de soutenir qu'on retrouve dans les Indes ce
quiétisme que Molinos prêcha au milieu de Rome, & que tant de prêtres
nazaréens ont adopté? Lorsque je pense à ces béates allant baiser les parties
les plus cachées des Faquirs, je crois voir le Jésuite Girard, l'esprit
attaché au ciel, coler ses levres sur la playe du tetton de la Cadiere: &
peu après cette expédition, être lui-même baisé par la fameuse Baterelle, une
autre de ces pénitentes. Combien n'y a-t'il pas en Italie de moines qui changent
en reliques, ainsi que les Faquirs, les parties les plus peccantes de leurs
corps? Si leurs dévotes pensoient comme Rabelais, il faudroit qu'ils se
contentassent d'être baisés au visage & nullement ailleurs. Ce François ne
voulut jamais accompagner à l'audience du souverain pontife l'ambassadeur, à la
suite duquel il étoit venu à Rome. On lui en demanda la raison. Je
crains, dit-il, les mauvaises odeurs: & puisque mon maître, qui
représente un grand roi, va baiser les pieds du pape, sans doute que moi, qui ne
suis qu'un pauvre médecin, je ne serois admis qu'à lui baiser le derriere.
Le courier va partir: le tems me presse, & je suis forcé de finir ma
lettre. Regarde toujours les moeurs & les coutumes de tous les peuples avec
un oeil philosophe, & tu t'appercevras aisément que ceux qui paroissent
avoir quelquefois les maximes les plus éloignées, ont cependant bien des choses
qui leur sont également communes.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux, & cherches
toujours ton bonheur dans l'amour des sciences & de la philosophie.
De Tripoli, ce...
***
[Pages f234 & f235]
LETTRE CLXXI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Il est des difficultés, mon cher Isaac, dans la connoissance de l'ame des
bêtes, que le génie humain ne pourra jamais surmonter. Quelque hypothèse que les
philosophes inventent pour en développer les secrets, ils ne feront que donner
sujet à de nouveaux doutes. Ils montreront le foible des systêmes qu'ils
combattront: mais en les détruisant ils n'établiront point le leur, qui n'ayant
pas tous les défauts des autres, en aura néanmoins d'aussi considérables. De
quelque côté qu'un philosophe, défait de préjugés, tourne les yeux, il apperçoit
des barrieres qui arrêtent toutes ses réflexions, qui les rendent inutiles,
& qui s'opposent à ses recherches.
Si l'on considere l'ame des bêtes comme une simple modification de la
matiere, l'on court risque de conclure sur ce principe, en examinant l'ame des
hommes, qu'elle est matérielle, ainsi que celle des brutes. Car si la matiere
peut être investie de la force motrice, si elle peut recevoir la faculté de
penser, de concevoir, de réfléchir, de quelque maniere grossiere &
imparfaite qu'elle ait ces qualités, en la subtilisant davantage, en la faisant
agir sur des organes plus déliés, je l'éleverai aisément jusqu'au point de
perfection que j'apperçois dans l'ame humaine la plus parfaite & la plus
éclairée. Je n'aurai pas même grand'peine à l'y conduire, en la faisant monter
par gradation. Je trouverai peu de différence entre un éléphant & un
lourdaut paysan Laponnois, dont je n'entendrai point le langage. Je verrai que
les deux agissent également en conséquence de ce qui peut leur être utile:
qu'ils articulent des sons que je n'entends point, qu'ils sont susceptibles de
piété, de colere, de crainte, d'amitié; qu'ils ont de la mémoire, & évitent
ce qui leur nuit quelquefois. Dès que je trouve une parfaite ressemblance dans
les principes intellectuels de ces deux animaux, j'ai une certitude de la
possibilité de la commune matérialité de leur essence.
[Pages f236 & f237]
Alors il m'est aisé de m'élever graduellement de l'ame de l'animal Lapon à
celle du philosophe Descartes; la raison me démontrant évidemment que les ames
d'une même espèce d'animaux ne peuvent être de plusieurs genres différens. Il
n'y auroit rien de si absurde & de si insensé que de prétendre que
l'intelligence chez quelques hommes eut un principe spirituel, & chez
quelques autres un principe matériel.
Lorsque, pour obvier aux difficultés qui se présentent en foule dans le
systême de ceux qui accordent aux bêtes une ame matérielle, on veut recevoir
celui de Descartes, la raison se révolte contre une hypothese dont la lumiere
naturelle montre évidemment la fausseté, & que les animaux démentent tous
les jours d'une maniere convaincante. Comment pouvoir se figurer qu'un chien, en
qui l'on voit toutes les marques de la mémoire, de la conception, du
raisonnement; qui est sensible, non-seulement aux passions qui agissent
directement sur les sens, comme la faim, la soif, la douleur, mais encore à
celles dont les principales opérations se font dans l'esprit, au nombre
desquelles sont l'amitié, la pitié, la tendresse, la reconnoissance,
l'affliction: comment, dis-je, peut-on se figurer que ce chien n'est qu'une
machine, qui, selon le pere Mallebranche, crie sans douleur, mange sans
plaisir, croît sans le savoir, ne desire rien, & ne craint rien.? (1) En
vérité, il faut avoir une foi bien vive pour croire de pareilles choses: &
je suis fermement persuadé, mon cher Isaac, que ceux qui les ont soutenues si
vivement, en étoient moins persuadés qu'ils ne vouloient le faire accroire à
leurs lecteurs.
[(1) Mallebranche, Recherches de la vérité. Liv. IV, Chap. VII., pag.
432.]
Quelques philosophes ont inventé un troisième systême, pour éviter les
embarras de ces deux premiers. Ils ont dit que l'ame des bêtes n'étoit ni
matérielle, ni spirituelle, mais un être mitoyen entre l'esprit & la
matiere. Ce raisonnement est pitoyable; car cette substance mitoyenne est
étendue, ou non étendue. Si elle est étendue, elle est par conséquent
matérielle, parce que tout ce qui est étendu est matériel. Si elle n'est pas
étendue, elle est donc spirituelle, parce que ce qui n'a point d'extension &
qui existe, est nécessairement spirituel. Si l'ame des bêtes n'est ni
spirituelle, ni matérielle, c'est donc un être chimérique, ainsi que le vuide
des Epicuriens une pure négation.
[Pages f238 & f239]
Cela est aussi ridicule que ce que disent les péripatéticiens, lorsqu'ils
prétendent prouver que l'ame des bêtes n'est qu'une forme matérielle, parce
qu'elle differe infiniment de celle des hommes dans la connoissance du bien
honnête, & de plusieurs autres choses. Si la différence de l'essence &
du genre des ames venoit du différent degré de perception, il faudroit donc
soutenir que celles des enfans ne sont pas de la même espece que celles des
hommes qui ont atteint l'âge de raison. Les péripatéticiens & les
scolastiques répondent à cela, que l'ame d'un enfant & celle d'un homme ne
sont point d'un genre & d'un ordre différens; mais que les organes, qui ne
sont point encore perfectionnés, sont la cause du peu de perception que paroît
avoir celle de l'enfant.
On détruit cette foible ressource par une objection insurmontable.
Puisqu'il n'y a, peut-on dire à ces philosophes, que les organes qui
déterminent le degré de l'intelligence & de la conception des ames, qui peut
vous assurer que si celle d'un cheval se fût trouvée placée dans le corps
d'Aristote ou de Scot, elle n'eût pas acquis les qualités qu'ont eues ces
philosophes? De même, si les leurs eussent animé le corps d'un baudet, toutes
les marques de raisonnement qu'elles eussent données se fussent bornées à
choisir dans un pré les meilleurs chardons. Les organes, selon vous, étant la
seule chose à laquelle on doive attribuer la différence étonnante qu'on
apperçoit entre les opérations de l'ame des enfans, & les conceptions de
celles des hommes, vous ne devez point trouver étonnant que le même être
intellectuel, placé dans un corps humain bien organisé, tel que celui
d'Aristote, fasse un philosophe, & ne produise que des actions lourdes,
simples & uniformes dans le corps d'un âne cent fois peut être moins bien
organisé que celui d'un enfant.
Dès que les philosophes qui soutiennent les formes matérielles, ne recourront
point à la révélation. il leur sera impossible de pouvoir démontrer qu'il soit
nécessaire, pour expliquer le différent degré d'intelligence qui paroît entre
l'ame des bêtes & celle des hommes, d'admettre une différence entre leur
essence. On sera toujours en droit de leur objecter que cette différence est
inutile, puisqu'elle peut être formée par les seuls organes.
[Pages f240 & f241]
Ainsi, loin qu'il soit nécessaire par leur systême, que l'ame des bêtes soit
une substance mitoyenne entre la matiere & l'esprit, comme l'ont prétendu
certains philosophes, celle des hommes pourra être matérielle, puisqu'elle sera
de la même espéce que celle des bêtes, que les péripatéticiens assurent n'être
qu'une forme matérielle.
Les difficultés qui se rencontrent dans toutes ces différentes hypothèses sur
l'ame des bêtes, ont fait naître dans ces derniers tems une nouvelle opinion
assez singuliere, mais qui n'est ni plus vraisemblable, ni moins sujette que les
autres à de grands embarras. Elle admet dans les bêtes un principe immatériel
& intellectuel. Ce n'est pas d'aujourd'hui que bien des philosophes ont
soutenu que les brutes raisonnoient aussi sagement que les hommes. Straton,
Parmenide, Empédocle, Démocrite & Anaxagoras, ont enseigné qu'elles étoient
douées d'intelligence: Philon & Gallien ont aussi été du même sentiment.
Mais aucun de ces philosophes ne s'étoit avisé de vouloir leur accorder une ame
spirituelle. Il étoit assez difficile qu'ils le pussent faire, ne concevant
celle des hommes que comme une substance matérielle. Dans ces derniers tems
quelques savans ont admis dans les brutes un principe spirituel. Pour soutenir
cette opinion, un nouvel auteur vient de publier un livre rempli d'observations
curieuses, & de réflexions singulières. (1)
[(1) Il est intitulé: Essai Philosophique sur l'Ame des Bêtes, où l'on
trouve diverses réflexions sur la nature de la liberté, sur celle de nos
sensations, sur l'union de l'ame & du corps, & sur l'immortalité de
l'ame, &c.]
L'ame des bêtes, selon lui, est une substance immatérielle &
intelligente... un principe actif, qui a des sensations, & qui n'a que
cela...L'ame humaine, dit-il, renferme dans elle-même, outre son activité
essentielle, deux facultés qui fournissent à cette activité la matiere sur
laquelle elle s'exerce & distinctes... L'autre, c'est la faculté de
sentir... Qui nous empêcheroit de supposer... un esprit qui n'auroit que la
seconde de ces qualités sans avoir la premiere, qui ne seroit capable que
d'idées indistinctes, ou de perceptions confuses? cet esprit ayant des bornes
beaucoup plus étroites que l'ame humaine, en sera essentiellement ou
spécifiquement distinct.
[Pages f242 & f243]
Ce systême, mon cher Isaac, n'est pas moins exposé que les autres à des
objections insurmontables. Car, en supposant qu'il se pût faire qu'il y ait un
principe spirituel, qui n'ait que la faculté de sentir, on ne résout pas mille
difficultés qui se présentent à l'esprit. Comment est-ce qu'une chose
spirituelle peut périr & être détruite? N'ayant point de parties, elle n'est
point sujette par conséquent à la division. Il est contraire aux notions les
plus claires, de supposer qu'un être spirituel ait besoin pour subsister d'être
enfermé dans un corps matériel. L'esprit, étant parfaitement distinct de la
matiere ne reçoit aucune atteinte par les divers changemens qui arrivent dans
cette matiere. L'ame, dit Mallebranche, (1), étant une substance
spirituelle, elle doit être immortelle; parce qu'il n'est pas concevable qu'une
substance puisse devenir rien. Il faut recourir à une puissance de Dieu toute
extraordinaire, pour concevoir que cela soit possible. Je sçais, mon cher
Isaac, qu'on peut répondre à Mallebranche, qu'il ne faut pas une plus grande
puissance pour créer une substance, que pour l'anéantir; & que si Dieu, en
formant l'ame des bêtes spirituelles, a voulu qu'elle fût détruite par la mort,
elle le sera. Mais cela ne prouve point qu'il y ait dans les bêtes un principe
spirituel. Tout ce qu'on peut en conclure, c'est que s'il y étoit, Dieu pourroit
l'anéantir. Cependant, comme il agit toujours par les voies les plus simples,
& que le systême qui admet l'ame des bêtes matérielle est beaucoup plus
conforme aux idées que nous avons de l'ordre & des substances matérielles
& spirituelles que celui qui la suppose incorporelle, on doit croire qu'il
l'a créée matérielle. Car, pourquoi supposer un principe spirituel dans les
animaux lorsque toutes les fonctions qu'on lui attribue peuvent être faites par
un principe matériel? D'ailleurs, on ne peut comprendre qu'une chose soit
spirituelle, & qu'elle soit privée de la faculté de former des idées
distinctes. Cela répugne aux notions les plus sensées sur l'essence de l'esprit.
La pensée est le propre d'une chose spirituelle, comme l'étendue l'est de la
matiere. Ainsi, de même qu'il ne peut y avoir d'être matériel qui ne soit
étendu, il ne peut y en avoir de spirituel privé de la perception.
[Pages f244 & f245]
Lorsque certains philosophes veulent qu'on suppose une substance
incorporelle, qui ne soit capable que d'idées indistinctes, ils demandent
qu'on admette une matiere, qui n'auroit que de l'étendue sans avoir de la
profondeur. Ces sortes de suppositions autoriseroient les plus grandes erreurs.
Après avoir admis un principe spirituel dans les bêtes, qui n'auroit jamais que
des notions confuses, qui empêcheroit d'en admettre un d'une autre espece qui
n'auroit que des sensations? On multiplieroit les différentes essences de
l'esprit à l'infini: & dès qu'il peut y avoir de deux sortes de
spiritualité, il peut y en avoir de trente sortes. Ces sentimens repugnent
non-seulement à la bonne philosophie, mais encore aux connoissances les plus
simples.
Si l'on veut placer un principe spirituel dans les brutes, il faut que ce
principe soit le même que celui qui est dans les hommes, qu'il ait la même
essence, & que les différences que l'on apperçoit dans les opérations ne
procédent que de la diverse structure des organes. Alors, dans quel embaras ne
tombe-t'on point? Il faut supposer les ames des bêtes immortelles; ou bien
soutenir que celles des hommes ne le sont pas. Si l'on dit qu'elles le sont
également, on demandera ce que deviennent celles des bêtes après la destruction
de leur corps? Y aura-t'il un paradis, un enfer & un purgatoire pour elles?
Personne n'est encore assez fou pour soutenir cette opinion. Passeront-elles
dans d'autres modifications de la matiere? il faut admettre alors la
métempsycose, & toutes les ridicules absurdités qu'entraîne ce systême. Si
pour éviter ces difficultés, on dit qu'elles finiront & seront réduites dans
le néant, cet anéantissement suppose celui de l'ame des hommes, puisqu'elle a la
même essence que celle des animaux; qu'il n'y a pas deux différentes sortes de
spiritualité; & que la supposition d'un être moins spirituel qu'un autre
implique autant contradiction que celle d'une matière qui ayant l'étendue,
n'auroit point de largeur ni de profondeur. Or, dès qu'on admet la spiritualité
de l'ame humaine, non seulement il est contraire au sentiment reçu dans toutes
les religions, mais encore à la lumiere naturelle de la priver de l'immortalité.
Les raisons qu'on apporte pour prouver la destruction de l'ame, sont prises dans
l'essence matérielle qu'on lui suppose; & son anéantissement n'est que le
dérangement total des parties qui la composoient. Mais dès qu'elle est
spirituelle, le dérangement ne peut plus avoir lieu, ce qui est incorporel
n'étant point sujet à la division.
[Pages f246 & f247]
Il est impossible de concevoir qu'une substance spirituelle ne subsiste qu'en
conséquence de l'existence d'une substance corporelle. L'essence de ces deux
substances étant parfaitement distincte, la destruction de l'une ne doit point
entraîner celle de l'autre. Le pere Mallebranche a raison de supposer qu'il faut
pour cela un pouvoir extraordinaire de la divinité: au lieu que son argument n'a
aucune force contre ceux qui supposent l'ame matérielle; parce que Dieu ayant
accordé la pensée à certains corpuscules de matiere, tandis qu'ils feront une
modification particuliere, lorsque ces atômes se délient & cessent de former
cette modification, ils peuvent perdre naturellement leurs facultés, sans qu'il
soit besoin pour cela de recourir qu'à l'ordre général des choses, & à leur
premiere création.
Dès que l'on convient que le principe intellectuel des bêtes est spirituel,
qu'il est indivisible, qu'il ne peut souffrir aucune atteinte par les impulsions
de la matiere, il faut, pour ne pas être forcé d'avouer qu'il est immortel ainsi
que l'est celui des hommes, avoir recours à une opinion extraordinaire, &
soutenir qu'à chaque instant Dieu crée & anéantit des millions de substances
de la seconde classe de la spiritualité. Est ce que Dieu, dira-t'on,
ne peut pas le faire, s'il le veut? Je conviens qu'il le peut; mais il
est absurde d'établir un systême qui n'a aucune preuve que la seule puissance
extraordinaire de la divinité, & d'adopter un sentiment qui répugne à l'idée
que nous avons de l'essence de la spiritualité, & admet des principes cent
fois plus embarrassans que ceux qu'on veut détruire. Car indépendamment des
difficultés qui naissent du fond même du systême, combien n'y en a-t'il pas dans
l'opinion qui admet la spiritualité de l'ame humaine? Si la révélation & nos
livres sacrés ne nous en assuroient, dans quels doutes ne serions-nous pas
quelquefois? Est-il facile de comprendre comment une substance qui n'a point
d'étendue, peut agir sur une étendue? Comment une substance étendue peut à son
tour agir sur une chose qui n'a point de parties? N'est-il pas aussi aisé de
concevoir que Dieu peut accorder l'intelligence à certains corpuscules par sa
toute-puissance? Ce sont-là, mon cher Isaac, des matieres à fournir d'éternelles
disputes.
[Pages f248 & f249]
Porte-toi bien, & sans t'inquiéter de toutes ces questions, vis content
& heureux.
De Londres,ce...
***
LETTRE CLXXII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, Caraïte autrefois rabbin de
Constantinople.
Il y a en Angleterre, mon cher Isaac, deux universités célébres. L'une est à
Oxford, & l'autre à Cambrige. La philosophie péripatéticienne en est
entierement bannie, & l'on y lit & explique aux jeunes gens les ouvrages
du sage Locke & du sçavant Newton. Ces hommes illustres tiennent aujourd'hui
la place d'Aristote & de ses plus célébres commentateurs; les Anglois ayant
entiérement secoué le joug des philosophes scholastiques & péripatéticiens.
Ils ont eu beaucoup moins de peine à se défaire de leurs préjugés, que la
plûpart de leurs voisins qui ont voulu pendant un tems soutenir les sentimens
d'Aristote, par le secours des magistrats & par l'autorité du prince.
Rien ne marque plus évidemment jusqu'où peut aller la prévention chez les
hommes, que les disputes qui sont nées dans le siécle passé en faveur de la
philosophie péripatéticienne. Les prêtres nazaréens ont voulu qu'elle fût
regardée avec autant de respect que les principaux articles de foi de leur
religion. Cependant, ces mêmes ouvrages d'Aristote qu'ils protégent, ont été
autrefois condamnés au feu par une assemblée de pontifes nazaréens (1): & le
crédit du philosophe Grec a été sujet de tems en tems aux funestes revers de la
fortune. Un moine nazaréen (2), dont la passion dominante étoit de passer pour
prophête, se déclara hautement dans le douzième siécle contre la métaphysique
d'Aristote. Il écrivit des lettres circulaires à plusieurs pontifes, pour les
engager à joindre leur zèle au sien: afin de prévenir, disoit-il, le
mal que pouvoient causer des opinions très-dangereuses.
[(1) Un Concile, tenu en France sous Philippe-Auguste.
(2)S. Bernard.]
[Pages f250 & f251]
Tous ses soins furent inutiles. Peu-à-peu, la
secte péripatéticienne engloutit toutes les autres, & devint la maîtresse
souveraine de toutes les écoles. Alors il n'y eut aucune ridiculité, aucune
chimere qui ne fût avancée par les commentateurs d'Aristote. Ils forgerent des
chaînes qui servirent à lier les esprits & à les retenir sous le dur
esclavage des préjugés. Les Mahométans mêmes semblerent vouloit disputer aux
Nazaréens la gloire d'en écrire des éloges outrés; & il ne fut plus permis
d'examiner, dans quelque religion qu'on fût né, si un homme qui n'avoit ainsi
que les autres qu'une ame & un corps, avoit pu se tromper. Les mouftis &
les interpretes de l'Alcoran donnerent la torture aux ouvrages de Mahomet
pour les faire cadrer avec ceux d'Aristote: & les moines ne travaillerent
pas moins pour accorder la doctrine du Licée avec celle des premiers docteurs
nazaréens. Je trouve, mon cher Isaac, dans un auteur François (1), qu'Averroës
disoit, qu'avant qu'Aristote fût né, la nature n'étoit pas entierement
achevée, qu'elle a reçu en lui son dernier accomplissement, & la perfection
de son être; qu'elle ne sçauroit plus passer outre; & que c'est l'extrêmité
de ses forces, & la borne de l'intelligence humaine.
[(1) Naudé. Apologie pour les grands hommes, faussement accusés de magie.]
Cet éloge, quelqu'extravagant qu'il soit, l'est beaucoup moins qu'une thèse
que soutinrent les théologiens de Cologne. Ils prétendirent qu'Aristote avoit
été le précurseur du Messie, que les Nazaréens croient être déjà venu, & que
nous autres Juifs nous attendons pour notre délivrance. Il faut avouer, mon cher
Isaac, qu'une pareille folie donne un beau champ aux plaisanteries des fidéles
Israëlites; & puisque nos ennemis trouvent le secret d'appliquer à un
philosophe payen les qualités & les prophéties qui regardent les précurseurs
du Messie, il leur doit être très aisé de trouver dans les passages de
l'écriture tout ce qu'il leur prend fantaisie de justifier par cette même
autorité.
[Pages f252 & f253]
Tu croiras peut-être que je plaisante, lorsque je te dis qu'il s'est trouvé
des théologiens Nazaréens assez fous pour changer en précurseur de la divinité
un philosophe très-suspect d'athéïsme: mais voici ce que dit Agrippa: Les
Théologiens de Cologne ont fait un livre pour affirmer la probabilité du
salut d'Aristote, & ils n'ont pas craint d'avancer qu'il avoit été le
précurseur du Messie dans les mystères de la nature, comme Saint Jean-Baptiste
dans les mystères de la grace. (1)
[(1) Dignissimus profecto hodie Latinorum Gymnasiorum Doctor & quem
Colonienses mei Theologi etiam Divis adnumerarent; Librumque sub praelo
evulgatum ederint, cui titulum facerent de Salute Aristotelis, sed &
alium versu & metro de vita & morte Aristotelis, quem theologica
insuper glosa illustrarunt, in cujus calce concludunt Aristotelem sic fuisse
Christi praecursorem in naturalibus, quemadmodum Joannes-Baptista in gratuitis.
Agrippa de vanitate scientar. cap. LIV, pag. 95.]
Doit-on s'étonner après cela, mon cher Isaac, que certains Pontifes ayent
regardé ce philosophe Grec comme un des principaux apôtres du Nazaréïsme, dont
les ouvrages avoient fourni la matiere de plusieurs articles de foi. En cela ils
sont sinceres; & quelque absurde qu'il soit à des hommes d'avoir agi d'une
maniere aussi peu sensée, il est évident qu'Aristote a tenu souvent sa place
parmi les peres de l'église nazaréenne. Fra-Paolo dit fort plaisamment la même
chose, & fait sentir à merveille le ridicule d'une pareille opinion. (1)
[(1) In che haveva una gran parte Aristote coll'aver distinto essatamente
tutti generi di cause, à cui se egli non se fosse adoperato, noi mancaremo di
molti articoli di fede. Frà-Paolo. Hist. del Concilio Tridentino, lib.
11.]
Si nous en croyons un Jésuite, il y a eu des Nazaréens qui ne se sont point
arrêtés à la simple vénération: ils ont rendu à Aristote les honneurs divins,
& donné à leurs enfans les cathégories de ce philosophe pour leur servir de
catéchisme. Quelque dangereux que dût paroître un exemple aussi fort des
préjugés outrés pour la philosophie péripatéticienne, la société ignacienne l'a
cependant adoptée; & c'est elle aujourd'hui qui la soutient & qui la
protège contre les violentes attaques qu'elle reçoit tous les jours. Il est vrai
que les Jésuites n'ont point dans leurs temples les images d'Aristote; mais ils
ne seroient pas fâchés de pouvoir l'installer au nombre des peres de l'église,
& de lui donner la place d'Augustin, dont les écrits leur sont devenus très
à charge depuis longtems.
[Pages f254 & f255]
Il semble même qu'ils ayent travaillé pendant quelque tems à faire réussir ce
projet. Ils ont tenté d'abord, pour ne point révolter certains esprits faciles à
s'allarmer, & toujours prêts à crier au feu, de rendre douteuse la damnation
d'Aristote. Ensuite ils ont été un peu plus loin, & ont approuvé ceux qui
croyent qu'il y avoit apparence que ce philosophe étoit au nombre des
bienheureux. (1)
[(1) Gretserus de variis coel. Luth. Cap. XIII. Voyez la cinquieme
partie, on Lettre des Mémoires de la République des Lettres.]
Tout alloit à merveilles jusques-là: mais malheureusement pour la société,
les choses changerent subitement, & le bandeau qui aveugloit les hommes a
été arraché en partie par les grands hommes qui ont vécu dans ces derniers tems.
Il a donc fallu se désister entierement de la canonisation d'Aristote; &
tout ce qu'on a pû faire a été de soutenir la bonté de ses opinions, d'élever la
philosophie péripatéticienne jusqu'aux cieux, & d'en laisser l'auteur aux
enfers.
Malgré les soins que se donnoient les théologiens pour empêcher les progrès
de la nouvelle philosophie, comme sa gloire augmentoit tous les jours, la
Sorbonne s'avisa, il y a environ cent ans, d'un plaisant expédient pour en
arrêter le cours. Elle s'adressa au parlement de Paris; & sur les
remontrances qu'elle lui fit, il intervint un arrêt contre les chymistes, qui
portoit, qu'on ne pouvoit attaquer les sentimens d'Aristote sans attaquer la
théologie scholastique reçue dans l'église. (1)
[(1) Rapin comparaison de Platon & d'Aristote, pag. 413.]
La belle décision, mon cher Isaac! J'aimerois autant dire, qu'il est défendu
à tout François, de quelque rang & de quelque condition qu'il soit, de faire
usage de sa raison; n'étant pas juste qu'un particulier soit sage, puisque tous
les scholastiques sont fous. Cet arrêt ridicule, dicté par l'ignorance & par
les préjugés, n'est pas le plus fort qu'on ait rendu en France contre le bon
sens.
[Pages f256 & f257]
Parmi un nombre d'autres, en voici un qui paroîtra toujours singulier à la
postérité. L'an mil six cent vingt six, le parlement de Paris bannit de son
ressort trois hommes, qui avoient voulu soutenir publiquement des theses contre
la doctrine d'Aristote; & défendit à toutes personnes de publier, vendre
& débiter les propositions contenues dans ces theses, à peine de punition
corporelle, & d'enseigner aucunes maximes contre les anciens auteurs &
approuvés, à peine de la vie. (1)
[(1) Mercure François, Tom. X. pag. 504. ]
Après un arrêt semblable, mon cher Isaac, que ne doit-on point attendre des
préjugés des hommes? Un célebre poëte de ces tems n'a-t'il pas eu raison de
dire, que le moindre éloignement pour les sentimens des anciens est regardé
comme un attentat inoui, & souleve contre un moderne inconsideré toute cette
région idolâtre, où il ne manque plus au culte qu'on y rend aux anciens, que des
prêtres & des victimes. (2)
[(2) Crébillon, préface de sa tragédie d'Electre.]
N'est-il pas plaisant que les conseillers du parlement de Paris s'érigent en
inquisiteurs en faveur d'Aristote, & qu'ils rendent à ses opinions le même
service que les Dominicains rendent en Espagne à celles de Thomas d'Aquin?
Lorsqu'on a vû le premier tribunal d'un grand royaume condamner à la mort
quiconque oseroit trouver une erreur dans les auteurs anciens, peut-on trouver
étrange que les Turcs employent le sabre & le fusil pour augmenter les
participans de l'Alcoran? Le fameux & illustre Bacon, qui osa le
premier, dans les ténébres de la philosophie scholastique, chercher à s'éclairer
du flambeau de la vérité, étoit persuadé de la conformité entre les
Péripatéticiens & les Mahométans. Il croyoit que les uns & les autres
avoient également établi leurs opinions par la force & par le préjugé. (1)
[(1) Quod ad Placit. antiquorum philosophorum, qualia fuerunt
Pythagorae, Philolai, Xenophanis, Anaxagorae, Parmenidis, Leucipi
Democriti, & aliorum (quae homines contemptin percurrere solent,) non
abs re fuerit paulo modestius in ea oculos conjicere. Etsi enim Aristoteles,
more Ottomannorum, regnare se haud tuto posse, nisi fratres suos omnes
contrucidasset, tamen iis, qui non regnum aut magisterium, sed varietatis
inquisitionem atque illustrationem sibi proponunt, non potest non videri res
utilis, diversas diversorum, circa rerum naturam, opiniones sub uno aspectu
intueri. Bacon. de Augmentis Scientiar., lib. III. pag. 88. col. 2. edit.
Lips. Johan. Justi Erytropili.]
[Pages f258 & f259]
Tu seras peut-être curieux, mon cher Isaac, de connoître ce qui peut avoir
disposé aussi fortement les esprits de la plûpart des théologiens, sur-tout des
scholastiques, en faveur d'Aristote: & comme l'entêtement de ses docteurs
dure encore aujourd'hui, que la vérité a percé le nuage qui la cachoit, tu ne
seras pas fâché que je te découvre une des principales raisons qui donne tant de
crédit à la philosophie péripatéticienne, & qui la rend si chere aux
jésuites. Les chefs de la religion réformée écrivirent vivement contre
l'autorité qu'Aristote s'étoit acquise: ils lui attribuerent une partie des
opinions erronées qu'ils combattoient: & ils se plaignirent qu'on se laissât
préoccuper par de vaines subtilités qui ne servoient qu'à égarer l'esprit, &
qui l'empêchoient d'appercevoir la vérité. Dès-lors, ç'en fut assez pour rendre
sacrée la philosophie scholastique à tous leurs adversaires, qui publierent
qu'on n'attaquoit Aristote que parce que ses ouvrages fournissoient des argumens
invincibles pour convaincre les novateurs, & les réduire au silence. Cette
opinion a toujours subsisté depuis: & il y a grande apparence que la haine
la perpétuera; puisque dans ces derniers tems, les sçavantes découvertes des
Descartes, des Gassendis, des Lockes & des Newtons n'ont pû empêcher que des
gens, qui s'étoient acquis la réputation de beaux esprits, n'ayent publié un
long ramas d'impertinences. Parmi ces gens-là on peut, & même on doit donner
un rang distingué au pere Rapin qui, sous le titre de réflexions sur la
philosophie, a donné au public un des plus absurdes ouvrages qu'on ait écrit
sur des matières de philosophie. Ce bon homme a bien voulu, dans cette occasion,
se surpasser lui-même, & avancer un nombre de pauvretés beaucoup plus
considérables que celles qu'il dit dans un autre endroit, où après avoir loué
excessivement le plus mauvais des poëtes François, il cite pour un exemple du
style sublime un des plus détestables passages de ce même poëte.
Les éloges outrés, mon cher Isaac, qu'on a donnés à la philosophie
scholastique & péripatéticienne, la rendent encore plus méprisable aux yeux
des grands hommes, qui font usage de leurs lumières, & qui jugent de toutes
les choses sans partialité. Car si les théologiens, qui la soutiennent, se
contentoient de dire simplement, qu'Aristote fut un grand génie, on leur
accorderoit une vérité dont tous les véritables sçavans conviennent. En effet,
ce philosophe Grec approfondit certaines questions avec beaucoup de netteté,
& en grand maître.
[Pages f260 & f261]
Sa poëtique & sa rhétorique contiennent d'excellentes
choses; mais sa philosophie en général a de très-grands défauts; &
lorsqu'on veut en adopter toutes les erreurs, & les donner pour des vérités
utiles & nécessaires, on fait goûter les invectives qu'on a écrites
contr'elle, & l'on ne peut s'empêcher de dire avec un célebre théologien
Allemand: doit-on appeller philosophie un ramas de préceptes, qui
n'enseignent qu'à discourir vaguement, & sans connoissance des choses dont
on parle, qui n'apprennent qu'à prononcer avec beaucoup d'emphase les mots
de vuide, de lieu, de tems, de mouvement &
d'infini; qui n'ont aucune utilité, & ne servent qu'à faire naître
des disputes, après lesquelles on est beaucoup moins éclairci qu'auparavant?
(1)
[(1) Non mihi persuadebitis, inquit Lutherus, philosophiam esse
garrulitatem illam de materia, motu, infinito, loco, vacuo, tempore, quae
fere in Aristotele sola discimus: talia quae nec intellectum, nec affectum, nec
communes hominum mores quidquam juvent, tantum contentionibus ferendis
seminandisque idonea. Quod si maxime quid valerent, tot tamen opinionibus
confusa sunt, ut quo quis certius aliquod sequi proposuerit, hoc incertius
feratur, & sero tamen, cum Proteo sibi fuisse negotium, poeniteat.
Gretseri inaugurat. doctor. pag. 43.]
On est forcé, mon cher
Isaac, de reconnoître la vérité de cette critique. Toutes les plaintes &
tous les éloges du pere Rapin ne trouvent guères plus de partisans parmi les
gens sensés, que les mémoires de Trévoux de lecteurs parmi les personnes
de goût, & qui chérissent la vérité. C'est en vain que ce jésuite s'écrie,
que rien ne fit plus d'honneur à la doctrine d'Aristote, ce grand
philosophe, que les invectives atroces de Luther, de Melanchton, de Bucer,
&c. (1)
[(1) Rapin, comparaison de Bacon & d'Aristote, pag. 142.]
[Pages f262 & f263]
«Ne vous tuez point, peut-on lui dire, à déclamer contre ces théologiens.
Nous vous accorderons, si vous voulez, qu'ils sont mal fondés dans les opinions
qui regardent les disputes de controverse, mais comme dans ce qui concerne la
philosophie péripatéticienne, le Concile de Trente n'a point décidé qu'Aristote
eût été infaillible, vous nous permettrez de condamner les erreurs, & de ne
pas les approuver uniquement parce que vos adversaires les condamnent;
dussiez-vous nous déclarer hérétiques, &, qui pis est, jansénistes. Le bon
sens, la raison, la lumière naturelle, tout concourt à nous faire recevoir avec
empressement les nouvelles découvertes que nous devons aux philosophes de ces
derniers tems. Vous pouvez, si vous voulez, continuer à vous occuper de toutes
les chimeres scholastiques, vous nourrir l'esprit de formes substantielles,
d'être de raison, de catégories, & inventer des termes barbares, qui
achevent de jetter la confusion & le désordre dans les matieres où l'on
apperçoit un reste de clarté; mais nous nous garderons bien de suivre votre
exemple. Nous tâcherons, au contraire, de prendre une route toute différente de
la vôtre; & nous soutiendrons même que Descartes & Newton ont fait
autant de bien aux hommes, que les scholastiques leur ont fait de mal.»
Il seroit à souhaiter, mon cher Isaac, que tous les Nazaréens tinssent un
pareil discours à leurs théologiens. Ils les forceroient peut être à revenir de
leurs préjugés: & l'on verroit enfin le bon-sens délivré entierement de
l'oppression sous laquelle il gémit depuis si long-tems.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLXXIII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Dans ma derniere lettre, mon cher Monceca, je te parlai de la ressemblance
qu'on trouvoit quelquefois parmi les nations dont les moeurs paroissoient
d'abord les plus éloignées & les coutumes les plus différentes. Je te
communiquerai aujourd'hui une autre opinion que je crois aussi probable que la
premiere. Je pense qu'on peut comparer dans bien des choses, les hommes les plus
vicieux, non pas aux plus vertueux, mais à ceux qui ont acquis la plus grande
réputation. C'est là une preuve évidente que le vrai mérite n'a pas uniquement
décidé des louanges qu'on a prodiguées à beaucoup de gens, souvent nés pour le
malheur du genre humain, & auxquels on a accordé le nom de héros.
[Pages f264 & f265]
Si l'on veut trouver quelque ressemblance entre Socrate & Néron, c'est
envain que l'on travaillera pour en venir à bout. Si au-contraire, on compare ce
même Néron aux princes qui ont eu le plus d'éclat dans le monde, & qui sont
regardés comme les plus illustres & les plus grands monarques, on trouvera
qu'il avoit plusieurs mauvaises qualités, qui ont été communes à ces princes,
mais qui n'ont point éclaté, ou contre lesquelles on ne s'est point révolté,
parce qu'elles étoient réparées par un grand nombre de vertus.
