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License ABU
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Version 1.1, Aout 1999
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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------
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<IDENT lettresjuives23>
<IDENT_AUTEURS argens>
<IDENT_COPISTES swaelensg>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Lettres Juives (Tome 2 et 3)>
<GENRE prose>
<AUTEUR J.B. Marquis d'Argens (1704-1771) Lettres juives (Tome 1)>
<COPISTE G. J. Swaelens (100112.3376@compuserve.com)>
<NOTESPROD>
De ses nombreux voyages et missions diplomatiques, Jean-Baptiste de
Boyer, marquis d'Argens (1704-1771) a tiré la substance de ses
«Lettres juives» sous-titrées «Correspondance Philosophique,
historique & critique, entre un Juif Voyageur en différens Etats de
l'Europe, & ses Correspondans en divers endroits.» L'Eglise a mis par
deux fois les «Lettres Juives» à l'Index, sans doute en raison de
leurs commentaires fortement anticléricaux. L'Encyclopédie Universalis
en décrit l'auteur comme «un parfait représentant du siècle des
Lumières et l'un des premiers écrivains de l'Occident à traiter le
peuple juif avec respect». Les «Lettres Juives» offrent un vaste
panorama sur les conceptions philosophiques, religieuses,
scientifiques et politiques de l'époque. Les volumes dont a été tirée
la présente numérisation ont été confiés au Musée d'art et d'histoire
du Judaïsme, à Paris.(e-mèl:centredoc@mahj.org)
From his many trips and diplomatic missions, Jean-Baptiste de Boyer,
marquis d'Argens (1704-1771) drew his "Lettres Juives", a
"Philosophical, historical & critical correspondence, between a Jew
travelling in different states of Europe, and his Correspondents in
many places". The Roman Catholic Church put the "Lettres Juives" twice
on the Index of banned books, probably because of their strong
anticlerical stance. The French-language Encyclopédie Universalis
describes the marquis d'Argens as "a perfect representative of the
Siècle des Lumières (the Age of Enlightenment, in France) and one of
the first writers in the West to treat the jewish people with
respect." The "Lettres Juives" offer a wide panorama on the
philosophical, religious, political, scientific scene of the time. The
volumes from which this digitalisation has been produced have been
entrusted to the «Musée d'art et d'histoire du Judaïsme», Paris,
France.(e-mail:centredoc@mahj.org)
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER lettresjuives231 --------------------------------
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique &
Critique, entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses
Correspondans en divers endroits. NOUVELLE EDITION, augmentée de Nouvelles Lettres & de quantité de
remarques.
TOME SECOND (b)
***
A LA HAYE, CHEZ PIERRE PAUPIE.
M.DCC.LXIV.
***
A SA MAJESTE POSTICHE THEODORE I, ROI DE CORSE.
SIRE,
Votre Majesté me permettra-t-elle de lui offrir la traduction du second
volume desLettres Juives ? Je sçais qu'en ayant dédié le premier à un
garçon libraire, vous trouverez peut-être extraordinaire que je mette un nom
aussi auguste que le vôtre à la tête de celui-ci. Mais si vous vous rappelez,
SIRE, qu'avant votre arrivée en Corse, vous étiez presque aussi inconnu que lui,
vous me pardonnerez mon audace.
Quel malheur pour le peuple Hébraïque qu'il ne vous ait pas pris envie de
vous faire roi de Jérusalem! Vous y auriez réussi sans doute aussi heureusement
que dans l'entreprise qui vous rend le maître d'un bien qui appartient
légitimement aux Génois. Quelle gloire pour tous les juifs, si vous aviez voulu
jouer le personnage du Messie qu'ils attendent: & qu'il eût été heureux pour
eux d'avoir à leur tête un aventurier aussi entreprenant que vous! Peut-être la
difficulté d'y réussir vous a-t-elle empêché de prendre ce parti. Vous auriez
cependant trouvé dans les juifs d'Amsterdam des ressources considérables. J'ose
vous donner, SIRE, un conseil salutaire. Si vous êtes jamais chassé de Corse,
faites-vous circoncire, & menez sur les bords du Jourdain un peuple qui
n'attend qu'un libérateur. Mais si vous voulez regner sur le coeur des Hébreux,
gouvernez-les plus doucement que vous ne faites les Corses. Les Israëlites
n'aiment point à être arquebusés, & vous n'obtiendrez rien d'eux par la
rigueur.
Il me paroît que vous n'imitez pas mal ceux qui firent la conquête du
nouveau monde. Fernand Cortez traita les Mexicains comme vous traitez les
Corses. En passant, dans vos voyages, en Espagne, auriez-vous pris le génie de
ce général Espagnol? Souvenez-vous qu'il couvroit ses cruautés du prétexte de la
différence de religion. Mais les peuples, chez qui vous commandez actuellement,
sont catholiques, apostoliques & Romains. Peut-être imitez-vous le duc
d'Albe. En ce cas, vous suivez, SIRE, un mauvais modéle. Il perdit la moitié des
Pays-Bas, & sa cruauté n'a pas peu servi à y former la république de
Hollande.
Croyez-moi donc, SIRE: Que VOTRE MAJESTE postiche prenne plutôt pour
exemple un nombre de grands-hommes remplis de valeur & de fermeté, mais
toujours prêts à pardonner. Henri IV, de qui VOTRE MAJESTE est aussi éloignée
que S. Crépin l'est du bon Dieu, conquit son royaume, autant par la douceur que
par les armes.
En imitant ce héros, vous attirerez après vous tous les coeurs. Les
habitans de votre nouvel empire vous chériront, & les étrangers viendront,
en foule vous offrir leurs services. Le comte de Bonneval quittera le turban
pour venir être général de vos armées. Le baron de Polnitz reprendra le petit
collet pour vous servir d'aumônier. Le duc de Riperda, abandonnant les intérêts
du roi de Maroc, se chargera du ministère de votre état. Et je puis assurer
VOTRE MAJESTE, que si je ne m'étois raccomodé depuis peu de jours avec ma
famille, j'eusse accepté avec grand plaisir la place de votre chancelier. Mais
vous ne manquerez pas d'illustres personnages pour la remplir; & je vous
promets que j'aurai soin de m'informer de tous les gens qui pourroient mériter
cet emploi, & d'en instruire exactement VOTRE MAJESTE.
Je suis avec un profond respect, SIRE, DE VOTRE MAJESTE POSTICHE,
Le très-humble & très obéissant serviteur,
Le traducteur des LETTRES JUIVES.
***
PREFACE DU TRADUCTEUR.
J'ai répondu dans la préface du premier volume, aux invectives que le
zèle outré des bigots, défenseurs ardens de quiconque porte capuchon &
sandale, leur a fait vomir contre moi. Je leur promis que les moines seroient
épargnés dorénavant: & je leur ai tenu parole; car il n'est fait mention
d'eux que par occasion dans les Lettres qui composent ce second volume.
J'ai tâché que la traduction en fût correcte & précise. Je me suis
extrêmement appliqué à rendre le véritable sens de mon auteur: & j'ai pris
soin de donner un goût original à mon ouvrage; la plus grande partie des
traductions n'offrant aux lecteurs que des écrits informes.
Quelque peine que je me sois donnée pour mériter l'estime & l'approbation
du public, les bigots ont toujours tenu ferme. Ils n'ont cessé de crier: Nous
avons, ont-ils dit, une plaisante obligation à ce traducteur! Il nous
promet d'épargner nos amis les moines; il drape nos chères soeurs les
religieuses. L'un vaut bien l'autre: & son second volume est aussi digne du
feu que le premier. Les plaisanteries de Jacob Brito, sur quelques os &
haillons sacrés, que l'avarice a consacrés sous le nom de reliques, les a
tout-à-fait révoltés. Ils donneroient le produit que ces pieuses fourberies leur
rapportent pendant une année, afin de pouvoir m'accabler au gré de leur haine.
Ils répandent partout que je suis un homme sans religion, qu'il faut être ennemi
de la divinité pour oser traduire les Lettres Juives; & pour preuve
évidente de leur accusation, ils disent que j'ai tourné en ridicule la vertèbre
de S. Christophe, & la dent du prophête Jérémie. Je pourrois me contenter de
leur répondre, que lorsqu'on traduit un ouvrage, on est obligé de le donner tel
que l'auteur l'a composé, & qu'on n'a jamais fait un procès à ceux qui ont
traduit Lucrèce, des opinions de ce philosophe. Mais j'abandonne cette
raison; & je veux bien leur apprendre, quoiqu'ils assurent que je n'ai point
de religion, que les Lettres Juives ne contiennent que ce que les
Launois, les Mabillons, & autres catholiques sensés disent
tous les jours. Je veux enfin qu'il y ait quelques saillies hardies. Ne
sont-elles pas pardonnables à un juif?
Je viens à un autre article: c'est aux critiques vives qu'on a faites sur la
cour de Rome. A cela, je n'ai qu'un mot à dire. Qu'on prenne garde qu'Aaron
Monceca, tout juif qu'il est, ne parle presque jamais du souverain pontife que
comme prince particulier, & maître de Rome. On peut même être bon
catholique, & écrire contre les vices & l'avarice d'une cour corrompue.
En voici la preuve évidente. Le pape Pie II ne songeant point qu'il
parviendroit un jour au souverain pontificat, & ne prenant encore que la
qualité d'Enéas Silvius, poëte, écrit dans les termes suivans à son ami
Jean Périgal: «Il n'est rien qu'on n'obtienne de la cour de Rome avec de
l'argent: l'imposition des mains, les dons du Saint-Esprit, la rémission des
péchés, tout s'y vend chèrement. Conservez donc votre or, pour vous en servir au
besoin.» _Nihil est, quod absque argento Romana curia non dedat: nam & ipsae
manûs impositiones & Spiritûs sancti dona, venduntur; nec peccatorum venia
nisi, nummatis impenditur. Serva igitur aurum, ut cum opus sit praesto requiras
(1)
[(1) Aeneae Sylvii, feu Pii II. Oper. page 149.]
Si l'on ne trouve rien d'aussi fort dans les Lettres Juives, je suis
prêt d'avouer que j'ai mal fait de les traduire. Que si au contraire, Aaron a
été beaucoup plus retenu que Pie II, il faut que les dévots m'accordent qu'il
n'a dit que ce que peut dire un bon catholique Romain, puisque je ne crois pas
qu'ils osassent soutenir que ce pape n'étoit pas catholique. Et pour peu qu'ils
se défissent des préjugés qui les aveuglent, ils verroient que le fond de la
religion n'a rien de commun avec les vices des particuliers qui en abusent,
& qu'on ne peut assez blâmer. Combien seroit-il heureux qu'à force de
reprocher l'ambition & l'avarice à la cour de Rome, on pût venir a bout de
la corriger entièrement de ce défaut.
Avant de finir cette préface, je répondrai encore à quelques autres
objections. On a reproché à Aaron Monceca de condamner en général tous les
jansénistes, parmi lesquels il se trouve de fort honnêtes gens. Ceux qui ont
formé cette objection n'ont pas bien examiné cet ouvrage. Ils auroient vu qu'on
a distingué les jansénistes en deux classes. Les anciens, dignes de l'estime de
tous les honnêtes gens, tels que les Arnauld & les Pascal, les
Sacy, sont loués dans vingt endroits. Les pères de l'Oratoire, partisans
des sentimens de ces grands-hommes, n'ont jamais été nommés dans ces lettres.
Ainsi quand on parle des jansénistes, il faut entendre la secte des
convulsionnaires, gens reconnus pour
Fanatiques, malins, dangereux & fripons.
Les jésuites sont piqués qu'on dise que leur société est ambitieuse &
redoutable. Mais, en vérité, ne se moqueroient-ils pas eux-mêmes de quelqu'un
qui écriroit qu'ils sont humbles, attentifs à fuir la gloire & peu touchés
des biens & des grandeurs de ce monde? N'a-t-on pas avoué que leurs moeurs
étoient pures; qu'ils étoient sçavans, doux, polis, honnêtes-gens même en
particulier? Aaron Monceca en eût voulu dire peut-être davantage mais il
craignoit de mentir.
Quelques François, accoutumés à ne louer que leur pays, se sont plaints
qu'Aaron Monceca avoit presque autant d'amitié & de passion pour les
Hollandois, qu'Arouët de Voltaire pour les Anglois. Cet Hébreu connoissoit le
mérite & les vertus de cette nation. Il étoit trop philosophe pour se
contraindre, & pour déguiser ses sentimens.
S'il eût trouvé ailleurs les excellentes qualités qu'il a louées chez les
Hollandois, il les eût applaudies chez les autres peuples. Sa sincérité lui fait
blâmer les pernicieuses maximes des convertisseurs. Heureux ceux qui suivront
ses principes! Ils sont si conformes à la loi naturelle, qu'ils n'ont besoin
d'aucune apologie. L'emportement des catholiques outrés lui a donné lieu de
louer souvent la douceur & la sagesse du gouvernement Hollandois. Il paroît
qu'il aime les nazaréens réformés: & que ce qui avoit occasionné son amitié
pour eux, étoit leur fidélité pour leurs princes, & sur tout pour Henri IV,
son héros, à qui ils conserverent la couronne, que certains catholiques
vouloient lui ravir. J'ajoûterai, en finissant, que si l'on taxe les Lettres
Juives d'avoir quelques endroits contraires aux sentimens des catholiques
outrés, ces mêmes catholiques outrés seront pourtant obligés d'avouer qu'il
seroit à souhaiter que tous les peuples pensassent comme lui sur les préceptes
moraux & le respect qu'on doit aux souverains.