Auguste, au commencement de son regne, commit autant de meurtres que Néron
sur la fin du sien. Jules-Cesar & Sylla ne firent point mourir leurs meres,
mais ils percerent le sein à leur patrie. Ils lui ravirent la liberté, ils
saccagerent les biens de leurs concitoyens & en massacrerent un grand
nombre. La seule bataille de Pharsalle fut bien plus funeste aux Romains, que
toutes les cruautés de Néron. Au reste, mon cher Monceca, ce n'est pas seulement
chez les princes payens qu'on peut retrouver bien des qualités de Néron. Les
héros les plus illustres du Nazaréïsme ont tous eu quelque chose de commun avec
les princes les plus vicieux.
Henri IV. l'amour du genre humain, le modèle des souverains, monarque
véritablement né pour le bonheur des peuples, avoit une jalousie intérieure
contre la gloire qu'acquéroient les généraux qui servoient sous lui. Il étoit
même quelquefois très-fâché de leurs succès, & n'étoit pas moins piqué des
louanges qu'on leur donnoit, que Tibère étoit outré, de celles qu'obtenoient à
son préjudice les gens qui se distinguoient dans l'administration des affaires.
La seule différence qu'il y a eu entre la jalousie de ces deux princes, c'est
que l'un étoit trop vertueux pour la laisser paroître ouvertement, & que
l'autre suivoit sans se gêner les mouvemens cruels qu'elle lui inspiroit. Toutes
les grandes qualité de Henri IV. n'empêchoient cependant pas que sa vanité ne
rompît de tems en tems la chaîne dont il vouloit la lier. Ce prince souffroit
impatiemment que le maréchal de Biron fit sonner trop haut ses victoires.
[Pages f266 & f267]
Il m'a bien servi, disoit-il, mais il ne peut dire que je ne lui
aye sauvé la vie trois fois. Je le tirai des mains de l'ennemi à
Fontaine-Françoise, si blessé & si étourdi de coups, que comme j'avois fait
le soldat pour le sauver, je fis encore le maréchal pour la retraite; car il me
dit qu'il n'étoit pas en état d'y penser, & de me servir.
L'auteur, mon cher Monceca, de qui j'emprunte ce passage, raconte un autre
fait, qui marque encore plus la jalousie de Henri IV. contre ce maréchal, &
qui fait conjecturer que la vanité eut plus de part que la veritable amitié au
péril qu'il courut pour lui sauver la vie. «Au combat de Fontaine-Françoise, dit
cet écrivain, le roi dégagea le maréchal de Biron du milieu des arquebusades. Un
des serviteurs de sa majesté lui dit qu'il y avoit trop de hazard à se jetter
aveuglément ainsi au milieu de ses ennemis. Il est vrai, dit le Roi:
mais si je ne le fais, & que je ne m'avance, le maréchal de Biron s'en
prévaudra toute sa vie.» (1)
[(1) Matthieu, histoire de la paix, liv. IV, pag. 286.]
La véritable grandeur d'ame ne pense point, mon cher Monceca, à ce que diront
de nos démarches ceux pour qui nous agissons. Elle ne se consulte qu'elle-même,
& ne fait une chose que parce qu'elle croit devoir la faire.
Henri IV. n'est pas le seul héros nazaréen qui ait eu certains défauts
parfaitement ressemblans à quelques-uns de ceux de Néron. Louis XIV. ce grand
prince que ses ennemis mêmes sont forcés de louer, qui fut toujours avare du
sang de ses sujets, & qui, pendant un regne aussi long que le sien, n'a fait
mourir qu'un seul criminel de distinction (1), avoit des foiblesses encore plus
conformes que celles de Henri IV. aux vices de l'empereur Romain.
[(1) Le chevalier de Rohan.]
Il aimoit à se montrer & figurer comme lui dans les spectacles publics,
& souffroit qu'on lui rendît des honneurs divins. La flatterie des Romains
n'alla jamais plus loin pour leurs empereurs que celle des François pour lui.
L'on ne peut lire, sans une espèce de surprise mêlée d'indignation, les
prologues des opéra chantés aux yeux de ce prince même, & si souvent répétés
à la face de l'univers entier.
[Pages f268 & f269]
Qu'a pu dire de plus fort l'idolatrie payenne pour flatter les princes
qu'elle mettoit au rang des dieux, que ces expressions outrées si communes dans
les oeuvres de Quinaut? Il est digne de nos autels............. Son tonnerre
inspire l'effroi dans le tems même qu'il repose, &c.
Je sçais, mon cher Monceca, qu'à divers égards Louis XIV. mérita de justes
louanges; mais je sçais aussi qu'il ne dut point être égalé à la Divinité, &
que la passion qu'il eut d'être applaudi fut poussée à l'extrême. Un seigneur de
sa cour (1) osa ne lui point cacher ce qu'il pensoit d'une foiblesse si
condamnable.
[(1) Le Duc de Montausier.]
Car ce prince lui ayant un jour demandé comment il trouvoit certain opéra
nouveau: Sire, lui répondit ce courtisan, je pense que votre Majesté,
mérite les éloges qu'on lui donne; mais je ne puis comprendre comment elle peut
souffrir qu'ils soient chantés par une troupe de faquins; & qu'on ne parle à
ses peuples de ses vertus, que dans le temple du vice & de la débauche.
Peut-être auras-tu peine à le croire, mon cher Monceca, & cependant rien
n'est plus certain: ces misérables prologues, remplis de louanges si outrées
& si condamnables, ont été dans la suite de justes sujets de mortification
pour Louis XIV. & pour toute la nation françoise. Après la bataille de
Hochstet, un prince Allemand ne put s'empêcher de dire malignement à un
prisonnier François: Monsieur, fait-on maintenant encore des prologues
d'opéra en France?
Puisqu'on trouve chez Henri IV. & chez Louis XIV. des endroits par
lesquels ils peuvent être comparés à Tibere & à Néron, dont la politique fut
la seule vertu, juge s'il est mal aisé d'appercevoir chez tous les autres
souverains, quelque réputation qu'ils ayent acquise, certains défauts qui ont
entré dans le caractère mauvais des princes. Il faut donc convenir que les seuls
philosophes sont véritablement à l'épreuve de la plus sévere critique. Qu'on
parcoure la vie de Socrate: si l'on trouve que ce grand homme a eu quelques
défauts, ils seront si légers qu'on ne sçauroit en faire aucune comparaison avec
ceux des personnes dont les victoires ont étonné l'univers. Plus j'examine les
caractères de Socrate, de Platon, d'Epicure, d'Epictete, &c. & plus je
les trouve entiérement opposés, même dans les plus petites choses, à celui de
Tibère & de Néron.
[Pages f270 & f271]
Quelle gloire, mon cher Monceca, pour la philosophie! Elle arrache jusqu'aux
moindres racines du crime: elle lave & nettoye l'ame, & la rend digne
d'elle: elle fait ce que l'amour de la gloire, la vanité, le desir des louanges
ne sçauroient produire: elle forme enfin des héros parfaits, au lieu que
l'ambition d'être estimé des hommes n'éleve l'esprit que jusqu'à un certain
point, & ne détruit pas entiérement les foiblesses de l'humanité. La preuve
de cette vérité est sensible; pour en être convaincu, il n'y a qu'à considérer
que l'amour d'acquérir une grande réputation a fait les Henris IV. les Louis
XIV. les Guillaumes III. les Sixtes V. & que l'étude de la sagesse a produit
les Socrates, les Lockes, & les Gassendis.
Si les hommes connoissoient, mon cher Monceca, l'utilité qu'ils retireroient
en faisant des réflexions suivies sur leur conduite, on les verroit presque tous
attachés à la philosophie: l'amour du bonheur & de la tranquillité, si
naturel à tous les humains les détermineroit a prendre ce parti; & dès
qu'ils voudroient devenir sages, ils accompliroient aisément leurs desirs: du
moins n'auroient-ils aucune peine à distinguer quels sont les défauts qu'ils
doivent éviter, & les vertus qu'ils doivent suivre. La nature a donné à
tous les peuples, quelque barbares qu'ils soient, la faculté & le moyen de
distinguer l'honnête & l'utile du honteux & du nuisible. (1)
[(1) At qui nos legem bonam à mala: nulla alia nisi naturae norma, dividere
possumus. Nec solum jus & injuria à natura dijudicatur, sed omnino honesta
ac turpia. Nam & communis intelligentiae nobis notas res efficit, easque in
animis nostris inchoavit, ut honesta in virtute ponantur, in vitiis turpia.
Cicero de legibus, lib. I. fol. 331.]
S'ils ne se servent point de cet avantage, & qu'ils paroissent même n'en
avoir aucune idée, c'est que les préjugés & les passions offusquent leur
esprit & l'empêchent d'agir librement. On trouve même des traces de ces
notions de justice dans les personnes les plus cruelles, & élevées dans les
pays les plus barbares. On m'a rapporté plusieurs traits, lorsque j'étois à
Tunis, d'un bey qui regnoit il n'y a pas longtems dans cette ville.
[Pages f272 & f273]
Ce prince paroissoit d'abord n'avoir aucune vertu, & ignorer entiérement
les qualités essentielles à l'humanité. Cependant on découvroit au travers de
ses plus grandes folies, des traces d'amitié, de libéralité, & même de
grandeur d'ame. Tu pourras en juger toi-même, par quelques particularités que je
vais te rapporter.
Ce bei se nommoit Amurat, & parvint au trône par le meurtre de son oncle.
Il étoit excessivement cruel; mais ses débauches surpassoient encore ses
cruautés. Il imitoit la conduite de certains nazaréens, qui cherchent sans cesse
dans leur esprit quelques nouveaux moyens, pour donner un goût de singularité à
leurs crapules. Une nuit, après avoir bû copieusement, il alla dans une des
prisons ou bagnes des esclaves nazaréens. Ces pauvres malheureux furent
très-surpris de voir leur souverain venir leur rendre visite, & sur-tout à
une pareille heure. Comme ils connurent qu'il étoit ivre, ils crurent qu'il
vouloit se divertir à couper quelques têtes; mais ils en furent quittes pour la
peur. Loin qu'Amurat songeât à faire mourir aucun esclave, il voulut boire &
manger dans leur prison. Il leur ordonna de lui préparer un repas, & comme
il ne trouvoit pas leur vin assez bon, il envoya deux de ses hôtes en chercher
chez le consul de France, qui fournit sa part au festin dont les esclaves
régalerent leur prince. Amurat resta à table jusqu'au jour. Alors le vin ayant
augmenté sa bonne humeur, il voulut se divertir aux dépens de quelques renegats
de sa suite qui avoient fait la débauche avec lui. Vous êtes des coquins,
leur dit-il, qui avez renié votre Dieu: j'estime beaucoup plus que vous ces
pauvres esclaves, qui lui sont fideles, malgré les tourmens qu'ils souffrent:
mais il faut que je vous raccommode avec votre premier maître, & que vous
m'ayez cette obligation. Alors il prit une croix, & les obligea tous de
la baiser un genou en terre. Son zèle ne s'arrêta pas à cette simple
réconciliation: car après avoir fait l'office de pontife, il fit celui de
sacrificateur, & en envoya quelques-uns en l'autre monde, en leur coupant la
tête. Il fit ensuite le personnage d'aumônier ou de chapelain, ayant ordonné à
ces pauvres esclaves de se mettre à genoux devant un autel élevé dans un des
coins de leur prison, & d'y faire leurs prières ordinaires. Ils obéirent à
ses ordres: un d'entr'eux ne paroissant point à Amurat aussi dévot qu'il le
falloit, il lui donna un soufflet, en lui disant; maraut, lorsqu'on est
devant un autel, c'est pour y prier Dieu avec respect.
[Pages f274 & f275]
Voilà, mon cher Monceca, beaucoup de folies & d'extravagances; l'on ne
s'attend pas qu'après avoir montré si peu de raison, Amurat ait été capable de
faire ce qu'il fit en sortant de cette prison. Il n'est pas juste,
dit-il, que je me sois diverti aux dépens de ces pauvres esclaves, qui ne
sont déjà que trop malheureux, par les rigueurs dont la fortune les accable. Je
leur donne cent piastres pour le payement du vin qu'ils m'ont fait boire, &
cent autres pour la réparation de la chapelle devant laquelle je les ai fait
prier Dieu.
Ai-je tort, mon cher Monceca, & suis-je mal fondé de soutenir que, chez
les hommes les plus barbares, on apperçoit toujours quelque lueur de la
connoissance que tous les hommes ont naturellement des vertus morales, dès
qu'ils ont atteint l'âge de raison. Ces idées ne sont point innées avec eux
comme le prétendent certains philosophes; mais elles se présentent comme
d'elles-mêmes, & sont fournies par les moindres réflexions que l'esprit fait
sur ce qui se passe dans lui-même.
Ce même Amurat dont je viens de te parler, me fournit encore un exemple pour
appuyer mon sentiment. Ce prince barbare avoit forcé un jeune Napolitain, le
pistolet à la gorge, de renoncer au nazaréïsme: il l'avoit fait ensuite son
casnadar, & l'avoit comblé de biens. Tout cela ne fut point capable de
gagner le coeur de cet Italien, qui n'avoit changé de religion, que par la
crainte de la mort. Aussi se sauva-t-il quelque tems après. Amurat fut au
désespoir en apprenant sa fuite: & appréhendant que son favori, qui étoit
dépositaire & gardien de tous ses trésors, ne les eût emportés, il courut
visiter ses coffres, qu'il trouva tous en bon état. La bonne foi de l'italien le
frappa, & la vertu de ce nazaréen excita en lui des mouvemens qui lui
étoient inconnus. Il passa de la colere à la douleur; & ne voulant pas se
laisser vaincre en générosité & en grandeur d'ame, il renvoya en Europe
l'esclave qui servoit son favori fugitif, lui rendit la liberté, à condition
qu'il meneroit à son ancien maître deux chevaux magnifiques, qu'il fit prendre
dans son écurie, & qu'il lui envoya, pour lui marquer par ce présent son
amitié & son estime.
[Pages f276 & f277]
A ces traits généreux & louables, il en joignit bientôt plusieurs autres
extravagans & ridicules, & il ne tarda pas à revenir à son premier
naturel. Il voulut un jour faire donner la bastonnade à tous les marchands
nazaréens, & particuliérement à un orfévre Italien parce qu'un de ses
mignons avoit disparu. Il prétendoit que les Francs le lui avoient débauché,
& fait embarquer. Il soupçonnoit même le marchand Italien d'avoir des vues
plus criminelles; & si heureusement Cidi Hamet ne se fût point retrouvé, le
pauvre orfévre étoit condamné à cinq cens coups du bâton, sans être coupable
d'autre crime que d'être né en Italie. Ce prince barbare ne pouvoit se figurer
qu'on pût être Italien, & voir sans émotion son cher Cidi Hamet. C'étoit par
cette raison qu'il vouloit faire punir du même supplice que l'orfévre trois
moines napolitains, qui, sous la protection de la France, s'étoient dévoués au
service des captifs.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, vis content & heureux; & puisses-tu
ne dépendre jamais du caprice d'un homme cruel & bizarre.
De Tripoli, ce...
***
LETTRE CLXXIV.
Aaron Monceca à Isaac Onis, caraïte autrefois rabbin de
Constantinople.
Le langage que parlent aujourd'hui les Anglois, mon cher Isaac, est très
différent de celui dont leurs ancêtres se servoient. Il est arrivé presque
autant de changement dans la langue Angloise que dans la Françoise: & les
auteurs, qu'on regardoit il y a quelques siécles comme les modeles du beau
langage, sont aujourd'hui totalement méprisés pour ce qui concerne la diction.
Il est vrai que cette différence entre les écrivains anciens & les modernes
est plus sensible parmi les François que parmi les Anglois. Chez les premiers,
certains auteurs qui ont vécu sous Louis XIII. sont aujourd'hui regardés comme
Gaulois, & leur langage est entiérement condamné.
[Pages f278 & f279]
Il a fallu que les essais de Montagne continssent d'aussi excellentes
choses que celles qu'elles renferment, pour qu'on goutât encore sa façon de
s'exprimer. Malgré la beauté & la naïveté de son style, les expressions
usées, & les termes anciens dont ses écrits sont remplis, auroient rebuté
les lecteurs.
Je ne sais, mon cher Isaac, si ces prétendus agrémens, qu'on ajoute
continuellement aux langues vivantes, & qu'on dit servir à leur perfection,
ne deviennent point nuisibles aux belles-lettres. Il est certain que le
changement de langage fait tomber dans l'oubli un nombre d'auteurs excellens,
qu'on ne lit plus, ou qu'on ne lit que très-rarement. Supposant qu'il arrivât
dans deux cens ans autant de révolution dans la langue françoise, qu'il en est
arrivé depuis Henri II, que deviendroient alors les oeuvres de Corneille, de
Racine, de Despréaux, de Moliere, de la Fontaine, &c? Elles auroient le même
sort qu'ont eu celles de Ronsard, & de divers autres. Quelques savans les
liroient, & tâcheroient, au travers de l'obscurité d'un langage qui leur
seroit presque inconnu, de découvrir la beauté des pensées de ces illustres
écrivains: mais quel préjudice, l'univers entier ne recevroit-il pas de ne
pouvoir connoître toutes les beautés des ouvrages les plus parfaits que l'esprit
humain ait produits? Quel malheur pour tous les François, qui viveroient alors,
de trouver le langage de Mithridate & de Phédre aussi dur
& aussi peu harmonieux que ne paroît aujourd'hui celui de Pirame &
Thisbé? (1)
[(1) Tragédie du poëte Théophile.]
C'est-là une vérité, mon cher Isaac, que tous les hommes de lettres, qui
travaillent pour le bien du public, devroient avoir sans cesse devant les yeux:
ils ne pourroient agir plus sensément, que de s'opposer de toutes leurs forces
aux nouveautés qu'on veut introduire. Car il est de l'intérêt de la république
des lettres qu'ils se tiennent attachés aux écrivains du régne de Louis XIV,
comme aux véritables modéles du beau langage françois.
Tu sais, mon cher Isaac, que quelques petits auteurs, ou plutôt quelques
misérables barbouilleurs de papier, ne pouvant espérer de s'acquérir quelque
réputation, tandis que le public aura entre les mains les excellens ouvrages des
Corneilles, des Racines, des Molieres, des la Bruieres, des Patrus, des
Despréaux & de divers autres, tâchent d'introduire une nouvelle maniere
d'écrire, & substituent aux beautés mâles de ces grands écrivains, de faux
brillans & un style guindé, digne de ces précieuses.
Que d'un coup de son art Moliere a diffamées (1)
[(1) Despréaux, satyre X.]
[Pages f280 & f281]
Si les bons écrivains ne s'opposent au mauvais goût, les François retomberont
insensiblement dans cette barbarie dont ils ont eu tant de peine à se délivrer.
Plusieurs commencent déja à se laisser séduire par des afféteries ridicules:
& ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que des auteurs, qui d'ailleurs
méritent l'estime des connoisseurs, ont eu la foiblesse de donner quelquefois
dans cette nouvelle & mauvaise maniere d'écrire. Pour se mettre à la mode,
ils ont deshonoré leurs ouvrages, & flétri la juste réputation qu'ils
s'étoient acquise. L'exemple qu'ils ont donné a été si pernicieux, que les
habiles gens en ont été allarmés, & ont senti combien il pouvoit causer de
désordre dans la république des lettres. Un illustre auteur s'est plaint
vivement de ces dangereuses innovations. Un de nos meilleurs écrivains
(1), dit-il,(2) vient de se briser contre le même écueil, & de nuire
considérablement à un de ses ouvrages, en le remplissant de pareilles
singularités. Personne n'ignore les railleries qu'il s'est attirées, pour avoir
appellé un cadran un griffier solaire, un vendeur d'oiseaux, un
marchand de ramage, fruit d'une grosseur extraordinaire, un phénomene
potager, un renard qui moralise un Pithagore à longue queue, les
dégouts du mariage les béatilles de l'hyménée, &c. Notre siécle s'est
soulevé avec raison contre des expressions si étranges, & les a regardées
comme un reste de ce jargon infortuné, dont une comédie (3) avoit corrigé la
France; & il a cru qu'on vouloit nous remettre au tems où les deux héroïnes
de Moliere appelloient des siéges les commodités de la conversation, &
un miroir_ le conseiller des grâces.
[(1) Houdart de la Motte, dans ses fables.
(2) Massieux, préface des
Oeuvres de Toureil, tom. I. pag. XI.
(3) Les précieuses Ridicules.]
[Pages f282 & f283]
Une si sage & si vive critique, mon cher Isaac, n'a pu arrêter le cours
d'un nouveau langage, où le bon goût & la raison n'ont aucune part. Quantité
de mauvais auteurs ambitionnent à présent de remplir leurs ouvrages de termes
alambiqués, de phrases quintessenciées & guindées, si je puis me servir de
ces expressions. On diroit qu'ils ont formé le dessein de bouleverser
entiérement le langage. Ils ne se contentent pas d'introduire mille nouveautés
puériles qui l'affoiblissent, mille afféteries qui le rendent ridicule; ils
osent encore décrier ceux qui veulent suivre l'ancien usage. Selon eux,
Corneille est dur & Racine trop simple, Despréaux trop sec, Vaugelas peu
correct, Patru & Bourdaloue trop uniformes. A force de répéter ces
impertinens reproches, ils viennent à bout de persuader un grand nombre de
pauvres esprits qui se laissent misérablement séduire par leurs antitheses
affectées, leurs phrases coupées & recherchées, & leurs saillies
alambiquées, auprès desquelles les clinquans & les concetti d'Italie
pourroient passer pour de véritables beautés. Les femmes & les
petits-maîtres, grands amateurs de toute nouveauté, adoptent aisément les
expressions peu naturelles & guindées: & malheureusement pour les
belles-lettres, selon la moitié des personnes qui lisent, il en est des ouvrages
d'esprit comme des robes & des coëffures: les plus nouvelles sont toujours
préférées, & celles sur-tout qui ont un air de singularité. Si madame de
Villedieu vivoit aujourd'hui, & qu'elle donnât ses Exilés de la cour
d'Auguste, livre charmant, dicté par les Muses, je ne sais s'il seroit bien
reçu du public. Peut-être le trouveroit-il trop simple; car depuis quelque tems
on l'accoutume à ne plus se plaire aux beautés naturelles: il lui faut des
pensées fausses, exprimées d'une maniere presque intelligible.
Si ce goût bizarre continue à jetter de profondes racines, quel pitoyable
langage les François ne transmettront-ils point à leurs neveux? & quels
auteurs ne leur donneront-ils point pour des modeles de perfection? Au lieu de
Racine, ils n'auront qu'un Mouhy; & à la place de Corneille, ils ne liront
qu'un Marivaux. Si cela est, que je plains leur sort, & que je déplore celui
des belles-lettres! Je t'ai déja fait un léger portrait de ce Marivaux, mon cher
Isaac. (1)
(1) [(1) Ci-dessus Lettre XIII. Tom. 1]
[Pages f284 & f285]
C'est un des chefs des novateurs. Il ne manque pas d'esprit, & paroît
même penser; mais ses bonnes qualités sont absolument éteintes par la maniere
dont il s'exprime. Il ne sçauroit se résoudre à dire simplement les choses les
plus simples. En effet, si dans un de ses ouvrages, une personne souhaite le
bonjour à une autre, elle employera quelque phrase recherchée, & affectera
de mettre de l'esprit & du plus fin dans ce compliment ordinaire. Pour
peindre une fausse dévote, cet auteur employe trois on quatre pages; & après
qu'on les a lues, en est tout étonné de n'avoir rien appris, si ne n'est qu'elle
cherchoit à cacher par sa maniere de s'habiller le nombre de ses années. Parmi
la grande quantité de phrases où cette pensée est tournée & retournée de
cent façons différentes, en voici quelques-unes, par lesquelles tu pourras juger
de tout son style. Cette femme se mettoit toujours d'une maniere modeste,
d'une maniere pourtant qui n'ôtoit rien à ce qui lui restoit d'agrémens
naturels. Une femme auroit pû se mettre comme cela pour plaire sans être accusée
de songer à plaire. Je dis une femme intérieurement coquette; car il falloit
l'être pour tirer parti de cette parure-là. Il y avoit de petits ressorts cachés
à y faire jouer pour la rendre aussi gracieuse que décente, & peut-être plus
piquante que l'ajustement le plus déclaré. C'étoient des belles mains & des
beaux bras sous du linge uni: on les en remarquoit mieux là-dessous; cela les
rend plus sensibles, &c. (1)
[(1) Marivaux, Paysan parvenu.]
Ce style affecté, mon cher Isaac, & ces phrases recherchées ne sont point
de véritables beautés. L'esprit s'explique d'une façon plus aisée & plus
naturelle lorsqu'il est conduit par le bon-goût. Ce n'est pourtant pas là ce
qu'il y a de plus guindé dans ce portrait; & voici un endroit qui l'est
encore beaucoup plus. «Venons à la physionomie. Au premier coup d'oeil, on eût
dit de la personne qui la portoit: voilà une personne bien grave & bien
posée: au second coup d'oeil, voilà une personne qui a acquis cet air de
sagesse & de probité; elle ne l'avoit pas: au troisiéme coup d'oeil, on
la soupçonnoit d'avoir beaucoup d'esprit, & l'on ne se trompoit pas.» Est-il
rien, mon cher Isaac, de si comique que ces premiers, seconds &
troisiémes coups d'oeil, qui deviennent chacun quelque chose; & que ces
voilà aussi industrieusement qu'inutilement répétés? Ne diroit-on pas qu'un
pareil style est formé d'après celui d'un poëte si bien tourné en ridicule dans
le Misantrope de Moliere? Et n'est-ce pas là l'équivalent de ces vers si
connus des femmes sçavantes de cet auteur?
«Lorsque tu vois ce beau carrosse
Où tant d'or est relevé en bosse.
...............
Ne dis point qu'il est d'Amarante:
Dis plutôt
qu'il est de ma rente._»
[Pages f286 & f287]
Quelque condamnable que soit le passage que je viens de critiquer, il a
cependant, mon cher Isaac, trouvé de zélés approbateurs. Certains journalistes
l'ont choisi par préférence pour le citer comme un morceau des plus parfaits.
Il faut, disent-ils, une grande connoissance du monde, pour avoir
approfondi un caractère aussi impénétrable; & beaucoup d'art pour l'avoir
développé & peint si agréablement. (1)
[(1) Journal littéraire, Tome XXII, pag. 443.]
Que penses-tu, mon cher Isaac, du goût & de la connoissance de pareils
critiques, qui, voulant faire l'éloge d'un livre, vont s'attacher à l'endroit le
plus foible; & qui, s'érigeant en juges souverains des ouvrages d'esprit,
approuvent ridiculement les choses les plus opposées au bon-sens & les plus
capables de le corrompre? Si l'on punissoit dans la république des lettres les
personnes qui rendent des décisions injustes, quelle peine ne mériteroient point
ces journalistes? (1) Elle seroit d'autant plus rigoureuse qu'ils sont fort
sujets à faire des jugemens aussi faux & aussi risibles que celui-là. Ils
louent volontiers tout ce qui vise au galimathias.
[(1) Ce Journal littéraire, dont on imprime encore de tems en tems
quelques parties, fut fait dans son institution par plusieurs personnes en qui
la science égaloit la probité. Mais en Juin 1732, le droit de copie de cet
ouvrage ayant été cédé à un nouveau libraire, les personnes qui y avoient
travaillé jusqu'alors, ne voulurent plus le continuer pour lui; & ce
libraire employa à leur place deux ou trois misérables barbouilleurs de papier.
Les deux moines défroqués, qui ont publié l'odieuse continuation de l'excellente
histoire de Rapin Thoyras, étoient les principaux écrivains de ce
journal. Actuellement l'ex-jésuite est le seul qui en fasse les
principaux extraits. Il a conservé l'esprit & le caractere de ses anciens
confreres, aussi peut-on dire que l'impudence, le mensonge & la mauvaise foi
ne sont pas moins le partage de ce journal littéraire_ que de celui de
Trévoux. Le public a été indigné contre un ouvrage aussi méprisable. Il est
tombé entierement, & le libraire passe des années entieres sans en imprimer
aucune partie.]
[Pages f288 & f289]
En voici un second exemple. Dans l'extrait qu'ils ont donné des entretiens
physiques du jésuite Regnault, ils ont élevé jusqu'aux nues ce livre, des
absurdités duquel je t'instruirai quelque jour. (1) Ils ne se sont pas contentés
de dire que cet auteur étoit un génie de la premiere classe, qui
possédoit à fond la physique ancienne & moderne: ils ont même vanté son
style, auprès duquel celui de Marivaux est simple & naturel. Ils ont plus
fait: pour que leur éloge fût mieux assorti à l'ouvrage dont ils parloient, ils
se sont servis de termes recherchés, & d'expressions à la nouvelle mode.
Il n'est rien de plus mignon, disent-ils, & de plus ajusté que la
premiere lettre. (2) Ces mots de mignon & d'ajusté ne
conviennent-ils pas bien à un livre, & sur-tout à un livre de philosophie?
On avoit crû jusqu'ici qu'on disoit une perruque bien ajustée & un petit
chien mignon; mais on se trompoit lourdement: on doit dire une perruque
remplie d'excellentes choses, un chien écrit d'un style léger, & un volume
mignon & bien ajusté.
[(1) Voyez la VIII lettre, ou partie des Mémoires Secrets de la
République des Lettres.
(2) Journal Littéraire, Tome XXIII. pag. 222.]
Mais voici le passage du jésuite Regnault, qui a fait dire de si jolies
choses à ces journalistes. Tu ne seras pas fâché de le voir. Si quelque
nuage, dit-il, dérobe la nuit à nos yeux, un ciel d'azur & semé
d'étoiles, c'est pour varier nos plaisirs. Alors l'athmosphere étale ses
phénomenes. Quelquefois vous croiriez que l'aurore s'empresse à paroître dès le
soir. Quelquefois c'est un tonnerre qui gronde. Mais comme le tonnerre n'est à
craindre qu'un instant, & que les physiciens sçavent discerner cet instant
redoutable, ce bruit qui répand la terreur par-tout, leur cause peu
d'allarme. Que dis-je? les bizarreries même de la foudre ont de quoi
réjouir l'esprit qui les observe. Voilà le passage du jésuite, & voici
la sage réflexion des journalistes. Rohaul, Pascal, Kirker, Descartes,
Diogene, Laërce & Aristote, s'exprimerent-ils jamais avec tant
d'agrément? Non. Jamais Descartes, mon cher Isaac, ne donna dans un pareil
galimatias. Il avoit trop de bon-sens pour remplir des pages entieres d'une
quantité de mots qui ne signifient rien, ou du moins qui sont absolument
inutiles.
[Pages f290 & f291]
Ces lieux d'azur & semé d'étoiles, images usées & rebattues
depuis mille ans; & ces exclamations déplacées, que dis-je! lui
auroient paru des afféteries & des puérilités indignes d'un bon écrivain,
& sur-tout d'un philosophe. Ne faut-il pas avoir perdu le jugement, &
même toute honte, pour oser comparer un style aussi vicieux que celui-là à celui
de Pascal? Et que ne doit-on pas attendre de gens dont le goût est aussi bizarre
& corrompu?
Un judicieux auteur de ces derniers tems n'a-t-il pas eu raison de dire: à
quel excès ne se porte-t-on pas de nos jours? Non seulement on veut arracher de
nos mains les grands modèles que l'antiquité nous a laissés, mais on tâche
encore de nous détourner des routes sûres que d'excellens modèles nous ont
tracées depuis cinquante ans. On commence à trouver que leurs ouvrages sont trop
négligés: on abandonne les beautés naturelles qui faisoient tout l'objet de
leurs soins, & l'on ne court qu'après des ornemens recherchés. On s'éloigne
de leur style périodique & nombreux, pour se jetter dans un style coupé
& dépourvu d'harmonie. Aux irrégularités heureuses qu'ils laissoient à
dessein dans leurs écrits, & qui en effet contribuoient beaucoup à donner de
l'énergie & de la vivacité au discours, on substitue une triste exactitude,
qui ne fait qu'énerver la diction, & que la rendre moins rapide...... On ne
veut plus rien dire qu'avec esprit. Autant de mots, autant de traits. Une ode
n'est aujourd'hui qu'une suite d'épigrammes rangées méthodiquement bout à bout.
Une préface n'est qu'un amas de réflexions alambiquées. (1)
[(1) Massieux, préface des Oeuvres de Tourreil, Tome I, pag. xl.]
Voilà, mon cher Isaac, un passage que tous les écrivains François devroient
avoir sans cesse sous les yeux. Il seroit à souhaiter qu'ils l'apprissent par
coeur, & plus encore, qu'ils en observassent les leçons. On verroit bientôt
tomber ce style guindé & ridicule, que certains auteurs ont tâché depuis
quelques années de mettre à la mode. Les Anglois me paroissent fort éloignés de
donner jamais dans un pareil défaut, & ils se garderoient bien de comparer
le style mâle & majestueux de Locke à celui de quelqu'écrivain semblable au
jésuite Regnault. S'il y avoit chez eux quelque journaliste, assez ignorant ou
assez bizarre, pour donner dans ce ridicule, & l'auteur loué & le
panégyriste seroient également sifflés.
Porte-toi bien mon cher Isaac: vis content & heureux & n'applaudis
jamais à des sottises.
De Londres, ce....
***
[Pages f292 & f293]
LETTRE CLXXV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je réfléchis quelquefois, mon cher Isaac, sur l'injustice des hommes qui
n'accordent qu'avec peine aux personnes illustres qui vivent encore des louanges
qu'ils prodiguent à ceux qui sont morts depuis quelques siecles. L'envie est une
maladie ou plutôt une peste, qui se communique dans tous les coeurs, & qui
passe aisément du peuple chez les grands, & des grands chez les peuples.
Quoiqu'il semble ne devoir se trouver aucune jalousie entre des gens éloignés
les uns des autres par la naissance, par l'état, par la condition, par les
emplois, par le caractere, & même par la différence des nations; cependant
l'amour propre, gravé dans tous les coeurs, suscite aux hommes illustres des
envieux dans tous les états & chez tous les peuples. On souffre à regret
qu'un homme encore vivant veuille exiger par ses vertus, par ses talens &
par son mérite, une espéce de vénération qui, en l'élevant, abaisse ceux qui
sont forcés de l'honorer. La gloire d'un héros vivant blesse les yeux de ceux
qui en sont les témoins. Ce héros est-il mort, on ne refuse plus de lui rendre
justice: le jour de son trépas est celui où l'on commence à le louer volontiers.
Peut-être même, l'envie a-t'elle encore beaucoup de part aux louanges qu'on lui
donne, & qu'on ne vante souvent ses actions & ses grandes qualités que
pour avoir le plaisir malin de rabaisser celles de quelqu'autre héros qui jouit
encore de la vie.
[Pages f294 & f295]
Combien de gens n'y a-t'il pas eu qui n'ont fait l'éloge de Louis XII &
de Henri IV, rois de France, que pour l'opposer à celui de Louis XIV? Le
chevalier de Maisin m'a assuré, lorsque j'étois en France, qu'il avoit connu un
vieux officier, qui dans toutes les occasions affectoit de louer le vicomte de
Turenne, d'une maniere outrée, devant le maréchal de Villars, & qui
s'arrêtoit principalement sur la libéralité & le désintéressement de ce
vicomte. Ces louanges étoient plutôt dictées par l'envie & par la jalousie
que par le desir de rendre justice au mérite de ce grand général. Cependant le
maréchal de Villars, quoique moins généreux que quelques autres généraux, a
pourtant égalé la gloire des plus grands & des plus heureux. Il est vrai que
ses vertus ont été quelquefois obscurcies par son amour pour les richesses;
& que, quoiqu'il connût bien lui même combien cette passion étoit
condamnable, il s'y laissoit facilement entraîner par son penchant, qu'il
regardoit comme indomptable. Il étoit même quelquefois le premier à badiner de
ce défaut: voici un trait assez singulier à cet égard. Lorsqu'il fut se faire
recevoir gouverneur en Provence, les députés de la province lui présenterent,
selon la coutume, vingt mille francs dans une bourse: comme il les accepta de
très-grand coeur, un vieux gentilhomme lui dit avec beaucoup de franchise;
Monseigneur, M. de Vendôme, votre prédécesseur, se contenta de recevoir la
bourse. Le maréchal lui répondit avec beaucoup de sang froid: ce M. de
Vendôme étoit un homme inimitable.
Je reviens, mon cher Isaac, à l'injustice de ceux qui ne veulent point rendre
justice aux habiles gens vivans de leur tems, & qui ne s'attachent qu'à ce
qui peut leur fournir le moyen de soulager leur jalousie, ou de contenter leur
humeur médisante & envieuse. Si les hommes illustres, morts depuis plusieurs
années, & qu'ils préferent & mettent si fort au-dessus des vivans,
voyoient encore le jour, ils les abaisseroient autant qu'ils les élevent.
Lorsqu'on veut examiner les choses sans passion, on apperçoit aisément que dans
presque tous les siécles, il y a toujours quelques héros qui peuvent aller de
pair avec tous ceux dont les auteurs anciens nous ont transmis les actions. Je
trouve dans ces derniers tems un nombre de grands hommes, qu'on peut justement
opposer à ceux qu'a produits Rome dans sa plus grande gloire.