Au reste, je tâcherai de mériter dans la traduction des volumes suivans
l'empressement que le public a témoigné pour les deux premiers, dont le prompt
débit a surpassé mes espérances, & trompé celles de ceux dont le cours de
cet ouvrage blesse la cagoterie.
***
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique,
entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses Correspondans
en divers endroits.
***
LETTRE XXXIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin à Constantinople.
L'habitude que j'ai contractée avec certains sçavans de ce pays, a tourné
entièrement mon esprit du côté de la philosophie. Je contemple avec étonnement
cette prodigieuse différence qui se trouve entre un homme & un autre.
[Pages b16 & b17]
J'examine le génie, la science & la pénétration de Descartes; & je
jette ensuite les yeux sur un paysan qui n'a jamais quitté les champs & la
campagne; & qui toujours attaché à son travail, ne s'occupe qu'à bêcher la
terre, à boire, à manger. Je trouve plus de distance de son ame à celle d'un
philosophe, qu'il n'y en a à celle d'un chien. Que fait ce paysan, qui ne lui
soit commun avec le moindre animal? Il a des passions & il est sensible à
l'amitié, à la reconnoissance: il distingue le bien & le mal, selon qu'on
lui en a inspiré les préjugés. Un chien bien élevé, & qu'on a formé avec
soin, aime son maître, le suit, le défend. On en a vû mourir de douleur & de
tristesse. Voilà donc les passions communes & au chien & au paysan.
Examinons s'il ne distingue pas le mal & le bien. Il ne fera point d'ordure
dans certaine chambre, il ne prendra point de la viande qu'il trouvera exposée
dans certain endroit, parce qu'on l'a battu lorsqu'il a voulu le faire, &
qu'on lui a par-là inspiré le préjugé, que prendre de la viande dans cet endroit
étoit une chose mal faite (1).
[(1) Postremo quid in hâc mirabile tanto pone est re,
Si genus
humanum, cui vox & linguavigeret,
Pro vario sensu varias res voce
notaret,
Cum pecudes mutae, cum denique saecla ferarum
Dissimiles
soleant voces, variasque ciere,
Cum metus, aut dolor est, & cum jam
gaudia gliscunt
Quippe etenim id licet è rebus cognoscere apertis,
Irritata canum cum primùm magna Molossum,
Mollia ricta premunt duros
nudantia dentes;
Longè alio sonitu rabie destricta minantur:
Et cum jam
latrant, & vocibus omnia complent;
At catulos blandè cum linguâ lambere
tentant,
Aut ubi eos lactant pedibus morsuque petentes,
Suspensis
teneros imitantur dentibus haustus;
Longè alio pacto gannitu vocis adulant:
Et cum deserti baubantur in oedibus, aut cum
Plorantes fugiunt sumisso
corpore plagas.
Lucret. de Rerum Nat., lib. 5. vers. 1058.
«Ce n'est point une chose bien étonnante, dit Lucrèce, que les hommes aient
donné des noms différens à des choses distinctes. Ayant leurs organes disposés à
parler, puisque les animaux, sans avoir l'usage de la parole, ont des moyens
pour s'exprimer très-distinctement, & de témoigner de leur joie ou leur
tristesse. L'expérience démontre cette vérité. Ne voit-on pas, que, lorsque les
chiens d'Epire sont irrités, ils haussent leurs babines pour faire craindre la
force des dents qu'ils montrent. Leurs cris menaçans sont bien différens de
leurs simples aboyemens. Et quand ils caressent leurs petits avec la langue
& qu'ils feignent de les mordre & de les attaquer, leur ton est bien
différent de celui dont ils se servent dans les cris affreux qu'ils jettent
lorsqu'ils sont renfermés dans une chambre ou qu'ils ont reçu quelque
blessure.»]
Mais je vais plus loin, & je soutiens que cette conduite du chien prouve
évidemment que son esprit est capable des trois opérations de la logique: &
il ne manque rien à un barbet & à un dogue pour pouvoir pousser le
raisonnement aussi loin qu'un régent de philosophie du collège des quatre
Nations.
[Pages b18 & b19]
La première opération de l'esprit humain est de concevoir; la seconde
d'assembler ses pensées; la troisième d'en tirer une juste conséquence. Je vois
distinctement dans le chien ces trois différentes opérations. Quand je veux
l'apprendre à sauter sur un bâton: lorsqu'il saute, je le flatte; première
pensée. Je le bats lorsqu'il ne saute pas; seconde pensée. Il saute toujours:
voilà la conséquence de ces deux premières pensées. Je réduis en forme
l'argument que fait le chien. Si je saute, je suis flatté. Si je ne saute pas,
je suis battu. Sautons donc.
L'histoire est remplie de mille traits qu'elle nous a conservés & qui
manifestent l'entendement & le raisonnement des bêtes. Montagne, excellent
auteur François, parle de certains boeufs qui sembloient avoir appris
l'arithmétique. On s'en servoit à tourner cent fois par jour la roue d'un puits
mais lorsque leur travail étoit achevé quelque violence qu'on leur fît, on ne
leur eût pas fait faire un pas de plus (1).
[(1) «Les boeufs qui servoient aux jardins royaux de Suze pour les arroser
& tourner certaines grandes roues à puiser de l'eau auxquelles il y a des
baquets attachés (comme il se voit en Languedoc), on leur avoit ordonné d'en
tirer jusqu'à cent tours chacun. Ils étoient si accoutumés à ce nombre, qu'il
étoit impossible, par aucune force, de leur en faire tirer un tour davantage;
& ayant fait leur tâche, ils s'arrêtoient tout court. Nous sommes en
l'adolescence avant que nous sçachions compter jusqu'à cent, & venons de
découvrir des nations qui n'ont aucune connoissance des nombres.» Essais de
Montagne, liv. II. chap. XII. pag. 151. ]
Ces boeufs étoient mathématiciens, sans avoir appris les élémens d'Euclide.
Enfin l'on ne peut nier qu'ils n'eussent une façon de compter qui leur servoit
de régle certaine, pour déterminer le nombre des tours qu'ils faisoient.
De l'examen de l'esprit & de l'entendement du chien, passons à celui du
paysan.
[Pages b20 & b21]
Il suit, pour ainsi dire, machinalement une coutume journalière. Il se leve
le matin, travaille à la terre, boit & mange à certaines heures, se couche
le soir, & fait le lendemain ce qu'il avoit fait la veille. Le premier jour
de sa vie ressemble parfaitement au dernier. Il ne connoît des secrets de la
nature, des ressorts cachés de l'ame & de l'esprit que ce que les objets
ordinaires dont il est frappé, lui en apprennent; & si ses lumières sont
au-dessus de l'instinct des bêtes, elles ne l'éclairent guère plus. Quelle
immense différence de la pénétration de Descartes à l'aveuglement & à
l'ignorance de ce paysan! Je regarde avec étonnement ce philosophe mesurer le
cours des astres, en connoître l'éloignement, prédire jusques dans les siécles
les plus éloignés leurs élipses & leurs mouvemens. Je suis encore plus
surpris lorsqu'il m'apprend à me connoître moi-même; & que me developpant
l'ame des corps qui la cachent à mes yeux, il en rend l'essence sensible, &
m'en prouve la spiritualité. Ses raisonnemens, la justesse de ses pensées en
sont des argumens invincibles. Je fais grace au paysan en faveur du philosophe.
Les docteurs nazaréens se sont récriés contre l'opinion qui range les bêtes
au rang des simples machines. Ils ont mal fait de s'opposer au systême le plus
convenable à la spiritualité de l'ame des hommes. Car si l'on soutient que les
bêtes ont une ame matérielle, on accorde que la force motrice, & la faculté
de penser ne sont point incompatibles avec la matière. Or si la matière peut
s'élever jusqu'à un certain point de connoissance & d'entendement, en
subtilisant davantage cette matière, elle peut s'élever à un plus haut dégré de
perfection: du chien, parvenir au paysan, & du paysan au philosophe.
De grands hommes ont cru l'ame matérielle, quoiqu'immortelle. Plusieurs
anciens philosophes ont été de ce sentiment: & c'est l'opinion d'un des
premiers & des plus célèbres docteurs nazaréens. (1)
[(1) Cum autem sit, (loquitur de animâ) habeat necesse est aliquid
per quod est: si habet aliquid per quod est, hoc erit corpus ejus. Omne quod est
corpus est sui generis: nihil est incorporale, nisi quod non est.
Tertullian. de Carne Christi, cap. XI.]
Tout ce qui n'est pas matiere, disoit-il, n'est rien. Or l'ame est
quelque chose. Donc elle est matérielle. Mais il n'est rien de si aisé que
de prouver la possibilité de la spiritualité de notre ame. Dieu est un esprit.
Il existe. L'ame peut donc être spirituelle & exister. (1)
[(1) Cet argument n'eût pas embarrassé Tertullien; car, quoiqu'il crût Dieu
un esprit, il entendoit par esprit une nature corporelle, mais extrêmement
déliée. Qui peut nier, dit-il, que Dieu ne soit corps, bien que Dieu
soit esprit? Tout esprit est corps, & a sa figure qui lui est propre.
«Quis enim negabit, Deum esse corpus, etsi Deus spiritus est? Spiritus etiam
corpus sui generis, in suâ effigie.» Tertull. advers. Prax. cap. VII. Tous les
anciens philosophes, si l'on en excepte Platon, qui, cependant a bien eu encore
des idées fausses de la nature de Dieu, ont cru qu'il étoit composé d'une
matière subtile. C'est ce qu'ils ont entendu par le terme Esprit.
Plusieurs peres de l'église ont donné dans la même erreur. Les lecteurs pourront
voir la preuve de cette vérité dans les Mémoires secrets de la république des
lettres. Lettre V.]
[Pages b22 & b23]
Il y a eu des philosophes qui ont poussé leur erreur & leur aveuglement,
jusqu'à soutenir que Dieu lui-même étoit matériel, & que la divinité
consistoit dans une matière subtile qui faisoit l'ame de l'univers, & qui
étoit répandue par-tout. (2)
[(2) C'étoit le sentiment de plusieurs philosophes anciens, entre autres des
Stoïciens. Virgile a parfaitement décrit le systême de l'ame du monde.
Principio coelum & terras, camposque liquentes,
Lucemtemque
globum lunae, Titaniaque astra,
Spiritus intus alit; totamque infusa per
artus
Mens agitat molem, & magno se corpore miscet.
Inde hominum
pecudumque genus, vitaeque volantum,
Et quae marmoreo fert monstra sub
aequore Pontus.
Igneus est ollis vigor, & coelestis origo
Seminibus:
quantum non noxia corpora tardant,
Terrenique hebetant artus moribundaque
membra.
Hinc metuunt cupiuntque, dolent, godentque & neque auras
Respiciunt clausae tenebris & carcere caeco.
Virgil. Aeneïd.
libr. VI.. vers. 72-1 & seqq.
C'est-à-dire, «le ciel, la terre, la mer, la lune, le soleil, les astres, ont
eu dès le commencement un esprit répandu au-dedans d'eux, qui les conserve, les
entretient & les vivifie. Cette ame diffuse dans toutes les parties de
l'univers, & le fait mouvoir. C'est de-là que viennent les hommes, les
bêtes, les oiseaux & les monstres que la mer produit. Tous ces êtres
différens ont eux-mêmes un feu d'essence divine, qui les anime à proportion que
leurs corps pesans le permettent, & qu'ils ne sont point accablés par leur
matière terrestre & sujette à la corruption. C'est la cause de leur joie, de
leurs desirs, de leurs craintes: ils sont sujets à toutes les passions, parce
qu'ils sont enfermés dans les corps, comme dans une obscure prison.»]
C'est-là à-peu-près le systême de Spinosa, & de quelques autres athées,
dont je t'ai fait voir la fausseté et l'horreur dans une autre de mes lettres
(1).
[(1) La XXXI. Spinosa établit, que tout est en Dieu, & que tout est Dieu.
C'est-là le même dogme que celui de l'ame du monde.
Ethices propositio XV.
de Deo.
Quidquid est, in Deo est; & nihil sine Deo esse, neque
concipi, potest.
Demonstratio.
Praeter Deum nulla datur, neque concipi potest, substantia (per XIV.
proposit.) Hoc est (per defin.) Res quae in se est, & per se concipitur.
Modi autem (per Defin. V.) sine substantia, nec esse, nec concipi, possunt:
quaeri hi in sola divina natura esse, & per ipsam solam concipi possunt.
Atqui praeter substantias, & modos, nihil datur (per Axiom. I.) Ergo, nihil
sine Deo esse, neque concipi, potest.
Spinosa, Oper. Posth. Ethices,
part. I. pag. 12.]
[Pages b24 & b25]
Ne voilà-t-il pas une divinité bien respectable, qu'un Dieu sujet à être
divisé en cent mille parties! Car tout ce qui est matière peut être divisé;
& si Dieu est matériel; il peut l'être. Spinosa se moquoit sans doute des
nazaréens qui croyoient trois personnes en Dieu: & lui il en croyoit des
millions par son systême. Un sentiment aussi ridicule rendoit Dieu
perpétuellement contraire à lui-même; car lorsqu'une certaine quantité de
matière vouloit une chose qui n'étoit pas du goût d'une autre, deux dieux se
disputoient: ensorte que tous les hommes étant eux-mêmes des portions de la
divinité, elle étoit souillée de tous les crimes. Il ne falloit plus dire: Un
voleur a tué un honnête-homme: mais un dieu coquin a tué un dieu
honnête.
Considère, mon cher Isaac, s'il est rien de si ridicule, que de nier la
spiritualité de Dieu. Il faut, ou soutenir qu'il n'existe pas, ou avouer qu'il
n'est point matériel. Je me suis assez étendu dans une de mes lettres sur la
nécessité d'un être souverainement parfait, puissant & intelligent, &
sur le chimérique systême des atômes. Il faut être privé des notions les plus
simples, pour penser que le hazard puisse produire un ordre tel que celui qui
regne dans l'univers; & que ce même hazard, qui n'est qu'une confusion,
puisse le soutenir: ensorte que la régle & l'harmonie sont la suite d'un
désordre & d'un trouble perpétuel, & qu'un aveugle destin ordonne &
conduise ce qu'on est étonné que puisse faire la plus sage prudence. S'il est
donc clair & manifeste qu'il existe un Dieu, & qu'il est spirituel,
pourquoi notre ame ne pourra-t-elle pas l'être? S'il existe quelque chose de
plus parfait que la matière & comme nous en convenons, nos ames ne
peuvent-elles pas être d'une même qualité que cet être, dont nous ne pouvons pas
avoir une connoissance parfaite?
[Pages b26 & b27]
Je ne vois aucune raison pour nier la spiritualité de l'ame: mais j'en trouve
encore moins pour ne pas en croire l'immortalité: elle est une suite nécessaire
de l'existence de Dieu. L'être tout-puissant en créant l'homme, lui a accordé la
faculté de le connoître, que je ne pense point être innée avec lui, mais que je
crois attachée nécessairement à la raison; persuadé qu'il n'est personne qui
contemple l'ordre & l'arrangement de l'univers, qui ne sente en lui-même
qu'il n'y a quelque chose de souverainement grand, & de souverainement juste
qui gouverne tout le monde. Or Dieu nous ayant accordé la faculté nécessaire de
le connoître, a voulu sans doute que nous le servissions, & que nous
l'honorassions. Sans cela, à quoi eût abouti que nous en eussions eu la
connoissance? S'il veut être servi, & qu'il nous en ait fait une loi, il est
de sa justice de punir ceux qui violent ses ordres, & de récompenser ceux
qui les suivent. Et pour qu'il puisse distribuer ses récompenses & ses
peines, il faut que nous soyions hors de ce monde, & que l'ame soit
immortelle. Vainement objecteroit-on que Dieu peut punir & récompenser dans
ce monde. Il le peut sans doute; mais il le fait rarement. Car l'expérience
journalière nous démontre clairement que de grands scélérats ont joui d'un
bonheur parfait jusqu'à leur mort. De la prospérité des méchans, je tire un
nouvel argument pour l'immortalité de l'ame. Dieu seroit injuste, ce qui ne se
peut pas, si, ayant ordonné aux hommes d'éviter le mal & de faire le bien,
il favorisoit ceux qui lui désobéissent, & punissoit ceux qui le servent. Il
faut donc qu'il réserve nécessairement des biens & des récompenses après le
trépas. Je sçais que quelques impies & quelques scélérats ont soutenu qu'il
n'y avoit ni bien ni mal; & que le seul préjugé des hommes en formoit la
différence. Les bêtes font honte à ceux qui ont poussé leur aveuglément jusqu'à
soutenir une thèse aussi extravagante. Elles respectent celles qui sont de leur
espèce. Un chien n'oseroit mordre son maître; il le regarde comme son
bienfaiteur; & il souffre de lui ce qu'il n'endureroit pas d'un autre. Il
sent & connoît que l'ingratitude est un mal: & les hommes veulent
l'ignorer. Mais quel est celui qui n'est pas persuadé, quelque méchant qu'il
soit, qu'on ne doit pas naturellement faire aux autres ce qu'on ne voudroit pas
éprouver soi-même?
[Pages b28 & b29]
Préjugé à part, il n'est point de scélérat, de voleur, quelque endurci qu'il
soit, qui ne sente son crime. Du moins ne peut-on nier qu'il connoît lorsqu'il
assassine un homme, qu'il ne voudroit pas qu'on lui en fît autant. Il ne faut
que ce sentiment pour distinguer le bien & le mal. S'ils sont donc
différens, Dieu doit les juger différemment; & s'il ne le fait dans ce
monde, sa justice n'en est que plus rigoureuse dans l'autre.
La plûpart des gens qui nient l'immortalité de l'ame ne soutiennent cette
opinion que parce qu'ils le souhaitent. Ils se figurent pouvoir calmer les
remords dont ils sont dévorés. Mais au milieu de leurs débauches & de leurs
plaisirs, la vérité qui se fait sentir malgré eux, commence les supplices
auxquels ils sont destinés après leur mort.
Je ne connois rien de si mortifiant pour la vanité humaine, que l'idée de
l'anéantissement. Elle a quelque chose en soi capable de produire le désespoir.
Il faut connoître bien peu tout le prix de la faculté de concevoir, de penser
& de raisonner, pour se complaire dans l'idée d'en être privé un jour.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & fuis avec assiduité la fréquentation
des impies & des libertins, de peur que la justice céleste ne t'enveloppe
dans leur punition.
De Paris, ce...
***
LETTRE XXXIV.
Jacob Brito à Aaron Monceca
La galanterie régne à Gènes autant & plus que dans aucune ville d'Italie.
L'amour semble y avoir choisi son séjour. Les Italiens, par ailleurs sévères et
jaloux, sont ici l'exemple des maris débonnaires; toutes les dames ont leurs
sigisbées. C'est ainsi qu'on appelle l'ami du coeur du mari, qui se donne
dans le public pour soupirant de la femme. Cette coutume est regardée comme une
plaisanterie: & les époux comptent sur la fidélité des Sigisbées,
encore plus que sur celle de leurs femmes. L'amitié qui les unit, leur paroît un
frein infaillible, pour arrêter les feux dont ils pourroient brûler. Il faut
être bien sot ou bien imbécille, pour se figurer que l'amitié puisse être un sûr
moyen pour vaincre l'amour. Cela peut arriver quelquefois; mais dans le cours
ordinaire des choses, rien ne peut arrêter le torrent de cette passion: la
gloire, la vertu même ne lui résistent pas.
[Pages b30 & b31]
On a vû dans tous les tems les plus grands hommes avoir les plus grandes
foiblesses. Marc-Antoine idolâtra Cléopatre: il perdit pour elle l'empire &
la vie; & ce qu'il fit de plus étonnant, il s'enfuit à la bataille d'Actium,
lui à qui Jules-César étoit redevable de la conquête du monde.
Sans aller chercher des exemples si éloignés des étonnantes foiblesses des
grands hommes, notre siécle est le témoin de la bizarre union qu'a formée un des
plus grands monarques que l'univers ait vû présider sur les mortels. (1)
[(1) Pierre I, czar de Moscovie.]
Esprit vaste, capable de l'exécution des projets les plus grands & les
plus difficiles, nouveau législateur de ses états, dieu tutelaire d'un roi
humilié (2), vainqueur d'un nouvel Alexandre (3), il céda aux charmes de la
femme d'un simple soldat, & l'éleva au rang d'impératrice.
[(2) Auguste, roi de Pologne.
(3) Charles XII. roi de Suède.].
L'amour sçait surmonter tous les obstacles: il est peu de coeurs dont il
n'excite les passions, lorsqu'il s'en est rendu le maître. J'avouerai qu'il ne
conduit pas la vertu directement au crime; mais il la défigure si bien, qu'il la
rend presqu'inutile. L'équité naturelle que chacun prétend suivre, n'est écrite
dans d'autres livres que dans nos coeurs. Nous ne l'appercevons qu'à travers le
voile de nos passions; & cette équité prend la forme qu'elles lui donnent.
Nous prenons souvent le vice pour la vertu; & nous consacrons nos foiblesses
sous les noms de générosité, de pitié & de tendresse. Un ami que l'amour
force à trahir son ami, croit trouver de quoi justifier sa conduite: il rejette
la trahison sur une puissance inconnue, sur un penchant dont il n'est pas le
maître; & peu-à-peu dans le sein du crime, il pense n'être point éloigné du
chemin de la vertu.
L'amitié ne me rassureroit pas contre l'amour: si j'étois Génois, je me
soucirois fort peu que ma femme eût un sigisbée ou un amant en titre,
qui, sous le prétexte d'un usage établi & sans conséquence, peut, lorsqu'il
veut, me tromper & rendre mes précautions inutiles. Quoique né dans le
Levant, je ne suis point jaloux.
[Pages b32 & b33]
Mon opinion sur le sigisbée est le sentiment d'un homme raisonnable.
Nous ne devons point, ainsi que les Mahométans & les Italiens, nous
tourmenter dans la crainte de l'infidélité de nos femmes; nous ne devons pas non
plus l'occasionner, comme font certains Génois, & les François en général.
Il est ridicule de vouloir exposer des femmes dans des occasions périlleuses,
& d'exiger qu'elles en sortent sans y succomber. C'est pousser quelqu'un
dans un chemin glissant, & demander qu'il reste ferme.
Cette liberté qu'ont les femmes à Gènes, rend la société aimable &
gracieuse. Il n'est aucune ville dans l'Italie où un voyageur & un étranger
puissent s'amuser plus agréablement. Les Génois sont assez polis, &
reçoivent les gens qui leur sont recommandés avec beaucoup d'attention. Moïse
Caro m'avoit donné une lettre pour le sénateur Doria, à qui l'on donne le titre
de prince. Il me fit un accueil très-gracieux. Cependant, au travers de sa
politesse, je découvris un air de grandeur & une vanité inséparable des
grands. On dit communément en Italie, qu'il y a trois sortes d'animaux
insupportables par leur hauteur, les cardinaux, les ducs & les sénateurs
Génois. Ce prince Doria, à qui j'allais faire ma révérence, est d'une famille où
la fierté se puise avec le sang. Son pere, homme d'une vanité ridicule, ne
vouloit avoir que de grands chevaux, de grands domestiques, de grands
appartemens, &c. Sa table étoit servie avec de grands plats, de grandes
assiettes, &c. Il choisit une femme extrêmement grande, & refusa d'en
épouser une beaucoup plus riche, mais plus petite. Lorsque quelqu'un lui
parloît, il s'élevoit imperceptiblement & peu-à-peu, sur la pointe des pieds
pour paroître plus grand.
Voilà, je te l'avouerai, une grandeur bien ridicule, selon moi. Combien est
méprisable aux yeux d'un philosophe un homme qui fait consister son mérite dans
la hauteur de ses chevaux, & dans celle de ses domestiques! C'est pourtant
là sur quoi est fondée une partie de la gloire des grands. Leur génie même &
leur esprit réside dans leurs richesses. Dépouillez certain seigneur des habits
superbes dont il est couvert; mettez le dans un état à ne pouvoir plus parler de
son équipage, d'une partie de chasse, d'un soupé poussé bien avant dans la nuit:
vous ne verrez plus qu'un malotru, mal fait, mal bâti, & de la taille duquel
le tailleur avoit caché les défauts sous un amas de galon; le perruquier, réparé
la figure & la physionomie, en lui cachant la moitié de son visage.
[Pages b34 & b35]
Sa conversation sera rampante: à peine aura-t-il la faculté de s'expliquer;
& son valet de chambre auprès de lui paroîtra un Démosthène.
Si les grands seigneurs connoissoient à quel ridicule les expose leur vanité
déplacée, peut-être chercheroient-ils à s'attirer par un autre endroit, l'estime
du public. S'ils n'affectent leurs airs de hauteur que pour se faire respecter
du public, je les plains d'avoir choisi le moyen qui les éloigne le plus de leur
but. Le mérite, la valeur, la bonne-foi: voilà les vertus qui entraînent le
coeur. La fierté, l'impolitesse, le mépris & l'insolence, sont payés de la
haine & de l'indignation publique. La contrainte empêche qu'on n'éclate: le
rang de ceux qu'on hait & qu'on méprise, force au silence; mais cette gêne
augmente le dépit qu'on a d'être forcé à souffrir ces affronts.
Les hommes ont en eux-mêmes un penchant qui les porte à l'égalité: ils
souffrent à regret d'en voir qui sont infiniment plus heureux qu'eux, & qui
souvent, sans le mériter, jouissent de tous les biens & de tous les honneurs
de la fortune. Cette jalousie qu'a le commun des hommes contre ceux qui occupent
des postes éminens, ne peut être vaincue que par une vertu qui fait taire
l'envie, & la force d'avouer que le mérite est joint aux grandeurs, &
quelles en sont le juste prix.