Scipion l'Africain n'est point au-dessus de Henri IV. Il fallut bien autant
de force, de génie, de grandeur d'ame & d'intrépidité de courage, pour venir
à bout de ce que fit le dernier, que pour exécuter ce qu'acheva le premier.
Scipion, appuyé de bonnes troupes, chassa Annibal d'Italie, rassura les Romains
épouvantés par la perte de la bataille de Cannes, porta chez les Carthaginois
les fureurs d'une guerre cruelle dont ils avoient peu auparavant embrasé
l'Italie, domptant enfin Numance & Carthage, délivra Rome de cette
orgueilleuse & dangereuse rivale.
[Pages f296 & f297]
Henri IV, à la tête de quelques soldats à demi-nuds & sans argent, sans
autre secours que son courage & son bon droit, entreprend de recouvrer la
couronne. Il fait la conquête de son royaume usurpé par les ligueurs, par les
Espagnols, par les moines, & par la cour de Rome. Il vient à bout de ses
desseins: & après s'être établi sur le trône de ses peres, il fait trembler
ces mêmes Espagnols qui, quelques années auparavant, joignant le mépris à la
présomption, ne l'appelloient que le Bearnois. Les affaires de Henri IV
étoient bien plus délabrées, après la mort de son prédécesseur, que celles des
Romains après la bataille de Cannes. Ils avoient au moins de l'argent, & des
moyens de rétablir leur armée. Loin que le héros François eut alors les mêmes
secours, dans un tems où il étoit déjà le maître des trois quarts de son
royaume, il écrivoit à un de ses généraux que ses finances étoient dans un si
pitoyable état, que depuis huit jours il étoit obligé d'aller manger chez les
officiers de son armée: sa marmite étant renversée, & ses pourvoyeurs
n'ayant pas un sol. Sa garderobe n'étoit pas en meilleur état que sa
cuisine; car dans la même lettre, il se plaint que ses chemises commencent à
se trouer par le coude, & qu'il n'a pas un seul harnois de cheval complet,
quoiqu'il soit à la veille d'en venir aux mains avec les ennemis. Il faut
donc avouer que la situation de Scipion & celle de Henri IV étoient bien
différentes; & que cependant l'un a exécuté d'aussi grandes choses que
l'autre.
On peut comparer Guillaume III à Jules-César avec autant de justice &
d'équité que Henri IV à Scipion. Ce n'est pas à l'étendue des conquêtes qu'il
faut mesurer les héros. C'est à la grandeur d'ame, à l'intrépidité qu'il a fallu
pour faire ces conquêtes. César soumit les Gaules après dix ans de guerre.
Est-ce une chose bien extraordinaire qu'un général qui commande d'excellentes
troupes, qui a les moyens de les recruter aisément, qui reçoit en abondance tous
les secours dont il a besoin, vienne à bout de conquérir six ou sept provinces?
[Pages f298 & f299]
Si les François entroient en Italie & que tout le reste de l'Europe
restât tranquille, s'étonneroit-on beaucoup qu'ils fissent la conquête du
Piémont, du Milanès, du Bolonois & du royaume de Naples, après dix ans de
guerre? On seroit surpris, au contraire, qu'ils eussent employé tant de tems.
Voilà à-peu-près comme on doit regarder la guerre de César dans les Gaules. Je
conviens que les peuples contre lesquels il combattoit, étoient beaucoup plus
valeureux que des Milanois & des Napolitains. Mais aussi la puissance de la
république Romaine n'étoit-elle pas infiniment plus considérable que ne l'est
aujourd'hui celle des François? Un consul Romain voyoit autant de rois dans son
antichambre, qu'un ministre d'état François voit de ducs & pairs dans la
sienne.
César fut sans doute plus grand dans les guerres civiles que dans celle des
Gaules. Lorsqu'il eut Pompée pour adversaire, & la plus grande partie de la
république contre lui, il eut besoin de toute sa prudence & de toute sa
valeur pour dompter ses ennemis. Je conviens qu'alors l'avantage fut égal des
deux côtés, & qu'il ne dût ses victoires qu'à lui-même. Mais, quelque
célébre que soit la bataille de Pharsale, il est moins difficile de se rendre
maître de l'univers, quand on est secouru & appuyé par la moitié de cet
univers, que de s'emparer d'un royaume aux yeux de l'Europe entière; & cela
sans autre secours que ceux d'une république, dont l'état entier n'est pas aussi
grand qu'une seule des provinces d'un monarque puissant & victorieux,
intéressé à s'opposer à cette conquête. Qu'on examine les choses sans
partialité.
Qu'on regarde Guillaume III, abordant en Angleterre, & s'y faisant
reconnoître souverain de trois royaumes; qu'on l'accompagne ensuite en Irlande,
domptant la foudre à la main les révoltés; qu'on le considere, conservant,
malgré ses ennemis, les états dont il s'étoit rendu maître, & mourant enfin,
sur le trône où sa valeur l'avoit conduit, aimé de ses bons sujets, redouté de
ses ennemis, & admiré de la plûpart des souverains: l'on avouera que ce
prince ne fut point inférieur au vainqueur des Gaules & de Pompée.
Ce n'est pas seulement, mon cher Isaac, chez les généraux & chez les
princes qu'on trouve cette égalité que je crois être parmi les grands-hommes
anciens & modernes.
[Pages f300 & f301]
On découvre dans tous les siécles des héros de toutes les espéces; & les
Romains n'ont eu aucun illustre personnage dans quelque état qu'il ait vécu,
auquel on ne puisse en comparer quelqu'un mort dans ces derniers siécles. Les
historiens Latins parlent de la clémence, de la probité, de la bonne foi de
quelques généraux qui, aux vertus guerrieres joignoient celles qui font
l'essence du sage & du véritable philosophe. Bayard, illustre chevalier
François, qui vécut sous Louis XII & sous François I, égala la probité des
Cantons, la valeur des Coriolans, l'intrépidité des Coclès, la grandeur d'ame
des Scévolas, & la retenue des Scipions.
Je ne te parle point ici, mon cher Isaac, d'aucun des faits guerriers de ce
héros. Tu les auras sans doute lus dans les histoires des rois qu'il a suivis.
Je me contenterai donc de rapporter un seul trait qui regarde ses vertus
morales. En revenant de l'armée d'Italie, il s'arrêta quelque-tems à Grenoble
chez un de ses parens; & voulant se voulait se délasser des fatigues de la
guerre, il ordonna à son valet-de-chambre de lui chercher quelque fille
complaisante, avec laquelle il pût passer une nuit. Ce domestique, pour
s'acquitter des ordres de son maître, s'adressa à une femme de condition, mais
pauvre, qui, forcée par la misère, consentit de livrer sa fille, âgée de seize
ou dix-sept ans, moyennant une certaine somme qu'on lui donneroit. Ce ne fut
qu'avec une peine infinie que cette mere vint à bout de résoudre sa fille à
consentir au marché qu'elle avoit conclu. Enfin soit par crainte, soit par
nécessité, cette jeune victime se rendit à l'entrée de la nuit dans le logis du
chevalier Bayard, qui fut bien surpris de voir une jeune personne, belle comme
l'amour, se jetter à ses pieds & les arroser de ses larmes. Quel chagrin
avez vous, Mademoiselle? lui dit-il; je comptois de vous trouver plus
disposée à rire qu'à pleurer. Hélas! Monsieur, répondit la jeune fille,
je n'ignore point pourquoi ma mere m'envoye ici. La misere la force à faire
une action indigne d'elle; & je suis obligée de lui obéir. Mais le ciel
m'est témoin que je souhaite la mort, & que je m'estimerois heureuse, si
depuis longtems elle avoit fini mes jours.
[Pages f302 & f303]
Bayard, touché des pleurs de cette jeune personne, l'assura qu'elle n'avoit
rien à craindre, & qu'elle auroit lieu de se louer de sa façon d'agir. A
Dieu ne plaise, lui dit-il, que j'ôte l'honneur à une personne à qui il
est aussi cher. Je veux même travailler à le mettre pour toujours à l'abri des
attaques de la misére. Alors il envoya chercher la mere de cette fille,
& la lui présentant: Voilà, lui dit-il, quatre cens écus pour
marier votre fille, & cent que je vous donne encore pour lui acheter des
habits. Le ciel m'est témoin que je voudrois faire davantage pour elle si je le
pouvois. Songez donc à la marier au plutôt; & tâchez par son établissement
de réparer le tort que vous vouliez lui faire aujourd'hui.
Qu'on parcoure, mon cher Isaac, les actions les plus belles & les plus
généreuses qu'on loue si fort chez les anciens, je doute fort qu'on en trouve
beaucoup de plus belles. Combien y a-t'il de faits dignes de l'estime de la
postérité, qui sont arrivés dans notre siécle, & qui resteront inconnus,
parce qu'ils n'auront point été insérés dans quelques livres? Si nos neveux
admirent plus les autres siécles que le nôtre, ce ne sera pas la faute d'un
nombre de gens sages & vertueux, qui vivent aujourd'hui, mais celle des
historiens & de tous les différens auteurs en général, qui aiment mieux
farcir leurs ouvrages de cent rapsodies inutiles, que de quelques histoires
instructives.
Je finirai ma lettre, mon cher Isaac, par une pareille avanture, arrivée de
nos jours à un illustre cardinal Allemand, mort depuis peu d'années. Il
demeuroit ordinairement à Rome, & les pauvres le regardoient comme leur
pere; la plus grande partie de ses revenus étant employée pour leur soulagement.
Une vieille femme éprouva particuliérement jusqu'où alloit la générosité de ce
respectable pontife. Elle étoit persécutée par un bourgeois Romain, auquel elle
devoit quinze écus qu'elle ne pouvoit payer. Ce créancier la menaçoit souvent de
la faire mettre en prison: elle demandoit toujours quelque nouveau délai; &
lorsque le tems étoit échu, elle se trouvoit encore dans l'impuissance de
s'acquiter. Un jour qu'elle alloit chez ce bourgeois tâcher d'obtenir encore une
semaine, sa fille jeune & belle l'accompagnoit. Aussitôt le vicieux Italien
jetta les yeux sur ce tendron, se sentit émû, & proposa à la mere de la
tenir quitte de la dette si elle vouloit qu'il couchât avec sa fille.
[Pages f304 & f305]
La pauvre indigente consentit à conclure ce marché, au cas qu'au bout de huit
jours elle n'apportât point l'argent. Pendant ce tems, elle pleura & gémit;
mais cela ne fit point venir les quinze écus. Enfin il ne restoit plus qu'un
jour, & il falloit, ou aller en prison, ou livrer sa fille. Dans cette
extrémité, elle se résolut d'avoir recours au cardinal, de la générosité duquel
elle entendoit tant de pauvres se louer. Elle alla se jetter à ses pieds, &
lui avoua la triste situation dans laquelle elle se trouvoit. Le cardinal lui
donna un ordre par écrit, pour prendre soixante écus chez son trésorier. La
bonne femme ignoroit ce qu'il y avoit dans le billet qu'elle portoit. Elle ne
sçavoit point lire, & fut fort surprise, lorsqu'on lui compta soixante écus.
Elle ne voulut jamais les accepter, disant qu'il falloit que son éminence se fût
trompée, & qu'elle n'avoit demandé que quinze écus. Le trésorier qui payoit
tous les jours un nombre de pareils billets donnés à des pauvres, ne voulut
point recevoir le billet que la femme ne prit la somme entiere: mais il fut
impossible de l'y obliger. Elle retourna chez le cardinal, & lui rendant son
ordre, Monseigneur, lui dit-elle, votre éminence s'est trompée: elle a
écrit soixante écus, au lieu de quinze. Votre trésorier ne veut recevoir le
billet qu'à condition que je prendrai cet argent. Il n'a jamais voulu me donner
simplement ce que je vous avois demandé. Le cardinal admirant la probité de
cette pauvre femme la récompensa libéralement. Vous avez raison, lui
dit-il, je me suis trompé; au lieu de soixante, je voulois mettre cinq cens.
Allez ma bonne femme, ne vous donnez plus la peine de revenir, & employez
cet argent à marier votre fille.
Je ne sçais, mon cher Isaac, laquelle des deux actions est la plus belle, ou
celle du cardinal, ou celle de la femme. Si cette avanture étoit arrivée chez
les anciens Romains, Tite-Live, Florus, Tacite, Suétone, Valere-Maxime
l'auroient insérée dans leurs ouvrages, & peut-être qu'aucun historien
moderne n'en dira jamais un seul mot.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, vis content & heureux: & rends
toujours justice aux actions généreuses que tu découvriras.
De Londres, ce...
***
[Pages f306 & f307]
LETTRE CLXXVI.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Les catastrophes étonnantes, mon cher Brito, qu'on voit si souvent arriver en
Afrique, & les fins tragiques des princes Algériens dont tu m'as parlé dans
tes dernieres lettres, m'ont fait réfléchir au sort funeste de plusieurs
souverains Européens, qui sembloient par toutes sortes de raisons, devoir être à
l'abri de ces cruels revers de la fortune. Leurs malheurs ont été d'autant plus
grands qu'il étoit impossible qu'ils eussent jamais songé à se préparer dans
leur constance un secours contre le destin fatal qui les accabloit tout-à-coup,
& en cela ils étoient beaucoup plus malheureux que les princes Africains.
Lorsqu'un roi d'Alger est couronné, ordinairement la mort de son prédécesseur
lui apprend par avance quelle sera la sienne; ou du moins, lui fournit-elle une
vaste matiere à réfléchir sur l'instabilité des grandeurs humaines. Mais un
monarque François, un souverain Allemand, ne voyent, en montant sur le trône,
que la gloire qui l'environne: ils pensent même que la foudre ne sçauroit les en
faire descendre. Cependant, malgré la présomption de ces rois enivrés d'orgueil
& de vanité, combien ne s'en trouve-t'il pas parmi eux qui du faîte du
bonheur & de la gloire, sont enfin tombés dans un abîme d'infortunes?
Quelques-uns d'entr'eux ont été traités avec autant d'ignominie que les plus
grands scélérats; & le souvenir des maux qu'ils ont soufferts, épouvante
encore aujourd'hui ceux qui parcourent les histoires funestes de la chute &
de la fin tragique de quantité de souverains.
Sans rappeller les malheurs de tant de princes & de grands hommes, que
l'histoire ancienne a conservés jusqu'à nous; en laissant-là les Marius, les
Catons, les Régulus, & une infinité d'autres; si l'en s'arrête seulement à
la déplorable fin de Pompée, quel vaste champ de réflexions n'y trouve-t'on
point sur sur l'incertitude du sort des plus grands hommes, quelque pouvoir
& quelque autorité qu'ils ayent?
[Pages f308 & f309]
Pour apprendre à ne se point enorgueillir de son état, un souverain n'a qu'à
considérer Pompée quelque tems avant la bataille de Pharsale. Il le voit le
maître des maîtres du monde, plus absolu dans le sénat qu'un roi ne l'est au
milieu de son conseil privé, commandant une armée nombreuse, & ayant sous
ses ordres une foule de rois. La gloire d'un homme ne sçauroit être plus
brillante. Mais de quel funeste revers n'est-elle pas suivie; & quelle n'est
pas la triste situation de cet illustre Romain, en fuyant des champs de
Pharsale? Il est proscrit, il est abandonné de tous ses alliés, il ne peut
trouver un asyle dans les lieux mêmes où peu de jours auparavant il commandoit,
& il est enfin massacré par de lâches esclaves, par d'infâmes Egyptiens, qui
n'eussent pas osé insulter le dernier des soldats Romains. Dans le tems qu'on
lui donne la mort, les amis qui lui restent au lieu de songer à le secourir, ne
sont occupés que de leur crainte, ne pensent pas même à le plaindre, & ne
songent qu'à se sauver. (1)
[(1) Constabat eos qui occidentem vulneribus Cn. Pompeium vidissent, a cum
in illo ipso accerbissimo miserrimoque spectaculo sibi timerent, quod se classe
hostium circumsusos viderent, nihil tum aliud egisse nisi ut remiges
hortarentur, & ut salutem adipiscerentur fuga, posteaquam Tyrum venissent,
tum adflictari lamentarique caepisse. Cicero, orat. ad Brutum. cap. VII.]
Quelle funeste fin, mon cher Brito! Quel terrible exemple des caprices de la
fortune! Quel est le mortel qui eût pu croire, lorsque Pompée montoit au
Capitole en triomphe, qu'un jour ce héros, l'admiration de l'univers, seroit
condamné à la mort par quelques misérables Egyptiens? un homme, qui auroit
prédit une pareille chose, n'eût-il il pas passé pour un insensé?
Ce n'est pas seulement chez les anciens, mon cher Brito, qu'on trouve de
pareilles catastrophes. Ces derniers tems n'en fournissent que trop: les
histoires modernes en sont remplies; elles ont même quelque chose de plus
affreux. Dans la mort de Pompée, il n'y a rien d'infamant: on peut la regarder
comme une suite des malheurs de la guerre. Mais depuis quelques siécles il n'est
aucun royaume en Europe, même les plus policés, qui ne fournissent quelque
funeste tragédie, accompagnée même de circonstances qui étonnent ceux qui sont
les plus accoutumés à méditer sur l'inconstance de la fortune.
[Pages f310 & f311]
Avant de venir aux nations les plus civilisées, arrêtons-nous, mon cher
Brito, pour quelque tems à Constantinople. Regardons le malheureux Osman,
promené dans toutes les rues, attaché sur un âne, & essuyant les injures les
plus atroces d'une populace effrénée, & d'une milice insolente. Ces mêmes
janissaires, qui crachoient au visage d'Osman, ne lui parloient deux jours
auparavant que prosternés à ses pieds, & n'osoient lever les yeux vers lui.
Qui eût pu se figurer qu'un empereur, né du sang Ottoman, si respectable aux
Turcs, si cher à leurs soldats, souffriroit des affronts auxquels un nazaréen,
condamné à la mort pour des crimes énormes, ne fut jamais exposé? Je suis
certain, mon cher Brito, que ceux qui outragerent si indignement le sultan
Osman, loin de penser un mois avant leur révolte que cela pût jamais arriver,
auroient tué quiconque leur auroit proposé de se porter à ces excès. Que les
janissaires détrônent un empereur, qu'ils sacrifient sa vie à son successeur, la
chose est ordinaire & ne doit pas surprendre. Mais que ces mêmes janissaires
insultent le sang & le nom Ottoman; qu'ils ne rendent pas toutes sortes
d'honneurs au corps du Prince qu'ils viennent de priver de la vie; qu'ils
l'exposent à la risée du peuple, avant de le livrer aux muets armés du fatal
cordon: c'est-là une des choses les plus extraordinaires, & qui prouve
jusqu'à quel point peuvent aller les caprices de la fortune.
Le sort de Bajazet, quelque cruel qu'il ait été, n'a rien d'aussi frappant
que celui d'Osman. Ce premier subit le sort que lui impose un ennemi superbe
& vainqueur. Quoiqu'il ne dût point s'attendre à être traité aussi
indignement qu'il le fut, rien ne le rassuroit contre la vengeance de Tamerlan.
L'autre au contraire avoit pour lui la coutume, les préjugés, la superstition,
la raison & l'équité; tout cela ne put le garantir.
Il seroit à souhaiter,mon cher Brito, que les infortunes qui sont arrivées à
plusieurs princes, eussent produit autant d'effet sur les esprits de leurs
successeurs, que celles de Bajazet en ont fait sur ceux des princes Ottomans.
Combien d'abus n'y auroit-il pas de moins en Europe?
[Pages f312 & f313]
Au lieu que les empereurs Turcs, par une honte fausse & ridicule, ont
cessé de se marier, afin d'éviter que le sang Ottoman pût jamais recevoir
l'affront qu'essuia ce prince, lorsqu'étant enfermé dans une cage de fer,
Tamerlan se faisoit servir en sa présence par ses femmes toutes nues: au lieu,
dis-je, de vouloir prévenir des choses qui n'arrivent jamais qu'une seule fois,
& d'empêcher un mal imaginaire par un réel, les souverains Européens
auroient fait des loix, qui défendroient à leurs successeurs d'empiéter sur les
droits de leurs sujets, qui leur ordonneroient de regarder leur peuple comme un
pere de famille regarde ses enfans. Les fins tragiques de plusieurs monarques
nazaréens leur auroient assez fourni de raisons pour établir ces régles,
également utiles à la sureté des souverains & à la tranquillité des sujets.
Lorsque j'examine, mon cher Brito, la mort déplorable de plusieurs princes
nazaréens, & de quelques princesses de la même religion, j'en suis encore
plus étonné que des sorts de Bajazet & d'Osman. Les actions cruelles &
barbares peuvent aisément arriver chez des peuples sujets à de perpétuelles
révolutions, qui ne suivent que leurs premiers caprices & leurs mouvemens.
Mais que parmi des nations polies, qui font profession de suivre les régles de
la raison, on ait vû tant de souverains périr d'une maniere ignominieuse, c'est
ce que j'ai peine à comprendre, & ce qui doit fournir une ample matiere de
réflexions à quiconque étudie la conduite des hommes.
La premiere mort funeste qui s'offre dans ce moment à mon esprit, est celle
de Brunehaud, reine de France. Je ne déciderai point si cette princesse fut
véritablement coupable de tous les crimes énormes qu'on lui impute. De grands
écrivains ont voulu la justifier dans le siécle passé: & ce qui semble les
autoriser dans leur opinion, ce sont les éloges qu'un célébre pontife Romain (1)
a donnés à cette reine, dont il élevé la piété jusqu'au ciel.
[(1) Grégoire le Grand.]
Quoiqu'il en soit, quelque condamnable qu'eût été sa conduite, on devoit,
dans la punition qu'on lui fit souffrir, respecter son rang, sa naissance &
considérer dans sa personne celle des autres souverains. La bienséance, la
raison, la dignité du trône, exigent qu'on mette une différence infinie entre la
punition d'une reine & celle d'un assassin ou d'un voleur de grand chemin.
[Pages f314 & f315]
Cependant on n'a pas traité si cruellement Cartouche & le jésuite
Guignard, que l'infortunée Brunehaud. «Elle fut condamnée, dit un historien
célebre (1) d'être tourmentée trois jours de suite à huis clos, puis
conduite sur un chameau par tout le camp, non tant afin que son armée fût
spectatrice de sa misere, que pour lui servir en sa misere d'opprobre, moquerie
& illusion. Et finalement elle fut attachée par les bras & les cheveux à
la queue d'un cheval fougueux, & traînée par les voiries jusqu'à la fin de
sa vie. Ainsi jugé, & aussitôt en tout & partout exécuté; & cette
princesse ainsi liée, au premier coup d'éperon donné au cheval, elle eut la tête
écervellée; de-là, sans conduite de frein, traînée par haliers, hayes, buissons,
broussailles & rochers, son corps déchiré & mis en piéces, de telle
sorte qu'à peine en resta-t'il la carcasse.» Quel sort, mon cher Brito, pour une
reine de France! Quel exemple terrible de la justice du ciel! Et quelle leçon
pour les grands, que le supplice ignominieux de cette princesse!
[(1) Pasquier, Recherches de la France, livre X, chap XIX, pag. 957.]
Le destin de Jeanne, reine de Naples, fut aussi funeste que celui de cette
princesse. Ayant été assiégée dans le fort de Chateau-neuf par Charles Durazzo,
cousin du roi de Hongrie, elle se rendit sa prisonniere, ne doutant pas qu'il
n'eut pour elle les égards qu'on devoit à son rang & à sa naissance. Mais
elle fut bien trompée; car ce général, par ordre du roi Louis, la fit pendre
& étrangler dans le même endroit où elle avoit fait étrangler le roi André,
un des quatre maris qu'elle avoit épousés. On employa pour cette cruelle
exécution un cordon de soie, comme elle avoit ordonné qu'on s'en servît pour
donner la mort à son époux. Le supplice de cette reine fut une juste
punition de ses désordres & de sa cruauté, & doit servir d'exemple aux
Princes, qui, enivrés de leur grandeur & de leur pouvoir, s'imaginent que le
trône peut les garantir de la vengeance céleste.
Les deux princesses, mon cher Brito, dont je viens de te rappeller les
malheurs, trouvent aujourd'hui peu de gens qui les plaignent de la rigueur dont
on usa envers elles.
[Pages f316 & f317]
Comme on les accuse de s'être souillées de plusieurs forfaits, la honte de
leurs actions diminue de beaucoup l'horreur que l'on a pour ceux qui ont flétri
la majesté de tous les souverains, & manqué aux bienséances les plus
essentielles. Mais que doit-on penser de gens qui ont fait périr sur un
échaffaut des princes & des princesses, dont la vertu, la bonté & la
probité étoient reconnues de toute l'Europe? Avec quelle surprise un philosophe,
un sage ne considére-t'il point la sage & infortunée Jeanne Gray, perdant la
tête sur un échafaud sans être coupable d'autre crime que de la révolte & de
l'ambition de ses orgueilleux parens?
Charles I, roi d'Angleterre, fut aussi malheureux sans être aussi innocent.
Ce prince, si adoré pendant quelque tems des Anglois qui firent couper le nez
& les oreilles à un théologien insolent, qui avoit écrit quelque chose
contre le respect qu'on devoit à sa personne, périt sur un échafaud à la vue de
ce même peuple qui l'adoroit peu de tems auparavant. Il fut conduit sur cet
échafaud par un homme d'une condition médiocre, qui s'étant élevé insensiblement
aux plus grandes charges, osa prendre enfin l'auguste nom de protecteur de la
nation Angloise; titre, selon moi, cent fois plus grand, plus expressif &
plus magnifique que celui de roi & d'empereur.
Quel exemple, mon cher Brito, des décrets de la providence! Et combien les
rois ne devroient-ils point en être touchés! Au lieu des fables & des
histoires galantes que les princes font ordinairement peindre dans leurs
galeries, je voudrois qu'ils y fissent représenter l'histoire des malheurs de
Charles I. & que sous ce tableau, pour leur instruction & celle de leurs
successeurs, ils fissent mettre cette utile inscription: ROIS DE LA TERRE,
APPRENEZ PAR CET EXEMPLE TERRIBLE, QUE VOTRE RANG ET VOTRE GRANDEUR NE VOUS
METTENT POINT A L'ABRI DES PLUS CRUELS REVERS. CELUI QUI VOUS DONNA LE SCEPTRE,
PEUT VOUS L'OTER DANS UN INSTANT. SANS LUI QUE POUVEZ-VOUS? VOUS N'ETES QUE DES
VERS DE TERRE, A QUI ON A ACCORDÉ QUELQUE POUVOIR SUR D'AUTRES SEMBLABLES VERS.
PRIEZ DONC CELUI, PAR LA PUISSANCE DE QUI VOUS EXISTEZ, QU'IL VEUILLE BIEN VOUS
DONNER LES MOYENS DE SUIVRE TOUJOURS LES REGLES DE LA JUSTICE, AFIN DE GARANTIR
VOS PEUPLES DE L'ESPRIT DE VERTIGE, DE REVOLTE, ET DE PERVERSION.
[Pages f318 & f319]
Je crois, mon cher Brito, qu'une pareille inscription seroit encore plus
utile que celle qu'on voit en France dans tous les tribunaux de justice: DISCITE
JUSTITIAM MONITI, ET NON TEMNERE DIVOS. (1)
[(1) Virgil. Aeneid, Lib. VI.]
Ce n'est pas, mon cher Brito, qu'en désapprouvant la cruauté des peuples sur
leurs souverains, je prétende autoriser l'injustice & la tyrannie des
souverains sur leurs peuples. Dieu me préserve d'un tel excès. Je voudrois
seulement qu'ils se rendissent mutuellement justice, & qu'on ne confondît
point dans les rois les vertus avec les vices. Quand je lis les grandes actions
d'Alexandre, je le loue comme le mérite un illustre conquérant. Mais quand je
jette les yeux sur le meurtre de Clitus, je me sens saisi de cette indignation
qu'inspirent les assassins. Je ne vois plus Alexandre: je n'apperçois qu'un
furieux. Les grandes actions des héros & des héroïnes ne doivent point faire
adopter leurs défauts & leurs crimes comme des vertus & de bonnes
qualités.
Porte-toi bien, mon cher Brito: vis content & heureux; & détestant
ceux qui fomentent les meurtres & les révoltes, crains toujours très
respectueusement le Dieu d'Israël.
De Londres, ce...
***
[Pages f320 & f321]
LETTRE CLXXVII.
Aaron Monceca,à Isaac Onis, Caraïte, autrefois Rabbin de Constantinople.
Toujours attentif, mon cher Isaac, à m'instruire le plus qu'il m'est possible
des moeurs & de la façon de parler des Anglois, j'examine avec soin leurs
moindres actions, & j'écoute attentivement tous leurs discours, quelque
indifférens qu'ils paroissent. J'ai fait connoissance avec deux Anglois qui
viennent de faire un voyage en France & en Italie: & comme ils sont d'un
caractère bien différent, je compare avec plaisir les relations différentes de
leurs avantures, & des choses qui les ont le plus vivement frappés. Le
premier est un homme sage & discret, regardant tous les peuples comme freres
& nés dans la même patrie, plaignant ceux qui sont en proie à la
superstition sans les mépriser, & accusant de leurs erreurs la force des
préjugés & le malheur des situations, plutôt que la foiblesse de leur génie.
Le second au contraire est un véritable Anglois, n'approuvant que ce qu'il voit
à Londres, haïssant toutes les nations étrangères, & ne se contentant pas
des louanges qui sont dues aux grands-hommes & aux illustres écrivains que
l'Angleterre a produits; mais croyant que hors de sa patrie, il ne peut y avoir
ni bons généraux ni savans auteurs: comme si la valeur & l'esprit étoient
uniquement le partage des Anglois, & que Dieu ne créât les hommes dans les
autres pays seulement qu'avec trois sens de nature.
Je demandois l'autre jour à ce voyageur si prévenu en faveur de sa patrie,
quelles étoient les raisons qui l'avoient porté à parcourir les pays étrangers.
«Qu'êtes-vous allé faire, lui dis-je, en Italie & en France? Pourquoi vous
être donné la peine de traverser tant de pays inutilement pour ne rien voir qui
pût vous être utile? Si vous n'aviez envie que de considérer des maisons, des
forêts, des montagnes & des rivieres, vous pouviez trouver tout cela en
Angleterre, sans courir si loin.
[Pages f322 & f323]
«J'ai été en Italie, me répondit-il, pour voir l'opéra à Venise, & la
publication du jubilé à Rome.
Comment, repliquai-je, vous avez fait plus
de cinq cens lieues pour entendre chanter une femmelette, & pour être le
témoin de quelques cérémonies puériles, que vous tournez le premier en ridicule,
& vous n'avez pas daigné vous informer si dans tant de villes que vous avez
traversées, il n'y avoit pas quelque philosophe, quelqu'homme sensé qui méritât
votre visite, & des sages entretiens duquel vous eussiez pû profiter?
Combien n'y a-t'il pas dans cette Italie, où vous n'avez vû que des prêtres
habillés grotesquement grimacer devant des autels de marbre, où vous n'avez
entendu que des femmes & des demi-hommes chanter sur un théâtre; combien n'y
a-t'il pas d'habiles mathématiciens, d'illustres géometres & de grands
physiciens, en un mot d'excellens philosophes, qui auroient pû vous tenir des
discours bien plus flatteurs pour l'ame & pour l'esprit, que les sons
attrayans, mais passagers, de la voix de la Faustine & de la Cossoni? Je ne
m'étonnerois point qu'un homme qui cherche à s'instruire, qu'un Anglois
passionné de cultiver son génie, partît de Londres pour aller à la Chine étudier
la philosophie de Confucius. Mais qu'on parcoure comme un fou pendant deux ou
trois ans une partie de l'Europe pour voir des portiques, des colonnes, pour
ouir des Musiciens, & qu'on ignore entiérement les habiles gens qui se
trouvent dans les pays où l'on voyage; que de retour chez soi, l'on méprise des
hommes illustres qu'on n'a point connus; qu'on juge de la science d'Algaroli par
les chants d'une actrice d'opéra, du mérite du marquis Mafféï par la façade du
palais de S. Marc, des vastes connoissances de quelques antiquaires Romains par
les bénédictions du souverain pontife, & par l'avarice & la luxure des
prélats de sa suite: c'est-là une chose qui me paroît toujours plus
extraordinaire, sur-tout dans un Anglois qui se pique de réfléchir.
«Je vous prie, poursuivis-je, dites-moi ce qui vous a conduit en France. Les
motifs qui ont déterminé votre voyage dans ce pays-là, sont-ils aussi frivoles
que ceux qui vous ont fait aller en Italie?
[Pages f324 & f325]
«J'ai été, me répondit l'Anglois, voir la France parce que tous les gens
d'une certaine distinction font ce voyage. Il faut bien suivre la mode. Au
reste, quoi que je me sois amusé à Paris, je n'y ai rien vû qui m'ait fait
concevoir une grande opinion du génie des François. Tous ceux à qui j'entendois
dans le monde accorder de l'esprit, étoient des petits-maîtres superficiels, qui
disoient quelques plaisanteries, ou plutôt quelques polissonneries, assaisonnées
de quelques saillies vives. Ce n'est pas là ce que nous appellons esprit
en Angleterre: il faut que la vivacité soit soutenue par la raison & par de
sages réflexions.
«Voilà donc, repliquai-je, votre jugement sur la nation Françoise? Et vous le
fondez sur les connoissances que vous ont données ceux que vous avez fréquentés
à Paris? Dites-moi, poursuivis-je, connoissez-vous Fontenelle, le président de
Montesquiou, Voltaire? Avez-vous vû quelquefois Cassini, Maupertuis? Ces
derniers passent pour avoir quelque chose de plus que de l'esprit? Non, reprit
l'Anglois, vous me parlez là de gens qui me sont entièrement inconnus. Il faut
qu'ils n'aillent point à l'opéra: du moins ne les y ai-je jamais entendu nommer
dans l'amphithéâtre, & encore moins dans les chaufoirs: je n'en ai oui faire
aucune mention à l'hôtel de Gêvres, ni chez la marquise de ***, ni chez la
comtesse du * * *, ni aux promenades publiques. Où vouliez-vous donc que je
pusse les connoître? Partout ailleurs, répondis-je, que dans les endroits que
vous me nommez. Vous les auriez rencontrés aisément dans les assemblées de gens
de lettres, dans les académies, chez les sçavans illustres, dans les maisons
religieuses où l'on cultive les sciences, &c. Que penseriez-vous de moi, si
lorsque je serai retourné à Constantinople, je jugeois du mérite de la nation
Angloise par les gens que j'ai vus dans les caffés, par quelques auteurs du
dernier ordre, & par quelques politiques impertinens qui fondent les projets
ridicules qu'ils inventent sur la bonne opinion qu'ils ont d'eux-mêmes & de
leurs compatriotes? Ne croiriez-vous pas que je suis, ou fou ou stupide, si vous
me rencontriez dans la place de l'Atmeidan (1), & que vous m'entendissiez
parler ainsi à quelque Turc?
[(1) C'est l'ancien Hippodrome.]
[Pages f326 & f327]
«Londres, où j'ai resté six mois, est une ville remplie de glorieux
insensés, dont la principale manie est de se figurer qu'il n'y a qu'eux qui
soient de véritables hommes. L'occupation de ces gens, attaqués d'une aussi
bizarre maladie que celle-là, est de cabaler contre le ministere. Ils parlent
sans cesse des gouvernemens de l'ancienne Grece: & tel d'entr'eux qui ne
connoît pas ce qui se passe chez lui, dispute incessamment sur les loix de Solon
& de Lycurgue, & cite à tort & à travers les coutumes d'Athènes
& de Lacédémone. Tel autre qui n'entend pas un seul mot de françois,
condamne tous les auteurs qui ont écrit dans cette langue & traite
insolemment Moliere de sot, Racine de rimailleur & Bourdaloue de vrai
bavard. Quelques uns qui croient peut-être la lune dix fois plus grande que les
étoiles fixes donnent à Descartes le titre de rêveur: & il en est même
plusieurs qui agitent si un François peut penser sensément. Cependant ces gens
si vains & si présomptueux, n'ont eux-mêmes aucun bon auteur.
«Je suis certain, continuai-je, que si vous m'entendiez tenir un pareil
discours, vous ne pourriez vous vous empêcher de me demander sur quel fondement
je fais de la nation Angloise un portrait si faux & si ridicule? Seriez-vous
fort content lorsque je vous répondrois: je juge des Anglois par les discours
que j'ai entendu faire dans les caffés, dans les cabarets, & dans les lieux
publics. Hé quoi! Monsieur, repliqueriez-vous, vous n'avez pas pris de meilleurs
mémoires dans vos voyages? J'ose vous dire que vous avez perdu vos peines, &
vos soins: autant vaudroit-il que vous eussiez resté chez vous. Lorsque vous
étiez en Angleterre, Locke & Newton vivoient-ils encore? Les avez-vous
connus? Avez-vous parlé à tant d'illustres savans qui demeurent dans Londres?
Connoissez-vous Tindal, Pope, Gordon, &c. C'est par des gens de cette sorte,
qu'il faut juger du mérite d'une nation, & non pas par un tas de grimauds,
dont tous les pays sont également surchargés.»
[Pages f328 & f329]
Mes discours, mon cher Isaac, n'ont pû faire changer d'opinion à cet Anglois
entêté: ses préjugés outrés en faveur de sa patrie, opposoient une barriere
insurmontable, que les raisons les plus évidentes ne purent renverser; &
tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut d'accorder quelque mérite aux nations
étrangeres. mais si foible en comparaison de celui dont l'Angloise est
abondamment pourvue, qu'en vérité il y a toujours, selon lui, plus de différence
en ce monde entre un François, un Italien, ou un Allemand & un Anglois, que
les jansénistes n'en mettent dans l'autre entre saint Augustin & le
patriarche des Jésuites.
J'ai parlé plusieurs fois avec le voyageur sensé de la prévention de son
compatriote. Comme il est sage & prudent, il déplore son aveuglément, &
parle en homme désinteressé des défauts & des vertus des nations qu'il a
connues. «L'Italie, m'a-t'il dit, est un pays qui n'offre d'abord aux yeux que
le luxe, la débauche & la superstition. Il semble qu'un philosophe ne puisse
y rien trouver digne de son estime & de son attention. Cependant lorsqu'il
agit d'une maniere prudente & retenue, qu'il cherche à faire connoissance
avec les gens de lettres, il en trouve un nombre d'habiles dont les noms ne sont
point aussi connus que ceux de bien d'autres sçavans; parce qu'ils sont
contraints de garder le silence, & qu'il ne leur est permis de sçavoir que
pour eux. Si l'on abolissoit aujourd'hui l'inquisition en Italie, demain l'on
verroit paroître un nombre infini d'ouvrages excellens, & qui ne seroient
point inférieurs à ceux qu'ont produits les autres nations. Je regarde un homme
de lettres comme un oranger; si l'on plante cet arbre dans une caisse, il sera
contraint, & ne produira que des fruits d'une médiocre grosseur. S'il est au
contraire en pleine terre, il en portera d'infiniment plus beaux. Il y auroit en
Italie dix historiens tels que Fra-Paolo, si l'on eût écrit à Rome, à Naples
& à Florence, aussi librement qu'à Venise. Un voyageur qui veut s'instruire,
doit chercher à déterrer les savants qui sont obligés de cacher une partie de
leur mérite, & juger de ce qu'ils pourroient être par ce qu'il leur est
permis de paroître.
[Pages f330 & f331]
«Quant à la débauche outrée qu'on reproche aux Italiens, je conviens qu'il
est difficile de n'en être pas indigné. On voit toujours avec une surprise
nouvelle des lieux infâmes, protégés par le magistrat dans une ville qui porte
le nom deSainte; & c'est-là un préjugé bien grand contre la vertu
& la pudeur de ces mêmes magistrats. Le peuple, a dit un sage payen,
se conduit toujours d'une maniere modeste dans les républiques où ceux qui
gouvernent craignent l'infâmie. (1) On punit à Rome un homme qui dit que la
pantoufle du pape n'est pas bénite; & on y souffre qu'une femme se prostitue
publiquement, & qu'elle paye un tribut qui lui acquiert le droit de mettre
ses débauches à couvert de l'autorité du prince.»
[(1) Malis(t)a s(ô)phroneï o dêmos, epou ton logon mallon, eï
politeuomenoi dedoïkasi (lacune) ê ton nomon.*
[*(Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération
du texte grec de l'ouvrage original)]
Ibi demum populus modestè se gerit, ubi qui Rempublicam gubernant,
infamiam potius quam leges verentur. Septem sapientum, & eorum qui iis
connu connumerantur, Apophteg. & Praecepta, P. 8.
La façon sage & désintéressée dont me parloit cet Anglois sur les
Italiens, me fit naître, mon cher Isaac, la curiosité de lui demander ce qu'il
pensoit des François. «Ils ont, me répondit-il, de grandes qualités, mais ils
ont aussi de grands défauts. On les accuse généralement en Angleterre de penser
superficiellement, & d'avoir plus d'esprit que de science. Ce reproche a
quelque chose de réel. Il est certain que parmi le grand nombre d'auteurs dont
la France fourmille, la plupart n'écrivent que des bagatelles & des contes,
des romans & des poësies galantes; & qu'on donne trop libéralement à
Paris le nom de sçavant à un homme qui ne fait que des comédies. Il y a
cependant des génies de la premiere volée & qui ne doivent nullement être
confondus dans cette classe. L'académie des sciences, infiniment supérieure aux
autres académies littéraires du royaume, est généralement composée d'un nombre
d'habiles gens, dont les ouvrages sont des preuves convaincantes qu'il se trouve
en France, ainsi qu'en Angleterre, des personnes d'une vaste pénétration. Il est
vrai que dans certains ouvrages on apperçoit que le génie Anglois atteint où le
François ne pense pas seulement à aller. Il s'éleve jusqu'aux cieux, rompt la
chaîne des préjugés, & dévoile la vérité malgré les cris de la superstition
& les ruses du mensonge.
[Pages f332 & f333]
«Les François jouiroient sans doute du même avantage, s'ils étoient les
maîtres de donner l'essor à leur génie; mais malheureusement pour eux, ils sont
obligés de le tenir captif. Ce n'est pas le moyen de réfléchir qui leur manque,
mais la liberté de le pouvoir faire. Cette gêne les accoutume, pour la plûpart,
à s'occuper de bagatelles: & ce qu'il y a de pis, c'est qu'ils se font
peu-à-peu une habitude de les régarder comme des choses sérieuses, importantes
& nécessaires. Ce défaut leur a acquis chez les étrangers la réputation
d'être superficiels: les asservit despotiquement aux modes nouvelles qu'ils
regardent comme des affaires bien essentielles; leur donne un caractère
d'inconstance & de légereté fort remarquable; & les remplit d'une bonne
opinion d'eux-mêmes, qui ne peut rendre que ridicules ceux qui ne font point
difficulté de s'y livrer.»
Je ne sais, mon cher Isaac, comment tu trouveras les sentimens de cet
Anglois. Mais ils m'ont paru aussi raisonnables que ceux de son compatriote
m'ont semblé ridicules.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, vis content & heureux; & garantis toi
toujours soigneusement des préjugés & de la prévention.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLXXVIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis,Caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.]
Les pontifes Anglicans, mon cher Isaac, ne sont point engagés au célibat
ainsi que les Italiens & les François. Depuis qu'ils se sont séparés de la
communion romaine, ils ont contracté des mariages comme les séculiers; & en
conservant toutes les prérogatives de leur rang, ils ont adouci les rigueurs
& les austérités qui les accompagnent. Cette conduite adroite, politique
& intéressée de ne rien changer à l'ancienne hiérarchie de l'église, a causé
un préjudice très-considérable à la cour de Rome,
Il est certain que si, lorsqu'on établit la réforme en Angleterre, on eût
proposé aux pontifes Anglois de devenir de simples curés, & d'établir les
usages de l'église réformée de Genève, il n'y eût eu aucun d'eux qui ne se fût
révolté contre une innovation qui leur eût été si désavantageuse. Ils se
seroient tous fortement opposés aux nouveaux dogmes qu'on vouloit introduire:
ils eussent excité le peuple sur l'esprit duquel leur caractère leur donne
beaucoup de crédit, à se révolter; & s'ils n'avoient pu entiérement empêcher
l'établissement des nouveaux dogmes, du moins en eussent-ils considérablement
arrêté les progrès.
[Pages f334 & f335]
Les princes, qui secouerent le joug du pontife Romain, se servirent d'un
excellent expédient pour mettre les ecclésiastiques dans leurs intérêts. Ils les
laisserent maîtres des biens dont ils jouissoient: ils ne toucherent point à
leurs priviléges: ils leur permirent d'avoir desfemmes lestes &
fringantes, pour leur aider à manger gracieusement les revenus de leurs
bénéfices. Si l'on eût agi en France de la même maniere, & qu'au lieu de
s'amuser à écrire des invectives contre les pontifes, on leur eût dit: Nous
consentons que vous jouissiez de cinquante mille livres de rente, nous nous
soumettons à vous appeller Messeigneurs,_vous ne perdrez aucun de vos droits
sur votre clergé: consentez à secouer le joug sur lequel vous gémissez, ainsi
que le reste de la nation; & pour prix de votre complaisance, il vous sera
permis de travailler à la procréation des petits évêques futurs,
Et vous pourrez faire une amie,
Fringante_ & de belle
grandeur,
En son esprit non endormie,
En son tétin bonne rondeur,
Douceur,
En coeur,
Langage
Bien sage,
Dansant, chantant par
bons accords,
Et ferme de coeur et de corps. (1)
[(1) Oeuvres de Marot,chanson XXV.]
Si, dis-je, on s'y fût pris ainsi à l'égard des prélats françois,je suis
assuré qu'il n'y en avoit aucun d'entr'eux qui n'eût galamment accepté une
pareille proposition.Hé bien, auroient-ils dit, puisqu'il faut que le
nombre des élus soit accompli, autant vaut-il que des évêques travaillent à le
remplir que de simples particuliers. Mais, à moins que d'avoir perdu le bon
sens, pouvoit-on se figurer de ne pas révolter tout le haut clergé, en voulant
le réduire au simple état de prestolets, ou de chetifs curés de village?
[Pages f336 & f337]
Beze ne l'éprouva que trop au colloque de Poissi. Interrogé par quelques
prélats désabusés sur ce que deviendroient leurs bénéfices s'ils se déclaroient
ouvertement pour sa doctrine, & leur ayant franchement répondu, qu'il
falloit en faire un sacrifice au pied de la croix de Christ, ces prélats
intéressés lui tournerent brusquement le dos; & faute d'avoir été aussi
politique que les réformateurs Anglois, il perdit une si belle occasion de
réformer toute l'église gallicane.
Je ne doute pas que dans les commencemens de la réforme, il n'y ait eû
beaucoup de prélats, que la tentation d'avoir femme & enfans a fait pencher
dans le fond du coeur pour le protestantisme: & s'il n'avoit point fallu se
réduire à l'état de simple ministre en prenant une épouse, il eût été aussi
facile de faire changer de sentimens les évêques en France, qu'il l'a été en
Angleterre. Je suppose, par exemple, que le cardinal de Lorraine eut envie de se
marier. La crainte de perdre les biens immenses dont il jouissoit, ne pouvoit
que l'en détourner: & pour satisfaire en même tems son ambition & sa
volupté, il se fût bien plutôt déterminé à user de la femme de son prochain,
qu'à en prendre une qui n'eût servi qu'à l'appauvrir. Aussi le faisoit-il bien
sans cela: car on sait de lui-même qu'il aimoit extrêmement le déduit, &
qu'il avoit couché avec les plus jolies femmes de la cour; & il en étoit si
peu scrupuleux, qu'il ne fit aucune difficulté de s'en vanter un jour
publiquement à la duchesse de Savoye, dans une de ces occasions où la vivacité
des mouvemens ne laisse aucun lieu de douter de la vérité de ce qu'on avance.
C'est Brantôme qui nous apprend cela avec son enjoûment ordinaire. «Le cardinal
de Lorraine, dit-il, passant une fois par le Piémont, allant à Rome pour le
service du roi son maître, visita le duc & la duchesse. Après avoir assez
entretenu monsieur le duc, il s'en alla trouver madame la duchesse en sa chambre
pour la saluer; & s'approchant d'elle, elle qui étoit la même arrogance du
monde, lui présenta la main pour la baiser: monsieur le cardinal, impatient de
cet affront, s'approcha pour la baiser à la bouche, & elle de se reculer.
[Pages f338 & f339]
«Lui perdant patience, & s'approchant de plus près encore d'elle, la
baisa deux ou trois fois; & quoi qu'elle en fît les cris & exclamations
à la Portugaise & Espagnole, il fallut qu'elle passât par-là.»
Comment, dit-il, est-ce à moi à qui il faut user de cette mine &
façon? Je baise bien la reine ma maîtresse, qui est la plus grande reine du
monde; & vous je ne vous baiserai pas, vous qui n'êtes qu'une petite
duchesse crotée! Et je veux que vous sachiez que j'ai couché avec des dames
aussi belles & d'aussi grande maison que vous. (1)
[(1) Brantôme, Dames Galantes, Tome II, pag. 364.]
Après cela, mon cher Isaac, il est difficile aux plus zélés nazaréens de
soutenir que le cardinal de Lorraine ne se fût point marié, s'il avoit pû le
faire sans s'appauvrir. Il faut ou qu'ils avouent que ce pontife, qu'ils
considérent comme un des plus fermes soutiens de leur religion, fût un homme qui
regardoit l'adultere comme une badinerie, & qui ne croyoit pas devoir
chercher des moyens pour l'éviter? ou qu'ils conviennent que s'il eût pû trouver
quelqu'expédient, sans se ruiner totalement, il en eût sans doute profité: car
son tempérament étoit si violent à cet égard, qu'il falloit absolument qu'il
optât entre le concubinage & le mariage. On sait qu'il étoit agité d'une
espèce de fureur amoureuse; & l'on eût dit que Vénus avoit fait couler dans
ses veines ce funeste poison qui perdit les filles de Minos. «J'ai oui conter,
dit le même auteur que je viens de citer, que quand il arrivoit à la cour
quelque fille ou dame nouvelle qui fût belle, il la venoit aussi-tôt accoster;
& l'arraisonnant, il lui disoit qu'il la voulait dresser de sa main. Quel
dresseur! Je crois que la peine n'y étoit pas si grande comme à dresser quelque
poulain sauvage. Aussi pour lors, disoit-on, qu'il n'y avoit gueres, ou filles
résidentes à la cour, ou fraîchement venues, qui ne fussent débauchées ou
attrapées par la largesse dudit monsieur le cardinal; & peu ou nulles,
sont-elles sorties de cette cour femmes ou filles de bien. Aussi voyoit-on pour
lors leurs robes & grandes garderobes plus pleines de robes, de cottes d'or,
d'argent & de soie, que ne sont aujourd'hui celles de nos reines & de
nos princesses. J'en ai fait l'expérience, pour l'avoir vu deux on trois fois,
en plusieurs qui avoient gagné tout cela;... car leurs peres, meres & maris,
ne leur eussent pû donner en si grande quantité.» (1)
[(1) Brantôme, Dames Galantes, Tome II, pag. 362.]
[Pages f340 & f341]
Il est étonnant, mon cher lsaac, qu'un homme tel que le cardinal de Lorraine,
qui sentoit si bien par lui-même la nécessité du mariage des ecclésiastiques,
& qui étoit un des plus illustres membres de l'assemblée que les pontifes
nazaréens tinrent à Trente au sujet des opinions de Luther & de Calvin,
n'ait pas opiné fortement à mettre un frein à la débauche des prêtres, en leur
permettant de prendre une femme. Comment est-ce qu'un prélat, à qui la cour de
France pouvoit à peine fournir assez de concubines, croyoit qu'un curé retiré
dans son village, avoit assez de force pour ne pas coucher avec sa servante?
On ne peut douter qu'il n'y eût dans l'assemblée de Trente un nombre de
pontifes qui connoissoient par eux-mêmes la nécessité de laisser marier les
ecclésiastiques. Cependant, par une fausse délicatesse & par un entêtement
inexcusable, ils donnerent de nouvelles forces à une coutume qui a depuis
occasionné un nombre infini de crimes, & rendu les prêtres nazaréens
méprisables aux yeux de l'univers.
Les partisans des nouvelles opinions eurent un beau prétexte pour se récrier
contre les ordonnances qui défendoient le mariage aux ecclésiastiques. Le
cardinal del Monté, qui depuis fut fait pape sous le nom de Jules III, & qui
présidoit comme légat au concile de Trente, avoit encore plus de raison pour
prendre une femme légitime, que le cardinal de Lorraine. Car quoiqu'il soutint
que le mariage devoit être très-rigoureusement prohibé aux prêtres & aux
évêques, non-content de s'amuser parfois avec les dames, il usoit du privilége
accordé par les payens aux divinités anciennes, & il avoit un petit
Ganimede, à la vérité beaucoup moins charmant que celui de Jupiter, mais dont il
étoit cependant extrêmement amoureux. Il l'avoit mené avec lui au concile, car
il ne pouvoit se résoudre à s'en séparer. Il y fut pourtant une fois forcé,
ayant été obligé de l'envoyer faire un voyage de quelques jours pour le
rétablissement de sa santé. Lorsque ce bien-aimé revint, le légat conduisit
au-devant de lui la plûpart des peres du concile, qui furent les témoins de ses
transports amoureux, sans que les feux violens & lascifs de leur président
pussent leur faire sentir combien le mariage étoit utile & nécessaire aux
ecclésiastiques.
[Pages f342 & f343]
C'est un célébre historien nazaréen papiste, qui nous apprend ces affreuses
particularités. «Lorsque Jules, dit-il, (1), n'étoit qu'archevêque de
Siponte, & qu'il gouvernoit la ville de Boulogne, il reçut dans sa maison un
jeune enfant natif de Plaisance, dont la naissance n'est jamais venue à la
connoissance du monde. Il le prit en affection, comme si ç'eût été le sien
propre, & le mena à Trente, où il faillit de le perdre par une grande
maladie. Mais l'ayant envoyé, par l'avis des médecins, à Vérone pour changer
d'air, Innocent (c'étoit le nom de ce mignon) y recouvra la santé, & quelque
tems après retourna à Trente. Le jour qu'il devoit y arriver, le légat sortit de
la ville par forme de promenade, accompagné de quantité de prélats, &
l'ayant rencontré, le reçut avec des témoignages excessifs de joie & de
tendresse; ce qui donna bien à parler, soit que ce fût une rencontre fortuite,
ou une chose faite à dessein pour le prendre en chemin.» (2)
[(1) Frà-Paolo, de la traduction d'Amelot. liv. III à l'ann. 1550. pag. 281.
(2)C'est ici un de ces traits qui font crier les bigots contre lesLettres
Juives; mais je leur demande si j'ai inventé le fait dont il s'agit.
Frà-Paolo est mon garant; pourquoi ne puis-je pas rapporter ce qu'il a dit,
& ce que tous les historiens, qui n'ont point été vendus à la cour de Rome,
ont transmis à la postérité, soit qu'ils ayent été catholiques ou protestans?]
Considéres, mon cher Isaac, jusqu'où va la bizarrerie des hommes. Des gens
qui vont en foule à la suite de leur chef recevoir un infâme Giton,
s'opiniâtrent à ne point consentir que de fort honnêtes gens puissent contracter
des mariages légitimes. Pouvoient-ils souhaiter quelque chose de plus fort pour
leur démontrer la mal que cause le célibat des prêtres, que l'aventure qui leur
arrivoit?
Ce cardinal del Monté avoit des obligations très-grandes à un autre pontife
nommé Jules II, qui étoit encore plus âpre à la curée. Il étoit dangereux
de son tems aux jeunes seigneurs de faire le voyage de Rome: ils ne s'en
retournoient point comme ils y étoient allés. Si l'on en croit plusieurs
historiens nazaréens, ce pontife violoit la droit d'hospitalité d'une étrange
maniere.
[Pages f344 & f345]
Il se lit, disent quelques auteurs, en un écrit des théologiens de
Paris, de deux jeunes gentilshommes par lui forcés, que la reine Anne, femme du
roi Louis XII, avoit recommandés au cardinal de Nantes, pour les amener en
Italie. (1) Si le reproche qu'on fait à ce pontife est véritable, il eût
mieux valu aller chez les Tartares que chez les Romains. On ne risquoit chez les
uns que la vie, & l'on perdoit l'honneur chez les autres.
[(1) Legitur in commentario magistrorum Parisiensum de Julio secundo Papâ,
quod duobus nobilissimi generis adolescentibus, quas Anna regina Galliarum
regina Nannentisi cardinali informandos commiserat, & aliis multis,
diabolica rabie (proh facinus!) stuprum intulerit. Wolfus, Lection.
memorabil. Tome II, pag. 21. Duplessis, Mystere d'Iniquité. pag. 58. Voilà un
fait, de la vérité duquel je ne suis point garant. Aaron Monceca a pensé de
même: il s'est contenté de citer les deux auteurs qui en parlent, & n'a
point voulu décider.]
On ne court aucun risque semblable à Londres, mon cher Isaac. Les pontifes
Anglois y ont assez d'affaires dans leur domestique, & ne songent point à
s'égayer ailleurs. Une église à conduire & une femme à contenter, en voilà
plus qu'il n'en faut pour éloigner tous les desirs libertins. Je ne voudrois
pourtant pas jurer que jamais archevêque de Cantorberi n'ait eu de bâtard: mais
cela est inconnu: & la facilité que les ecclésiastiques ont en ce pays
d'avoir des enfans légitimes les empêche d'en souhaiter d'autres. Il paroît
qu'ils ont toujours assez été dans ce goût-là: car lorsque les pontifes
nazaréens consentirent à vivre dans le célibat, plusieurs de ceux qui étoient en
Angleterre ne voulurent pas se soumettre à cette loi. Un certain Geraldus qui a
vécu dans le XII. & XIII. siécles, assure que les pontifes étoient encore
alors mariés dans le pays de Galles. (1) Un auteur plus illustre dit la même
chose des ecclésiastiques de la Bretagne Armorique. (2)
[(1)Voyez le traité de illaudabilibus Walliae, inséré dans l'Anglia
Sacra, Tome II, pag. 450.
(2) Hildebert, évêque du Mans, auteur du XII.
Siécle, cité par Geraldus Cambrensis, epist. LXV, pag. 151 du Tome XXI. de la
bibliotheque des Peres.]
[Pages f346 & f347]
Une chose dont les nazaréens ne sauroient douter, & qui est attestée par
un de leurs principaux docteurs, c'est qu'en Irlande huit pontifes qui s'étoient
succédés les uns aux autres, avoient été mariés tous les huit, dans le temps
qu'ils exerçoient leur pontificat. (1)
[(1)Jam octo extiterunt ante celsum viri uxorati, & absque ordinibus,
litterati tamen. Bernardus, in vit. mal.]
Ce ne fut donc qu'à la derniere extrémité que les prélats Anglois &
Irlandois consentirent de se passer de femmes; & dès qu'ils purent trouver
l'occasion d'en avoir une à eux, ils cesserent de se servir de celles de leur
prochain. Lorsque Henri VIII. se brouilla avec la cour de Rome, en secouant le
joug des Italiens, il voulut réformer les abus qu'il crut y avoir dans son
royaume: & s'étant fait déclarer chef de la religion, il rétablit l'ancienne
coutume.
Si ce prince avoit toujours agi aussi sensément, il mériteroit de grandes
louanges. Il n'est rien de si sage & de si judicieux que de détruire toutes
les loix pernicieuses, qui ne sont autorisées que par des préjugés ridicules.
Puisque le mariage a été si souvent recommandé par les écritures, que l'homme
est naturellement porté au vice, & qu'il trouve un remede contre lui dans
une épouse légitime, par quelle raison les nazaréens, qui croient ainsi que nous
les mêmes écritures, ont-ils établi un usage qui entraîne autant de crimes?
Leurs prêtres se sont mariés jusqu'au XII. siécle. D'où vient vouloir abolir une
coutume fondée sur le bon sens? Ou bien lorsque cette coutume a été abolie,
pourquoi, quand on en reconnoît l'utilité, ne pas la rétablir & avouer qu'on
a fait une faute, au lieu de faire brûler ceux qui soutiennent la nécessité du
mariage des ecclésiastiques, comme s'ils avançoient quelque thèse contre
l'existence de la Divinité? La folie des nazaréens, mon cher Isaac, fait notre
gloire. Ainsi laissons-les dans leur aveuglement.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
[Pages f348 & f349]
LETTRE CLXXIX.
Isaac Onis,caraïte, ancien rabbin de Constantinople, à Aaron Monceca.
J'ai lu avec plaisir, mon cher Monceca, ta derniere lettre. Je suis persuadé
comme toi de la nécessité de permettre le mariage aux prêtres, dans quelque
religion que ce soit. C'est-là le seul moyen pour arrêter les vices énormes qui
s'introduisent dans les sociétés de gens qui voulant s'élever au dessus de
l'humanité, après avoir combattu quelque tems contre les passions, donnent
ensuite dans les plus grands excès, & portent la débauche d'autant plus loin
qu'ils n'ont aucun secours pour s'en garantir. L'exemple des moines nazaréens
& les histoires scandaleuses qu'on écrit tous les jours de leurs actions
lubriques, sont des preuves évidentes & incontestables de la nécessité de ne
point imposer aux hommes des regles qui sont entiérement contraires à la raison,
& directement opposés à la nature.
Je loue beaucoup les pontifes Anglois d'avoir secoué un joug aussi dur &
aussi pernicieux que celui du célibat: mais je ne crois point que l'envie
d'avoir une femme légitime ait été le principal motif de la séparation des
prélats Anglicans d'avec les pontifes romains. L'empire que ces derniers avoient
pris depuis longtems sur les premiers, & la façon hautaine avec laquelle ils
les traitoient, disposerent les esprits, las d'une domination pesante, à
s'affranchir de l'esclavage: & dès que les Anglois trouverent un prétexte,
ils s'en servirent avec plaisir pour briser leurs chaînes.
Je ne sçais, mon cher Aaron, si tu as jamais réfléchi attentivement au
pouvoir immense que les pontifes Romains s'étoit acquis dans les siécles passés,
non seulement sur les ecclésiastiques, mais encore sur les rois & les
empereurs. Il étoit si grand, & parvenu à un si haut point, qu'il étoit
impossible qu'il ne fût ébranlé par sa hauteur énorme, & qu'il ne croulât
enfin sous son propre poids.
[Pages f350 & f351]
Je compare la puissance des souverains pontifes à celle des anciens Romains,
& j'y trouve une ressemblance parfaite. Les papes ne furent d'abord que de
simples prélats, égaux aux chefs des autres églises nazaréennes. Les Romains,
sous leurs rois, n'étoient ni plus riches, ni plus puissans que les autres
peuples de l'Italie. Dans le tems de la république, ils soumirent peu-à-peu,
non-seulement leurs voisins, mais la moitié du monde entier. Enfin cette
grandeur s'éclipsa peu-à-peu sous les empereurs, & depuis Constantin elle
alla presque toujours en diminuant.
La même chose est arrivée aux pontifes Romains. Lorsque les empereurs eurent
entiérement abandonné la ville de Rome, ils commencerent, par cette absence des
souverains, à s'acquérir dans l'Italie un crédit considérable & qui
n'augmenta cependant que peu-à-peu; car pendant très long-tems, l'élection des
papes fut faite ou confirmée par les empereurs de Constantinople. Mais quand les
Alains, les Bourguignons, les François les Pictes, les Saxons, les Vandales
& les Visigots se rendirent maîtres, les uns des Gaules, les autres de la
grande-Bretagne, les autres de l'Espagne: les monarques Grecs regardant les
provinces d'Occident comme abandonnées au pillage, n'eurent plus gueres
d'attention que pour ce qui concernoit l'Orient: & quoiqu'ils conservassent
encore une grande partie de l'Italie, les papes par toutes ces révolutions y
avoient déja acquis beaucoup d'autorité. Elle étoit cependant balancée par celle
de plusieurs petits tyrans, qui sous une apparence d'obéissance & de
redevance aux empereurs de Constantinople, jouissoient effectivement de la
souveraineté.
Les Lombards ayant détruit entièrement les restes de la domination des
monarques Grecs, l'élection des Papes ne fut plus faite que par le peuple.
Quelque tems même avant que l'exarchat de Ravenne eut pris fin, Constantin III.
voyant qu'il n'avoit plus qu'une ombre d'autorité dans la ville de Rome,
consentit que les Romains pussent choisir un pontife sans attendre son
consentement; & c'est ce tems, mon cher Monceca, qu'on doit regarder comme
la premiere époque de la grandeur des papes. Peu-à-peu ils surent profiter des
troubles qui arriverent. Ils eurent même une fortune aussi heureuse que les
consuls de la république romaine: ils détrônerent les rois, ils donnerent les
empires, ils changerent souvent la face de l'Europe; après avoir porté leurs
armes aussi loin qu'Alexandre, ils voulurent être adorés ainsi que lui.
[Pages f352 & f353]
Les plus grands souverains tomberent humblement à leurs pieds. Cette humilité
ne paroissant point encore assez grande à quelques-uns de ces orgueilleux
pontifes, ils joignirent le mépris à la fierté & pousserent l'orgueil plus
loin envers les princes nazaréens, que les généraux Romains à l'égard des
captifs qui ornoient leurs triomphes.
Un pape mit insolemment le pied sur la tête d'un empereur qui lui baisoit la
pantoufle, & lui renversa sa couronne de dessus la tête, pour marquer qu'il
étoit le maître de la lui ôter lorsqu'il le jugeroit à propos. Un autre ne
prouva que trop, par les maux dont il accabla un empereur, que les pontifes
avoient assez de pouvoir pour détrôner les plus puissans monarques. Ce pape,
nommé Grégoire VII, ayant eu avec cet empereur appellé Henri IV quelques démêlés
touchant l'élection des évêques, il l'excommunia, le priva de sa dignité
impériale, délia tous ses sujets du serment de fidélité, & déclara que ses
terres appartenoient à quiconque pourroit s'en saisir. (1)
[(1) C'est avec beaucoup de raison que l'illustre François Bacon, chancelier
d'Angleterre, a sagement remarqué que l'hérésie n'a pas été la cause ordinaire
des excommunications que les papes ont prononcées contre les souverains. Des
intérêts temporels en ont été souvent la cause. La religion a servi de prétexte
à couvrir l'ambition des pontifes Romains. Que ne ramene-t'on point aux intérêts
de l'église, lorsque celui qui est chargé de les protéger, peut les étendre
autant qu'il veut? Evolvantur historiae & videatur quae fuerint causae
principum excommunicatorum; & quidem istius tumoris, quo reges fuerunt
exauthorati seu depositi. Non solum id factum est proper haeresin & schisma,
verum etiam propter vocationem & investituram episcoporum aliarumque
personarum ecclesiasticarum......... Nam quid est quod aliqua ratione ad
spirituale referri nequeat? prasertim quando qui fert ad sententiam, casum pro
arbitrio formare permittitur. Baconi orationes in parlamento, camera
stellata, Banco regio, & cancellaria, habitae, pag. 1544, col. 2. edit.
Leips.]
Si pareille chose arrivoit aujourd'hui les bulles du pontife ne produiroient
pas le moindre effet: elles ne serviroient qu'à montrer plus clairement
l'ambition de la cour de Rome; & les juges séculiers feroient flétrir une
ordonnance qui attaqueroit ainsi leur souverain. Le bandeau est en partie ôté de
dessus les yeux des peuples: il est peu de nazaréens qui ne soient revenus des
préjugés aveugles qu'on avoit autrefois pour les excommunications. Ils étoient
si forts, que le malheureux Henri succomba sous leurs coups, & qu'il fut
poursuivi par la haine ecclésiastique jusques dans le tombeau.
[Pages f354 & f355]
On ne peut lire les malheurs de ce prince, même dans les historiens de la
communion romaine, qu'on ne soit ému de colere, de dépit & d'indignation, de
voir jusqu'où les hommes ont poussé leur superstition & leur bassesse, &
jusqu'à quel point ils ont ravallé la majesté de leurs souverains. «Les censures
de sa bulle, dit un auteur papiste (1), se trouverent de telle vertu, que
non pas un étranger, ains son propre fils, s'empara de l'état sur son pere.
Piteux spectacle véritablement; mais par lequel vous pouvez recueillir combien
lors étoit grande la puissance des papes. Il y avoit assez de sujet pour
contenter, l'opinion de Grégoire. Toutefois, non assouvi, il fait dégrader ce
pauvre prince de ses ornemens impériaux par les évêques de Mayence, Cologne
& Vormes; & depuis, l'ayant réduit en une étroite prison, où il mourut,
les Liégeois l'ayant fait inhumer en terre-sainte, sont excommuniés par le pape,
pour lever laquelle sentence d'interdiction ils le déterrent, & sur son
corps porté à Spire, & mis en un cercueil de pierre hors l'église, comme
étant mort excommunié.»
[(1) Pasquier, Recherches de la France, liv. III, chap. XIV, pag. 209.]
Si ce fait, mon cher Monceca, n'étoit pas attesté par tous les historiens, de
quelque communion qu'ils soient, auroit-il dû trouver croyance chez la
postérité? Comment peut-on se persuader qu'un empereur qui régna cinquante ans,
& qui se trouva dans un grand nombre de batailles, qui dompta la plûpart de
ses ennemis, qui s'acquit enfin une très-grande gloire, ait été traité aussi
indignement par ses sujets, à la persuasion d'un prêtre dont la haine implacable
ne pouvoit être éteinte par la mort de son adversaire?
[Pages f356 & f357]
Lorsque je parcours, mon cher Monceca, l'histoire des pontifes romains, ce
n'est point leur orgueil, leur ambition, en un mot toute leur conduite
criminelle qui m'étonnent. Comme la faveur, la cabale, & l'argent ont
toujours eu plus de part à leur choix que la probité & le mérite, il est
naturel qu'il y en ait eu beaucoup moins de bons que de mauvais. Mais je ne puis
revenir de ma surprise, lorsque je vois un nombre de nations entieres ne faire
aucun usage de la raison, & suivre aveuglément les impressions les plus
opposées à la lumiere naturelle. Qu'un pontife soit assez ambitieux pour vouloir
détrôner un roi: c'est un homme qui abuse de son état, pour couvrir ses crimes;
la chose est assez ordinaire. Mais que des peuples entiers consentent à violer
tous leurs devoirs, la vertu, l'honneur, la religion, & cela sans aucun
motif d'intérêt particulier, c'est à quoi je ne pense jamais sans frémir
d'horreur, voyant quels maux peut causer la superstition.
Pendant que le pouvoir des pontifes étoit à ce point excessif, l'Angleterre,
mon cher Monceca, étoit un des royaumes sur lesquels ils avoient le plus
d'autorité: ils le tenoient comme en esclavage: & cet infortuné pays payoit
des tributs immenses à la cour de Rome. Le retour des sciences fit ouvrir
peu-à-peu les yeux aux mortels aveuglés: ils apperçurent enfin les sottises de
leurs peres; & ils reconnurent combien étoit dur le joug qu'on leur avoit
imposé. Ils n'oserent d'abord le secouer avec vigueur; parce qu'un reste de
superstition, la puissance des anciens préjugés, & le manque d'occasions
favorables, les empêchoient d'agir. Mais d'heureuses circonstances s'étant enfin
présentées, on vit tout-à-coup la face de l'Europe changée: les esprits qui
n'attendoient qu'un moment convenable, ne manquerent point de se saisir de celui
qui se présenta. Un simple moine (1) le fit naître; & dans l'espace de
quinze à vingt ans, il frappa un si terrible coup sur le papisme, qu'il
l'ébranla jusques dans les fondemens, & lui enleva une grande partie de ses
domaines. La Suède, le Dannemarck, la Prusse, la Saxe, une bonne partie de
l'Allemagne adopterent ses sentimens, & briserent enfin l'idole qu'ils
avoient si long-tems adorée.
[(1) Martin Luther, religieux augustin, à Wittemberg.]
[Pages f358 & f359]
D'un autre côté, Jean Calvin, habile ecclésiastique François, moins
entreprenant que Luther, mais aussi capable que lui d'exécuter de grands
desseins, acheva ce qu'il n'avoit que commencé, & introduisit la réformation
de la doctrine & des moeurs, non-seulement en France, mais même en Suisse,
dans les Pays-Bas, en Ecosse & en divers autres endroits. Parmi tant de
révolutions, l'Angleterre ne demeura point tranquille. L'amour & le dépit
acheverent ce que les livres de Luther & de Calvin n'avoient qu'ébauché.
Henri VIII, épris des charmes d'Anne de Boulen, & ne pouvant obtenir de Rome
la dissolution de son mariage, rompit ouvertement avec les papes, &
détruisit ainsi le papisme en Angleterre.
Les nouvelles opinions que tant de peuples différens avoient embrassées,
occasionnerent de vives disputes entre les sçavans; & les sciences gagnerent
infiniment à ces combats littéraires. Chacun vouloit être instruit: tout le
monde étudia; ce fut alors que l'on vit disparoître le langage & le génie
scholastique. Il fallut que les papistes opposassent de bons livres à ceux de
leurs adversaires ou qu'ils se résolussent à les voir triompher de toutes les
manieres. Afin d'y réussir, les théologiens furent obligés de se rendre
intelligibles; ils se virent réduits à abandonner leur ancienne maniere. Cela
acheva d'éclairer les esprits; car alors chaque particulier put juger clairement
de ce qu'il ne voyoit auparavant que par les yeux des moines & des prêtres;
cette clarté nouvelle porta de nouveaux préjudices à l'autorité des pontifes.
Peu s'en fallut qu'ils ne perdissent totalement la France: ce ne fut qu'après
avoir travaillé bien du tems qu'ils vinrent à bout d'y conserver leur ancienne
autorité; quoique de tous les royaumes qui la reconnoissent, ce soit celui où
leur pouvoir soit le moins établi.
Les François craignent fort la politique & les ruses de la cour de Rome.
Dans tous les tems, & même dans ceux où l'Europe entiere trembloit sous les
pontifes, ils ont toujours été attachés à leurs rois, & n'ont point souffert
qu'on empiétât sur leurs priviléges.