Je t'ai marqué dans ma dernière lettre combien peu la plus grande partie des
Génois étoit sensible à la vraie gloire & au bien de leur patrie. Aussi
depuis près de trois cent ans, cette république a toujours diminué. L'avidité
des gens en charge, & la mésintelligence qui regnoit entr'eux, a causé les
pertes de cet état. La ville de Savone, qui n'est qu'à huit lieues de Gènes,
s'étant révoltée plusieurs fois contre les vexations dont on l'accabloit, on
agita dans le sénat si on la détruiroit entiérement. Messieurs, dit un
sénateur de la maison Doria, je vous conseille d'envoyer à Savone un
gouverneur comme les deux derniers qui y ont commandé. Puisque vous êtes dans le
dessein de détruire entièrement cette ville, vous ne sçauriez vous servir d'un
meilleur expédient. Une aussi sage ironie que celle-là fit revenir le sénat
de son égarement: on fit rendre compte aux deux derniers gouverneurs; & on
les punit de leurs malversations.
[Pages b36 & b37]
Si l'on eût tenu la même conduite à l'égard de l'Isle de Corse, de la révolte
de laquelle je t'ai déja parlé, ce royaume seroit encore dans l'obéissance qu'il
devoit à ses souverains. Au commencement du soulevement des Corses, les Génois
crurent les vaincre aisément; mais après avoir employé vainement toutes leurs
forces pour réussir dans leur entreprise, ils eurent recours à l'empereur &
le prierent de leur fournir une armée. Il faut que je te dise une fable qui
vient naturellement à ce sujet.
Un jardinier se plaignit à son seigneur d'un liévre qui venoit tous les jours
lui manger les choux de son jardin. Ce seigneur se charge d'exterminer l'animal.
Il vient chez le paysan, accompagné de dix chasseurs, suivi de trente chiens,
& fait plus de dégat dans un moment, que le liévre n'en eût fait en mille
ans. On le poursuivit au travers du jardin. Malgré les chiens, il se sauve par
un trou de la muraille. Alors le gentilhomme conseille au paysan de le boucher,
& le félicite du départ de son ennemi. Les Génois ont eu le sort du
jardinier. Ils ont payé, pendant très-long-temps, six mille Allemands qui leur
ont couté des sommes immenses. Les chefs des révoltés ont fui comme le liévre.
Ils se sont sauvés & ont imploré le secours & la miséricorde de
l'empereur. Il la leur a accordée, & a obtenu leur grace des Génois. Mais à
peine ce prince a-t-il eu retiré ses troupes de l'Isle de Corse, qu'elle s'est
de nouveau révoltée: & les Génois ont eu la douleur d'avoir dépensé leur
argent inutilement, & d'être obligés de recommencer une guerre dont ils ne
sçavent quelle sera l'issue.
Adresses-moi ta réponse à Turin; car je pars demain pour cette ville, où je
resterai quelques jours.
Porte-toi bien, & puisses-tu jouir du repos, des richesses & de la
santé.
De Gènes, ce...
***
[Pages b38 & b39]
LETTRE XXXV
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
J'attens encore des livres d'Amsterdam: & j'ai écrit plusieurs fois à
Moïse Rodrigo pour le presser de les faire partir; mais inutilement. Il me
renvoie à la fin du mois; & je ne pourrai les envoyer à Constantinople que
dans cinq semaines.
J'ai parcouru les boutiques des libraires de Paris pour choisir quelques
ouvrages nouveaux que je pusse joindre à ceux que je recevrai de Hollande. Je
n'ai rien trouvé de bon que je ne t'eusse déja envoyé; excepté deux petits
romans qui paroissent depuis peu. Le premier est intitulé, les égaremens du
coeur & de l'esprit. Je t'ai parlé dans mes premières lettres de
l'auteur. (1)
[(1) Crébillon le fils.]
Il écrit purement: il connoît les sentimens; & il développe le coeur avec
beaucoup de précision & de justesse. Mais il est tombé dans cet ouvrage dans
un défaut qu'il a souvent condamné dans les écrits des autres. Il fait sentir au
lecteur qu'il court après l'esprit: & il y a quelques endroits où le naturel
est sacrifié au faux-brillant. Cette faute, qui n'est pas ordinaire, est réparée
par mille beautés. L'auteur de ce roman peint les choses plutôt qu'il ne les
écrit. L'imagination est frappée avec plaisir des portraits qu'il fait. Vois si
l'on peut définir avec plus de justesse & de précision la première surprise
d'un coeur. Sans pénétrer le motif qui me faisoit agir, je conduisois,
j'enterprêtois ses regards: je cherchois à lire dans ses moindres mouvemens.
Tant d'opiniâtreté à ne la pas perdre de vûe, me fit enfin remarquer d'elle. Je
la fixois sans le sçavoir: & dans le charme qui m'entraînoit malgré
moi-même, je ne sçais ce que mes yeux lui dirent: mais elle détourna les siens
en rougissant un peu.
Il faut être amoureux, ou l'avoir été, pour dépeindre aussi véritablement
& aussi délicatement tous les mouvemens de l'amour. Le génie, l'esprit &
la science ne peuvent faire de portraits aussi ressemblans. Le coeur seul peut
atteindre à ce point. Quand je dis le coeur, j'entends un coeur tendre, &
qui s'est trouvé dans ces situations. Voici le caractère d'une prude amoureuse.
Peu sûre dans ses démarches, c'étoit un mélange perpétuel de tendresse &
de sévérité. Elle paroissoit ne céder que pour s'opiniâtrer à combattre. Si elle
croyoit m'avoir disposé par ses discours à quelque sorte d'espérance, attentive
à me faire perdre, elle reprenoit sur le champ cet air qui m'avoit fait trembler
tant de fois, & m'ôtoit par-là jusqu'à la triste ressource de
l'incertitude.
[Pages b40 & b41]
On ne peut s'empêcher d'être frappé du vrai & du naturel qui regne dans
ce portrait. Sans l'usage du monde & la connoissance parfaite des moeurs, on
ne sçauroit atteindre à ce point. Il est difficile de démêler les différentes
formes, & pour ainsi dire les mouvemens intérieurs des différens caractères.
Un écrivain médiocre les effleure: un bon auteur les dépeint, les met sous les
yeux, & les expose tels qu'ils sont.
On regarde un roman comme un ouvrage fait uniquement pour amuser. Ce ne doit
pas être le but pour lequel on doit le composer. Tout livre qui ne joint pas
l'utile à l'agréable, est peu digne de l'estime des connoisseurs. En amusant
l'esprit, il faut instruire le coeur. C'est par-là que les plus grands hommes
ont illustré leurs écrits.
Un écrivain qui, plein de fictions & d'imaginations hardies, amuse les
lecteurs dans le cours de douze volumes d'incidens ménagés adroitement &
d'une manière intéressante, & qui cependant à la fin de son livre n'a rempli
les esprits que d'enlevemens, de duels, de pleurs, de désespoirs & de larmes
(1), n'a ni la science d'instruire, ni le don d'atteindre à la perfection; il ne
posséde de son art que la moindre partie.
[(1) La Calprenede.]
Un auteur qui plaît sans instruire, ne plaît pas long-tems: il voit son livre
moisir dans la boutique du libraire; & ses ouvrages ont le sort des mauvais
sermons & des froids panégyriques.
Autrefois les romans n'étoient qu'un ramas d'aventures tragiques qui
enlevoient l'imagination, & déchiroient le coeur. (1)
[(1) Le Polexandre de Gomberville, l'Ariane de des Marets,
&c._]
On les lisoit avec plaisir, mais on ne retiroit d'autre profit de leur
lecture, que de se nourrir l'esprit de chimères, qui souvent devenoient
nuisibles. Les jeunes gens avaloient à long traits toutes les idées vagues &
gigantesques de ces héros inventés: & les génies habitués à des imaginations
outrées, ne goûtoient plus le vraisemblable. Depuis quelque tems on a changé
cette façon de penser: le bon goût est revenu; au lieu du surnaturel on veut du
raisonnable; & à la place d'un nombre d'incidens qui surchargeoient les
moindres faits, on demande une narration simple, vive & soutenue par des
portraits qui nous présentent l'agréable & l'utile.
[Pages b42 & b43]
Quelques auteurs ont écrit dans ce goût, & ont approché plus ou moins de
la perfection, selon qu'ils ont plus ou moins imité la nature. (1)
Il en est d'autres qui poussent les choses à l'extrême: à force de vouloir
paroître naturels, ils sont devenus bas & rampans, & n'ont eu ni le
talent de plaire, ni celui d'instruire. (2)
Quelques-uns (3) ont eu recours à une fade allégorie, croyant de plaire par
un goût nouveau. Leurs ouvrages sont morts en naissant, & ont été si peu lus
qu'ils n'ont pas été critiqués.
[(1) Prévôt d'Exiles. Voyez la Bibliothèque des Romans.
(2)
Histoire du chevalier des Essars & de la comtesse de Merci, &c.
(3) Fanférédin, & autres.]
Si les mauvais auteurs réfléchissoient sur les talens & les qualités
qu'il faut pour un bon roman, ces sortes d'ouvrages ne seroient plus leur
refuge. Un homme pressé par la faim & par la soif, veut faire un livre. Il
n'a ni assez de science pour écrire l'histoire, ni assez de génie pour
travailler à des ouvrages moraux. Il barbouille deux mains de papier d'un ramas
d'aventures mal digérées. Il les narre sans goût & sans génie: porte son
ouvrage chez un libraire & fut-il obligé de le vendre au poids, & de ne
gagner que le double du papier, il est encore payé outre mesure. Il faut
peut-être autant d'esprit, d'usage du monde & de connoissance des passions
pour composer un roman, que pour écrire une histoire. On n'apprend à peindre les
moeurs & les coutumes que par une longue expérience. Il faut avoir examiné
de près les différens caractères pour les pouvoir décrire dans le vrai.
Comment un auteur, dont le métier ordinaire consiste à barbouiller du papier,
& passer sa vie dans un caffé ou dans sa chambre, peut-il définir justement
un prince, un courtisan, une dame aimable? Il ne voit jamais ces personnes qu'en
passant dans les rues; & je ne crois pas que la boue, dont leurs équipages
l'ont éclaboussé, lui ait communiqué une partie de leurs sentimens. Il n'est
point cependant de misérable auteur qui ne fasse parler duc & duchesse à sa
fantaisie: lorsqu'un homme du grand monde vient à jetter les yeux sur ces
ouvrages ridicules, il est tout étonné de voir que la conversation de Margot la
revendeuse est mise sous le nom de la duchesse de..., ou de la marquise de.....
[Pages b44 & b45]
Quelque mauvais que soient ces livres, on en vend cependant beaucoup. Bien
des gens, amateurs outrés de la nouveauté, qui ne jugent des choses que par la
superficie, achetent ses ouvrages. Ils se forment, en les lisant, un goût aussi
éloigné de la bonne manière d'écrire que le sont ces auteurs.
Ne crains point, mon cher Isaac, que je pense jamais à t'envoyer un ramas de
livres aussi mauvais. Quelque amateur qu'on soit à Constantinople de romans
& d'histoires galantes, on veut qu'elles puissent servir au plaisir de
l'esprit, & à l'instruction du coeur.
Le second livre que j'ai acheté me paroît être écrit dans ce but. Il est
intitulé Mémoires du marquis de Mirmon, ou le Philosophe solitaire.
L'auteur (1) écrit d'une façon vive & aisée: on voit qu'il a été à même de
connoître les caractères qu'il dépeint.
[(1) M. le Marquis d'Argens.]
Sans rechercher de paroître avoir autant d'esprit que le premier auteur dont
je t'ai parlé, il présente par-tout la vérité sous une forme aimable. Si l'on
peut lui trouver quelque défaut, c'est celui de s'expliquer un peu trop
hardiment. On lui reproche aussi quelque négligence pardonnable à un homme qui
écrit en général aussi purement que lui. Voici le portrait qu'il fait de la
solitude. Ce n'est point pour se tourmenter qu'un homme sage semble se
séparer des hommes. Il n'a garde de s'imposer de nouvelles loix: il se contente
de suivre celles qu'il a trouvé prescrites. S'il en fait de nouvelles, il se
réserve d'être le maître de les changer: il s'en rend le souverain, & point
l'esclave. Content de ralentir ses passions, de les gouverner par sa raison, il
ne se flatte point de l'impossible pouvoir de les dompter à son gré, & ne se
fait point un monstre de ce qui fut autrefois pour lui un amusement innocent. Il
conserve dans la solitude tous les plaisirs que les honnêtes gens goûtent dans
le monde, & leur ôte seulement le moyen de nuire en devenant trop
violens.
Il est plusieurs autres endroits dans ce livre, marqués avec autant de
précision & de justesse.
[Pages b46 & b47]
Telle est la description du dégoût que le mariage entraîne quelquefois après
lui. Quand on est amoureux on ne se montre que du beau côté. Un homme qui
veut plaire a grand soin de cacher ses défauts. Une femme sçait encore mieux
dissimuler. Souvent deux personnes travaillent pendant six mois à se tromper;
elles s'épousent à la fin, & se punissent mutuellement le reste de leur vie
de leur dissimulation.
Avoue, mon cher Isaac, qu'il regne une vérité & une précision dans ce
portrait qui saisit l'esprit. Ces pensées développées se présentent avec éclat,
à l'imagination, & la flatent par leur justesse. Si les auteurs qui écrivent
des romans dans ce goût nouveau, toujours attachés au vrai, ne se laissent point
entraîner à quelque nouvelle mode, (car les ouvrages d'esprit y sont sujets) il
y a apparence que leurs écrits seront aussi utiles pour former les moeurs que la
comédie, puisqu'on rendra les romans le tableau de la vie humaine, Un avare s'y
verra dépeint par des traits si naturels; une coquette y reconnoîtra son
portrait si ressemblant, que la réflexion qu'entraîne la lecture leur sera plus
utile que les longues exhortations d'un moine qui s'enrhume à force de crier,
& qui souvent ennuie ses auditeurs. Les auteurs qui travaillent à des romans
doivent s'attacher à peindre les moeurs d'après nature, & à dévoiler les
sentimens les plus cachés du coeur. Comme leurs ouvrages ne sont que fictions,
ils ne peuvent plaire qu'autant qu'ils approchent du vraisemblable. Tout ce qui
tient du merveilleux outré n'est pas prisé davantage chez les gens de goût que
ce qui sent le galimathias. L'un & l'autre vont ordinairement ensemble;
& les auteurs qui donnent dans des idées gigantesques ou peu naturelles, ont
ordinairement un style de déclamateur, & qui vise à la diction pompeuse
& inintelligible.
Le style des romans doit être simple: il doit être plus fleuri que celui de
l'histoire, avoir un peu moins d'énergie & de majesté. La galanterie est
l'ame du roman; la grandeur & la justesse celle de l'histoire. Il faut
beaucoup d'usage du monde pour exceller dans l'un: il faut de la science &
de la politique pour se distinguer dans l'autre, Le bon sens, la précision, la
justesse dans les caractères, & la vérité dans les portraits, la pureté du
style sont nécessaires dans tous les deux. Les dames sont les juges nés de la
bonté d'un roman. La postérité décide de celle d'une histoire.
[Pages b48 & b49]
Porte-toi bien, mon cher Isaac. Dès que j'aurai reçu les nouveaux livres de
Hollande, je te les enverrai.
De Paris, ce...
***
LETTRE XXXVI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
Je puis m'entretenir librement avec toi, & jouir de ce plaisir qui rend
si douce la conversation des philosophes. Ta qualité & ton caractère de
rabbin ne me forcent point à te déguiser mes sentimens. Tu souffres que je
dépose dans ton sein mes plus secrettes pensées, & ne te scandalises point
de certains doutes que je te fais paroître. Dis-moi, mon cher Isaac, es-tu
réellement persuadé que les seuls Israëlites, après la mort, auront part à la
gloire du Tout-puissant? Pour moi je crois que c'est une erreur: & tu en
conviendras lorsque tu auras bien examiné la chose. Est-il possible qu'un Dieu
miséricordieux ait créé tant de millions d'hommes pour vouloir les rendre
éternellement malheureux: Etoient-ils les maîtres de naître de la race de Jacob;
& doivent-ils porter la peine d'une chose qui n'a pas dépendu d'eux? Tu
répondras peut-être que nous ne connoissons pas les immenses secrets de Dieu;
qu'il n'appartient pas à une créature finie de vouloir fonder les mystères
profonds de l'infini. Mais cette question n'est point un mystère. Elle est aussi
évidente que notre existence, & aussi facile à démontrer.
Je ne crois pas que tu nies ce principe que Dieu étant la souveraine bonté
& la souveraine justice, rien n'est bon, rien n'est juste, qu'autant qu'il
approche & qu'il ressemble à sa justice & à sa bonté. Je vais encore
t'établir un second principe aussi certain que le premier. Notre raison est un
don de Dieu qui ne sçauroit nous tromper. C'est un présent qu'il nous fait, pour
nous donner le moyen de le connoître & de le servir. Si cette raison, dans
les choses les plus évidentes, nous égaroit, Dieu nous tromperoit: ce qui ne
peut se soutenir, Dieu étant la vérité même. (1)
[(1) Nunc circumspiciam diligentius an forte adhuc apud me alia sint ad
quae nondum respexi. Sum certus me esse rem cogitantem, nunquid ergo etiam scio
quid rrequiratur ut de aliquâ eâ re sim certus? Nempe in hac prima cognitione
nihil aliud est, quàm clara quoedam & distincta perceptio ejus quod affirmo;
quoe sanè non sufficeret ad me certum de rei veritate reddendum, si posset
unquam contingere ut aliquid ita clarè & distinctè perciperem falsum esset.
Ac proinde jam videor pro regulâ generali posse statuere, illud omne esse verum,
quod valde clarè & distinctè percipio. Descartes, Meditationes de prima
philosopha, &c. Med. III. pag. 15. Edit. Amstelodam. ]
[Pages b50 & b51]
Or, cette raison m'apprend & me démontre clairement que la justice ne
peut souffrir qu'on soit puni d'un crime involontaire, & auquel on n'a
aucune part. (1)
[(1) «Le premier des attributs (de Dieu) qui semble devoir être ici
considéré, consiste en ce qu'il est très-véritable, & la source de toute
lumière; de sorte qu'il n'est pas possible qu'il nous trompe, c'est-à-dire,
qu'il soit directement la cause des erreurs auxquelles nous sommes sujets, que
nous expérimentons en nous-mêmes. Car, encore que l'adresse à pouvoir tromper
semble être une marque de subtilité d'esprit entre les hommes, néanmoins la
volonté de tromper jamais ne procéde que de malice ou de crainte & de
foiblesse, & par conséquent ne peut être attribué à Dieu. D'où il s'ensuit
que la faculté de connoître qu'il nous a donnée, n'apperçoit aucun objet qui ne
soit vrai, en ce qu'elle apperçoit, c'est-à-dire, en ce qu'elle connoît
clairement & distinctement; parce que nous aurions sujet de croire que Dieu
seroit trompeur, s'il nous l'avoit donnée telle que prissions le faux pour le
vrai,lorsque nous en usons bien.» Principes de la philosophie de René me
Descartes, I. part. pag. 23 & 24.]
En vain l'on m'objectera que les idées que j'ai de la justice me trompent.
Elles ne sçauroient me tromper, puisqu'elles sont une suite de ma raison. Elles
ne sçauroient être fausses, étant véritables par la ressemblance qu'elles ont
avec la bonté & la justice de Dieu, que ma raison me démontre devoir être
telle.
Ecarte, mon cher Isaac, pour un moment les préjugés de l'enfance, &
contemple d'un oeil philosophique un nazaréen honnête-homme, & qui vit au
milieu de Paris. Il croit & sert le même Dieu que nous. Il suit les dix
commandemens qu'il donna à Moïse. Il est élevé dans des préjugés qui lui font
regarder notre sainte loi comme accomplie, & celle qu'il professe comme la
nouvelle alliance. Tu sçais la force des préjugés & des premières idées
qu'on nous inspire. Les auteurs Arabes disent que les directeurs des jeunes
gens dominent sur les astres de leur naissance. Pourquoi veux-tu croire, mon
cher Isaac, que Dieu ait voulu lier ce nazaréen par des liens si forts, &
l'empêcher d'entrer dans la foi d'Israël uniquement pour avoir le plaisir de le
perdre?
[Pages b52 & b54]
Je frémis lorsque je lis dans quelques livres nazaréens ce principe impie,
qu'il faut qu'il y ait des damnés pour la gloire de Dieu, comme les rois ont
pour la leur des forçats & des esclaves sur leurs galères. Dieu, l'être
immense, qui de rien a tout fait, qui peut anéantir dans un instant l'univers,
a-t-il besoin pour sa gloire du tourment de quelques infortunées créatures? S'il
les punit, c'est un effet de sa justice, & de l'ordre établi par sa sagesse.
Mais sa colère ne tombe que sur les crimes qu'une ignorance invincible, &
une force majeure n'ont point occasionnés.
Les nazaréens ont plusieurs docteurs parmi eux, (1) dont le sentiment me
paroît bien raisonnable. Ils disent qu'ils ne jugent personne: & contens
d'honorer Dieu, & de professer la religion qu'ils croyent la plus épurée
& la plus propre au salut, ils ne décident point de celui des autres hommes,
& laissent à Dieu à prononcer ses arrêts.
[(1) Les protestans.]
Je voudrois que tous les rabbins pensassent aussi sagement, & n'eussent
pas une si haute idée de leur nation, comme si elle étoit la seule capable de
recevoir les faveurs de Dieu, & que le tout-puissant ne fût occupé que du
soin d'une poignée de gens errans & vagabonds. Notre façon de penser me
paroît une insulte pour tout le genre humain. Nous sommes tous enfans d'Adam.
Dieu a créé les uns comme les autres. Il est le maître de faire naître tous les
humains Israëlites. Ne formera-t-il des nazaréens & des musulmans, que pour
les rendre misérables? Et sa souveraine bonté pourra-t-elle se complaire dans
l'injustice & la cruauté?
Je sçais que nos rabbins ne se désistent point de l'opinion de la réprobation
des nazaréens &, & qu'ils en font un point essentiel de notre religion.
Mais je dépouille cette vieille autorité qu'ils ont acquise sur nos coeurs. La
saine philosophie m'apprend à examiner un sentiment avant de l'adopter. Lorsque
j'étois jeune, je me suis laissé emporter par crainte & par foiblesse, à
croire tout ce que m'enseignoit ma nourrice, mes parens & mes maîtres. L'âge
m'a appris à réformer mon entendement, & à faire une exacte revûe de toutes
les opinions que j'avois reçues. Je ne donne de croyance aux rabbins qu'autant
que leurs décisions s'accordent avec les idées claires & distinctes que j'ai
reçues immédiatement de Dieu.
[Pages b54 & b55]
Je me ris dans le fond du coeur de l'attachement ridicule que les juifs ont
pour les fictions du Talmud: & pénétré du fonds de notre religion, j'en
condamne les superstitions.
Je n'avouerois pas de pareils sentimens à aucun autre mortel que toi; mais je
ne sçais qu'en déposant mes pensées secrettes dans ton sein, je les enferme dans
le séjour de la vérité & du silence. Lorsque je considère dans certain pays
un nombre de gens faisant profession d'une religion différente; que je les
reconnois tous honnêtes-gens; que j'examine leurs moeurs; & que je les vois
remplis de candeur & de bonne-foi: je ne puis m'imaginer que Dieu, juste
dans ses arrêts, & miséricordieux dans ses graces, punisse des hommes, qui,
obéissant au législateur interne, je veux dire à la loi de la nature, & à
celle de la conscience, n'ont fait d'autres crimes que de suivre la religion de
leurs parens dans laquelle ils sont nés. Dépendoit-il d'eux de recevoir la vie
d'un pere plutôt que d'un autre? Je trouve qu'il y a de la barbarie dans la
décision que nos rabbins ont porté sur le sort des nazaréens après leur mort.
Je vais prévenir, mon cher Isaac, les raisons que tu pourrois m'opposer.
De l'existence de Dieu s'ensuit la nécessité de le servir. Le culte qu'on
doit lui rendre a été réglé par lui-même. Ainsi l'on ne peut s'en écarter sans
pécher. Cet argument est commun à toutes les religions. Elles croyent toutes
être dans le culte prescrit par la bouche divine. Ainsi, en répondant à nos
rabbins, je réponds à tous les autres docteurs qui décident si hardiment du
salut des hommes. Je me servirai de la réponse sensée que firent quelques
docteurs nazaréens qui réformerent une foule d'abus, il y aura bientôt deux cent
ans. (1)
[(1) Les docteurs réformés du collège de Poissy.]
Leurs ennemis leur demandoient s'ils croyoient que ceux qui étoient attachés
à la croyance & aux sentimens du souverain pontife, pussent se sauver?
Nous ne damnons personne, répondirent-ils. Ce sont les mauvaises
actions, les péchés mortels qui perdent les ames, & non la pédantesque
décision des foibles mortels. Si cela est ainsi, leur dirent leurs
adversaires, que n'embrassez-vous nos opinions, pour être dans une entière
certitude, car nous croyons que vous êtes damnés. Dans le doute, rangez-vous
donc au parti le plus assuré.
[Pages b56 & b57]
C'est le nôtre qui l'est, dirent sagement les docteurs. Nous
accordons bien qu'on peut se sauver dans votre parti; mais les erreurs & la
superstition dont il est empesté, rendent la chose si difficile, qu'elle devient
presque impossible: au lieu que chez nous, tout nous conduit dans la voie du
salut, tout nous en facilite l'entrée.
Il n'est pas douteux, mon cher Isaac qu'il n'y ait un culte ordonné par Dieu
même; mais il l'est pour faciliter le salut des hommes, & non pour les
perdre. Heureux sont ceux à qui Dieu l'a révélé. Mais c'est une impiété, selon
moi, de dire qu'il ait créé les autres hommes pour être damnés. (1)
[(1) Je ne comprend, pas par quelle raison les théologiens catholiques
d'aujourd'hui s'obstinent à vouloir damner tous ceux qu'ils regardent comme hors
de l'église, lorsque plusieurs peres ont décidé en termes nets & précis, que
les payens qui avoient été vertueux, avoient pû faire leur salut; n'ayant pû
avoir aucune connoissance, ou du moins qu'une très-confuse de la loi de Moyse.