[Pages f360 & f361]
Il est vrai que depuis que la secte des jésuites s'est établie chez eux, elle
a corrompu quantité de particuliers, parmi lesquels on trouve beaucoup
d'ecclésiastiques, qui ont oublié qu'ils étoient François, & qui sont prêts
dans toutes les occasions de vendre leur patrie aux pontifes romains. Mais les
parlemens, les ministres d'état, la noblesse, le peuple même n'ont point changé
de sentiment; & si la cour de Rome vouloit exiger quelque chose qui déplût
au monarque François, toutes ses menaces & toutes ses fulminations seroient
fort peu redoutables. On en a toujours fait assez peu de cas en France.
Quelquefois même on a été jusqu'à y punir sévérement les fautes que faisoient
les pontifes. Louis XIV, quelque peu porté qu'il fût pour les opinions
contraires au papisme, fit élever au milieu de Rome même un monument qui devoit
servir à la honte éternelle des Romains. Cependant, après l'avoir laissé
subsister quelque-tems, il voulut bien, par un excès de clémence, permettre
qu'on l'abbatît. Il n'est pas surprenant que ce roi ait agi d'une maniere aussi
forte dans un tems où l'autorité des pontifes, pour ce qui regarde le temporel,
est regardée comme une chimere absurde. Mais, le démêlé qu'eut le roi Philippe
le Bel avec Boniface VIII, dans un tems où les pontifes faisoient trembler tant
de souverains, prouve évidemment le peu d'autorité que les papes ont eu de tout
tems sur les monarques François. Ce prince, brouillé avec ce pape au sujet de la
nomination à quelques bénéfices, en reçut le billet suivant:
Boniface, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Philippe roi des
François. Crains Dieu, & observe ses commandemens. Nous voulons que tu
saches que dans les choses spirituelles & temporelles, tu nous es soumis. La
collation des bénéfices ne te regarde point, &c. & si tu en as conféré
quelques uns, nous en la révoquons la donation, & la déclarons nulle;
ajoutant, que ceux qui pensent autrement sont des fats & des insensés.
Donné, &c. (1).
[(1) BONIFACIUS, episcopus, servus servorum Dei, Philippo Francorum regi.
Deum time, & mandata ejus observa. Scire te volumus quod in spiritualibus
& temporalibus nobis fubes. Beneficiorum & praebendarum ad te collatio
nulla spectat: & si aliquorum vacantium custodiam habeas, usum-fructum earum
successoribus reserves; & si qua contulisti, collationem haberi irritam
decrevimus, & quatenus processerit rcvocamus. Aliud credentes fatuos
reputamus. Datum Laterani, quarto nonas decembris, pontificatûs nostri anno
sexto.]
[Pages f362 & f363]
A ce billet doux voici la réponse de Philippe le Bel.
Philippe, par la grace de Dieu, roi de France, au nommé Boniface, qui se
fait appeller souverain pontife, salut fort modique, & même aucun. Sache ta
grandissime fatuité, que pour le pouvoir temporel, nous ne reconnoissons
personne. Nous conférerons les prébendes & les bénéfices auxquels nous avons
droit de nommer; & nous en assurerons les revenus à ceux que nous en aurons
pourvûs: croyant qu'il n'y a que des fats & des insensés qui puissent nous
disputer ce pouvoir. (1)
[(1) PHILIPPUS, Dei gratiâ Francorum rex, Bonifacio se gerenti pro summo
pontifice, salutem modicam, sive nullam. Sciat tua maxima fatuitas, in
temporalibus nos aliqui non subesse; aliquarum ecclesiarum & praebendarum
vacantem collationem ad nos jure regio pertinmere, & percipere fructus earum
contra omnes possessores utiliter nos tueri. Secus autem credentes fatuos
reputamus atque dementes. Datum, &c.]
A coup sûr, un prince qui écrivoit de cette maniere, ne craignoit nullement
le sort de l'empereur Henri IV.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & vis content & heureux.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CLXXX.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, Caraïte, autrefois rabbin à
Constantinople.
Je ne t'ai point encore parlé, mon cher Isaac, du parlement d'Angleterre.
C'est à cette auguste assemblée que la nation est redevable de son bonheur &
de sa liberté. Sans elle, depuis long-tems le pouvoir despotique se fût
introduit dans ce royaume; & les souverains ne trouvant rien qui s'opposât à
leurs volontés, auroient sans doute usurpé une autorité absolue. Lorsque je
considere les différens gouvernements qui sont établis en Europe, je n'en trouve
aucun qui me paroisse aussi parfait que celui d'Angleterre. En effet, il réunit
toutes les qualités qu'il faut pour rendre le peuple heureux, & le souverain
puissant tandis qu'il est juste.
[Pages f364 & f365]
Tous les législateurs qui ont voulu fonder une république bien ordonnée,
& lui donner des loix qui assurassent la liberté, ont senti qu'il étoit
nécessaire que l'autorité du prince fût tempérée & arrêtée par les
remontrances, & même par le crédit des principaux de la nation, qui
servoient de médiateur entre le prince & le peuple, & qui conservoit les
droits de l'un & protégeoient la liberté de l'autre. C'est-là, mon cher
Isaac, le principal devoir du parlement d'Angleterre. Tandis que le roi
n'empiéte point sur les priviléges de la nation, il est le maître absolu: mais
dès qu'il veut les détruire, il trouve ce même parlement toujours opposé à ses
volontés.
Il paroît d'abord qu'un roi n'est point aussi absolu à Londres qu'à Paris ou
à Madrid. Mais l'on apperçoit, quand on examine les choses plus attentivement
que dès qu'il est équitable, il est aussi absolu qu'un sultan. Quel est l'emploi
des rois? C'est celui de faire observer les loix, de récompenser les gens
vertueux, de punir les méchans, & de travailler à la gloire de son peuple
aussi bien qu'à la sienne. Il n'est point de monarque dans le monde, qui, pour
exécuter toutes ces choses, ait plus de pouvoir qu'un roi d'Angleterre.
Les princes n'étant absolus ici qu'autant qu'ils sont justes & vertueux,
leur autorité dépend des biens qu'ils répendent sur leurs sujets. Peut-on rien
voir de plus sage & de plus sensé qu'un pareil usage? Les souverains Anglois
ont le même pouvoir que la divinité. Puisque les rois la représentent sur la
terre, on a crû qu'ils devoient, ainsi qu'elle, n'être jamais des auteurs du
mal. Pour leur donner des secours efficaces contre la foiblesse humaine, on a
institué un parlement, qui leur représente avec force, mais toujours avec un
profond respect, les erreurs dans lesquelles ils peuvent tomber.
Les plus sages législateurs ont connu la nécessité de ne point déïfier les
caprices des souverains. Ils savoient qu'il étoit injuste de faire dépendre de
la fantaisie d'un seul homme le bonheur de plusieurs milliers d'autres.
[Pages f366 & f367]
«De tous les nouveaux établissemens de Lycurgue, qui étoient en fort grand
nombre, dit Plutarque, le plus grand & le plus considérable fut celui
du sénat, lequel, comme dit Platon, étant mêlé avec la puissance trop absolue
des rois, & ayant une égale autorité, fut la principale cause de la
modération & du salut de cet état, qui étoit toujours chancelant, & qui
penchoit tantôt du côté des rois vers la tyrannie, & tantôt vers la
démocratie du côté des sujets. Car ce sénat fut au milieu, comme une sorte de
leste, & comme un contre poids qui le maintint dans l'équilibre, & qui
lui donna une assiette ferme & assurée; les vingt-huit sénateurs qui le
composoient, se rangeant du côté des rois quand le peuple vouloit se rendre trop
puissant; & fortifiant au contraire le parti du peuple quand les rois
tendoient à la tyrannie. (1)
[(1) Plutarque, Vies des Hommes illustres de la traduction de Dacier, Tome I,
pag. 224.]
Lycurgue n'a pas été le seul sage qui ait senti la nécessité
de cet équilibre. Socrate croyoit, qu'un état ne pouvoit être heureux
qu'autant que les magistrats étoient aussi soumis aux lois que les simples
particuliers aux magistrats. (2) Selon lui, les usages établis devoient
tenir l'équilibre entre le peuple & le prince.
[(2) Interrogatus quam demum rempublicam optima institutam
censeret?Eam inquit, in qua cives magistratui, magistratus autem
legibus obtemperant. Solon,inter septem sapientum & eorum qui iis
connumerantur, Apophtegmata, Consilia & praecepta, &c. pag.13.]
Ce sage ne voyoit pas que les hommes font souvent le contraire de ce qu'ils
doivent faire, & qu'il est absolument nécessaire qu'il y ait une force
supérieure qui les contraigne à ne point s'éloigner de ces loix qui forment la
liaison qui doit être entre le souverain & le sujet. On assure ainsi leur
commun bonheur. Si le peuple est sûr de ne perdre jamais sa liberté, le roi est
assûré d'une parfaite tranquillité, à moins qu'il n'oublie les devoirs auxquels
il s'est engagé. Alors il ne doit se plaindre que de lui-même dans toutes les
infortunes qui peuvent lui arriver, puisqu'il les a occasionnées par son esprit
inquiet et remuant.
Un sage monarque, quand bien même rien ne s'opposeroit à ses volontés, doit
toujours éviter de vouloir augmenter ses droits par la force, par la violence
& par l'injustice. Quiconque veut jouir d'un regne heureux, doit soumettre
les coeurs beaucoup plus par ses vertus que par ses armes. Il n'est rien de
si rare, disoit un sage de la Grece, que de voir un tyran vieillir sur le
trône. (1) En effet, mon cher Isaac, si nous parcourons les histoires
anciennes & modernes, nous trouverons très-peu de mauvais princes à qui il
ne soit arrivé quelques infortunes marquées.
[(1) Interrogatus quid visum esset rarissimum: Senex, inquit,
tyrannus. Thales ibidem pag. 23.]
[Pages f368 & f369]
Sans nous arrêter aux Nérons, aux Caligulas & aux Domitiens, en examinant
ces derniers tems, quel sort n'ont pas eu Henri III, roi de France, &
Philippe II, roi d'Espagne? Le premier, avant d'être assassiné par un moine, vit
la moitié de son royaume révoltée contre lui: & le second perdit par ses
cruautés toutes les provinces qui forment aujourd'hui la république d'Hollande.
Les loix qui donnent des bornes au pouvoir des souverains, assûrent sa
puissance. Rarement voit-on qu'il se passe un siécle, sans qu'il arrive quelque
révolution étonnante dans les pays où regne le despotisme. Lorsqu'on croit que
l'autorité arbitraire est assurée par les précautions, par la politique, &
par un esclavage auquel les peuples semblent être accoûtumés, on est surpris
tout-à-coup des troubles soudains qui s'élevent. Le pouvoir absolu est comme une
mer vaste & tranquille qui n'a pas été agitée depuis long-tems: le calme
semble y annoncer un violent orage; & plus les vents ont retenu leur
haleine, plus on doit craindre le retour de leur souffle impétueux. Les
séditions, les troubles & les révoltes naissent du centre de la paix, &
s'élevent avec la même force & la même impétuosité que les Aquilons sortent
de la caverne d'Eole. (1) Lorsque Henri II fit la paix, & maria sa fille
avec Philippe II, quel est le mortel qui eût pû se figurer les malheurs dont la
France fut comme accablée tout aussi-tôt, & pendant plus de trente ans de
suite? Si les loix eussent empêché les violences de François II, de Charles IX
& de Henri III, qu'une assemblée de gens sages & zélés pour le bien
public eût également réprimé les royalistes outrés, les protestans & les
ligueurs, & que ces trois partis opposés eussent été abbaissés par une
autorité forte & décisive, qui eût protégé le plus raisonnable: ces princes
n'eussent point injustement traité les Bourbons, les Colignis, ni leurs
partisans; & ceux-ci de leur côté, n'eussent jamais osé manquer à leurs
souverains.
[(1)............ Ac venti agmine facto,
Qua data porta, ruunt, &
terras turbine perstant.
Incubuere mari, totumque à sedibus imis.
Una
Eutusque Notusque ruunt, creberque procellis
Africus, & vastos volvunt
ad littora fluctus.
Virgil, Aeneid., Lib. I]
[Pages f370 & f371]
Les uns & les autres auroient été forcés de suivre les loix: & celui
d'entr'eux qui n'eût pas voulu s'y soumettre, eût été légitimement puni par le
pouvoir des protecteurs de la nation, qui eussent embrassé la querelle la plus
juste & la plus raisonnable. Mais tout au contraire, rien n'étoit capable
d'arrêter la fougue des différens partis. Les états-généraux s'étoient vendus au
duc de Guise: & Henri III, abandonné de ceux qui devoient le soutenir, ne
trouva de ressource que dans l'assassinat de ses ennemis. S'il y eût eu une
puissance médiatrice entre lui & ses sujets, il n'eût jamais été obligé d'en
venir à une pareille extrêmité.
On pourroit objecter que les états de Blois, représentant le parlement
d'Angleterre, auroient dû produire le même effet. Aussi cela fut-il arrivé, si
ceux qui composoient ces états n'eussent point oublié non-seulement leur devoir,
mais même leurs propres intérêts; & s'ils eussent songé à profiter de leur
autorité pour pacifier les troubles au lieu de les augmenter.
Il semble que le ciel, pour punir les François du mauvais usage qu'ils
faisoient de leurs états-généraux, ait permis, qu'ils ayent été entiérement
supprimés. De la maniere dont on les avoit corrompus, loin qu'ils continuassent
à être de quelque utilité pour le bien de la patrie, ils ne produisoient plus
que des divisions & des troubles. Au lieu d'y travailler sincérement à la
gloire du souverain, & au bonheur des peuples, on n'y pensoit qu'à cabaler
pour obtenir des charges & des emplois au préjudice de ses adversaires, ou
bien à faire établir quelque réglement qui leur fût très-préjudiciable. Tout au
contraire, le parlement de la grande-Bretagne s'attache à suivre exactement les
loix de son institution; agissant attentivement pour le bien général de la
nation, il n'a que très-peu d'égard aux vûes intéressées des particuliers. Il
est animé de cet esprit que Lycurgue vouloit donner au sénat de Sparte. Par-là,
il n'a rien à redouter, ni de la politique des monarques, ni de la légéreté des
peuples: & il n'est ainsi, ni la dupe des premiers, ni le jouet des
derniers.
[Pages f372 & f373]
Il est vrai néanmoins qu'il se forme assez souvent différens partis dans le
parlement d'Angleterre. Mais quoique ses membres ayent des sentimens
très-opposés sur bien des sujets, ils se réunissent presque toujours en ce qui
concerne l'avantage & la gloire de la nation. Jamais aucun membre de cette
illustre assemblée ne proposa de mettre en délibération, si sa patrie se
soumettroit ou non à quelque roi étranger. Quelqu'opposés que fussent les Toris
aux Wighs, & quelque bien disposés qu'on les ait vûs pour les François, ils
ne furent pourtant point assez lâches pour solliciter Louis XIV à s'emparer de
leur royaume. Mais les ligueurs firent tout ce qu'ils purent pour livrer le leur
à l'Espagne, & rendre les François esclaves de Philippe II.
Les Anglois, mon cher Isaac, méritent la liberté dont ils jouissent: &
ils en sont d'autant plus dignes, qu'ils la doivent aux soins qu'ils prennent de
la conserver. Ils sont tous extrêmement zélés pour elle; & mêmes les
particuliers cessent de penser à leur intérêt propre, dès qu'ils croyent
appercevoir que ce qui les favorise peut diminuer les priviléges de leur patrie.
Après cela doit-on s'étonner qu'un peuple qui pense si noblement & si
généreusement, ait une forme de gouvernement beaucoup plus parfaite que celle
des autres nations? les loix se ressentent non-seulement de l'étendue du génie
des législateurs qui les ont faites, mais encore du courage & de la grandeur
d'ame de ceux qui les font observer.
Si l'on instituoit un parlement en Italie, à qui l'on accordât le même droit
qu'à celui d'Angleterre, les membres qui le composeroient agiteroient peut-être
très-souvent, dans quel tems de l'année on devroit faire les processions, &
à quelle heure de la journée on chanteroit matines ou vêpres. S'il se formoit
plusieurs partis dans cette assemblée, ils naîtroient sans doute des démêlés
particuliers: l'on ne verroit pas à coup sûr ce parlement Italien divisé sur le
dessein glorieux de rendre sa patrie l'arbitre des puissances de l'Europe, ou
sur le but utile & nécessaire du maintien & de l'aggrandissement du
commerce.
Depuis trois ans entiers tout le sénat de Gênes n'est occupé que d'un
assassinat, & il ne peut en venir à bout. Il a beau mettre à prix la tête du
baron de Newhoff, ce prétendu roi vit toujours, & brave injurieusement leur
infructueux courroux. (1)
[(1)Vivit, imo vero vivit.........non ad deponendam, sed ad confirmandam
audaciam. Cicero, oratio prima in Catilinam.]
[Pages f374 & f375]
Quelle différence,mon cher Isaac, entre ces Italiens & ceux de l'ancien
tems! Les Romains vouloient vaincre leurs ennemis encore plus par grandeur d'ame
que par force. Quant aux Génois, de quelque façon qu'ils viennent à bout de leur
dessein, tout leur est égal: (1) & même les moyens dont se servoit autrefois
le vieil de la Montagne, ne leur paroissoient point odieux.
[(1)Dolus, an virtus, quis in hoste requirat. Virgil. Aeneid,
lib.III.]
Je t'avouerai, mon cher Isaac, que je trouve affreuse la coutume de mettre à
prix ainsi la tête d'un homme qu'on peut attaquer les armes à la main. Si cet
abus doit être toléré dans quelques occasions, c'est lorsqu'un sujet rebelle
souleve tout un peuple contre son prince, & le réduit à la triste nécessité
d'en venir-là. Henri III, par exemple, fut absolument forcé de traiter ainsi les
Guises tout prêts à lui ravir son sceptre & à s'emparer de sa couronne. Mais
quand on en use de même envers un homme qui n'est lié par aucun serment ni par
aucune obligation, c'est une infâmie que toutes les subtilités de la politique
ne sauroient jamais excuser. Je demande par quel droit il n'est pas permis au
baron de Newhoff de se déclarer l'ennemi des Génois? A-t'il avec eux
quelqu'engagement qui le force à subir leurs volontés? Est-il attaché par
quelque pacte, par quelque convention? Point du tout: c'est un étranger qui leur
déclare la guerre. Qu'ils le fassent repentir de sa témérité, qu'ils le
poursuivent le fer & la flamme à la main, la chose est dans l'ordre. Mais
qu'ils veulent le faire assassiner, qu'ils ayent recours à un moyen aussi
honteux: un pareil procédé ne peut trouver des approbateurs que parmi ceux qui
pensent que le crime n'est plus crime dès qu'il est fait par des raisons de
politique. Soutenir un pareil sentiment, c'est dégrader les souverains: c'est en
faire des gens chez qui les forfaits ou les actions louables sont également les
suites de leur intérêt: c'est bannir & anéantir totalement le courage, la
grandeur d'ame & la véritable vertu. Ta morale est trop pure, mon cher
Isaac, pour ne pas condamner une opinion si pernicieuse & si détestable;
& tu penses sans doute, que quiconque commet un crime, dans quelqu'état
qu'il puisse être, manque toujours au ciel, aux hommes & à soi-même.
[Page f376]
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
Fin du sixieme volume (f)
***
LETTRES JUIVES ou Correspondance Philosophique, historique et critique entre
un Juif Voyageur en différens Etats de l'Europe, & ses Correspondans en
divers endroits.
NOUVELLE EDITION, augmentée de nouvelles Lettres & de quantité de
remarques.
TOME SEPTIEME (g)
A LA HAYE
Chez PIERRE PAUPIE.
M. DCC. LXIV.
***
LETTRES JUIVES ou Correspondance Philosophique, historique et
critique entre un Juif Voyageur en différens Etats de l'Europe, & ses
Correspondans en divers endroits.
****
LETTRE CENT QUATRE-VINGT-UNE.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
La curiosité, mon cher Monceca, m'a fait faire un voyage, pendant lequel j'ai
eu très-souvent l'occasion de réfléchir sur la misere humaine. Je partis il y a
quelque tems de Tripoli pour aller visiter les ruines de Cyrene. Plusieurs
Arabes, dont la principale nourriture consiste dans le laitage de leurs
bestiaux, & dans un peu de farine d'orge, se sont campés dans ces ruines.
[Pages g2 & g3]
Leurs moeurs sont aussi pures que leurs mets sont simples & modiques. Ils
méprisent les richesses, exerçent avec soin l'hospitalité, & n'ont aucune
autre occupation que celle de garder leurs troupeaux. S'ils étoient moins
paresseux, on pourroit les regarder comme de véritables philosophes, qui,
connoissant l'inutilité des trésors que les hommes cherchent avec tant
d'avidité, savent borner leurs desirs, & ne souhaitent que ce qui leur est
nécessaire. Mais leur nonchalance est si grande, qu'ils ne sement jamais que ce
qu'ils peuvent manger dans une année; d'où il arrive quelquefois que la récolte
n'étant point aussi abondante qu'ils croyoient, ils se trouvent dans l'embarras
& le besoin, & sont obligés de se défaire d'une partie de leur bétail,
pour avoir le grain qui leur est nécessaire.
La religion de ces Arabes est la Mahométane. Ils ont cependant plusieurs
usages qui approchent des nôtres; & beaucoup de leurs coutumes sont
probablement tirées de celles des Juifs. Le vendredi ils allument dans leurs
tentes des lampes, semblables à celles qui nous éclairent dans nos maisons le
jour du sabat. Ils ne mangent jamais d'aucun mets apprêté par des gens d'une
religion différente de la leur; au lieu que les Turcs Levantins & les
Africains ne s'en font aucun scrupule. Quelques-uns même de ces derniers ne
rejettent point les viandes & les boissons qui leur sont défendus par la
Loi. Ils regardent ce précepte comme un conseil, & non pas comme un ordre.
Je croirois volontiers, mon cher Monceca, que les usages de ces Bédouins tirent
leur origine de ceux des anciens Juifs qui furent répandus dans l'Egypte &
sur les côtes de l'Afrique, après la destruction de Jérusalem & de Bitter.
La ruine de cette derniere ville dispersa encore plus notre infortunée nation,
que celle de la capitale de la Judée.
On trouve, à quelques lieues de Cyrene des forêts d'une grande étendue, dans
lesquelles vivent plusieurs peuples qui n'ont aucune religion, & qui,
semblables aux bêtes des champs, suivent aveuglément les mouvemens de leurs
passions. On assure qu'ils sont réduits au seul instinct.
[Pages g4 & g5]
Parmi eux, dit-on, les enfans jouissent de leurs meres, les peres
de leurs filles, & les freres de leurs soeurs. Ils ne connoissent ni
prince ni magistrat, ni supérieur; le plus fort est le plus craint & le plus
redouté. Ils vont presque nuds, & n'ont d'autres habillemens pour se
garantir des injures de l'air, que les peaux de chevres qu'ils tuent, dont ils
se font une espéce de manteau, sans autre préparation que de les sécher au
soleil.
Lorsque l'on considere attentivement, mon cher Monceca, la maniere de vivre
de ces peuples barbares, quel jugement peut-on faire de l'opinion de ces
philosophes qui ont voulu soutenir, avec tant de confiance, leur sentiment sur
les idées innées? Je leur demanderois volontiers à quoi servent tous leurs beaux
discours métaphysiques, qui sont évidemment démentis par l'expérience.
N'est-il pas surprenant qu'un homme prétende s'inscrire en faux contre une
chose réelle, uniquement fondé sur ce que sa réalité ne quadre point avec le
systême qu'il a forgé dans son imagination? Les philosophes ne devroient-ils pas
convenir de bonne foi, que dès que l'expérience démontre quelque chose, il est
absurde de vouloir chercher de vaines raisons pour la combattre? Les plus grands
génies donnent quelquefois dans ce travers. Il n'est aucun Cartésien, aucun
Mallebranchiste, qui ne soit fermement persuadé, ou du moins qui n'assure de
l'être, que l'ame a des idées innées, par le moyen desquelles elle peut aisément
distinguer le bien du mal, & la vertu du vice. Lorsqu'on représente à ce
philosophe entêté, que ce qui est regardé comme vicieux dans un pays, est reçu
comme vertueux & louable dans un autre; ou il se contente de nier la vérité
de ce fait évident, ou bien il a recours à un subterfuge pitoyable, & pense
répondre d'une maniere invincible, en disant que les hommes étouffent, par leur
mauvaise éducation, ces notions innées, & en empêchent les effets.
Sans m'arrêter à démontrer l'inutilité de ces idées, dont l'ame ne fait
jamais aucun usage, je soutiens, mon cher Monceca, qu'il est absolument
impossible qu'il y ait aucune connoissance innée dans l'entendement humain qui
puisse lui faire distinguer le bien & le mal, ou la vertu & le vice. La
divinité s'est contentée d'accorder aux hommes la raison, par le moyen de
laquelle ils peuvent s'élever aisément au degré de perfection que demande leur
état.
[Pages g6 & g7]
La lumiere naturelle suffit pour leur faire connoître l'utile &
l'honnête; & lorsqu'ils ne font point cette sage distinction, c'est qu'ils
ne réfléchissent point, ou qu'ils sont emportés par la force de leurs préjugés.
S'il y avoit quelque régle certaine pour distinguer le bien & le mal, qui
fût innée avec l'ame, il seroit impossible, malgré les préjugés, que des peuples
entiers pussent la violer sans crainte, sans trouble, & de sang-froid. Il
seroit encore plus étonnant que l'entendement ne s'apperçut point quelquefois de
ces idées qu'il auroit en lui-même. N'est-il pas absurde de soutenir que
l'esprit a une parfaite connoissance d'une chose à laquelle il ne réfléchit
jamais, & qui ne se présente point à lui?
L'on ne peut nier, à moins qu'on ne veuille se refuser aux choses les plus
évidentes, que toutes les loix qu'on regarde comme sacrées dans certains pays,
ne soient rejettées, dans d'autres, & considérées comme des coutumes
vicieuses, quelquefois même horribles & abominables. Si l'ame apporte en
naissant des idées innées, je demande, mon cher Monceca, lesquelles de ces idées
on doit regarder comme telles; ou celles qu'apportent les Caraïbes, qui
rôtissent & mangent un homme comme un poulet, ou celles des inquisiteurs
Espagnols & Portugais, qui font brûler un Juif pour honorer la divinité, ou
celles des Anglois & des Hollandois, qui laissent à chacun la liberté de
suivre les mouvemens de sa conscience, & qui ne punissent que les crimes qui
troublent la société civile? Je suis assuré qu'un Cartésien me répondra d'abord
qu'il ne faut qu'avoir le sens commun pour sentir le monstrueux des coutumes
Espagnoles & Caraïbes. Mais je le prie de me dire à quoi servent les idées
innées, puisqu'il faut recourir à la raison pour examiner leur réalité, &
pour juger de leur validité. La lumiere naturelle suffit donc pour éclairer
l'esprit des hommes. Si l'on répond que la lumiere naturelle n'agit qu'en
conséquence de ces idées innées, il n'y aura rien de si aisé que de détruire
cette objection; car les peuples les plus polis, les plus civils, & les plus
spirituels, ont eu les idées les plus fausses, & mêmes les plus horribles,
sur plusieurs pratiques fondamentales de la morale.
[Pages g8 & g9]
«S'il y a quelque régle, dit un illustre philosophe (1) qu'on puisse regarder
comme innée, il n'y en a point, ce me semble, à qui ce privilége doive mieux
convenir qu'à celle-ci: peres & meres, aimez & conservez vos enfans. Si
l'on dit que cette régle est innée, on doit entendre par-là l'une de ces deux
choses, ou que c'est un principe constamment observé de tous les hommes, ou du
moins que c'est une même vérité gravée dans l'ame de tous les hommes, qui leur
est par conséquent connue à tous, & qu'ils reçoivent tous d'un consentement
commun. Or cette régle n'est innée en aucun de ces deux sens. Car, premierement,
ce n'est pas un principe que tous les hommes prennent pour régle de leurs
actions, comme il paroît par les exemples que nous venons de citer; & sans
aller chercher en Mingrelie & dans le Pérou des preuves du peu de soin que
des peuples entiers ont de leurs enfans, jusqu'à les faire mourir de leurs
propres mains; sans recourir à la cruauté de quelques-autres nations barbares,
qui surpasse celle des bêtes mêmes; qui ne sait que c'étoit une coutume
ordinaire & autorisée parmi les Grecs & les Romains d'exposer
impitoyablement, & sans remords de conscience, leurs propres enfans,
lorsqu'ils ne vouloient pas les élever?... En second lieu il est faux que ce
soit une vérité innée & connue de tous les hommes... Car ces idées qui
doivent être nécessairement innées, s'il en est aucune qui le soit, sont si
éloignées d'être naturellement gravées dans l'esprit de tous les hommes,
qu'elles ne paroissent pas même fort claires & fort distinctes dans l'esprit
de plusieurs personnes d'étude, qui font profession d'examiner les choses avec
quelque exactitude, tant s'en faut qu'elles soient connues de toute créature
humaine.»
[(1) LOCKE, Essai philosophique, concernant l'Entendement Humain, Liv.I.
Chap. II. p. 31.]
Les partisans des idées innées ne font pas attention, mon cher Monceca, que
non-seulement les principes qu'ils regardent comme les plus évidens, sont
rejettés par des nations entieres, mais encore par des savans qui vivent avec
eux, & qui sont dans la même société. Tous les Européens considerent comme
une chose honteuse & infâme de connoître une femme à la vûe du public. Un
philosophe de mes amis rejettoit cette idée comme fausse & ridicule.
Soutiendra-t-on qu'elle étoit innée dans son ame?
[Pages g10 & g11]
«Les hommes, disoit-il, choisissent les lieux les plus déserts & les plus
solitaires pour multiplier leur espéce. Ils cherchent la nuit lorsqu'ils font
leurs semblables; & ils choisissent les jours les plus sereins, & les
plaines les plus découvertes pour les détruire. Un mari n'ose approcher de sa
femme devant ses amis, & un soldat tue un fort honnête homme, dont il n'a
jamais reçu aucune offense, à la vûe de cent mille hommes, qui approuvent &
louent son meurtre, auquel ils donnent des noms glorieux.»
Quelque surprenante que paroisse l'opinion, qu'il n'y a point d'indécence à
jouir des femmes en public, on a vû des nations entieres, qui avoient cependant
de grandes idées de la vraie gloire, & qui honoroient & chérissoient la
vertu, suivre aveuglément les mouvemens de la nature, & n'user d'aucune
réserve dans les actions matrimoniales. «Les Nasamones, grande & populeuse
nation de la Lybie, dit Hérodote (1), ont ordinairement plusieurs femmes, &
en ont connoissance devant le monde, presque de la même façon que les
Massagetes, après avoir auparavant fiché devant eux un bâton dans la terre. Leur
coutume est quand ils se marient, que la premiere nuit des noces la mariée va
trouver tous ceux du festin pour coucher avec eux; & que quand chacun l'a
vûe, il lui donne le présent qu'il a apporté avec lui de sa maison. Ils jurent
par les hommes qui ont été estimés chez eux les plus justes & les plus gens
de bien, en mettant la main sur leur tombeau.»
[(1) Histoire d'Hérodote, de la version de Duryer, Lib. IV. pag. 310.]
Pour connoître évidemment la fausseté des idées innées, on n'a qu'à
réfléchir, sans prévention, sur ce seul passage. On y voit des nations entieres
avoir un respect si grand pour la vertu, qu'elles déïfient ceux qui l'ont le
plus chérie; & cependant,malgré des idées si pures, quelles absurdités ne
suivent-elles pas dans les coutumes de leurs mariages? Où sont donc ces notions
innées qui servent à tous les hommes pour distinguer l'honnête du
honteux?' Qu'on cite tant qu'on voudra l'autorité de Cicéron, pour
prouver que l'honnêteté & la vertu sont naturellement connues aux hommes.
(1) Ne sera-t-on pas en droit d'expliquer le sentiment de ce philosophe Romain,
en accordant qu'ils ont le moyen de connoître le bien & le mal par la
réflexion, mais non point par un principe inné avec eux?
[(1) Atqui nos legem bonam à malâ, nulla alia nisi Naturae norma dividere
possumus. Nec solum jus & injuria à Naturâ dijudicatur, sed omnino omnia
honesta & turpia. Nam & communis intelligentia nobis notas res efficit,
easque in animis nostris inchoavit, ut honesta in virtute ponantur, in vitiis,
turpia. Cicero de Legibus, Lib. I. fol. 332.]
[Pages g12 & g13]
Si l'on dit que les Nasamones, ayant le moyen de réfléchir comme les autres
hommes, ne sortoient point de leur aveuglement; & que par conséquent la
réflexion que je mets pour la régle qui discerne le bien & le mal, est aussi
inutile que les idées innées; je répondrai à cela que l'ame peut bien ne pas
s'appercevoir de certaines choses, lorsqu'elle n'en a aucune connoissance; mais
qu'il est impossible qu'elle n'ait une notion parfaite & innée, &
qu'elle n'y fasse jamais attention. Lorsqu'un peuple, prévenu par les préjugés,
ne fait dans certaines choses aucun usage de sa raison, il est naturel que
l'esprit ne puisse réfléchir sur un sujet dont il n'a encore aucune
connoissance, & qu'il ne peut approfondir que peu-à-peu. Mais l'intelligence
qu'on doit acquérir par les idées innées, est bien différente. Elle doit agir
avec force, puisqu'elle est gravée par des caracteres ineffaçables dans
l'entendement; & tous les préjugés les plus forts ne peuvent & ne
doivent point l'offusquer entierement. Il faut nécessairement qu'elle jette de
tems en tems quelques étincelles, & qu'elle éclaire l'ame au travers des
ténébres des coutumes les plus barbares. Or il n'est rien de si certain que
l'esprit n'apperçoit aucune de ces lueurs. Les Nasamones étoient aussi persuadés
que c'étoit une action sage & pieuse de faire coucher une nouvelle mariée
avec tous ceux qui assistoient à ces nôces, qu'un Espagnol est convaincu qu'il
est louable de faire brûler un homme qui refuse de baiser la pantoufle du
pontife Romain. Dans ces deux différentes coutumes, que sont les idées innées?
D'où vient qu'elles n'agissent pas? Si elles existent, à quoi servent-elles? On
ne sauroit demander d'où vient que la réflexion n'agit pas aussi à son tour;
& si l'on faisoit cette demande, on répondroit qu'elle n'agit point, parce
qu'elle n'existe pas encore, & qu'on ne l'a pas mise en usage. Il n'en est
pas de même des idées innées. Elles sont dans l'ame, & néanmoins elles ne se
présentent point dans le moment où elles devroient paroître avec le plus
d'éclat.
[Pages g14 & g15]
En vérité, mon cher Monceca, je ne comprens point comment une opinion aussi
chimérique a pû trouver autant de partisans; & je suis encore plus étonné
comment parmi ses partisans il y a eu des philosophes de la premiere classe. Je
croirois volontiers,que la singularité de ce sentiment les a les a portés à le
soutenir. Il faut avouer qu'il a un certain brillant qui plaît d'abord. Mais
lorsqu'on vient à l'examiner avec attention, on est obligé de reconnoître que
toutes ces idées innées ne sont que des visions métaphysiques, & que la
Divinité n'a accordé d'autre moyen aux hommes pour distinguer le bien & le
mal, que la liberté de réfléchir & de faire usage de leur raison. Vainement
prétendroit-on que la lumiere naturelle leur est aussi inutile que les idées
innées, puisque malgré ce don précieux, des nations entieres semblent être
réduites au seul instinct. Il en est de la raison, chez les hommes, ainsi que de
leur libre arbitre. Ils peuvent en faire usage s'ils veulent, sans être
nécessités de s'en servir absolument. C'est de cette liberté que naît le
différent degré de sagesse, de prudence & de vertu qui se trouve entre les
hommes.
Quelque difficulté que nous appercevions à accorder l'état de certains
peuples avec l'idée que nous avons de la souveraine sagesse, nous devons nous
soumettre & penser qu'il est des secrets dans lesquels il ne nous est pas
permis de pénétrer. Si les Caraïbes sont assez aveuglés pour manger leurs
prisonniers, si les insulaires de Zocotora donnent la mort à leurs peres
lorsqu'ils sont dangereusement malades, ou qu'ils sont fort âgés, nous devons
croire qu'il n'a tenu qu'à eux de connoître, par la réflexion, combien leurs
maximes étoient éloignées de la véritable équité. «Nous n'aurons jamais sujet,
dit un fameux Auteur (1), de nous plaindre de nos connoissances, si nous
appliquons notre esprit à ce qui peut nous être utile; car en ce cas il peut
nous rendre de grands services.»
[(1) LOCKE.]
C'est à eux-mêmes, mon cher Monceca, que les hommes plongés dans les plus
grands désordres doivent se plaindre de leur aveuglément. L'on ne sauroit
presque douter qu'il n'y ait certains usages, dont les peuples les plus barbares
connoissent les défauts. Je suis assuré que tous les hommes, dès qu'ils ont
atteint l'âge de raison, sentent qu'il est mal de faire à autrui ce qu'ils ne
voudroient pas qu'on leur fît. Cependant entraînés par leurs passions, ou par la
force de leurs préjugés, ils ne s'arrêtent point à leurs premieres réflexions,
& agissent conformément aux coutumes introduites dans les sociétés où ils
vivent.