Or je voudrois qu'on me dît quelque raison valable, pour me persuader que la
divinité veuille perdre des hommes qui n'ont jamais eu aucune notion, ou du
moins qui n'en ont eu que de très-foibles du christianisme, quand elle a
pardonné à ceux qui n'ont pû être instruits du judaïsme. L'église, me
répondra un théologien, l'a ainsi décidé; & nous devons nous soumettre à
son jugement. Mais cette église dont on vante si fort l'infaillibilité,
devoit apparemment penser d'une autre manière du tems de S. Bernard qu'elle ne
fait actuellement: car ce pere, écrivant à Hugues de S. Victor, lui dit qu'il ne
sçauroit croire que le commandement de Dieu prononcé à Nicodème: Nisi quis
renatus fuerit ex aquâ, & spiritu sancto, non intrabit in regnum
coelorum, doive être pris dans toute son étendue, & qu'il faille
l'appliquer à ceux qui n'en ont eu aucune connoissance; les juifs, les autres
peuples, tous les payens vertueux avant la venue de Jésus-Christ, ayant été
purgés du péché originel, & pouvant se sauver en vivant selon la loi
naturelle. At verò, quis nescit, & alia, praeter baptismum, contra
originale peccatum, remedia antiquis non defuisse temporibus? Abrahae quidem,
& semini ejus is, circumcisionis sacramentum in hoc ipsum traditum est. In
natio nibus verò, quotquot inventi fideles sunt, adultos quidem fide &
sacrificiis credimus expiatos, parvulis autem solùm profuisse, imò &
fuffecisse, parentum fidem. D. Bernard Epist. LXXII, ad Magistr. Hugonem
sancto Victore.
S. Thomas soutient que les Gentils ont pû se sauver, quoique
moins sûrement & avec plus de peine que les Juifs. Gentiles perfectius
& securius salutem consequebantur sub observantiis legis, quàm sub solâ lege
naturali, & ideò ad eas admittebantur; sicut etiam nunc laïci transeunt ad
Clericatum, & seculares ad religionem, quamvis absque hoc possint
salvari. Thomae summa, prim. secund. quoest. 98, art. 5.
Un des plus
grands théologiens qui vivoit peu de tems avant le concile de Trente, a soutenu
que les anciens payens, & ceux d'aujourd'hui, pouvoient être sauvés en
vivant justement, lorsqu'ils étoient dans une ignorance invincible.
Quicumque fuerunt, aut etiam modo sunt, ad quos non pervenerit evangelium,
cum nullâ viâ humanâ consequi potuerint fidem Christi, tandiu inculpabilem
illius ignorantiam habere, vel etiam habuisse sunt existimandi, quandiu
caruerint doctoribus à quibus discere potuerint. Andreas Vega de
praeparatione adultorum ad justificationem. Lib.VI.cap.XVIII. Il est bon
de remarquer ici que les premiers peres de l'église ont parlé aussi
affirmativement sur le salut des anciens payens qui ont été vertueux, que les
théologiens & les peres des derniers siécles. S. Justin, martyr, dans sa
seconde apologie, pag. 83. dit qu'il regarde Socrate & Héraclite, comme
ayant été chrétiens, & les met en parallèle avec Abraham, Ananias, Azarias,
Misaël, Elie. Je ne prête rien à ce pere, voici ses propres termes: : Et
quicumque cum ratione ac verbo vixere chi christiani sunt, quamvis athei &
nullius numinis cultores habiti sunt, & quales inter Graecos fuere Socrates,
Heraclitus, atque iis similes: inter barbaros autem Abraham, & Ananias &
Azarias & Misaël & Elias, & alii complures. S. Clément
d'Alexandrie n'est pas moins précis sur le salut des payens vertueux; il répéte
dans vingt endroits différens, qu'avant la venue du seigneur, les Grecs ont été
justifiés par la philosophie. Kath éautên édikaiou potéki philosophia
tous.Enênas.* Clément Alex. lib. I. Strom......_
[*(Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération
du texte grec de l'ouvrage original).]
Je ne comprends pas pourquoi on doit croire aujourd'hui ce qu'on ne croioit
pas dans les premiers siécles de l'église, & ce qu'on condamnoit encore il y
a deux & trois cens ans. Est-ce que les théologiens font la même chose que
les médecins dans Molière? Autrefois, leur fait-il dire, le coeur
& la rate étoient du côté gauche. A présent tout cela a été mis au côté
droit.]
[Pages b58 & b59]
Ils ont plus de peine à parvenir jusqu'au ciel; mais s'ils sont bons, sages
& vertueux, le tout-puissant feroit plutôt un miracle pour les attirer à
lui, que de permettre que la vertu fût payée d'un supplice éternel.
La différence de religion qui regne dans 1'univers, fit tomber Cardan dans
une erreur chimérique, & digne d'un sectateur de l'astrologie judiciaire. Il
se figura que cette variété dépendoit de la différente influence des astres. Ce
philosophe Européen soutenoit que la religion des juifs étoit redevable de son
origine à Saturne, celle des chrétiens & celle des mahométans à Mars. Il
assignoit à celle des payens plusieurs constellations différentes. Voilà les
erreurs où donnent ceux qui veulent aller chercher bien loin la cause d'une
chose qui est présente d'elle-même. Pourquoi faire dépendre des astres ce que le
caprice & l'inconstance des hommes occasionne? Il se forme dans toutes les
religions quelque nouveau sentiment, & qui dans la suite fait une opinion
& une croyance particulière. Saturne avoit-il rien à démêler avec les dix
tribus qui se séparerent pour sacrifier sur les lieux hauts?
[Pages b60 & b61]
Le cerveau d'Arius n'avoit rien de commun avec Jupiter, malgré les prétendues
influences des astres, dont je t'ai déja fait voir le ridicule &
l'impossibilité dans mes lettres précédentes.
L'opinion de nos rabbins sur la perte des nazaréens est une suite de la
vanité de notre nation. Souffre que je te parle à coeur ouvert, & que je te
dévoile mes sentimens les plus cachés. Nous avons toujours eu un orgueil &
une fierté qui nous ont attiré la haine de tous les autres peuples. Nous
conservons encore aujourd'hui les mêmes défauts: & quoique dispersés par
toute la terre; quoique l'objet du mépris, de la haine & de la raillerie de
toutes les nations; nous n'avons pas changé notre façon de penser. Je ne sçais
ce qui peut occasionner cette vanité. Il est vrai que nos ancêtres ont paru dans
le monde avec assez d'éclat, du tems de Salomon, & de quelques autres rois
victorieux. Mais ils ont été très-souvent humiliés & conduits dans de
longues & dures captivités par les Perses & les Assyriens; & ensuite
subjugués par les Grecs & détruits par les Romains.
Nous avons toujours été le jouet de tous les peuples: & si nous cherchons
dans les tems les plus reculés, & avant notre sortie d'Egypte, nous
trouverons des portraits de notre nation fort peu avantageux. On lit dans
fragmens qui nous restent de Manéton, prêtre Egyptien, que sous le regne
d'Amenophis, une troupe de gens sales & lépreux sortirent d'Egypte sous la
conduite de Moyse pour aller s'établir en Syrie. Le témoignage de cet auteur est
confirmé par celui d'un autre célèbre auteur chez les Grecs (1), qui dit que
deux cent cinquante mille lépreux furent bannis d'Egypte par ordre d'Aménophis.
[(1) Cheremon.]
Plusieurs autres historiens varient sur le nom du roi qui regnoit lors de la
sortie des juifs: mais ils s'accordent tous sur la gale & les apostumes,
dont la plûpart étoient couverts. Tacite, célèbre auteur Romain, parle
très-au-long de ce fait, & fortifie le sentiment des autres auteurs. (2)
[(2) Plurimi auctores consenciunt, ortâ per Egyptum Tabe, quoe corpora
faedaret, regem Bocchorim adito Hammonis oraculo remedium petentem, purgare
regnum, & id genus hominum, ut invisum Deis alias in terras avehere jussum.
Sic conquisitum collectumque vulgus, postquam vastis locis relictum sit,
coeteris, per lachrimas torpentibus, Moysem unum exsulum monuisse, nequam Deorum
hominum ve opem expectarent, ab utriusque deserti, sed sibimet ut duci coelesti
crederent, primo cujus auxilio credentes praesentes miserias pepulissent.
Tacit. hist. lib. V. C'est-à-dire: «Les historiens s'accordent presque
tous en ce point que l'Egypte étant infectée de ladrerie, le roi Bocchoris, par
l'avis de l'oracle d'Ammon, les chassa de son païs comme une multitude inutile
& odieuse à la divinité. Ils ajoûtent que, comme ils étoient épars par les
déserts, & avoient perdu tout courage, Moïse, un de leurs chefs, leur
conseilla de n'attendre aucun secours des dieux ni des hommes qui les avoient
abandonnés & mais de le suivre comme un guide céleste, qui les tireroit de
danger.» Je me sers de la traduction de Perrot d'Ablancourt.].
[Pages b62 & b63]
Nous devrions donc avoir moins de vanité; & loin de mépriser les autres
nations, à cause des biens que Dieu a répandus sur la nôtre, nous ressouvenir
que c'est une marque de sa souveraine bonté, qui soutient l'humble & abaisse
le puissant. Ainsi Dieu pour montrer la grandeur de sa clémence, a voulu choisir
parmi les peuples les plus vils & les plus ingrats, comme les fautes &
les murmures de nos peres dans le désert en sont des preuves évidentes. Les
nazaréens sont moins prévenus que nous des faveurs qu'ils pensent que leur a
fait la divinité. Ils reconnoissent qu'ils étoient de misérables Gentils. Mais
la connoissance qu'ils ont eue dans la suite du vrai Dieu, leur a appris à
plaindre les hommes qu'ils se figurent être dans l'égarement, & non pas à
les mépriser.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & songe à conserver ta santé.
De Paris, ce...
***
LETTRE XXXVII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Depuis deux jours que je suis arrivé à Turin, mon cher Monceca, les
Piémontois me paroissent un peuple, dont je n'avois encore aucune idée juste.
Leur caractère est un mêlange perpétuel de l'humeur Françoise & de
l'Italienne. Ils sont petits-maîtres, esclaves des modes, grands complimenteurs,
ainsi que les François: ils sont phlegmatiques, vindicatifs, soumis aux moines,
amoureux transis comme les Italiens. Et ils ont eux seuls autant de vanité que
ces deux nations ensemble.
[Pages b64 & b65]
Turin est une fort belle ville & remplie de bâtimens construits d'une
architecture noble & d'un grand goût. Les gens qui fréquentent la cour,
penchent vers les manières Françoises; & les bourgeois imitent davantage les
Italiennes. Cependant, comme je t'ai déja dit, ni les uns ni les autres, ne
ressemblent entièrement à ces deux peuples.
Les assemblées principales & les rendez-vous amoureux sont ordinairement
dans les églises. Il est peu de jours qui ne soient destinés à la solemnisation
de quelque saint. On accourt de toutes parts dans le temple qui lui est destiné,
où l'on fait un excellent concert. On y passe une partie de la journée. Les
petits-maîtres, les dames, les abbés de cour se trouvent réguliérement à ces
fêtes (1), & rien ne ressemble autant à celles de l'ancienne Grèce.
[(2) Ces fêtes sont communes à toutes les villes d'Italie.]
Le saint dont on fait la solemnité a bonne & nombreuse compagnie, selon
la bonté de la musique qu'on doit exécuter dans son église. Lorsque c'est
quelque saint de distinction & fort à son aise, tel que S. Ignace ou S.
Philippe de Néry, un musicien qui se fait payer très-cher, & qui ne joue du
violon que dans certaines occasions, attire une grande affluence de personnes.
S. François & S. Jean de Matha n'ont peut-être jamais eu le plaisir d'avoir
une bonne symphonie, faute de pouvoir la payer.
En sortant de ces assemblées, que les Piémontois appellent salut, ils
vont se promener jusqu'à l'entrée de la nuit dans les places publiques.
L'esplanade, qui se trouve entre la ville & la citadelle, est la promenade
la plus usitée pendant les chaleurs de l'été. C'est-là où les nobles Piémontois,
la tête haute comme des autruches, la main dans la ceinture & la contenance
fière, vont étaler leur figure,mi-partie Françoise & mi-partie Italienne.
Ils n'en sortent que pour aller dans un caffé boire une tasse de liqueur glacée,
qui leur sert ordinairement de soupé. (1)
[(1) C'est aussi le soupé de tous les Italiens.]
Les Piémontois pratiquent fort la frugalité: belle qualité, si cette vertu
n'étoit pas chez eux une suite de leur avarice. Ils sont charmés de trouver dans
la chaleur de leur climat, un prétexte qui les dispense de manger le soir. Mais
il semble que ce régime de vie, nécessaire à leur santé, n'est point observé
lorsqu'on les prie à quelque excellent repas.
[Pages b66 & b67]
Les Italiens, depuis quelque tems, sont en général assez ignorans (1), &
les Piémontois le sont encore plus. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu
d'auteur parmi eux dont la réputation se soit étendue au-delà de dix lieues à la
ronde.
[(1) Ceci demande une explication. Je ne regarde pas un poëte qui n'a que le
talent de faire des vers, & un auteur des romans, comme des gens fort
sçavans: je ne parle que des Italiens qui vivent aujourd'hui. On ne peut
disconvenir qu'ils n'ont actuellement chez eux aucun philosophe ni historien
distingué.]
Aucuns des écrivains Italiens, qui sont tant soit peu connus, ne sont de leur
nation. Un Piémontois à qui je faisois ce reproche, me répondit gravement que je
me trompois, puisque Plaute & Térence étoient Piémontois. Je lui demandai
depuis quand on avoit fait cette nouvelle découverte? Il me répondit qu'il n'en
sçavoit rien; qu'il avoit entendu assurer ce fait par un très-habile homme, qui
passoit ordinairement la journée dans un caffé, où se trouvoient tous les
sçavans de Turin. C'est-là le rendez-vous de tous les beaux-esprits de ce pays.
Tu serois bien étonné, mon cher Monceca, si sortant de l'académie des sciences,
on te transportoit tout-à-coup dans ce petit tripot littéraire. J'eus hier la
douleur d'entendre dans demi-heure de tems que j'y restai, plus d'impertinences
& d'absurdités que n'en ont jamais écrit la moitié des théologiens
Espagnols.
Deux choses sont les causes de l'ignorance des Piémontois: leur caractère
vain & paresseux, & la soumission à laquelle l'inquisition les réduit.
Dès qu'ils entendent le Latin de la bible ou celui du missel, ils se regardent
comme des sçavans de la première classe: ils se félicitent eux-mêmes des efforts
de leur imagination; & ne peuvent comprendre comment leur esprit a pû
s'élever à ce point de perfection. Il seroit dangereux pour eux de vouloir
pénétrer plus avant: la moindre lueur qui dissiperoit leurs ténèbres, pourroit
leur attirer l'indignation de l'inquisition. L'ignorance chez les moines est la
base de la tranquillité.
Les Piémontois n'ont point assez de vivacité pour se distinguer dans les
ouvrages des belles-lettres: ils ne peuvent approcher des auteurs qu'ont produit
les autres contrées Italiennes; il y a plus de différence pour le feu de
l'imagination, d'un Florentin à un Piémontois, que d'un François à un Moscovite.
[Pages b68 & b69]
Je ne sçaurois deviner la cause d'une pareille dissemblance; & si je ne
m'étois éclairci par moi-même de la vérité de ce fait, il m'eût paru incroyable.
On dit pourtant qu'il n'est pas surprenant de voir deux peuples voisins qui
parlent le meme langage, qui ont les mêmes moeurs & les mêmes coutumes, dont
l'étendue de génie est entièrement différente. On cite les Languedociens &
les Provençaux pour la vivacité & le feu de l'imagination: il n'est rien de
si pesant & de si lourd que les Auvergnats & les Savoyards. Les Flamands
sont le peuple le plus pétri de superstitions; l'Italie & l'Espagne
renferment moins de puérilités religieuses que la seule église de Gand n'en
contient: les Hollandois, leurs voisins, ont exilé de leurs provinces la
bigotterie & le culte monacal. On diroit que chaque Hollandois, de quelque
religion qu'il soit, est un philosophe qui l'a épurée & réduite aux régles
du bon sens. Un nazaréen papiste à Amsterdam est un homme beaucoup plus
raisonnable qu'à Rome: un inspiré y est moins fanatique que dans les Sevènes,
& un Quakre moins ridicule qu'à Londres. Le bon sens & la tranquillité
sont peut-être une suite nécessaire de celle qui domine dans l'état: les
exemples de sagesse, & de modération que donnent les nazaréens non-papistes,
qui sont les chefs en Hollande, influent sur le reste des peuples.
De quelque côté que vienne la différence de génie des Hollandois & des
Flamands, des Provençaux & des Savoyards, elle n'en existe pas moins: elle
est même surprenante entre ces deux derniers, par rapport aux grands-hommes.
Les Savoyards n'ont acquis aucun nom dans la république des lettres, &
dans l'invention des arts; si ce n'est qu'on voulût faire passer pour un effort
d'imagination la science de ramoner les cheminées & de porter des marmotes
dans tous les pays étrangers. Je ne crois pas que ces talens doivent être des
droits pour obtenir une place dans l'académie Françoise, ou dans celle de la
Crusca en Italie. Les Provençaux ont produit successivement une foule de
grands-hommes: & sans rappeller les troubadours, qui prirent naissance dans
leur pays, & qui furent les premiers poëtes Gaulois, la plûpart des
grands-hommes de ces derniers tems sont nés en Provence.
[Pages b70 & b71]
Gassendi, philosophe excellent; Massillon, orateur de la première classe; le
pere Thomassin, historien digne des plus grandes louanges; le fameux Peiresc,
antiquaire célèbre; Tournefort, le plus habile des botanistes; tous ces génies
illustres ont pris naissance dans cette contrée à-peu-près dans le même tems. On
a toujours cultivé les sciences dans cette province; & c'est de son sein
qu'elles ont transpiré dans le reste de la France. Les troubadours, conteurs,
chanteurs, jongleurs, joueurs, s'assembloient à la cour des comtes de Provence.
C'est-là où ils exerçoient les jeux spirituels dont ils étoient les inventeurs,
qu'on appelloit les Sirvantes, les Tensons & la cour
d'Amour. Les autres peuples des Gaules, jaloux des avantages des Provençaux,
voulurent y avoir part: ils apprirent des troubadours à faire des vers & des
chansons; & Thibaud, comte de Champagne, qui les attira dans sa cour, se
signala dans ce genre de poësie. Il aimoit infiniment la reine Blanche, mere de
Louis IX. que les nazaréens regardent comme saint. Son amour vit encore dans les
chansons qu'il fit pour elle.
On estima bientôt à un tel point par toute la France les troubadours, les
jongleurs & les chanteurs, qu'on voulut leur faciliter tous les moyens pour
y voyager commodément, & leur procurer des avantages, pour les engager à y
fixer leur demeure. Louis fit une ordonnance, portant que les jongleurs seroient
quittes de tout péage, droit, &c. en récitant un couplet de chanson au
péager; & que les joueurs jouiroient des mêmes franchises, en faisant faire
quelques tours de souplesse à leur singe: de-là l'origine du proverbe, payer
en gambades & en monnoie de singe. Depuis ce tems, l'amour pour les arts
est bien diminué en France. Des Provençaux que j'ai vus souvent à Galata, à Rome
& à Gènes, m'ont assuré qu'un péager, un douanier & un commis ne
diminueroient pas un liard de leurs droits, pour le récit entier de la tragédie
de Phèdre. On tient à Turin la même conduite, & l'on n'y trouveroit
pas un morceau de pain sur l'original de la Gierusalemme liberata, ou du
Pastor fido.
On voit dans cette ville une quantité de pauvres que la mauvaise récolte de
deux années consécutives a réduit dans une grande nécessité. Les bourgeois,
touchés de leur misère, tâchent de les assister: les moines forçant leur avarice
ordinaire, leur distribuent du pain & de la soupe, certains jours de la
semaine à la porte de leurs couvens.
[Pages b72 & b73]
Les religieux nazaréens ont cette coutume à Rome: il est peu de leurs
monastères, où chaque jour ils ne donnent aux mendians une partie bien médiocre
des biens immenses qu'ils amassent.
Je veux te raconter à ce sujet un trait d'un Espagnol, qui caractérise bien
la ridicule vanité de sa nation. Il y a une foule d'étudians Castillans,
Arragonois, Andalousiens, &c. qui viennent à Rome pour obtenir du souverain
pontife quelque bénéfice. Ils font le voyage de Madrid en Italie en mendiant
leur pain. Par le secours d'un collet de toile cirée, garni de quelques
coquilles, & d'un grand bâton qu'ils appellent bourdon, ils trouvent partout
des charités: les nazaréens ont autant d'attention pour les pélerins de S.
Jacques & de N. D. de Lorette, que les mahométans pour ceux de Médine &
de la Mecque. Lorsque ces Espagnols sont arrivés à Rome, ils n'ont d'autre
nourriture que celle qu'ils vont chercher tous les jours à la porte des couvens.
Cela fait, ils se promenent le reste du jour gravement à la place d'Espagne,
& ne se considerent pas moins que le premier prince Romain. Un Castillan
nouvellement arrivé, & qui ne sçavoit point encore l'heure où l'on
distribuoit la soupe, s'adressa à un pauvre ecclésiastique François qui vivoit
de l'aumône conventuelle. Sa vanité Espagnole ne pouvoit souffrir qu'il demandât
simplement la maison où l'on distribuoit la soupe: cette façon de parler lui
paroissoit ignoble. Après avoit cherché quelque façon de s'expliquer oblique, il
n'en trouva pas de meilleure que de demander, au François s'il avoit déjà été
prendre son chocolat A usted tomado su chocolate? Mon chocolat! lui
répondit le Parisien, & comment diable voulez-vous que je le paye? Je vis
d'aumônes: & j'attends qu'on distribue la soupe au couvent des Franciscains.
Vous n'y avez donc pas encore été, dit le Castillan? Non, reprit le
Parisien; mais voici l'heure, & je vais m'y rendre. Je vous prie de m'y
conduire, dit le glorieux Espagnol. Vous y verrez don Antonio Perez de
Valcabro, de Redia, de Montalva, de Vega, &c. y donner à la postérité
une marque de son humilité._
[Pages b74 & b75]
Et qui sont tous ces gens-là, demanda le François? C'est moi
seul, répondit le Castillan. Si cela est, répliqua le François,
dites plutôt un exemple de la nécessité du bon appétit.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content, & conserve ta santé.
De Turin, ce...
***
LETTRE XXXVIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
Mes méditations philosophiques sont interrompues quelquefois par l'étude de
l'histoire. Je délasse mon esprit en parcourant tout ce qui s'est passé dans les
siécles les plus éloignés: je m'entretiens avec les grands-hommes morts depuis
deux ou trois mille ans; & je crois être devenu leur contemporain, en lisant
leurs discours & leurs actions.
C'est un grand malheur, mon cher Isaac, pour tous les gens qui s'appliquent à
la connoissance de l'histoire, que l'embarras & la confusion qui y regne
jusqu'à deux ou trois cent ans après le déluge. Peu d'auteurs ont écrit de ces
tems si reculés; & ce peu n'est pas arrivé jusqu'à nous. Les morceaux &
les fragmens qui nous en restent ne servent, par leur ambiguité & par leur
différence,qu'à occasionner des disputes parmi les sçavans, d'autant plus
difficiles à éclaircir, qu'ils proposent plutôt leurs conjectures & leurs
opinions, que de véritables éclaircissemens. Etudier l'histoire ancienne dans de
pareils écrits, c'est étudier les sentimens des modernes, & les systêmes de
leur imagination.
La connoissance des actions des premiers hommes est une mer vaste &
inconnue sur laquelle on navigue sans carte & sans boussole. La Génèse &
les livres sacrés que nous a laissés Moyse, ne peuvent suffire à nous éclaircir.
S'ils parlent de la création de l'homme, de la formation ou du rétablissement
d'un peuple, c'est toujours par rapport aux juifs: ils omettent & ne
font aucune mention de ce qui ne sert point à illustrer notre nation. On ne peut
cependant douter qu'il n'y eût alors d'autres peuples: & les fragmens qui
nous restent de l'histoire des premiers Egyptiens, des Ethiopiens, des Scythes
& sur-tout des Chinois, en sont des preuves convaincantes.
[Pages b76 & b77]
Mais notre auguste législateur n'a cherché dans ses écrits que ce qui
caractérisoit notre nation, sans se soucier de faire mention des autres, qui n'y
avoient aucun rapport.
Si nous remontons plus haut, & que nous approchions du tems du déluge,
nous trouvons mille difficultés insurmontables. Il nous est impossible de
découvrir aucune trace de l'origine des peuples & des empires considérables
que nous voyons formés comme dans un instant. Nous lisons que, deux ou trois
cent ans après le déluge, l'Egypte étoit peuplée excessivement, & que vingt
mille villes pouvoient à peine contenir ses habitans. La Chine, la Scythie, la
Tartarie étoient des états aussi florissans. Comment peut-on comprendre que les
trois enfans de Noé, en deux cent ans de tems, aient pû produire un assez grand
nombre d'hommes pour peupler de si vastes provinces, & les environs du Tigre
& de l'Euphrate qui le furent les premiers?
Je crois, mon cher Isaac, que, sans s'arrêter à toutes ces difficultés, quand
on veut faire des progrès dans l'histoire de nos livres sacrés, la seule entière
qu'ait conservée & respectée le tems, il faut prêter simplement son
attention aux vérités historiques, & abandonner aux philosophes & aux
docteurs toutes les vaines disputes.
Un moine nazaréen (1), qui est entré dans la discussion de ces faits, pour en
montrer la clarté & l'évidence, n'a pas trouvé de meilleur moyen que de
faire des hommes à coups de plume.
[(1) Le pere Pétau, jésuite.]
Il a fait une exacte supputation des fils, petits-fils, arrière-petits-fils,
&c. que quatre hommes pouvoient avoir dans deux cent cinquante ans: & il
a produit deux cent soixante-huit milliars, sept cent dix-neuf millions de
personnes, c'est-à-dire, beaucoup plus qu'il n'en faudroit pour peupler cinq ou
six mondes comme le nôtre. Son calcul arithmétique n'a point persuadé ses
adversaires. Ils ont dit qu'on ne faisoit pas les hommes en réalité comme on les
fait à coups de plume; & qu'on voyoit bien qu'il étoit bien peu expert dans
ce métier. Ils ont objecté que «suivant les écritures, les hommes n'avoient des
enfans que très-tard; qu'il paroissoit même qu'ils n'en avoient pas un grand
nombre: ainsi que ces peuplades, aisées à produire sur le papier, étoient
impossibles dans la réalité.»