[Pages g16 & g17]
Les Nazaréens regardent le meurtre comme un crime; & cependant ne
s'égorgent-ils pas tous les jours comme des bêtes féroces? Jusqu'où
n'avoient-ils pas porté la fureur des duels? La querelle de deux hommes causoit
souvent la mort de vingt autres, qui n'avoient jamais eu le moindre démêlé. Le
même aveuglément porte les Sauvages à manger leurs ennemis. La plus grande
cruauté ne consiste pas à servir dans un festin les membres divisés d'un homme
mort. Je trouve que celle de le tuer est tout autrement forte. Cependant presque
tous les peuples lui ont donné les noms abusifs de valeur, de courage &
d'intrépidité. Ceux qui sont les plus civilisés, sont tombés comme les autres
dans cette erreur. Dira-t-on qu'ils n'avaient pas les moyens de réfléchir?
Porte toi bien, mon cher Monceca, & vis content & heureux.
De Tripoli, ce...
***
LETTRE CLXXXII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Il est défendu, mon cher Isaac, sous peine de la vie, aux Jésuites de rester
en Angleterre. Ils en sont proscrits entierement. Le gouvernement a redouté leur
politique & leur dangereuse affabilité, & n'a rien oublié pour se mettre
à couvert de leurs traits. (1)
[(1)......... Aut ulla putatis
Dona carere dolis Danaum? Sed notus
Ulysses.
.................................
Quidquid id est, timeo
Danaos, & dona ferentes.
Virg. Aeneid. Lib. II.]
La haine & l'appréhension qu'on a des Ignaciens, leur fait autant
d'honneur que celle que les Nazaréens eurent pour Mahomet II, en fit à ce
conquérant. Ils se réjouirent de sa mort, avec des excès qui valoient des
panégyriques. Les précautions que les Anglois apportent pour éloigner les
Jésuites, sont des éloges perpétuels de leur génie & de leur vaste
connoissance dans les affaires les plus épineuses.
[Pages g18 & g19]
On est étonné, mon cher Isaac, lorsqu'on considere les progrès considérables
qu'ils ont faits dans très-peu de tems; & l'on a peine comprendre comment,
dans l'espace de cinquante à soixante ans, ils furent assez puissans pour
bouleverser une partie de l'Europe. En effet, qui ne seroit pas surpris de voir
un ignorant, & même un fanatique, aidé de quatre ou cinq autres gueux tels
que lui, fonder la plus puissante république qui ait été établie dans ces
derniers tems. Quelques éloges que les Jésuites ayent donnés à leur fondateur,
& quelques efforts qu'ils ayent faits pour le placer parmi les génies de la
première classe, on n'est point la dupe de leurs contes fabuleux, &
l'étonnement n'est nullement détruit par leurs amplifications chimériques. Il
est si certain que leur législateur fut toujours un homme très-ignorant, que
dans un tems où Rome étoit à la veille de le mettre au nombre des bienheureux
Nazaréens, on ne se contentoit pas de le regarder à Paris comme un visionnaire,
mais on déclamoit encore contre lui en plein Sénat. Le Parlement de Paris,
assemblé, ne trouvoit pas mauvais que l'Avocat, qui portoit la parole au nom de
tous les docteurs François, fit un portrait fort odieux de ce fondateur.
«Ignace, dit Pasquier, plaidant pour l'Université de Paris contre les
Jésuites (1), fut un Espagnol du tems de nos peres, qui tout le tems de sa vie
avoit été un guerrier. Il advint qu'il fût navré dans la ville de Pampelune,
lorsque nous y mîmes le siége. Pendant que l'on le pansoit, il s'amusa à lire la
vie des Peres; car pour l'ignorance qui étoit en lui, à plus haut sujet ne
pouvoit-il dresser son esprit.».
Voilà, mon cher Isaac, un certificat authentique de l'ignorance d'Ignace,
& les Jésuites en conviennent eux-mêmes. Ils prétendent seulement, qu'après
avoir quitté le monde, s'étant appliqué aux sciences, il fit des grands progrès,
& ne devint pas moins éclairé qu'il étoit pieux. En leur accordant ce qu'ils
disent, il s'ensuivra toujours que leur fondateur fut extrêmement ignorant:
& c'est de qui fut prouvé par le corps de l'Université de Paris, devant les
premiers Magistrats du Royaume.
«Ignace, dit encore Pasquier (2), s'accosta de quelques-uns. Ils
firent quelques voyages à Rome & à Jérusalem, & finalement sonnerent
quelque peu de tems après leur retraite dedans Venise, ville, qui pour être
exposée à tous les vents & flots de la mer, est par quelques auteurs
Italiens, reconnue pour receptable de plusieurs indignités & choses
perverses.
[(1) Pasquier, Recherches de la France, Livre III. Chap. XLIII. Pag. 319.
(2) La même.]
[Pages g20 & g21]
«Là, ils hypocrisent pendant un tems quelque austérité superficielle de vie;
& voyant que leur superstition commençoit à être suivie,...... ils prirent
la hardiesse de se transporter à Rome, où ils commencerent de publier leur
secte. Et quoique la plûpart d'entr'eux ne sçussent pas, non-seulement la
théologie, mais même les premiers élémens de la grammaire, ils commencerent de
promettre, à pleine bouche, deux choses; l'une, de prêcher aux mécréans
l'Evangile, pour les convertir à la foi; l'autre, d'enseigner les bonnes lettres
à tous, sans prendre rien.»
S'il étoit vrai qu'Ignace eût été aussi pieux que le disent ses disciples, je
ne puis comprendre comment le Parlement auroit toléré qu'on lui eut donné les
noms de superstitieux & d'hypocrite, ni comment enfin
l'Université en corps eut pû adopter & appuyer les discours de son Avocat.
Ne seroit'il pas bien étonnant que de sages Magistrats eussent souffert que l'on
avançât, sans preuve, des faits aussi forts & aussi infamans? Car il n'y a
point de milieu à choisir entre ces deux partis; ou Ignace fut tel que disent
les Jésuites, ou il fut hypocrite & faux dévot. S'il fut vertueux, on devoit
empêcher que sa mémoire ne fût flétrie par un plaidoyer calomnieux. Si au
contraire il mérite les invectives de Pasquier, le silence du Parlement a dû
nécessairement s'en suivre. Or ce silence, qui vaut une approbation, existe;
donc Ignace fut un hypocrite.
La raison confirme cette opinion; les régles & institutions des Jésuites
en sont encore des preuves bien fortes. En supposant que le fondateur de la
société fût un homme simple, doux, pieux, attentif à fuir les pompes du monde,
on ne peut comprendre comment ses disciples ont pu, en observant ses ordres,
devenir si grands & si redoutables. Mais dès que l'on convient de bonne foi
qu'il fut un fourbe habile, un hypocrite rusé, on n'est plus étonné du grand
crédit des Jésuites. Car quoiqu'Ignace ait été très-ignorant dans les sciences,
il peut très-bien avoir excellé dans la politique: en voilà autant qu'il en faut
pour prouver les fondemens du pouvoir subit & immense que sa société acquit
dès qu'elle se fut établie.
[Pages g22 & g23]
Je ne sais si je me trompe, mon cher Isaac, mais je crois appercevoir
beaucoup de ressemblance entre Mahomet & Ignace de Loyola. Ils ont eu tous
les deux de grands défauts. Ils ont également affecté des inspirations
fanatiques; & ils ont tous deux été habiles, rusés, hardis & audacieux à
les faire valoir. Ils furent tous les deux très-ignorans, & sçurent
également par leur hypocrisie suppléer à leur défaut de connoissance. Ils
étoient l'un & l'autre gens de très-petit état; & tous deux ils ont
établi des empires, qui se sont extrêmement aggrandis par la chute d'un nombre
de Princes, qui en ont été les tristes victimes.
L'on ne peut donc refuser, sans injustice, à ces deux législateurs les éloges
qu'ils méritent. Toutes les déclamations recherchées, & des Nazaréens contre
Mahomet, & des Jansénistes contre Ignace, n'empêcheront jamais un homme
sincere & impartial d'avouer que ce furent deux illustres fourbes, qui se
servirent très-adroitement du fanatisme & de l'hypocrisie, pour parvenir à
leurs fins; & plus on leur reprochera leur ignorance, plus on augmentera
leur gloire. Il falloit une vaste & profonde politique pour réparer un
pareil défaut.
Lorsqu'on est convenu de bonne foi, mon cher Isaac, de la ressemblance réelle
qu'il y a entre le chef des Jésuites & celui des Mahométans, on n'est plus
surpris des progrès subits & prodigieux de la société, on en trouve les
raisons chez les Turcs; & en parcourant leur histoire, on voit comment une
religion, ridiculement fondée sur la superstition & sur le fanatisme, mais
habilement soutenue par la ruse & par la politique, peut s'étendre dans peu
de tems.
Si l'on examine attentivement la conduite des Jésuites, on s'appercevra
qu'elle approche beaucoup de celle des Musulmans. Ils employent les mêmes moyens
que ces derniers pour étendre leur secte, & tâchent, comme eux, de séduire
les hommes, en flattant leurs passions, ou en les effrayant par la crainte. Si
l'appât séduisant de la pluralité des femmes, & la violence inévitable des
armes Ottomanes, ont rendu l'Asie Mahométane, la morale relâchée des Jésuites
& les persécutions criantes qu'ils ont fait souffrir à ceux qui combattoient
leurs opinions, leur ont enfin soumis la plûpart de ceux qui refusoient d'abord
de subir les loix d'Ignace.
[Pages g24 & g25]
Il est très-aisé d'ébranler les hommes, quand on les prend par leurs plus
foibles endroits. On convient tous les jours qu'il n'est pas étonnant que les
opinions relâchées & séduisantes de Mahomet ayent trouvé tant de partisans.
Pourquoi donc sera-t'on surpris que celles d'Ignace, prêchées & soutenues de
la même maniere, ayent fait de pareils progrès? En admettant le parallele de la
politique Turque & de la Jésuitique, l'esprit développe aisément un mystere
qu'il ne sauroit jamais pénétrer, en supposant la prétendue piété d'Ignace. S'il
eût été aussi humble que ses disciples veulent le faire accroire, étant aussi
ignorant qu'il l'étoit, il eût tout au plus fondé un ordre tel que celui des
Capucins. François d'Assise fut simplement un vrai fanatique: aussi n'a-t'il eu
que des disciples aussi imbécilles & aussi insensés que lui.
Le crédit que la société a acquis sur bien des particuliers, étant fondée sur
les motifs dont je viens de parler, lorsqu'on les a enfin découverts, on revient
aussi-tôt de l'étonnement que la rapidité de leurs progrès cause à ceux qui
n'approfondissent point les choses. Mais j'avoue de bonne foi que je ne
comprends point ce qui a pû attirer aux jésuites la protection des rois, dont
ils sont & ont toujours été les plus cruels ennemis. Si l'on dit que la
souplesse, la complaisance, l'adresse, la ruse, la fourbe & la politique
leur ouvrent le chemin qui conduit à la faveur des princes; je répondrai que
toutes ces qualités ne devroient pas naturellement les mettre à couvert de
l'indignation que doivent leur attirer les sentimens de leurs principaux
auteurs, qui sont aussi ceux de la société, & qui sappent l'autorité des
souverains, & les rendent les esclaves du pontife Romain. Un certain Charles
Scribani, recteur de leur couvent d'Anvers, a soutenu hautement, dans son
Amphitheatrum Honoris (1), que le pape pouvoit priver les princes de
leurs états lorsqu'il le jugeoit à propos. C'est l'opinion favorite de la
société, quelque contraire qu'elle soit à la tranquillité des peuples & à
celle des souverains.
[(1) Où il étoit caché sous le nom supposé de Clarus Bonarscius.
Anagramme de son nom latin Carolus Scribanius. ]
[Pages g26 & g27]
Elle l'est cependant encore moins qu'une autre, soutenue par un nombre infini
de théologiens Jésuites, qui permettent aux sujets de se révolter contre leurs
rois, & de violer le serment de fidélité qu'ils leur ont prêté, toutes les
fois qu'ils pensent avoir quelque raison légitime de s'en plaindre. (1)
[(1) Tirannicè gubernans lata sententia potest deponi à populo, etiam qui
juravit ei perpetuam obedientiam, si monitus non vult corrigi. Emmanuelis Sa
summa. de summo pontif. Cap. LVIII. Rex. si non facit officium suum, cùm est
aliqua justa causa,, eligi potest alius à majori parte populi. Eman. sa
ibidem.]
N'est-il pas extraordinaire, mon cher Isaac, que des gens qui soutiennent des
maximes si pernicieuses aux princes, trouvent néanmoins un accès si facile
auprès d'eux, & soient leurs ministres, leurs directeurs, leurs amis, &
leurs confidens? Ce sont-là de ces choses qu'on ne peut croire, que lorsque
l'expérience nous en a rendus certains. Car vainement objecteroit-on que les
livres dans lesquels se trouvent ces opinions dangereuses, sont les ouvrages de
quelques particuliers, qui ne peuvent influer sur le corps. Les sentimens qu'un
Jésuite insère dans les écrits qu'il publie, doivent être regardés comme ceux de
toute la société. Ils sont approuvés d'un nombre de docteurs choisis par le
général de l'ordre, qui, en son nom, & en celui de toute la compagnie,
adopte & approuve tout ce que contient le livre. Il n'est aucun ouvrage
sorti de la plume d'un Ignacien quelque monstrueux qu'il puisse être, qui ne
soit muni d'un certificat authentique, donné au nom des supérieurs. L'exécrable
traité de Mariana n'est point privé de cet avantage: & voici, l'attestation
qu'on voit à sa tête. Moi, ETIENNE HOJEDA, visiteur de la société de
Jesus, en la Province de Tolede, par le pouvoir spécial que j'ai reçu de notre
pere général, CLAUDE AQUAVIVA, je permets de faire imprimer les trois
livres que JEAN MARIANA, pere de la même société, a composés, & qui
sont intitulés, du Roi & de son institution: cet ouvrage ayant déja
été approuvé par un grand nombre de gens doctes, & d'un mérite distingué de
notre même société. En témoignage de quoi j'ai donné ces lettres, soussignées de
mon nom, & scellées de mon sceau. De notre collège de Madrid, le 5 Décembre
1598. Signé, ETIENNE HOJEDA, visiteur. (1).
[(1) STEPHANUS HOJEDA, visitator societatis Jesu in provinciâ Toletanâ,
potestate speciali factâ à nostro patre generali CLAUDIO AQUAVIVA, do facultatem
ut imprimantur libri tres quos de rege & regis institutione _composuit
P. JOANNES MARIANA ejusdem societatis; quippe approbatos priùs à viris doctis
& gravibus ex eodem nostro ordine. In cujus rei fidem has litteras dedi meo
nomine subscriptas, & officii sigillo munitas. Madriti, in collegio nostro,
quarto nonas Decembris, 1598.]
[Pages g28 & g29]
La morale de Mariana étant celle du général des Jésuites, & de tous ceux
qu'il charge d'examiner les ouvrages de sa société, n'est-ce pas une des choses
les plus surprenantes, que le crédit que cette société a acquis auprès de tant
de souverains? On pourroit se figurer que les princes qui reçoivent les
Ignaciens dans leurs cours, agissent plutôt par crainte que par inclination,
& qu'ils flattent des ennemis qu'ils voudroient pouvoir étouffer. Mais
n'a-t'on pas vû des rois les aimer avec une tendresse infinie, & les
regarder comme les appuis de leur trône, & les soutiens de leur état? Que
les adversaires des jésuites publient contr'eux tout ce qu'ils voudront, qu'ils
les accusent des entreprises les plus criminelles; s'ils veulent parler
sincérement, ils avoueront qu'il faut avoir un esprit supérieur pour venir à
bout d'exécuter les desseins qu'ils forment. C'est pousser la politique bien
loin, que de se faire aimer de ceux qu'on outrage, & de savoir si bien
porter les coups dont on les perce, qu'ils ne s'en apperçoivent point. Qu'on
examine tout ce qu'ont fait de plus difficile les plus grands machiavélistes;
qu'on parcoure toutes les histoires des négociations les plus épineuses,
trouvera-t'on rien de si incompatible à concilier que le voeu que font les
jésuites, par lequel ils s'engagent d'obéir aveuglément à tout ce que leur
ordonne le pontife romain, qu'ils disent avoir la puissance de détrôner les
rois, & le crédit qu'ils ont auprès de ces mêmes rois qu'ils soumettent à la
jurisdiction d'un prêtre? Qu'on examine quel effort de génie il faut pour
accorder des choses si opposées, ou du moins pour empêcher qu'elles ne se
portent réciproquement préjudice; & l'on connoîtra alors quel doit être le
génie de la société. Il n'est rien de si difficile dont elle ne vienne tôt ou
tard à bout; & dès qu'elle forme une entreprise, quelqu'obstacle qu'elle
trouve, elle est assurée de la conduire à sa fin. Il est vrai que lorsque la
politique seule ne suffit point, elle employe la force & la violence; mais
enfin, de quelque maniere que ce soit, elle exécute toujours ses desseins.
[Pages g30 & g31]
A peine les jésuites furent-ils établis en France, qu'ils jurerent la ruine
des protestans, & ils sont enfin parvenus à leur but. Quelles traverses
n'ont-ils pas essuyés auparavant? Combien de vastes machines n'ont-ils pas mises
en usage? Lorsqu'ils virent Henri III raccommodé avec le roi de Navarre, par
leurs prédications séditieuses ils armerent un moine, qui poignarda ce roi
infortuné. Ayant voulu traiter de la même maniere son successeur, il leur arriva
un malheur, qui eût déconcerté les génies les plus intrépides. Ils surmonterent
cet obstacle; & la postérité verra toujours, avec une nouvelle surprise, un
roi puissant rappeller ses plus mortels ennemis dans son royaume, les accabler
de bienfaits, & choisir un d'entr'eux pour le directeur de sa conscience. Il
n'y a que les jésuites, dont la vaste politique puisse montrer aux hommes des
événemens aussi extraordinaires. Leur retour en France précipita la perte de
leurs adversaires. Ils leur porterent les premiers coups mortels sous Louis
XIII, & les accablerent enfin sous Louis XIV. Ils traiteront tôt ou tard de
la même maniere les jansénistes. Ils ont déja attaché la coignée à l'arbre: il
faut absolument qu'il tombe & qu'il soit coupé.
Plus je considere, mon cher Isaac, l'histoire des jésuites, leurs maximes,
les régles que leur a prescrit leur législateur, & plus je loue la sage
prudence des Anglois & des Hollandois, de leur avoir défendu l'entrée de
leur pays. A des ennemis aussi dangereux, il est bon d'opposer une forte
barriere; il faut même éviter leur proximité le plus qu'il est possible. Je
regarde les disciples d'Ignace de Loyola, comme des soldats qui portent sur
leurs boucliers un talisman qui les assure, dès qu'ils ont l'avantage de
combattre de près leurs ennemis, de les vaincre tôt ou tard. Chaque jésuite est
un habile négromant, muni de trois fléches empoisonnées: la politique,
l'hypocrisie, & la violence. Dans quelque situation qu'on le
place, il trouve toujours le secret de se servir de quelques-unes de ses armes.
Malheur à ceux qui en sont frappés: leurs blessures sont aussi incurables que
l'étoit celle de Philoctete: il faut un secours divin pour en guérir. Les
Anglois sont si persuadés de cette vérité, qu'ils ont fait une loi, par laquelle
tous les jésuites qu'on découvre dans leur pays, doivent être condamnés à la
mort; & l'Angleterre est pour les Ignaciens ce qu'étoit pour les anciens
Grecs l'isle de Calypso.
[Pages g32 & g33]
Porte-toi bien, mon cher Isaac, vis content & heureux. Gardes-toi surtout
d'avoir jamais rien à démêler avec les jésuites: & souviens-toi toujours que
s'ils sont d'habiles criminels, leur science ne doit servir qu'à les rendre
d'autant plus redoutables.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLXXXIII.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Tu te plaindras avec raison, mon cher Monceca, de mon silence; mais tu dois
m'excuser en faveur des occupations qui m'ont empêché de t'écrire plutôt. J'ai
lû, avec beaucoup de plaisir, une partie des livres nouveaux que tu m'as
envoyés. Ceux de philosophie m'ont jetté dans une douce rêverie; & je me
suis livré pendant plusieurs jours à mille réflexions, qui ne me donnoient pas
le loisir de me reconnoître moi-même. J'étois uniquement occupé de certaines
idées, dont je cherchois à trouver la connexion. J'ai travaillé avec soin pour
en venir à bout. Cependant il y en a plusieurs qu'il m'a été impossible
d'accorder avec diverses autres.
Nos rabbins, mon cher Monceca, assurent que nous ressusciterons un jour,
& que chacun reprendra le même corps qu'il a eu lorsqu'il étoit dans ce
monde. Les Mahométans croyent la même chose; & les Nazaréens soutiennent
aussi cette opinion. Ainsi l'on peut dire que toutes les Religions, qui adorent
une seule Divinité, adoptent ce sentiment. Elles en prouvent la possibilité, par
la même raison, & citent la puissance de Dieu, qui ayant créé le monde de
rien, ne sera pas embarrassé de redonner à un morceau de matiere la même forme
qu'il a eue autrefois. Tout ce que disent les plus savans & les plus
éloquens docteurs Nazaréens sur ce sujet, n'est ni plus fort, ni plus expressif
que ce que l'on lit dans l'Alcoran.
[Pages g34 & g35]
Malgré les absurdités qui se trouvent dans ce livre, il donne, dans bien des
endroits, une grande idée de la Majesté divine: & celui où il fait mention
de la résurrection des morts, est de ce nombre. «Pourquoi, fait dire Mahomet à
l'Etre suprême, pourquoi les hommes ne ressusciteroient-ils point? Ne voyent-ils
pas le ciel au-dessus d'eux, comme nous l'avons bâti, comme nous l'avons
ordonné, & comme il n'y a point de défaut? Nous avons étendu la terre, élevé
les montagnes, & fait produire toutes sortes de fruits, pour signe de notre
Toute-Puissance. Nous avons envoyé la pluie du ciel, & nous avons fait
naître des jardins, des grains agréables aux moissonneurs; des palmiers, les uns
élevés plus que les autres, pour enrichir les créatures. Nous avons donné la vie
à la terre morte, séche & aride. Ainsi les morts sortiront des tombeaux.»
(1)
[(1) Alcoran, Chapitre de la chose jugée, pag. 303.]
C'est-là ce qu'on peut dire de plus fort en faveur de la résurrection. Les
théologiens François, Anglois, Allemands, &c. n'en sauroient apporter des
raisons plus convaincantes. Pourroit-on donner de meilleures preuves de la
possibilité de l'exécution d'une chose, que de montrer clairement que celui
qu'on dit devoir l'exécuter, en a achevé & perfectionné un nombre d'autres
aussi difficiles?
Quelque fortes que paroissent ces raisons, lorsqu'on les examine avec
attention, on apperçoit qu'elles ont plus de brillant que de solide. Il est
certain que le pouvoir de la Divinité est immense, qu'elle peut détruire &
anéantir la matiere, ainsi qu'elle l'a créée, & qu'il ne tient qu'à elle de
tirer du néant un nouvel univers. Mais il est des choses qu'elle ne sauroit
exécuter, parce qu'elles sont contraires à sa sagesse & à sa grandeur. Elle
ne peut produire un être, qui soit aussi parfait qu'elle: elle ne sauroit être
l'auteur du mal: elle n'est point susceptible de passion, de jalousie, de haine
& de fureur. Les plus sages philosophes conviennent de bonne foi qu'elle ne
sauroit changer l'essence des choses: faire, par exemple, qu'un bâton soit un
bâton sans avoir deux bouts; parce que dès qu'une chose n'aura plus deux bouts,
ce ne sera plus un bâton. Par la meme raison, Dieu ne pourroit faire qu'une
chose matérielle ne fût point étendue, tout ce qui est matériel ayant
nécessairement une extension. En convenant de ce principe évident, il est aisé
de trouver des raisons très-fortes contre l'opinion, qui veut qu'à la
résurrection générale tous les hommes reprennent les mêmes corps qu'ils ont eus
pendant leur vie.
[Pages g36 & g37]
Il faut d'abord considérer, que dès le commencement du monde, Dieu créa une
certaine quantité de matiere, qui a suffi dans la suite à la formation de tous
les différens ouvrages qu'il a produits; en sorte que ce qui fait aujourd'hui
les arbres, les champs, les montagnes, les hommes, &c. de la Mésopotamie,
faisoit, il y a quatre mille ans, les arbres, les champs, les montagnes, les
hommes, &c. de ce même royaume. Pour être convaincu de cette vérité, on n'a
qu'à jetter les yeux sur ce qui se passe dans tous les pays. On y voit croître
le bled & les autres plantes, qui grossissent de la terre qui les nourrit.
Elles augmentent ensuite l'étendue du corps des hommes qui les mangent. Ces
mêmes hommes meurent enfin, & se changent en terre, qui sert une seconde
fois à produire des fruits. Ainsi il y a dans la nature une transmutation
perpétuelle, qui fait qu'une certaine quantité de matiere suffit à la production
de tout ce qui se forme de nouveau tous les jours. Cela étant, je soutiens qu'il
est physiquement impossible que les hommes reprennent un jour le même corps
qu'ils ont eu. Car ce qui a servi à faire les membres d'un homme, a de même été
employé à la construction de ceux de deux mille autres.
Pour comprendre cela clairement, il faut considérer ce qui arrive dans une
plaine, où après un combat sanglant il reste vingt ou trente mille morts sur le
champ de bataille. On les enterre dans cette plaine, qui en est parfaitement
fumée & engraissée. L'année d'après les laboureurs y semant leurs grains, il
se trouve dans chaque épi de bled plusieurs parties de la même matière qui avoit
servi à la composition du corps de ces soldats enterrés: & ces parties,
changées & transmuées en froment, vont grossir & augmenter les membres
d'un grand nombre de gens. Je suppose que parmi eux il se trouve quelque jeune
Limousin, grand mangeur de pain, qui prenant pour sa part une grande quantité de
cette matiere, laquelle peu auparavant appartenoit aux soldats, s'en substante
pendant tout le cours d'une année, & grandit de deux pouces.
[Pages g38 & g39]
Je demande à qui appartiendra cette matiere à la résurrection générale?
Sera-ce au militaire? L'étui de l'ame du Limousin sera donc trop court de deux
pouces. Si c'est le Limousin qui la garde, le soldat se trouvera dans le même
embarras. Je vais encore plus loin, & je pousse d'un second degré la
transmutation de la matiere. Si par hazard quelque cochon a mangé le superflu de
la nourriture du Limousin, & s'en est engraissé pendant le cours d'un hyver,
plusieurs parties des soldats se trouvent encore dans cet animal immonde. Un
avide Nazaréen le tue: il en mange après en grande quantité; & s'approchant
ensuite de sa femme ou de sa maîtresse, les particules les plus subtiles de ce
cochon, parmi lesquelles il s'en trouve un grand nombre de celles des guerriers,
servent à la formation d'un nouvel homme. A qui donc appartiendra cette matiere,
lors de la résurrection?
On peut aussi former la même question touchant les corps de la plûpart des
hommes, vû que par la grande transmutation qui sera arrivée dans la matiere qui
les formoit, une infinité d'entr'eux seroient nécessairement mutilés. Il se
pourroit que Jules-César vît ses oreilles à quelque monsignor, & son
nez à quelque courtisane. Il auroit beau dire, je suis le vainqueur des
Gaules & de Pompée, & j'ai soumis l'univers. Quoi! Faut-il qu'un héros
tel que moi paroisse sans nez, sans oreilles, tandis que ce petit pontife in
partibus & cette femme de débauche se parent de ce qui m'appartient?
Il me semble ouir le prélat Romain répondre avec hauteur. Il convient bien à
un payen de vouloir disputer quelque chose à un pontife Nazaréen. Allez, allez,
idolâtre, profane, vos oreilles ne sont que trop honorées d'être sur ma tête.
Elles ont eu l'avantage d'être canonisées cent ans après ma mort. Pendant plus
de deux mille ans on les a encensées, & on leur a chanté des hymnes.
Auroient-elles eu ce sort, si elles ne m'avoient servi? Si l'empereur Romain
s'adresse à la courtisane, il n'en obtiendra rien de plus que du pontife.
Votre servante très-humble, lui répondra-t'elle: Je vous considere
fort, seigneur Jules-César. J'ai vû souvent de vos statues dans la vigne de
Médicis & dans les autres maisons de campagne où j'allois me promener avec
mes galans. Je leur ai bien entendu dire que vous étiez un fort grand homme;
Mais je n'irai point, pour vous faire plaisir, paroître sans nez aux yeux de
tout l'univers. Voyez, si parmi tant de monde qu'il y a ici, quelque personne
n'en auroit point un de reste._ Voilà donc le pauvre Jules-César obligé de se
montrer comme un déserteur. Heureux encore d'en être quitte à si bon marché,
& de ne pas avoir l'affront de voir sa tête entiere servir à la construction
du derriere d'un suisse de quelque cardinal!
[Pages g40 & g41]
Je cherche inutilement un moyen, mon cher Monceca, pour pouvoir terminer
l'embarras & les soins des ames dont les membres seront ainsi mutilés. La
philosophie ne m'en fournit aucun. Si l'on dit que Dieu, qui de rien a créé le
monde, ne sera point embarrassé de donner des corps à ces ames, j'accorderai,
sans balancer, cette vérité. Mais alors je serai en droit de conclure que ces
nouveaux corps ne seront point les mêmes que ceux que l'on avoit en mourant;
& qu'ainsi l'opinion qui assure que nous ressusciterons avec nos mêmes
corps, est fausse. Si l'on soutient que Dieu étendra la matiere, & que d'un
seul atôme de la terre, qui formoit un corps, il en fera ce qu'il faut pour le
construire en entier, je nierai encore que ce soient-là les mêmes corps, parce
que leur essence sera changée; cette nouvelle matiere n'étant point l'ancienne,
& Dieu ne pouvant pas faire qu'une chose qui n'a pas servi, ait servi,
n'ayant pas le pouvoir de changer l'essence des choses.
Pour expliquer mon idée clairement, je suppose qu'il n'y ait dans le monde
que le corps d'un seul homme. Dans l'espace de dix mille ans, Dieu y fait passer
successivement trois cens ames, & ordonne enfin que toutes ces ames
reprendront le corps qu'elles ont animé. Alors, ou il faudra qu'il se trouve
trois cens ames dans un seul corps, ou que Dieu en crée deux cens
quatre-vingt-dix-neuf de nouveaux. C'est-là une vérité évidente, contre laquelle
toutes les vaines subtilités scholastiques ne peuvent rien: & quelques
raisons qu'on objecte, on ne sauroit obscurcir une chose qui se présente si
clairement d'elle-même à l'esprit.
Je ne doute point, mon cher Monceca, de la résurrection des corps. Je suis
certain qu'elle arrivera. Mais je pense qu'on est mal-fondé à vouloir déterminer
précisément de quelle maniere elle se fera. Pourquoi assurer que nous
reprendrons nos mêmes corps? Quelle nécessité y-a-t'il de vouloir expliquer un
mystere que nous n'entendons point? Les Nazaréens, surtout les papistes,
soutiennent avec opiniâtreté cette opinion; je les plains de leur entêtement.
Leurs livres saints leur apprennent que les corps ressusciteront: ils ont raison
de recevoir ce sentiment. Mais d'où vient veulent-ils expliquer précisément de
quelle maniere cela arrivera? Pourquoi, non contens de savoir que l'ame
reprendra un jour un corps, vont-ils fixer la façon dont la Divinité doit alors
agir?
[Pages g42 & g43]
Dans toutes les religions, mon cher Monceca, la source de toutes les erreurs,
c'est la passion ridicule qu'ont les hommes de vouloir pénétrer dans les
mysteres du Tout-Puissant. Dès qu'une chose leur est révélée, seulement en
partie, ils veulent connoître de quelles voies la Divinité se servira pour y
parvenir: ils prêtent leurs foiblesses à l'Etre suprême; & ils pensent qu'il
doit employer les moyens qui leur paroissent les meilleurs & les plus
naturels. Il arrive de-là qu'ils deshonorent la Divinité, & qu'ils lui
imputent les actions les plus absurdes & les plus incompatible à son
essence. Sous prétexte de donner une grande idée de son pouvoir immense, ils
veulent qu'elle fasse des choses directement contraires à l'ordre immuable
qu'elle a établi elle-même, comme est celle de la résurrection des mêmes corps.
Ils vont même quelquefois jusqu'au point de vouloir excuser, par la puissance de
Dieu, les superstitions les plus folles, & les friponneries les plus
visibles.
Un jésuite d'Anneci, nommé Jean Ferrand, n'a-t'il pas osé soutenir dans un
fort gros livre, touchant le culte des reliques, que lorsqu'il se trouve
plusieurs corps du même saint dans différentes églises, c'est la Divinité qui
les a produits miraculeusement pour entretenir la dévotion des fidéles? (1)
[(1) Unum mihi sat erit in praesentia dicere, supremun numen suam rocul dubio
explicuisse potentiam in iis nominatim reliquiis multiplicandis, seu
replicandis, quae revera non nisi unae secundum unitatem, & naturâ suâ
singulares existere poterant, ut sunt, verbi gratiâ, praeputium, sanguis,
aliaque id genus, quae cum ad corporis Christi perfectionem faciant, vel quae
cum ipso, vel ab ipso, traxerint originem, mec diu illibatae seu integrae
servari poterant, nisi divina vis mirabilem in mudum accessisset. ldem in aliis
permultis singulari, bus Christi Divorumque reliquiis videre est. Joan.
Ferrand disquisitio reliquiaria, pag.7.]
[Pages g44 & g45]
Pour prouver cette absurdité, il apporte des raisons qui doivent paroître
affreuses à tous les bons Nazaréens: & moi même, qui suis Juif, je t'avoue
que j'ai été indigné de voir jusqu'où ce moine portoit l'impudence, &
ravaloit les mysteres les plus sacrés de sa religion. Il fait un parrallele
odieux, qui blesse & qui outrage la Divinité; & cela, uniquement pour
montrer la possibilité de la multiplication des corps de ces prétendus
bienheureux. Ce mystere, à coup sûr, n'étoit pourtant pas aussi difficile à
développer que celui de la résurrection. Il n'avoit qu'à dire naturellement que
l'avidité des moines étoit la cause efficiente de la multiplicité de ces
reliques. Il en est d'elles, comme d'un vin accrédité: chaque cabaretier veut en
avoir dans sa cave pour achalander sa taverne; & lorsqu'il n'en a point, il
en fabrique lui-même. Ne sait-on pas que la moitié des cabaretiers de Paris font
leur vin de Bourgogne à Surenne? (1) La plus grande partie des reliques sont
prises au hazard; & les os d'un danseur de corde ou d'un comédien passent
souvent pour ceux de saint Pacôme ou de saint Mathurin. Déplorons, mon cher chef
Monceca, l'aveuglement des pauvres mortels, qui sont la dupe d'une infinité de
fourbes & d'impostures, & tâchons de nous élever toujours au dessus des
préjugés du vulgaire.
[(1) Petit village auprès de Paris.]
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & vis content & heureux.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CLXXXIV.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Je vais bien-tôt quitter l'Angleterre, mon cher Brito, & j'irai passer
quelques jours en Ecosse. Je m'embarquerai ensuite pour retourner en France;
& je goûterai, j'espere, un plaisir infini en arrivant à Paris, de pouvoir y
faire un juste parallele des moeurs, des coutumes, & de la façon de penser
des François avec celle des Anglois, dont j'aurai des idées encore toutes
récentes. Je suis certain que cela me fournira mille réflexions utiles, que
j'aurai soin de te communiquer. Rien ne forme plus le génie & ne cultive
mieux l'entendement, que les comparaisons qu'on fait de deux différens peuples:
vû qu'on développe, par ce moyen, les replis les plus cachés du coeur humain.
[Pages g46 & g47]
On apperçoit des foiblesses chez quelques hommes, qu'on reconnoît pour
telles, parce qu'elles ne sont point masquées, & qu'on prend chez plusieurs
autres pour des vertus, à cause des voiles imposteurs dont elles sont couvertes.
Lorsqu'on voit un François chercher avec empressement tout ce qui peut plaire à
ceux avec lesquels il vit, les accabler de politesse & de marques de
tendresse, on croit d'abord que la véritable & solide amitié est le partage
de sa nation. On revient de cette erreur quand on a fréquenté les Anglois: on
sent que leurs manieres froides, que leurs airs secs & hautains n'empêchent
point qu'ils ne soient d'excellens amis, s'ils se donnent pour tels: & l'on
apperçoit que ce que l'on regardoit chez les François comme un véritable
attachement, n'est qu'un cérémonial, un usage ordinaire, & si j'ose me
servir d'un proverbe usé, une selle à tous chevaux.
D'un autre côté, un homme qui n'est jamais sorti d'Angleterre, se figure que
c'est le seul pays où l'on trouve de l'intrépidité. Il pense qu'il n'est
personne dans les autres royaumes qui brave les approches de la mort, parce
qu'il n'entend point dire qu'il y ait des gens à Paris, à Vienne, à Amsterdam,
qui, lassés de la vie, sachent finir avec une corde ou un rasoir toutes leurs
inquiétudes. Mais si cet homme prévenu en faveur de la patrie, voyage quelques
années dans les différens états de l'Europe, il change bien de sentiment: il
reconnoît enfin que partout il se trouve des personnes remplies de valeur; &
qu'il a donné le nom d'intrépidité à une frénésie pernicieuse, non-seulement à
ceux qui en sont atteints, mais encore à la société civile.
[Pages g48 & g49]
C'est donc par un juste parallele des coutumes & des moeurs des peuples,
qu'on peut justement apprécier leur véritable mérite. Celui qui ne connoît
qu'une nation approuve cinquante ridiculités, qu'il condamne dès qu'il a quelque
notion des autres pays. Il n'est pas surprenant qu'un Espagnol, nourri dans le
fond de la Galice, rende un culte superstitieux à saint Jacques. Toutes les
personnes qui l'environnent en font autant: il voit ses parens, ses amis, ses
compatriotes, se dévouer à ce prétendu saint, dont ils attendent les plus grands
recours; & il ignore s'il y a d'autres hommes dans l'univers qui pensent
d'une maniere différente. Pour vaincre des préjugés aussi forts que les siens,
il faut un génie supérieur: & encore est-il bien difficile qu'il vienne à
bout de connoître son égarement. Combien n'y a-t'il pas eu de gens qui auroient
été de grands hommes, s'il fussent nés à Londres ou à Paris, & qui n'ont été
que des personnages médiocres, parce qu'ils n'avoient reçu aucun secours
étranger, & que placés au milieu de Lisbonne ou de Madrid, ils étoient
éternellement renfermés dans le ténébreux labyrinthe de l'ignorance & de la
superstition.
Les savans du premier ordre ont dû une grande partie de leurs connoissances à
celle qu'ils avoient des moeurs & des coutumes des pays étrangers. Lorsque
les philosophes de ces derniers tems ont entrepris de découvrir la vérité, ils
ont travaillé beaucoup sur les mémoires que leur avoient fournis les habiles
voyageurs. Locke & Bayle s'en sont très-utilement servis; le premier, pour
ruiner de fond en comble le spirituel, mais chimérique systême des idées innées;
& le second, pour arracher le bandeau fatal des préjugés, & pour
détruire la folle & dangereuse superstition. Descartes, Gassendi, Newton
même, en un mot tous les habiles physiciens ont profité de la connoissance des
moeurs des peuples; & elle leur a été utile plus d'une fois, soit dans les
expériences qu'ils ont voulu faire, soit dans l'examen des différens tempéramens
& des causes cachées des passions des hommes.
Si l'on examine toutes les sciences en particulier, on verra qu'il n'en est
aucune, où l'intelligence des maximes & de la façon de penser des
différentes nations ne serve beaucoup; mais la morale & la politique sont
les deux qui semblent l'exiger le plus. Comment pourra-t-on connoître jusqu'où
la probité, la vertu & la bienséance étendent leurs droits, si l'on n'a
aucune notion des nations étrangeres? Quelque estimés qu'on voie ses
Concitoyens, il est certain qu'ils ne possédent point toutes les vertus morales.
Chaque pays a des qualités qui semblent lui être affectées, & qu'il y faut
chercher. Dans les autres endroits elles ne se trouvent jamais à ce degré de
perfection.
[Pages g50 & g51]
Si l'on veut savoir jusqu'où peut aller la politique, & qu'on reste à
Constantinople, on n'apprendra pas dans cent ans ce qu'on saura dans six mois à
Paris. Pour avoir la franchise & la sincérité dans tout leur jour, ne
seroit-on pas fou de voyager en Italie? C'est en Suisse qu'il faut aller. Pour
s'accoutumer à penser d'une maniere libre & hardie, mais cependant sensée,
& qui apprenne à rendre aux Magistrats & aux Ecclésiastiques ce qu'on
leur doit, sans souffrir que les premiers s'érigent en tyrans, & les seconds
en inquisiteurs, est-ce en Portugal qu'il faut vivre? Non, mais en Angleterre.
Pour connoître enfin, jusqu'où peut aller la douceur, la simplicité, la candeur,
l'humilité, la charité, & les autres vertus humaines, est-ce à Rome, ou même
en Europe qu'on doit chercher son séjour? Non, mon cher Brito. Pour voir ces
vertus dans leur plus haut degré, il faut passer les mers, & les aller
chercher dans la Pensilvanie, l'heureuse colonie des Kouacres, où elles ne se
conserveront peut-être pas toujours. Qui peut savoir les révolutions qui doivent
arriver dans le coeur des hommes? Il s'en fait tous les jours de si étonnantes,
on y apperçoit des changemens si surprenans, qu'on n'ose assurer que les
sociétés les mieux réglées & les plus vertueuses resteront long-tems dans le
même état. Il en est presque des royaumes comme des simples particuliers. Tel
homme pendant trente ans a été sage, prudent & vertueux, qui perd dans un
instant le fruit de tant de probité. De quelle tranquillité les cantons Suisses
n'avoient-ils pas joui pendant longtems? Tout-à-coup ils se livrent à l'esprit
de vertige; & on les vit avec surprise s'armer les uns contre les autres,
& chercher avec avidité leur perte mutuelle.
Si la connoissance des moeurs des peuples, mon cher Brito, est nécessaire à
ceux qui s'appliquent à l'étude de la morale; elle l'est encore plus à ceux qui
sont obligés de pénétrer dans les mysteres cachés de la politique. Un prince ne
peut jamais entreprendre,rien de grand, il ne peut même être tranquille dans ses
états, s'il ignore quels sont le caractere, les maximes & les coutumes des
peuples qui l'environnent. Dès qu'il en est instruit, il sait quelle est la
conduite qu'il doit tenir à leur égard.
[Pages g52 & g53]
Je n'ai rien à craindre, dira-t-il, d'une telle nation (1); elle
aime beaucoup plus la paix que la guerre, Elle est livrée aux prêtres, &
divisée en plusieurs états, qui ont des intérêts particuliers. L'autre (2) m'est
attachée par la nécessité où elle est de rechercher mon alliance. Elle est
dépourvue d'argent, ses provinces sont dépeuplées, leurs habitans haïssent la
guerre, ou du moins sont trop fainéans pour aimer à prendre le parti des armes.
Je n'ai donc rien à appréhender de cette nation, qui ne peut entreprendre
quelque chose de considérable, qu'autant que je daignerai l'assister. Il reste
encore trois autres peuples avec lesquels je puis avoir des démêlés. Le premier
(3) est nombreux: ses troupes sont aguerries; mais il est pauvre. On ne fait
point la guerre sans argent. Dès la seconde campagne, s'il n'est point assisté,
il est obligé, ou de faire la paix, ou d'essuyer des pertes considérables.
[(1) L'Italienne.
(2) L'Espagnole.
(3) Les Allemands.]
_Le second (4) est riche & maître de la mer. Une haine invétérée l'a
rendu dans tous les tems l'ennemi de mon état. Il est valeureux, intrépide;
& je devrois le craindre, s'il étoit aussi puissant en soldats qu'il l'est
en matelots. Comme sa plus grande force consiste dans le nombre de ses navires,
qu'on ne prend point des places & qu'on ne pénètre point dans un pays monté
sur des vaisseaux, je ne dois point l'appréhender. Tandis qu'il sera seul, c'est
un de mes moindres ennemis; mais il peut me causer des dommages infinis dès
qu'il s'unira avec d'autres: il deviendra alors le plus redoutable.
[(4)Les Anglois.]
Le troisiéme peuple (1), sans avoir autant d'éclat & de grandeur que
le second, pourroit cependant me nuire davantage. Il a de grandes richesses. Il
est lui seul en état de fournir aux frais d'une longue guerre, & de payer
l'armée de tous ses Alliés. Il a des places voisines des miennes, & peut en
commençant la guerre se camper sur mes frontieres. Mon intérêt demande donc que
je sois en paix avec lui; & je trouverai pour cela de grandes facilités.
Comme il est uniquement occupé de son commerce, qu'il ne cherche point à faire
d'inutiles conquêtes; & que content de conserver ce qui lui appartient, il
n'envie pas d'augmenter ses provinces, il se prêtera toujours à tout ce qui
pourra éloigner la guerre, pourvu que j'agisse de maniere à ne point exciter sa
crainte, & que je n'empiete point sur ses droits.
[(1) Les Hollandois.]
[Pages g54 & g55]
C'est ainsi, mon cher Brito, qu'un prince versé dans la connoissance des
sentimens, des maximes & des intérêts des nations étrangeres, en tire
habilement des conséquences pour sa gloire & pour la tranquillité de ses
états. Un ministre n'est pas moins obligé d'exceller dans cette science qu'un
souverain: les mêmes raisons l'exigent. Un Général d'armée doit aussi en faire
son étude. Comment pourra-t-il prendre certaines mesures, qui sont quelquefois
si nécessaires à la réussite d'un projet militaire, s'il ne connoît point le
génie des peuples qu'il a à combattre. Je suppose que le Maréchal de Villars,
sortant de commander en Flandre une armée de vingt mille hommes contre
Malborough, qui auroit eu sous ses ordres un pareil nombre d'Anglois, allât sur
les frontieres de Portugal commander douze mille François, qui auroient à
combattre trente mille Portugais. S'il n'avoit aucune connoissance de ces
peuples, & qu'il en jugeât par l'idée qu'il auroit des Anglois, son premier
soin seroit sans doute de chercher quelque lieu fort avantageux pour y poster
son camp: il l'entourroit de bonnes lignes, & il apporteroit enfin toutes
les précautions possibles pour réparer le défaut du petit nombre de ses troupes.
J'ai trouvé, diroit-il, des ennemis redoutables en Flandres, contre
lesquels, à force égale, il m'a fallu employer tous mes soins & toute ma
prudence. Que ne dois-je donc pas faire aujourd'hui? Penses-tu, mon cher
Brito, qu'il raisonnât de même s'il connoissoit les Portugais? Il me semble au
contraire lui entendre dire: Allons, François, quittons ces lignes inutiles.
Fussions-nous la moitié moins, nos ennemis n'oseroient nous attendre. Ce sont
des peuples plus accoutumés à porter des chapelets que des fusils. Dans ce
moment où nous pensons à l'honneur que nous allons acquérir, ils songent à se
recommander aux prieres de leurs Aumôniers. Nous ne sommes occupés que du soin
de serrer nos rangs, & de marcher en bon ordre, & ils font chanter des
antiennes à Saint Antoine de Pade. Non, non, François, ce ne sont point des
Anglois, mais des moines déguisés que vous avez à combattre. Je ne doute
pas, mon cher Brito, qu'une prompte victoire ne suivit une pareille harangue:
elle n'auroit été faite que sur la connoissance que le Général auroit eue des
moeurs de la nation qu'il attaquoit.
[Pages g56 & g57]
Si ceux qui commandent les armées, ou qui sont à la tête des affaires, sont
obligés, quand ils veulent entreprendre quelque chose de considérable, de
connoître le génie des différens peuples, les historiens qui travaillent à
immortaliser les actions des héros, doivent exceller dans cette science. Comment
pourront-ils développer les intrigues des cours, les mouvemens, les démarches,
enfin toutes les actions des peuples, s'ils ignorent les causes qui en ont fait
agir les différens ressorts? Quelle pitoyable histoire ne composeroit pas un
homme qui écriroit ce qui s'est passé en France sous Henri III & Henri IV,
& qui ne connoîtroit point le génie & les moeurs de la nation Espagnole?
Les Tacites, les Salustes, les Tites-Lives ne nous ont donné des morceaux si
achevés, que parce qu'ils possédoient à fond les matieres dont ils parloient.
Ils s'étoient fait une étude d'approfondir le génie des personnes & des
peuples dont ils traçoient les faits. Quelle connoissance Jules-César n'avoit-il
pas des coutumes, des inclinations, & des moeurs des Gaulois? Pour être
convaincu de cette vérité, il ne faut que lire ses commentaires. Aussi cette
connoissance lui fut-elle également utile, comme général, comme historien, &
comme simple particulier.
Porte-toi bien, mon cher Brito. Tâche toujours de profiter de tes voyages:
vis content & heureux; & que le Dieu de nos peres te comble de
prospérités.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLXXXV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je parlois l'autre jour, mon cher Isaac, avec un de mes amis, du sort
malheureux dont plusieurs grands hommes ont été accablés, quoique la faveur dans
laquelle ils étoient auprès de leur souverain semblât devoir les assurer d'une
éternelle tranquillité. A ces premieres réflexions j'en joignis quelques autres;
& je fis remarquer à cet ami que la plûpart des héros que la fortune avoit
ainsi accablés de ses rigueurs, après les avoir élevés au plus haut rang,
s'étoient signalés par d'importans services qu'ils avoient rendus à leurs
souverains.
[Pages g58 & g59]
Sans aller chercher des exemples de cette vérité dans l'antiquité la plus
éloignée, je ne remonterai que jusqu'au sixiéme siécle. Là, mon cher Isaac, je
trouve que Justinien dût sa gloire & sa grandeur à Bélisaire. Ce général
réunit à l'Empire l'Afrique, qui en avoit été séparée pendant plus de cent ans,
détruisit la monarchie des Vandales, batit plusieurs fois les Perses, fit la
conquête de l'Italie, & enfin préféra son devoir & la fidélité qu'il
devoit à son souverain, à l'avantage d'être déclaré roi des Gots à la place de
Vitigès, qu'il avoit fait prisonnier. Quels furent le prix & la récompense
de tant de vertus? Elles ne purent garantir l'infortuné Bélisaire du sort le
plus cruel. Il fut accusé faussement d'avoir trempé dans une conjuration contre
Justinien: & ce prince oubliant tous les services qu'il avoit reçus de ce
grand homme, le dépouille de tous ses biens, lui ôta toutes ses charges; &
après lui avoir inhumainement fait crever les yeux, ordonna qu'il fût enfermé
dans une tour, qui porte encore aujourd'hui le nom de ce héros, & qui est
bâtie sur le bord de la mer, entre le château des sept tours & le grand
serrail. Tu as vû toi-même plusieurs fois cette prison avant ton départ de
Constantinople.
Quelques auteurs ont écrit que Bélisaire ayant dans la suite obtenu la
liberté, s'étoit vu réduit dans une si grande indigence, que pour avoir de quoi
vivre, il étoit obligé de demander l'aumône dans les rues. Ce fait ne s'accorde
point avec une ancienne tradition qui a subsisté très-longtems dans toute la
Grece, & qui même n'est point encore éteinte. Tu dois avoir oui raconter à
plusieurs habitans de Constantinople, que Bélisaire mourut dans la tour où il
fut enfermé; & que suspendant à sa fenêtre un petit sac, comme font
ordinairement les prisonniers, il crioit au passant: une obole au pauvre
Bélisaire, à qui l'envie a crevé les yeux, & non pas le crime. Cette
tradition grecque est confirmée par quelques auteurs; & voici les
expressions latines d'un d'entr'eux telles que ma mémoire me les rappelle:
Date obolum Belisario, quem fortuna, non virtus, dereliquit. Sans m'arrêter,
mon cher Isaac, à examiner lequel de ces deux différens sentimens on doit
recevoir, il suffit pour être étonné des malheurs qui ont accablé les plus
grands héros, de considérer Bélisaire, ou mendiant dans les rues de
Constantinople, ou barbarement renfermé dans sa cruelle prison. Ne voilâ-t-il
pas une belle récompense des services qu'il avoit rendus à son souverain? Le
triste sort de ce grand général ne doit-il point servir de preuve, qu'il n'est
rien de si fragile & de si inconstant que la faveur des Princes?
[Pages g60 & g61]
Quelle vaste matiere à réflexions pour un philosophe, que de voir des hommes
sacrifier leur repos, leur tranquillité, leur vie, leurs biens, & souvent
même leur honneur pour des maîtres ingrats, qui s'imaginent insensément que le
bonheur de les servir est une assez digne récompense des plus grands services.
Si les courtisans faisoient, pour acquérir la vertu, le quart de ce qu'ils font
pour obtenir un seul coup d'oeil de leur souverain, combien de sages ne
verroit-on point dans toutes les cours? Je suis assuré, mon cher Isaac, qu'il
couta moins de peine à Socrate, pour s'élever au-dessus de l'humanité, qu'il ne
coûte de soins & de travaux à un courtisan, pour être mis au nombre de ceux
qui plaisent au prince. Combien de bassesses ne-faut-il pas qu'il fasse
auparavant? Combien de couleuvres n'avale-t'il point? Combien de fois enfin ne
craint-il pas de perdre subitement toutes ses peines? Que de gens n'y a-t-il pas
qui ont souffert & rampé toute leur vie, sans avoir pû seulement obtenir
l'avantage de pouvoir être regardés; & qui après avoir passé les trois
quarts de leurs jours dans une anti-chambre, ont employé leurs derniers momens à
regretter l'usage qu'ils avoient fait d'un tems aussi mal employé? Ainsi leur
vie s'est écoulée dans une perpétuelle agitation; & ils ont toujours gémi,
ou sous le poids de l'ambition, ou sous celui des regrets & du repentir.
De toutes les folies, mon cher Isaac, celle que je regarde comme la plus
dangereuse & la plus incurable, c'est la passion de la Cour. Rarement
voit-on des courtisans assez sages pour reconnoître leurs erreurs, quand ils
peuvent encore mettre à profit cette connoissance. Ils ne cessent de souhaiter
les grandeurs que lorsqu'ils ont perdu toute espérance de les obtenir.
[Pages g62 & g63]
Une chose que je trouve fort étonnante, c'est que la chute fréquente des
favoris ne dégoute point ceux qui recherchent ce poste avec tant d'empressement.
N'est il pas surprenant que les funestes catastrophes de la plûpart de ceux dont
on envie le rang, ne fasse point diminuer le nombre de leurs compétiteurs? On
trouve dans tous les siécles des traits de la fortune aussi frappans que celui
qui accabla Bélisaire. La disgrace de l'amiral de Bonivet, la fin tragique du
duc & du cardinal de Guise, celles du comte d'Essex, du maréchal de Biron
& du marquis d'Ancre; la prison de Fouquet & celle de le Blanc; l'exil
de Ripperda, & celui de Chauvelin; le triste sort enfin de tant d'autres
courtisans, qui furent les victimes de leur ambition, n'auroient-ils pas dû
diminuer le nombre des idolâtres de la cour?
Je sçais, mon cher Isaac, que quelques-uns des favoris & des ministres
que je viens de nommer, ont excusé, par leurs fautes, les caprices de la
fortune. On peut dire que le maréchal de Biron eût toujours été heureux s'il eût
toujours été fidele; & que le duc de Guise & le comte d'Essex obligerent
leurs souverains à les faire punir. Mais en avouant la réalité des crimes de ces
favoris, je ne suis pas moins fondé à soutenir qu'ils avoient rendu à leurs
patrie & à leurs princes des services si considérables, qu'ils sembloient
mériter qu'on eût pour eux quelque indulgence. Je veux bien excepter néanmoins
le duc de Guise, parce que sa mort étoit absolument nécessaire à la conservation
de Henri III. Quant au maréchal de Biron & au comte d'Essex, si leurs
souverains avoient été susceptibles d'une amitié aussi tendre & aussi
reconnoissante que l'est celle des simples particuliers, je ne doute pas qu'ils
n'eussent obtenu leur grace, l'un de Henri IV & l'autre d'Elisabeth. Ils
avoient tous deux rendu des services si considérables, qu'il semble qu'on eût dû
épargner leurs jours, & les punir seulement par l'exil ou par la prison.
Mais il n'est point de retour chez les princes, ou du moins ce retour est
accompagné de si dures conditions, qu'il est aussi cruel que la haine.
[Pages g64 & g65]
On vante beaucoup la clémence d'Elisabeth envers le comte d'Essex. Mais
quelle étoit donc cette clémence? Pour la mériter, il falloit qu'un héros se
ravalât, qu'il s'avouât coupable, dans le tems qu'il étoit peut-être innocent,
& qu'il mendiât par d'indignes prieres, la continuation d'une vie qu'il
auroit flétrie & déshonorée. Et si Elisabeth avoit été susceptible d'une
véritable amitié pour son favori, contente de sa justification, puisqu'elle
suffisoit à ce qu'exigeoit la majesté du trône, elle n'eût point demandé un aveu
dont elle connoissoit toute la dureté. Mais elle pensoit en souveraine, &
elle ignoroit entierement ces tendres retours, & ces accommodemens aisés
& faciles que l'amitié fait naître dans le coeur des simples particuliers.
Il n'y avoit dans le sien que quelques sentimens de pitié, étouffés par
l'orgueil, la vanité & la présomption, passions inséparables du trône.
Henri IV eut beaucoup plus de sujet de consentir à la mort du maréchal de
Biron, qu'Elisabeth à celle du comte d'Essex. Si jamais un monarque put être
susceptible d'une véritable amitié, ce fut cet illustre roi. Cependant, si l'on
examine la chose à la rigueur, on conviendra qu'après les services que le
maréchal de Biron lui avoit rendus, il eût suffi, pour sa punition, de
l'enfermer le reste de ses jours dans la Bastille, sans conduire jusques sur
l'échaffaud un général & un ami, à qui l'on étoit en partie redevable des
avantages que l'on avoit remportés.
Je ne comprens pas, mon cher Isaac, comment un homme, quelque piqué qu'il
soit contre un autre, peut se résoudre à le livrer entre les mains d'un
bourreau, lorsqu'il a vécu avec lui pendant toute sa vie dans une étroite
liaison, qu'il l'a assuré cent fois qu'il l'aimoit véritablement, & qu'il
lui a ouvert les secrets les plus cachés de son coeur. Est-ce que, dans les plus
grands accès de sa colere, ses entrailles ne se soulevent point? L'amitié, chez
les simples particuliers, forme des liens aussi forts que ceux du sang. Je me
figure que si tu m'avois offensé mortellement, mon cher Isaac, & que je
fusse le maître de te condamner à la mort, je me dirois à moi-même:
Pourras-tu bien priver de la vie un homme que tu aimas si tendrement? Il est
vrai, Isaac Onis t'a offensé; il a démenti dans un instant tout ce qu'il a fait
pendant le cours de sa vie? Mais enfin c'est ce même Isaac Onis qui t'a rendu
des services considérables. C'est à lui que tu dois une partie des connoissances
que tu possédes. C'est lui que tu te faisois un plaisir d'entretenir, dont la
conversation avoit pour toi des charmes si grands, dont les lettres te causoient
tant de plaisir. Oubliras-tu tout cela, suivras-tu les mouvemens de ta colere,
verras-tu périr par ton ordre ce que tu eusses voulu conserver si précieusement
autrefois. Non, tu ne consentiras point à la perte d'Isaac. S'il t'a offensé, il
t'a chéri autrefois. La générosité, ce que je dois à l'amitié, à moi-même; tout
veut qu'en faveur des bienfaits passés, j'oublie les fautes présentes. Qu'il
vive, qu'il reconnoisse, s'il est possible, combien il est peu digne d'avoir eu
un ami tel que moi. Je dois cependant me mettre en état de n'avoir rien à
craindre de ses pernicieux desseins. J'ignore s'il reviendra jamais de bonne foi
à son devoir, & s'il reconnoîtra véritablement son erreur. Jusqu'à ce que
j'en aie des preuves convaincantes, je lui ordonnerai donc de s'éloigner de moi,
& de fuir les lieux que j'habiterai.
[Pages g66 & g67]
Voilà, mon cher Isaac, la maniere dont l'amitié & la reconnoissance
doivent faire agir tous ceux qui ne se conduisent que par les mouvemens
qu'inspirent ces passions vertueuses. Mais elles ne produisent pas chez les
princes des effets aussi touchans. Leur inclination & leur tendresse ne vont
pas jusqu'à leur faire oublier une offense, uniquement pour goûter le plaisir
& la satisfaction de pardonner.
Lorsqu'on veut chercher la véritable amitié, c'est loin du trône & de la
cour qu'il faut porter ses pas. Laissons aux aveugles courtisans la folie de
fonder leurs espérances sur la tranquillité de la mer la plus orageuse. Rions,
mon cher Isaac, de leurs vains projets, de leurs desirs, de leurs tourmens;
& plaignons la fin tragique & souvent funeste de tant de soins mal
employés. Rien n'est si amusant pour un philosophe, que de considérer la vie
tumultueuse de la cour; mais rien aussi n'est plus touchant pour un homme qui
pense, que de voir jusqu'où l'humanité est ravalée chez les idolâtres de la
fortune.
Si l'on m'offroit, mon cher Isaac, de vivre dans les forêts les plus
écartées, ou de passer mes jours auprès des souverains, j'aimerois mieux avoir
des animaux pour compagnons que des courtisans. Je pourrois du moins vivre au
milieu des bois sans contrainte. Je ne craindrois point qu'un ours, pour obtenir
le commandement de ma cahute, m'accusât auprès d'un lion d'avoir eu peu de
respect pour lui. Un cerf, après avoir brouté les herbes de mon jardin, &
s'être ainsi repû de mon bien, n'iroit pas lâchement décrier ma conduite,
critiquer mes démarches, & répandre sur mes actions les plus innocentes un
funeste venin. Combien n'y a-t-il pas de gens à la Cour qui mangent tous les
jours chez des personnes qu'ils vont décrier en sortant de leurs tables; &
cela, dans la vûe de plaire à quelqu'autre, dont ils médisent de même à la
premiere occasion? La calomnie est à la cour ce que l'étendue est à la matiere,
elle en fait l'essence. Qui dit courtisan, dit un homme toujours prêt à décrier
tous ceux qui visent aux bonnes graces du prince. Ses louanges sont même des
injures; & s'il fait par hasard l'éloge de quelqu'un, cet éloge est à coup
sûr la satyre de quelqu'autre.
[Pages g68 & g69]
Le plus grand avantage, mon cher Isaac, que je trouverois en préférant les
forêts à la cour, seroit celui de n'être point obligé de rougir à chaque
instant, en approuvant des sottises, des folies, des injustices, des vexations
& des cruautés, que je condamnerois dans le fond du coeur. Quel est l'homme
à qui la vérité soit tant soit peu chere, qui puisse s'accommoder à de pareilles
bassesses? Cependant c'est par elles que les courtisans parviennent à leur but.
Un philosophe ne devient sage & savant qu'à force de méditer &
d'étudier. Un homme attaché à la cour ne parvient aux grandeurs qu'à force de
dissimulation, de flaterie, de mensonges, de perfidie & de noirceur d'ame.
Quelles qualités, quelles occupations pour ceux qui font encore quelque usage de
leur raison & de leur équité! De quels remords ne doivent-ils pas être
déchirés!
Porte toi bien, mon cher Isaac, vis content & heureux; & que le desir
de t'approcher des cours ne te prenne jamais.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLXXXVI.
Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople , à Aaron
Monceca.
Les docteurs & les philosophes, mon cher Monceca, soit parmi les Juifs,
soit chez les Nazaréens & chez les Mahométans, sont très-divisés sur
l'incorporalité des anges.
[Pages g70 & g71]
Un grand nombre de rabbins veulent qu'ils aient des corps composés d'un feu
subtil. Ils appuyent leur sentiment par un passage du prophete-roi, qui dit, en
parlant des anges, que les serviteurs de Dieu sont un feu ardent. (1)
Quelques autres savans Israëlites, par lesquels Philon tient un rang distingué,
soutiennent que les anges sont des esprits incorporels, qui ne participent
point, comme les hommes, d'une nature moitié raisonnable & moitié
irraisonnable; & qu'ils sont des intelligences & des formes séparées de
toute matiere, & semblables à l'Université. (2)
Les théologiens Nazaréens sont aussi peu d'accord que les Juifs. Origene (3),
Ambroise (4), Basile (5), Justin, (6), Psellus (7) Lactance (8), & autres,
prétendent que les anges ont un corps composé d'une matiere extrêmement fluide
& légere. Augustin, ce génie si vaste & si respecté, non-seulement des
Nazaréens, mais encore des philosophes, penche extrêmement vers cette opinion.
[(1)Pseaume CIII.
(2)Philo Jud. de Mundo, pag. 101.
(3)Origen. Lib.
de Princ.
(4)Ambros. de Arcâ Noë, Cap. IV.
(5)Basi. de
Spir. Sancto. Cap. XVI.
(6)Justin, Mart. in Apol. I.
(7)Psellus de Daemon. pag. 173.
(8)Lactant. de Divin.
Institut. Lib. Il.]
Je n'oserois, écrit ce savant homme, décider si les esprits sont
revêtus d'un corps construit d'un air subtil. (1) Dans un autre endroit il
est encore plus favorable à ce sentiment. Les démons, dit-il, ont des
corps composés d'air épais, grossier & humide, ainsi que les gens doctes
l'ont soutenu. Il y a aussi des auteurs célébres, qui prétendent que les
anges sont des êtres uniquement spirituels. Denys l'Aréopagite, Athanase (2),
Chrysostôme (3), Albert le Grand, Thomas d'Aquin (4), & presque tous les
théologiens Nazaréens qui écrivent aujourd'hui sont de cette opinion.
[(1) August. de Civit. Dei. Lib. XI. Cap. XXIII.
(2) Athan de
comm. Essent. Patris, Filii, & Spiritus Sancti.
(3) Chrisost.
Homil. II. in Genes.
(4) Thom. Aquin. Summae. I. II. Dist.
XII. Je ne rapporte point tous les différens passages de ces auteurs, parce
que je les ai amplement cités dans les Lettres Cabalistiques, qui sont
une suite nécessaire des Lettres Juives. J'y renvoie donc ceux qui
seroient bien aises de voir ce qu'ont dit les peres de l'Eglise sur la nature
des anges. Ils y trouveront les propres termes dont ils se sont servis, &
verront que je ne prête à ces anciens docteurs aucun sentiment qu'ils n'aient
réellement eu. Voyez le mot ANGES dans la Table des Matieres des
Lettres Cabalistiques.]
[Pages g72 & g73]
Les Mahométans ne s'accordent pas mieux sur cette matiere que les Juifs &
les Nazaréens. Plusieurs de leurs Mouftis s'appuyent de l'autorité de
l'Alcoran, pour prouver la matérialité du corps des anges. Ils citent la
tache que fit à la lune l'ange Raphaël, en la touchant d'une de ses ailes. Mais
quelques docteurs, dont le nombre à la vérité n'est pas si nombreux, expliquent
ce passage d'une maniere allégorique, & ne veulent pas qu'on le prenne dans
le sens ordinaire. Amurath ben Choucala, dans son commentaire sur la
Sunnab (1), dit que les anges ayant été créés par un souffle divin,
ainsi que l'ame des hommes, il ne doit y avoir rien de matériel en eux, comme il
n'y a rien qui le soit dans l'essence de l'ame des hommes.
[(1) C'est un livre qui contient les traditions des Mahométans, & pour
lequel ils ont un très-grand respect.]
Quelques écrivains Nazaréens ont voulu trouver un milieu, où l'on pût
rapporter ces opinions opposées qui partagent les théologiens des différentes
communions. Grégoire (1) & Jean Damascene (2) ont écrit que les anges
sembloient corporels eu égard à Dieu, & incorporels en les comparant aux
hommes. Ce sentiment est ridicule: car il ne peut se trouver de dissemblance
entre l'esprit & l'esprit, comme il ne se peut faire non plus qu'une chose
matérielle, quelque déliée qu'elle soit, puisse jamais passer pour spirituelle
& n'ait aucune extension. Aussi le systême de ces bons docteurs n'a-t'il pas
eu grand cours; & je ne vois pas que beaucoup de gens se soient embarrassés
de le réfuter ni de le défendre. C'est pourquoi je me contenterai d'examiner les
raisons des deux opinions précédentes, dont l'une fait les anges corporels &
l'autre uniquement spirituels.
Ceux qui donnent des corps matériels aux intelligences célestes, mettent une
différence entre ceux des bons anges & ceux des mauvais. Ils disent que ces
derniers avant leur chûte, avoient des corps composés d'un air simple &
impassible, qui depuis leur péché s'est épaissi & condensé par le voisinage
contagieux des choses terrestres; ensorte qu'il s'est rendu grossier, épais
& capable d'être tourmenté par le feu, qui auparavant n'auroit pu agir sur
lui à cause de sa subtilité.
[(1) Gregor. Magnus. Moral. Lib. II. page 203.
(2)Joann. Damascen.
Lib. II. page 189.]
[Pages g74 & g75]
Par le moyen de ce systême on explique facilement comment les flammes d'un
feu matériel peuvent faire impression sur des êtres célestes, & qui avoient
été créés impassibles. Mais l'on tombe dans un autre inconvénient insurmontable.
Car s'il a fallu, pour que le feu agisse sur les mauvais anges, que la matiére
subtile dont leurs corps étoient composés, vint à s'épaissir par les vapeurs de
la terre, comment est-ce que l'ame des hommes, uniquement spirituelle, pourra
souffrir les peines de ce feu matériel: Il faut pour cela, ou qu'elle soit
faite, ainsi que le corps des Anges, d'un air léger qui viendra à s'épaissir
& à se grossir par des vapeurs de la terre, ou qu'elle soit d'une matière
terrestre. Mais dans ces deux partis l'ame des hommes se trouve nécessairement
matérielle; & cette opinion est généralement condamnée, non-seulement par
tous les Nazaréens; mais même par un grand nombre de philosophes de différentes
religions.
La plus grande partie des docteurs, qui ont soutenu la matérialité des anges,
n'étoient gueres persuadés de la spiritualité de l'ame des hommes. Car si l'ame
peut subsister, peut goûter de la joie, du plaisir, de la douleur, du bien &
du mal sans le secours de la matière, quelle nécessité y a-t'il de donner des
corps aux anges? On répondra peut être que Dieu ayant donné un corps à toutes
les créatures n'a pas voulu en priver les anges. Mais cette raison est
très-foible. La Divinité a accordé un corps matériel à toutes les créatures,
parce qu'excepté les anges, il n'en étoit aucune qui ne dût vivre & exister
dans la matiere. Or il falloit nécessairement qu'elles fussent toutes revêtues
de cette même matière. Mais les anges n'ont d'autre séjour que celui de la
Divinité: ils entourent son trône; ils sont les témoins perpétuels de sa gloire,
de sa grandeur, de son pouvoir & de son immensité. Ils n'ont besoin d'aucune
nourriture; & ils ne goûtent de bonheur que dans la contemplation des
merveilles de leur Créateur. De quelle utilité peut donc leur être un corps
matériel? D'aucune, & l'ame seule fait toutes ses fonctions. Dieu ne faisant
jamais rien d'inutile, n'est-il pas visible qu'il n'a point donné des corps
matériels à des substances célestes, qui ne devoient en faire aucun usage.
[Pages g76 & g77]
Voilà, mon cher Monceca, des raisons bien fortes contre l'opinion de ceux qui
n'admettent pas la totale spiritualité des anges. Mais ils se défendent par des
objections qui sont d'un très-grand poids. Vous fondez, disent-ils,
l'immatérialité des anges sur celle de l'ame des hommes. Nous nous nions
qu'elle soit spirituelle, & nous croyons qu'il n'y a absolument que Dieu qui
soit immatériel. Quelle impossibilité trouvez-vous que Dieu accorde à un certain
nombre de particules déliées & matérielles la faculté de penser, & de
penser pendant tous les siécles à venir? Auparavant de nous prouver la nécessité
de la spiritualité des anges, prouvez-nous celle de l'ame. Montrez-nous que Dieu
n'a pû faire que la matière pût être investie de la force motrice de la
connoissance. Jusques à ce que vous nous ayez prouvé cela, nous sommes en droit
de vous nier, s'il nous plaît, non-seulement que les anges n'ayent point de
corps, mais même que leur ame ne soit pas matérielle.
Tu sais, mon cher Monceca, combien la question, si Dieu a pû accorder la
pensée à la matière, est épineuse. Les plus grands philosophes ont été partagés
sur ce sentiment. Beaucoup des Rabbins croyent encore l'ame immortelle, &
cependant matérielle. Les docteurs Nazaréens rejettent aujourd'hui unanimement
cette opinion; mais ils ont eu autrefois des écrivains & des théologiens
celébres qui l'ont soutenue vivement. (1)
[(1) Animam nihil esse, si corpus non sit. Tertulide Anima. Cap. VII.]
Il n'est donc pas aussi aisé, qu'il le paroît d'abord, de prouver l'inutilité
du corps matériel des anges, puisqu'il faut démontrer auparavant d'une manière
invincible qu'il y a d'autres êtres que Dieu, qui sont spirituels, & qui
même ne sauroient être matériels, par le pouvoir de la Divinité. Car tous les
philosophes raisonnables conviennent que l'ame peut être immatérielle si Dieu
l'a voulu, puisqu'il ne faut pas plus de puissance à un être spirituel, pour en
créer un autre spirituel, que pour en former un matériel de rien, après l'avoir
formé, pour lui communiquer la sensation & la perception; mais ils
soutiennent que Dieu peut investir la matiere de l'intelligence, s'il le juge à
propos, & qu'il n'est pas besoin d'une plus grande puissance pour accorder
la pensée à un être matériel que pour faire agir une substance spirituelle sur
une matérielle. Avant donc de prouver que les anges ne pourroient absolument
avoir des corps & même des ames matérielles, si Dieu l'avoit voulu, il faut
démontrer clairement quelles sont les causes qui bornent son pouvoir.
[Pages g78 & g79]
Ce n'est pas dans les seuls raisonnemens philosophiques, que ceux qui
soutiennent la matérialité des intelligences célestes trouvent un appui. Les
docteurs Juifs & Nazaréens qui suivent cette opinion, ont dans leurs livres
sacrés de quoi l'autoriser. Les Rabbins rapportent pour favoriser leur sentiment
plusieurs apparitions corporelles des anges, comme celles qu'eurent Abraham,
Loth & Tobie; & ils citent l'exemple de Jacob avec lequel un Ange lutta
toute une nuit. Outre ces autorités communes aux Juifs & aux Nazaréens, ces
derniers en ont plusieurs autres qu'ils puisent dans les livres qui leur sont
particuliers. Je crois qu'elles sont moins convaincantes qu'ils ne pensent;
parce que leurs adversaires nient que les corps dont ces anges étoient revêtus
dans le tems de leur apparition, fussent les véritables corps des intelligences
célestes. Ils disent qu'elles les avoient empruntés pour accomplir les ordres de
la Divinité. Une raison très-forte favorise ce sentiment. Si les anges avoient
toujours un corps également fort, épais & aussi pesant que celui des hommes,
comment pouvoient-ils disparoître dans un instant? A mesure qu'ils s'élevoient
dans la moyenne région de l'air, ils devoient peu à peu se perdre aux yeux de
ceux qui les avoient vûs, à moins qu'ils ne s'enveloppassent d'un nuage, auquel
cas il reste encore bien des difficultés. Mais dès qu'on admet qu'ils n'avoient
qu'un corps d'air ramassé, il leur étoit facile de dilater dans un instant cette
matiere fluide.
Si j'ose, mon cher Monceca, dire mon sentiment sur une matiere aussi
impénétrable, je t'avouerai que je crois que des intelligences célestes
uniquement spirituelles n'ont jamais pris un corps réel. L'exemple de Jacob ne
détruit point mon opinion; car, de même que l'ame qui n'est qu'un pur esprit
agit sur le corps par la puissance de Dieu, de même aussi un ange spirituel peut
avoir agi pendant toute une nuit sur le corps de Jacob. Quant à la substance
matérielle qui paroissoient aux yeux de ce patriarche, elle n'existoit que dans
son imagination par le pouvoir de la Divinité, qui dans l'ordre général qu'elle
a établi, n'ayant pas jugé à propos que l'ame pût avoit aucune idée claire &
précise d'un esprit, tant qu'elle est retenue dans les liens du corps, le lui
présente toujours sous l'image d'une créature dont elle a des notions
distinctes.
[Pages g80 & g81]
En rejettant, mon cher Aaron, les formes matérielles dont on veut que les
Anges se soient souvent revêtus, on détruit de fond en comble un grand nombre de
chimeres monstrueuses qu'on a consacrées sous le nom de religion,
non-seulement chez les Juifs, mais même chez les Nazaréens. On ruine entiérement
le ridicule systême des Incubes & des Succubes, soutenu par tant de
différens écrivains. On prouve évidemment que les démons étant des esprits purs
& simples, il est impossible qu'ils puissent engendrer des créatures
matérielles, ou avoir aucun commerce criminel avec les hommes & les femmes:
& l'on fait voir la fausseté de toutes les fables qu'on a écrites sur les
Faunes, les Sylvains, les Satyres, les Nymphes, les Lamies, les Némures, les
Manes, les Larres & les Pénates, qu'on prétend avoir été des démons qui
prenoient les corps différens de ces fausses divinités.
Dès qu'on nie totalement la possibilité de l'union de la matiere avec
l'essence spirituelle des anges, il ne reste plus pour excuser les contes
honteux & chimériques des hommes engendrés par des démons, qu'une seule
objection aussi fausse qu'impie: mais elle est si ridicule & si absurde, que
je ne daigne point m'y arrêter. Je me contenterai seulement d'observer que Dieu
n'ayant point accordé au démon le pouvoir de renverser ainsi les loix les plus
constantes de la nature, a par cela empêché les désordres affreux qui s'en
seroient ensuivis. En effet, quelle confusion n'y auroit-il pas dans l'univers,
si les diables pour se réjouir, engrossoient tous les jours trois ou quatre
mille filles en Europe? Si la ridicule opinion qui leur accorde ce pouvoir
venoit une fois à être reçue & approuvée par le plus grand nombre des
savans, les filles galantes seroient charmées d'avoir toujours une excuse prête
pour couvrir leur libertinage, & tous les fils de l'amour passeroient ainsi
pour les enfans du diable.
[Pages g82 & g83]
Je finirai ma lettre, mon cher Aaron, par un passage que me fournit l'auteur
du Comte de Gabalis, qui réfute d'une maniere enjouée, mais néanmoins
solide, ce ridicule sentiment. Nos théologiens, lui dis-je, (1) n'ont
garde de dire que le diable soit pere de tous ces hommes qui naissent sans qu'on
sache qui les met au monde. Ils reconnoissent que le diable est un esprit, &
qu'ainsi il ne peut engendrer.
[(1) Le Comte de Gabalis. VI. Entretien sur la fin.
Gregoire de Nysse, reprit le comte, ne dit pas cela; car il tient
que les démons multiplient entr'eux comme les hommes. Nous ne sommes pas de son
avis, repliquai-je; mais il arrive, disent nos docteurs, que,... Ah!ne
dites pas, interrompit le comte, ne dites pas ce qu'ils disent, ou vous
diriez comme eux une sottise très sale & très-mal honnête. Quelle abominable
défaite ont-ils trouvée là! Il est étonnant comme ils ont tous unanimement
embrassé cette ordure, & comme ils ont pris plaisir de poser des farfadets
aux embuches, pour profiter de l'oisive brutalité des solitaires, & mettre
promptement au monde des hommes miraculeux, dont ils noircissent l'illustre
mémoire par une si vilaine origine. Appellent-ils cela philosopher? Est-il digne
de Dieu de dire qu'il ait cette complaisance pour le démon, de favoriser ces
abominations; de leur accorder la grace de la fécondité qu'il a refusée à de
grands saints, & de récompenser ces saletés, en créant pour ces embrions
d'iniquité, des ames plus héroïques que pour ceux qui ont été formés dans la
chasteté d'un mariage légitime? Est-il digne de la religion de dire, comme font
vos docteurs, que le démon peut par ce détestable artifice, rendre enceinte une
vierge pendant le sommeil, sans préjudice de sa virginité? Cela est aussi
absurde que l'histoire que Thomas d'Aquin...conte dans son sixième
Quodlibet, d'une fille couchée avec son pere, à qui il fait arriver même
aventure, que quelques Rabbins hérétiques disent qu'il avint à la fille de
Jérémie, à laquelle ils font concevoir le grand cabaliste Ben-Syrach, en entrant
dans le bain après le prophete.... Si j'osois, Monsieur, interrompre votre
déclamation, lui dis-je, il seroit à souhaiter que nos docteurs eussent
imaginé quelque solution dont les oreilles pures s'offensassent moins; ou bien
qu'ils devoient nier tout à fait les faits sur quoi la question est fondée.
[Pages g84 & g85]
Je n'ajouterai rien, mon cher Monceca, à ce passage. Il fait sentir
l'absurdité des prétendus accouplemens des Incubes & des Succubes avec les
créatures humaines, & montre évidemment combien il est utile à la pudeur
& à toutes les religions, d'en nier totalement la possibilité.
Porte-toi bien, mon cher Monceca; vis content & heureux, & que le
Dieu de nos peres te comble de prospérités.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CLXXXVII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, Caraïte, autrefois Rabbin de
Constantinople.
Les Anglois, mon cher Isaac, se récrient avec beaucoup de raison contre une
foule de mauvais auteurs étrangers, qui se mêlent d'écrire l'histoire
d'Angleterre, & d'y décider impertinemment des loix, des coûtumes de cet
état. Un Whig de mes amis me parloit l'autre jour avec beaucoup d'indignation de
ces misérables compilateurs qui osent se donner pour historiens d'une nation qui
leur est entierement inconnue, & qui ne travaillant que dans la vûe d'un
sordide interêt deshonorent tout à la fois la majesté de l'histoire & la
gloire des grands hommes dont ils entreprennent de parler. «Considérez, me
disoit-il, la maniere indigne dont Guillaume III. George I. Milord Marlborough,
& diverses autres personnes illustres, sont ravalés dans la misérable
continuation de Rapin-Thoyras. Est-il rien de si affreux, rien de plus
propre à révolter les honnêtes gens, que de voir des héros de la premiere classe
en proie à la plume vénale d'un aventurier affamé & grand dissipateur, &
de quelques prestolets vagabonds & désordonnés qui seroient morts de faim
dans leur patrie, & qui cherchent à vivre ailleurs des impertinentes
rapsodies qu'ils y font imprimer. Si tous ceux qui les lisent, avoient assez de
connoissance des affaires de l'Europe, pour sentir le ridicule & l'absurdité
de ces misérables ouvrages, les Anglois seroient moins fâchés contre de si
méprisables libelles, auxquels on ose prostituer le nom d'histoires. Mais
combien n'y a-t'il pas de gens en France, en Allemagne, en Italie &
ailleurs, qui ne jugent du mérite des héros Anglois que par les écrits
imposteurs de ces rapsodistes insolens? Car quelque méprisables qu'ils soient,
ils ne laissent pas de trouver des personnes assez prévenues pour les adopter
comme des écrits exacts & judicieux. Si l'on demande à un superstitieux
Italien ce qu'il pense de Guillaume III, je suis assuré qu'il aimera mieux s'en
tenir aux différens portraits qu'en ont faits les continuateurs de Rapin,
quelque odieux qu'ils soient, qu'à ce qu'ont dit de ce prince, Rapin lui-même,
& plusieurs autres historiens sages & désintéressés.
[Pages g86 & g87]
«Ce qui nous irrite le plus contre ces odieux libelles, c'est qu'ils sont
non-seulement imprimés chez nos meilleurs & nos plus fideles alliés, mais
même autorisés des priviléges de leur part; & que cette apparence
d'approbation leur donne beaucoup de poids auprès des étrangers, qui ne savent
point que ces priviléges ne s'accordent uniquement que pour la fabrique,
& nullement pour le sujet ou la matiere du livre. Nous savons parfaitement
bien qu'il ne faut point opprimer la liberté de la presse; & nous sommes les
premiers à la protéger. Mais nous ne croyons pas qu'on en doive ainsi tolérer
les excès; & il nous paroît que c'est outrer la douceur du gouvernement.
Aussi en abuse-t'on sans aucun ménagement tous les jours: témoins, les pièces de
l'affaire du comte de Bonneval avec le marquis de Prié, si expressément
défendues autrefois par les états de Hollande, & réimprimées tout récemment
à la Haye même, sous le titre imposteur de Mémoire du Comte de Bonneval,
à la faveur d'une tête & d'une queue nouvellement ajoutées pour leur servir
de passe-port; c'est ainsi que les écrits les moins tolérables se répandent
impunément de tous côtés.
«Les gens de lettres sensés critiquent d'ordinaire avec force & mépris
les fades suites duDom Quichotte, du Roman comique , &c. Ne
vaudroit-il pas beaucoup mieux qu'ils montrassent le mal que causent ces
histoires monstrueuses & satyriques, & qu'ils vengeassent ainsi la
mémoire d'un nombre de héros infiniment plus dignes d'apologistes que Cervantes
& que Scarron?
[Pages g88 & g89]
«Je suis outré de dépit contre les savans de France, lorsque je pense qu'ils
font pour l'auteur d'un roman ce qu'ils refusent de faire pour un général
célébre, & pour un monarque illustre. Si quelqu'un s'avisoit de faire
imprimer à Paris un ouvrage qui attaquât les oeuvres de Virgile ou d'Homere,
aussitôt trente écrivains zélés s'éleveroient contre lui, & vengeroient la
réputation outragée de ces illustres poëtes: mais on y vend publiquement tous
les jours cinquante impertinens ouvrages où tous les grands-hommes de ces
derniers tems sont insolemment traités; & personne ne s'en plaint, & ne
dit un seul mot. Bien loin de-là, beaucoup de gens achetent & lisent ces
livres; il s'en trouve même d'assez déraisonnables pour les approuver, fondant
leur opinion sur le silence des bons écrivains.»
Si ces écrits, disent-ils, que vous condamnez si hautement étoient aussi
mauvais que vous le prétendez, quelqu'un en auroit fait une sanglante critique;
mais puisqu'il ne paroît rien contr'eux, les plus habiles gens les approuvent
sans doute: & nous n'avons aucune raison pour les rejetter. «Tel est le
raisonnement ordinaire de ceux qui ne jugent des choses que superficiellement,
& selon les idées des autres: raisonnement faux & mal-fondé, que les
véritables savans seroient obligés de vivement réfuter. Lorsqu'ils négligent de
le faire, on ne sauroit trop blâmer leur conduite: car souffrir que des opinions
fausses & dangereuses ayent un grand cours, & cela lorsqu'on peut les
arrêter, c'est négliger le bien public, c'est être mauvais citoyen, c'est enfin
oublier ce que l'on se doit à soi-même & à ses semblables.»
Je ne sais, mon cher Isaac, ce que tu penseras des plaintes de cet Anglois:
mais je n'ai pu refuser de me rendre à ses raisons. L'histoire étant le sacré
dépôt des actions des hommes illustres, c'est un crime impardonnable que de
violer ce dépôt, en y mêlant le mensonge avec la vérité: aucun prétexte ne
sauroit excuser une action aussi coupable. Quoiqu'un écrivain soit d'une nation
ennemie de celle dont il écrit l'histoire, il ne lui en est pas moins défendu
d'altérer les faits qu'il raconte. Les grands hommes appartiennent également à
tous les peuples; ils sont citoyens de l'univers entier, parce qu'ils font
honneur à l'humanité. Un Allemand a droit d'être indigné contre un François qui
ravalle la gloire de Marlbourough? & un Espagnol contre un Anglois qui
refuse au maréchal de Villars les éloges qu'il mérite.
[Pages g90 & g91]
Il seroit à souhaiter pour la bonté de l'histoire, & pour l'utilité de
ceux qui s'y appliquent que les écrivains qui s'y consacrent, se regardassent
uniquement comme membres de la république des lettres; qu'ils oubliassent, en
cette qualité, leur patrie & qu'ils n'eussent d'autre idée en travaillant
que celle d'instruire les honnêtes-gens, d'immortaliser les actions louables,
& de rendre le crime odieux & détestable. Mais il est bien peu d'auteurs
qui se proposent un but si noble & si digne de louanges, presque tous
n'écrivant que par des vûes d'intérêt. L'un vend sa plume à l'avide avarice d'un
libraire, qui veut qu'on ne mette dans un livre que ce qui peut plaire à une
nation chez laquelle il doit le débiter. L'autre adopte la haine d'un parti dont
il attend quelque récompense: il n'écrit que des déclamations remplies
d'invectives. Aussi voit-on qu'en général les livres de controverse sont des
factums trompeurs & illusoires, plutôt que des narrations pures &
simples de certains faits. Jamais aucun historien Jésuite n'a pû rendre
entiérement justice au mérite de plusieurs héros Protestans: & ceux mêmes
qui se sont piqués de paroître les plus désintéressés, n'ont pu s'empêcher de
glisser parmi leurs louanges quelques restrictions odieuses. Les écrivains
Jansénistes, je parle même des plus célébres, n'ont pû se résoudre à louer
certains Molinistes dignes de l'estime de l'univers entier. Les réformés enfin
n'ont parmi eux que trop d'auteurs toujours prêts à condamner sans examen la
conduite de tous les partisans du papisme.
Il semble que le talent d'écrire l'histoire soit une espece de controverse,
qu'on apprend dans l'étude d'un procureur hargneux & vieilli dans les
rubriques de la chicane.
Quelques écrivains, vils adulateurs d'un prince dont ils sont nés les sujets,
composent des romans qu'ils lui dédient comme le recueil de ses faits glorieux:
& l'orgueilleux souverain ne manque gueres de donner dans le piege qu'on lui
tend. Sa vanité lui persuade qu'il a réellement les vertus qu'on lui prodigue,
& qu'il a exécuté toutes les entreprises qu'on lui attribue, quoiqu'il n'y
ait pas eu la moindre part. Il paye gaiement & libéralement ces fausses
louanges: & cette extravagante libéralité fait naître vingt historiens, qui
ne prennent la plume que pour profiter de la vanité d'un homme qui paye si
chérement les mensonges dont on le berce.
[Pages g92 & g93]
On ne doit point s'étonner, mon cher Isaac, si l'on trouve dans ces derniers
tems peu de bons historiens. Outre les rares qualités qu'il faut pour en former
d'excellens, il est presqu'impossible que la vérité puisse paroître impunément.
Cette pauvre vérité dont tout le monde parle, & que chacun proteste de
rechercher, est cruellement persécutée. Dès qu'un écrivain veut développer les
choses & les transmettre à la postérité telles qu'elles sont, il est assuré
de se faire un grand nombre d'ennemis redoutables. Il faut qu'il se résolve à
déguiser certains faits s'il veut vivre tranquille: & encore a-t'il bien de
la peine à pouvoir ménager les différens esprits: chaque parti examinant avec
des yeux critiques s'il penche du côté de ses adversaires. Il arrive quelquefois
que pour avoir voulu flatter tout le monde, il est généralement mésestimé &
haï. Combien n'y a t'il pas d'auteurs dans ce cas, & qui sont justement
punis, non seulement de n'avoir osé dire ce qu'ils sçavoient, mais même d'avoir
dit précisément tout le contraire?
La division des différentes sectes qui regnent en Europe, n'est pas le plus
grand obstacle que trouvent les historiens qui veulent écrire sincérement. Les
princes qui croient devoir prendre la défense de leurs ancêtres, & qui
pensent qu'on les outrage eux-mêmes en attaquant la mémoire de leurs ayeux, sont
les fléaux les plus redoutables de l'histoire. Un écrivain François n'ose parler
qu'en tremblant de certaines choses. Un mot équivoque, une expression trop
forte, une syllabe déplacée le font mettre à la Bastille pour le reste de ses
jours. Au lieu qu'un historien devroit avoir dans le cabinet où il travaille les
portraits de Tacite & de Suétone, pour l'exciter à découvrir, ainsi qu'ont
fait ces généreux Romains, les ressorts les plus cachés de la politique des
regnes dont il écrit l'histoire, il y place les plans des châteaux destinés à
servir de demeure aux prisonniers d'état, afin de rappeller sans cesse dans son
esprit la nécessité de ménager ses discours.
[Pages g94 & g95]
Un auteur Allemand est à cet égard dans le même cas qu'un François,; les
princes d'au-delà du Rhin n'étant pas moins jaloux de leur autorité que ceux
d'en deçà. En Italie, en Portugal, en Espagne, outre les souverains on craint
encore l'inquisition. En Angleterre où il semble qu'il est moins dangereux de
dire ce qu'on pense, on risque cependant beaucoup, & rarement y offense-t'on
impunément un des partis. Si l'on n'y hasarde ni la liberté, ni la vie, pour
avoir écrit ce que l'on pense, on perd du moins sa tranquillité, & l'on se
fait un grand nombre d'ennemis qui saisissent avidement toutes les occasions
qu'ils trouvent de vous inquiéter, de vous diffamer, & de vous accabler
enfin s'ils le peuvent. En Hollande, la faim, la soif & la misère opérent
sur les étrangers qui y écrivent, ce que la crainte fait sur les auteurs des
autres pays. D'un côté, un moine défroqué, qui se trouve à la Haye ou à
Amsterdam, pour exciter la charité de ses nouveaux freres, & pour avoir
trente sols de plus par semaine de son consistoire, écrit cent faussetés contre
les papistes, & adopte aveuglément les mensonges les plus grossiers qui se
débitent contre eux. Tout est bon pour lui, pourvu que cela grossisse son
ouvrage, & puisse faire croire qu'il hait mortellement la religion qu'il a
abandonnée. D'autre part, quelque jésuite ou quelque prêtre moliniste, après
s'être glissé dans ces provinces sous un habit de cavalier, y sert d'espion à
ses confreres, y publie leurs ouvrages violens & calomnieux contre les
réformés, ou bien les déchire impitoyablement lui-même dans quelque rapsodie de
pareille espèce. Il est payé pour cela, & il ne peut avoir de quoi vivre
qu'autant qu'il sait débiter ses mensonges. Un misérable laquais y publie
impudemment les Mémoires de la régence sous la minorité de Louis XV(1):
& un cancre de médecin les produit sous le titre de Vie du duc
d'Orleans, afin d'aider un libraire avide à en faire acheter une seconde
& troisiéme fois les figures au public.
[(1) Voyez le Journal Littéraire, Tome XIII. pag. 451.]
Attendre donc, mon cher Isaac, qu'il se forme jamais parmi de pareils auteurs
quelque bon historien, ce seroit espérer que le Messie naîtra parmi les
Japonois: l'un est tout aussi apparent que l'autre. Loin donc qu'on doive se
flatter d'un pareil miracle, on ne sçauroit trop craindre que les ouvrages
pernicieux de ces gens-là n'achevent de perdre & de déshonorer totalement la
majesté de l'histoire.
[Pages g96 & g97]
Ces mauvais écrivains semblent avoir perdu toute honte. Comme ils n'écrivent
uniquement que par esprit d'intérêt, il n'est rien qu'ils n'ayent l'effronterie
d'avancer dès qu'ils pensent qu'ils en retireront quelque profit. S'ils se
figurent qu'ils puissent attraper quelque modique pension d'un souverain,
aussi-tôt ils prennent la plume, louent à tort & à travers les choses les
plus ridicules, approuvent lâchement les choses les plus folles & les plus
absurdes, & condamnent témérairement les plus louables. Si cela ne suffit
point, après avoir vainement loué le prince, ils flatteront bassement ses
officiers & ses ministres: & si, par malheur pour la république des
lettres, tant de bassesses ne les conduisent point à leur but, ils n'auront
point de honte de dédier leurs ouvrages à quelques commis de financier, ou à
quelque valet-de-chambre. L'impudent orgueil de quelques-uns de ces mauvais
écrivains est encore plus révoltant que leur infâme avidité; car il s'en trouve
qui, oubliant entièrement le mépris dont le public les accable, osent porter
leur hardiesse jusqu'au point de critiquer les auteurs les plus illustres. Avec
quelle insolence vingt misérables barbouilleurs de papier n'ont-ils pas parlé de
Bayle, qu'à peine étoient-ils capables de comprendre?
A propos d'écrivains subalternes qui ont osé s'attaquer aux grands hommes,
& qui ont voulu tenter de flétrir leur mémoire, je te communiquerai une
impertinence que j'ai remarquée il y a quelques jours dans Moréri. Tu sçais que
ce prêtre, pourvu de quelque légere connoissance de l'histoire, en a fait une
assez mauvaise compilation alphabétique, que quelques habiles gens ont vainement
tenté de perfectionner après lui. Voici comment il parle de l'illustre M. de
Thou, le Tite-Live, le Tacite de ces derniers siécles, & l'historien le plus
sage & le plus impartial que la France ait jamais eu. De Thou, dit-il
(1), à qui ceux du parti de Calvin ne déplaisoient point, &c.
[(1) Dans l'article de CALVIN.]
Est-il rien de plus révoltant que de voir un si grand personnage si
odieusement calomnié? car, quoiqu'en insinue Moréri, personne n'ignore que de
Thou vécut toujours & mourut papiste. Dans les expressions de Moréri, on
voit qu'il veut insinuer, qu'au fond du coeur ce sage historien étoit
protestant, & qu'il n'a écrit certaines choses, que parce qu'il penchoit
vers le parti des réformés.
[Pages g98 & g99]
Que le sort des hommes illustres & des historiens célèbres est triste,
mon cher Isaac! Ils ne sçauroient dire la vérité, qu'on n'invente des impostures
atroces pour diminuer l'autorité des faits qu'ils rapportent. Des gens qui ne
devroient parler d'eux qu'avec un respect extrême, osent expliquer leurs
intentions & deviner les raisons qui les ont fait agir. Quelle confusion n'y
a-t-il point dans la république des lettres! Moréri ose critiquer &
calomnier de Thou? O tems! O moeurs! Doit-on s'étonner après cela que toute
l'école Jésuitique se soit déchaînée & se déchaîne tous les jours encore
contre ce grand homme: que Jurieu ait publié un livre odieux contre le célébre
Arnauld: & que ce même Arnauld en ait écrit un plus criminel encore contre
le prince & la princesse d'Orange devenus rois d'Angleterre? Le destin des
grands hommes est d'être attaqués par les mauvais auteurs. Il semble même que ce
soit une chose essentielle à leur gloire: & je ne pense pas qu'aucun d'eux
ait jamais été exempt de payer ce tribut à l'envie & à la méchanceté,
Porte-toi bien, mon cher Isaac, vis content & heureux; & ne te
laisse jamais surprendre aux impostures des calomniateurs.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLXXXVIII.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Edimbourg, mon cher Brito, où je suis arrivé depuis quelques jours, est une
ville spacieuse & assez bien bâtie. Elle a le sort de toutes les capitales
où le souverain n'habite point. Au lieu d'augmenter, elle a bien de la peine à
ne pas déchoir de sa premiere grandeur. L'Ecosse entiere se ressent fort de son
union à l'Angleterre. Elle s'apperçoit très-souvent combien il est différent
pour un état d'être gouverné par ses propres souverains, ou d'être réduit au
rang des provinces. Ce n'est qu'après des peines infinies & des travaux
redoublés que les Anglois sont enfin venus à bout d'assujettir entiérement les
Ecossois.
[Pages g100 & g101]
Car ce peuple, fier, vaillant, belliqueux & jaloux de ses droits, ne
souffroit qu'à regret une domination étrangere, & étoit toujours prêt à
secouer le joug sous lequel il croyoit qu'on vouloit le soumettre.
Il est peu arrivé de révolutions en Angleterre où l'Ecosse n'ait eu beaucoup
de part. Elle suivoit ordinairement le parti contraire à celui qu'embrassoient
les Anglois, ou si elle le favorisoit, ce n'étoit jamais du consentement de
toute la nation. Il restoit toujours un nombre considérable de mécontens prêts à
tout entreprendre contre le gouvernement Anglois: & on peut mettre dans ce
rang presque tous ceux qu'on appelle Montagnards.
Les Ecossois sont divisés en deux peuples différens, dont les moeurs, les
coutumes & même le langage n'ont que très peu de ressemblance. Les
gentilshommes, les habitans des villes & des provinces basses, parlent
Anglois. Ils sont honnêtes, mais fiers. Ils ont du génie, cultivent les sciences
& aiment les arts. Ils ne possédent peut-être pas toutes les vertus des
Anglois; mais aussi n'en ont-ils pas tous les défauts. Les Ecossois qui habitent
dans les montagnes, parlent une langue appellée Gachtlet, qui leur est
commune avec les Irlandois. Plusieurs d'entr'eux portent des chemises teintes de
jaune, & vivent d'une maniere qui tient assez du sauvage. Ils étoient
autrefois extrêmement séditieux. Sans doute qu'aujourd'hui leur tempérament
n'est point changé; mais il leur est beaucoup plus difficile de se révolter.
Guillaume III trouva le moyen de faire construire plusieurs forts au milieu de
leurs montagnes. Il fut le premier souverain qui les mit sous le joug; & ce
n'est pas une des plus faciles entreprises dont ce prince illustre soit venu à
bout. Ces citadelles que les Anglois ont bâties dans les montagnes, n'ont point
tant affermi leur pouvoir en Ecosse, que l'union du parlement de cette nation à
celui d'Angleterre. Tu ne seras peut-être pas fâché, mon cher Brito, que je te
dise quelques-unes des principales circonstances de cette union.
[Pages g102 & g103]
Il y avoit autrefois dans ce royaume des états-généraux semblables à ceux qui
s'assemblent à Londres, & qui prennent le titre de parlement. Ces états
décidoient des affaires de l'Ecosse, & avoient pour ce qui concernoit leur
pays la même autorité, que ceux d'Angleterre pour le leur. Sous le regne de la
reine Anne, les Anglois formerent le dessein d'unir entierement l'Ecosse à
l'Angleterre, & de n'en faire ainsi qu'un état gouverné par un seul &
même parlement. Ce projet étoit difficile à exécuter. Cependant ils en vinrent à
bout. Ils representerent aux Ecossois que l'union étoit avantageuse aux deux
royaumes; & qu'une liaison arrêtée & fixée entr'eux par des liens
éternels, leur donneroit plus de force pour résister à leurs ennemis communs:
& en effet, il étoit assez vraisemblable que l'intérêt commun de
l'Angleterre & de l'Ecosse demandoit cette union. Malgré les fortes
oppositions de quantité d'habiles Ecossois qui n'en jugeoient point ainsi, &
à l'aide de beaucoup plus d'autres qui se laisserent gagner, soit par
persuasion, soit par intérêt, les Anglois sçurent profiter du tems & de
l'occasion, & unirent enfin solennellement le parlement d'Edimbourg, à celui
de Londres.
Par cette union ils n'admirent dans le nouveau parlement, ainsi uni, qu'un
nombre assez médiocre des députés d'Ecosse, y compris seize pairs de la même
nation; tandis que tous ceux d'Angleterre y furent reçus & conservés. Cette
différence considérable dans la quantité d'Ecossois & d'Anglois assure
toujours à ces derniers une pluralité de suffrages qui les rend les maîtres
absolus de toutes les délibérations. Aussi ne fut-ce qu'après bien des
difficultés que cette union fut entierement conclue & terminée. Il se forma
d'abord plusieurs partis parmi les Ecossois. Les uns, sous le prétexte d'un
véritable zèle pour leur patrie, vouloient qu'on rejettât entiérement les
propositions des Anglois. Les autres consentoient bien à les recevoir, mais ils
demandoient que le nombre des députés d'Ecosse ne fût point limité; & que
tous ceux qui avoient droit de séance au parlement d'Ecosse, eussent aussi droit
d'entrer dans le nouveau qu'on devoit établir en Angleterre. Mais les Anglois
surent habilement se servir de ces divisions: ils en profiterent à propos pour
parvenir à leur but; & après plusieurs disputes & quelques légeres
émotions, l'union des deux royaumes fut enfin résolue & cimentée pour
toujours.
Si les Ecossois, mon cher Brito, ont souffert quelques incommodités de la
perte de leurs priviléges, ils ont regagné d'autre côté bien des choses dont ils
n'auroient jamais eu l'avantage de jouir, s'ils eussent toujours formé une
nation séparée, & pour ainsi dire étrangere à l'Angleterre.
[Pages g104 & g105]
Combien de fois n'auroient-ils pas été en proye aux fureurs des guerres, soit
étrangeres, soit intestines! Pour ne parler que de celles-ci, la division entre
deux peuples soumis au même souverain, n'entraîne-t elle pas nécessairement
après elle les plus funestes suites?
Les auteurs de la continuation de l'histoire de Rapin-Thoyras ont
assez bien développé les différens mouvemens dont l'Ecosse fut agitée au sujet
de cette union. Mais, à leur ordinaire, ils se livrent sans mesure à leur
enthousiasme de controversistes; & il n'est rien de si séditieux ni de si
insultant que leurs réflexions. Pour procurer cette paix & cette
augmentation de puissance, disent-ils (1), il n'étoit pas nécessaire que
l'Ecosse devînt de pire condition que l'Irlande, qui a conservé son parlement,
quoiqu'elle ait été conquise.
[(1) Histoire d'Angleterre, par M. de Rapin Thoyras, continuée jusqu'à
l'avénement de George I. à la couronne, Tom.XII. pag. 106.]
Il suffisoit que ce royaume s'engageât par un acte authentique &
irrévocable à ne jamais reconnoître d'autre roi que celui qui regneroit en
Angleterre. Tout ce qu'on a ajoûté à cette clause essentielle étoit au-delà de
ce but, que les Ecossois devoient avoir uniquement en vue, & n'a servi qu'à
dégrader l'Ecosse & à la rendre à proportion du gouvernement, aussi
dépendante de l'Angleterre que la Bretagne l'est de la France. Ce petit nombre
de députés d'Ecosse, qui joint au grand nombre de députés d'Angleterre. devoient
un jour former le parlement de la Grande-Bretagne, où tout se décideroit à la
pluralité des voix, n'assuroit-il pas aux Anglois le succès de toutes leurs
entreprises. Cette clause répétée presque à chaque article, à moins que le
parlement de la Grande-Bretagne ne trouve à propos d'y faire quelque changement,
ne livroit-elle pas les droits, les coutumes & les priviléges des
Ecossois à la discrétion des Anglois? Cette restriction odieuse à seize pairs
Ecossois qui entroient dans le parlement de la Grande-Bretagne, tandis qu'aucun
pair d'Angleterre n'en étoit exclus; cet assujettissement de l'amirauté d'Ecosse
au grand-amiral d'Angleterre; ce changement de poids & de mesure; cet
assujettissement à la maniere de lever les impôts & aux mêmes espèces
d'impôts, servoient-ils à assurer la paix & l'augmentation de puissance, ou
à marquer en caractères distincts la supériorité & la souveraineté de
l'Angleterre? Après tout il étoit juste que ceux qui avoient vendu leur roi, se
punissent un jour eux-mêmes, en vendant leur souveraineté & leur
indépendance. On proteste qu'on n'a aucune mauvaise intention en proposant ces
réflexions, qui sont du ressort d'un historien. On est même persuadé, & on
souhaite sincérement persuader à ceux qui peuvent se croire lézés, qu'il est
plus avantageux pour eux, que ce qui est fait reste comme il est, que
d'entreprendre de le changer, quand même ils seroient assurés du succès.
[Pages g106 & g107]
Est-ce là, mon cher Brito, écrire avec la dignité & l'impartialité que
demande l'histoire; & l'auteur d'un libelle diffamatoire s'expliqueroit-il
dans d'autres termes? Peut-on rien dire d'aussi injurieux d'une nation, que
l'est ce passage; après tout, il étoit juste que ceux qui avoient vendu leur
roi, se punissent un jour eux-mêmes, en vendant leur souveraineté & leur
indépendance? Il faut avouer que le gouvernement Anglois est bien indulgent,
ou, pour mieux dire, bien philosophe pour souffrir impunément de pareilles
insolences! A Paris, on condamne tous les jours au feu des livres qui ne
contiennent que quelques opinions un peu libres, ou qui peignent, par des traits
un peu vifs, les suites & les effets de la superstition. A Londres, on
dédaigne de faire attention à des libelles diffamatoires contre l'état; &
l'on n'en punit les auteurs que par le mépris & l'oubli. C'est peut-être
pousser l'indulgence à l'excès, & encourager mal-à-propos des calomniateurs.
Il n'est rien de si plaisant & de si impertinent en même-tems, que la
protestation que font ceux-ci, de n'avoir aucune mauvaise intention, en
proposant leurs réflexions, & de souhaiter sincérement que ceux qui se
croyent lézés, ne songent pas à recouvrer leurs droits. En vérité, c'est une
excellente maxime pour disposer & pour entretenir l'esprit des peuples dans
l'amour de la paix & de la tranquillité, que de leur reprocher d'une maniere
vive & injurieuse leur soumission aux loix! Et cette exhortation séditieuse
à l'obéissance n'est-elle pas bien capable de les y porter? Pour connoître quel
est le désintéressement & l'impartialité de ces prétendus historiens, &
pour voir toute la sincérité de leurs souhaits, il ne faut que lire cet autre
passage.
[Pages g108 & g109]
«Si jamais un peuple a droit de prendre les armes, les Ecossois l'avoient en
cette occasion, où il s'agissoit pour eux de continuer ou de cesser d'être un
peuple particulier; c'est-à-dire, où il s'agissoit de l'abandon de leur
souveraineté, de leurs loix, de leurs droits, de leurs honneurs & de leur
religion: abandon à quoi ne pouvoit les obliger l'obéissance qu'ils devoient à
leurs souverains, & bien moins encore celle qu'ils devoient à un parlement
visiblement & notoirement suspect de peu de zèle pour sa patrie, &
d'intelligence avec ceux qui vouloient s'illustrer en la dégradant, & en
l'affoiblissant. On connoissoit son droit, ses forces & les circonstances
qui les rendoient encore plus formidables qu'elles ne l'étoient en elles-mêmes.
On se contenta de se plaindre & de prouver en forme, qu'on se plaignoit avec
raison. Ceux qui sont accoutumés au pouvoir arbitraire, diront peut-être que les
Anglois qui se conduisent par d'autres principes, ne peuvent, sans se condamner
eux-mêmes, s'empêcher d'avouer que ce peuple fit plus que son devoir, &
qu'en pareilles circonstances ils n'auroient pas été si dociles.»
Je ne pense pas, mon cher Brito, qu'on puisse dire en termes plus clairs, que les Ecossois firent mal de ne se point révolter contre leur souverain; & qu'en suivant les maximes des Anglois, ils devroient prendre encore aujourd'hui les armes. Si quelque jésuite Italien, payé par le prétendant, avoit écrit à Rome la co