[Pages b78 & b79]
«Ils ajoûtent qu'on regardoit comme un miracle la multiplication que les
Israëlites firent en deux cent cinquante ans dans l'Egypte, dont il sortit six
cent mille combattans, qui prenoient leur origine de soixante & dix hommes
qui s'établirent dans ce pays avec le patriarche Jacob; & que ce miracle
étoit cependant bien au-dessous de cette multiplication qu'on prétend s'être
faite dans l'espace de deux cent soixante ans par quatre personnes.»
Ces difficultés insurmontables ont jetté dans l'erreur plusieurs de ceux qui
se sont attachés à vouloire les surmonter. Ils ont cru que le déluge n'avoit
point été universel; & que Dieu voulant punir seulement les péchés de cette
race ingrate qu'il avoit choisie préférablement aux autres, pour satisfaire sa
justice, avoit inondé le pays qu'elle habitoit. Un célèbre auteur moderne
(1) fait remonter plusieurs monarchies avant le déluge, & ne s'éloigne pas
de ce sentiment, que plusieurs autres ont soutenu par des raisons physiques
& expérimentales.
[(1) Scaliger.]
Ils prétendent qu'il est impossible qu'il puisse arriver dans l'état présent
de la terre un déluge qui couvre de quinze coudées la cime des plus hautes
montagnes.La mer, prise en général, disent-ils, n'a guère plus de
trois cent pas de profondeur. Les montagnes les plus élevées, comme le
Mont-Gordien ou d'Ararat, ne surpassent point de trois mille pas la surface de
la mer. Ainsi, sans compter que la capacité du globe s'élargit à mesure qu'il
s'éleve, il faudroit douze ou quinze fois autant d'eau que la terre, dans la
quantité marquée dans l'histoire. (1)
[(1) Méthode pour étudier l'histoire, par l'abbé Langlet.]
D'autres auteurs ont soutenu qu'il étoit impossible que les pluies aient été
assez abondantes pour causer un pareil effet. Ils ont appuyé leur sentiment de
l'opinion d'un fameux philosophe (1), qui prouve par des observations exactes,
que les orages les plus violens ne versent qu'un pouce & demi d'eau par
demi-heure; ce qui fait six pieds dans un jour.
[(1) Le pere Mersenne.]
Et le déluge n'ayant duré que quarante fois vingt-quatre heures. en supposant
les plus hautes montagnes à deux mille pas d'élévation, qui est un tiers moins
que leur hauteur, il faudroit, non pour les surmonter, mais même pour pouvoir
les égaler, que le ciel eût versé en vingt-quatre heures cent vingt-cinq pieds
d'eau, an lieu de six qu'il verse dans les plus grands orages; ce qui excéde la
possibilité et les forces de la nature.
[Pages b80 & b81]
A quoi servent, mon cher Isaac, toutes ces vaines disputes des sçavans qui ne
peuvent rien éclaircir? Lorsqu'on soutient que le déluge n'a point été
universel, & que Dieu n'a eu dessein que de punir un peuple ingrat, &
qui lui avoit déplu; n'est-il pas ridicule de vouloir apporter en preuve les
prétendus desseins de Dieu, contre sa parole même, qu'il nous a laissée dans les
livres sacrés?. Les docteurs nazaréens croient la certitude des écrits de Moyse.
A quoi servent donc des dissertations inutiles? Puisque l'histoire de ces tems
reculés est un cahos, il est absurde de vouloir le débrouiller: il nous suffit
de sçavoir que les trois enfans de Noé sont la source commune de toute
l'humanité; c'est se morfondre inutilement, que de chercher à comprendre le
commencement des premières Monarchies que leurs descendans ont formées. Un homme
de bon sens ne doit tâcher de les connoître que dans le tems où il commence à
voir quelque jour & quelque certitude dans les historiens qui en parlent.
Ces recherches inutiles font consumer des momens qu'on pourroit mieux
employer: & puisqu'il n'a pas plu à la divinité de vouloir transmettre
jusqu'à nous les moyens qu'elle avoit employés pour repeupler si-tôt le monde
après le déluge, il doit nous suffire de sçavoir, que celui qui de rien a créé
l'univers, qui le maintient, & qui le gouverne si sagement, n'aura pas
rencontré des difficultés dans l'exécution de ses desseins.
Pour étudier l'histoire avec utilité, je crois, mon cher Isaac, qu'il faut,
autant qu'on peut, consulter les auteurs originaux. Qui peut mieux connoître les
moeurs d'un état qu'un auteur qui y est né & élevé, qui écrit dans la sein
de sa patrie, & à qui les moeurs, les coutumes, les loix du pays dont il
parle sont familiers? Quel est l'auteur moderne assez vain pour se flatter de
connoître les anciens Grecs aussi-bien que Thucydide, Xénophon & Plutarque.
Les historiens qui ont écrit aujourd'hui de leur nation, n'ont pû approcher,
pour la noblesse, pour la majesté & pour la grandeur, de Tite-Live & de
Tacite. Comment pourroient-ils atteindre le vrai qui regne dans les caractères
qu'ils nous ont laissés, & qu'ils copioient d'après nature?
[Pages b82 & b83]
Je fais généralement peu de cas des écrivains modernes qui composent des
histoires sur les événemens des tems éloignés. Je les regarde comme des
compilateurs; je ne considère guère plus leurs ouvrages que comme ceux des
mauvais traducteurs. Quiconque veut connoître le vrai caractère des Grecs &
des Romains, doit le chercher dans les originaux. Ne seroit-il pas ridicule, si
un Anglois, pour s'instruire des moeurs, des coutumes & du génie des
François, & pouvant vivre avec eux, dédaignoit de le faire, & se
contentoit de fréquenter quelques Anglois qui auroient été à Paris? On
trouveroit sans doute cette conduite extraordinaire. Il l'est autant de vouloir
apprendre à connoître les moeurs des anciens Romains d'un homme né à Paris,
& de l'en croire mieux instruit que Salluste, ou Tite-Live.
Deux moines nazaréens (1) ont fait depuis quelque tems un recueil complet de
l'histoire Romaine. (2)
[(1) Les PP. Catrou & Rouillé, jésuites.
(2) Je ne comprends point
comment un pareil ouvrage a pû trouver des approbateurs. Je sçais que le nombre
des sots est beaucoup plus considérable que celui des gens d'esprit. Mais en
vérité, il faut être doublement sot pour vouloir perdre autant de tems qu'il en
faut pour lire ce livre.]
Il est d'une si grande étendue, que quiconque s'armeroit de patience pour le
lire, seroit obligé de renoncer aux originaux. Au lieu du style vif et mâle que
demande l'histoire, on diroit que la Calprenede ou Scuderi ont laissé ces deux
auteurs héritiers du style romanesque. Ils sont aussi diffus qu'eux; & s'ils
ne font pas la description des Festons & des Astragales (1), ils
rapportent jusqu'aux plus chétives harangues des plus médiocres écrivains
anciens.
[(1) Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales. Boileau, Art.
poet.]
Ces moines n'ont pas fait réflexion que, dans un ouvrage aussi immense que le
leur, il falloit une extrême réserve dans cette partie de leur travail, & ne
point accabler le lecteur par de continuelles déclamations de recteur, dont leur
histoire est remplie. Elle accable les lecteurs par un ramas de faits inutiles,
mal digérés, & confusément entassés. Elle ne présente à l'esprit rien de
net, de précis & de frappant. Elle est si mal copiée, & imite si peu les
anciens, qu'elle seroit capable de dégoûter de la lecture des originaux, si on
la regardoit comme leur fidelle imitatrice.
[Pages b84 & b85]
Je ne sçais ce qui a obligé ces deux auteurs à s'unir ensemble pour faire un
aussi méchant ouvrage. A parler sincérement, je crois qu'un seul eût suffi pour
un pareil ramas: si ce n'est que l'un ait travaillé au corps de l'histoire,
l'autre aux notes, dont elle est accompagnée, & qui sont encore beaucoup
plus mauvaises que le texte.
Un docteur nazaréen (1) a fait une autre collection de l'histoire Romaine
beaucoup moins diffuse, & beaucoup meilleure.
[(1) L'abbé de Vertot.]
Lorsqu'on s'est formé le goût dans les auteurs originaux, qu'on a pris d'eux
le génie, le caractère, & les moeurs des véritables Romains, on peut retirer
beaucoup de profit de la lecture de cet auteur moderne, par l'arrangement où on
y voit bien des faits dispersés ailleurs, & par le secours qu'on en retire
pour y trouver tout-à-la-fois ce qu'il faut chercher dans plusieurs livres. Mais
les ouvrages de cette espéce ne sont utiles qu'à deux sortes de gens: à ceux,
qui, déja consommés dans la connoissance de l'histoire, ont besoin d'un recueil
pour leur épargner d'aller perpétuellement rechercher dans les originaux ce
qu'ils y ont déjà vû: & à ceux, qui, ne voulant lire que pour leur plaisir,
& n'avoir qu'une teinture superficielle des tems passés, ne se soucient
point de faire une recherche & un assemblage pénible d'un nombre de faits
& d'événemens qui se trouvent dans un auteur, & ne se rencontrent point
dans un autre.
Lorsqu'on veut approfondir l'histoire & en avoir la connoissance
parfaite, il est pernicieux au commencement de jetter les yeux sur les livres
modernes. Ce n'est plus un Romain qui nous instruit des moeurs de sa patrie;
c'est un François qui nous revèle le caractère de Brutus, de César, de Scipion:
& quelque génie qu'ait l'auteur moderne, il est impossible que l'histoire
ancienne, passant par ses mains, ne prenne un certain goût du siécle présent qui
la défigure.
Le courier va partir; je suis contraint de finir ma lettre. Une autre fois je
t'écrirai plus au long ce que je pense à ce sujet.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que le Dieu de nos peres te fasse
prospérer.
De Paris, ce...
***
[Pages b86 & b87]
LETTRE XXXIX.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
On voit actuellement en France ce qu'on n'a peut-être jamais vû. Les femmes
n'ont aucune part au ministère: un secret impénétrable régne dans les affaires.
Le souverain & son ministre sont aussi réservés l'un que l'autre: & rien
ne transpire de leurs desseins dans le public. Cette conduite sensée est un
effet de la prudence du ministre & de la sagesse prématurée du prince, qui
dans un âge où le coeur est ordinairement le jouet des passions, vit au milieu
de sa cour dans la plus sévère retenue. Les François sont étonnés de voir une
forme de gouvernement dont ils avoient eu jusques-là si peu de connoissance. Ils
sçavent par expérience que le beau sexe a eu souvent dans les grandes affaires
plus de part que les ministres mêmes, & connoissent le préjudice que l'état
en a reçu.
Si j'étois roi, je choisirois toujours pour m'aider dans la conduite de mon
royaume des personnes qui auroient atteint un âge où les passions sont
extrêmement rallenties. Je voudrois même qu'elles ne fussent point mariées. Que
ne peut point sur l'esprit de son époux une femme quand elle est intelligente,
& qu'elle sçait s'accommoder aux tems & aux situations? Les plus grands
ministres n'ont jamais eu de femme. Peut-être n'eussent-ils point atteint au
degré où ils sont parvenus, s'ils avoient eu auprès d'eux un espion domestique,
de la curiosité duquel il leur étoit impossible de pouvoir toujours se défendre.
Si l'on compare les cardinaux Richelieu, Ximenès, Mazarin, & en remontant
plus loin, l'abbé Suger avec les autres ministres, on y verra une différence
considérable. Pour mettre cette thèse dans une plus grande évidence, je pourrois
citer bien des exemples de notre tems. Peut-on refuser aux cardinaux Alberoni
& Cienfuegos, les éloges que mérite la vaste pénétration qu'ils ont montrée
dans les affaires dont ils ont été chargés? Ce n'est pas que je prétende
soutenir qu'il n'y ait des personnes qui, malgré l'attachement qu'ils ont pour
le sexe, sçavent s'élever au-dessus de leur politique. Mais cet effort est
difficile: & lorsqu'on est chargé des affaires publiques; il est bien rare
de pouvoir assez s'observer, pour qu'une femme habile,& qui a quelque place
dans le coeur d'un homme, tôt ou tard n'apperçoive une partie de son secret.
[Pages b88 & b89]
Le feu duc régent avoit sçu s'élever au-dessus de sa foiblesse. Soumis dix
fois par jour à des beautés différentes, l'amour chez lui n'étendoit pas ses
droits sur la politique: dans le sein de la joie, des plaisirs & de la
tendresse, le ministre n'avoit rien de commun avec l'amant. Mais combien
trouve-ton, mon cher Isaac, de génies aussi grands, aussi fermes que l'étoit
celui de ce prince? La calomnie. l'imposture, la révolte, l'hypocrisie monacale,
sous le voile de la religion & de la justice, s'unirent ensemble pour
répandre sur ses actions les plus innocentes, leur funeste venin. Il dissipa,
comme le vent dissipe les nuées, leurs pernicieux complots; & dans la
punition qu'il fit souffrir à ses ennemis, sa grandeur d'ame & son
intrépidité éclatèrent davantage.
Combien trouve-t-on peu de semblables caractères? L'histoire à peine en
conserve-t-elle un dans plusieurs siécles. Nous voyons, au contraire, les femmes
donner toujours le coup décisif aux grandes affaires. Quels efforts n'a pas fait
jouer la Princesse d'Eboli sous Philippe II, malgré la prudence & la
politique de ce prince? Les dames ne forcerent-elles pas Henri IV de terminer
une guerre dont les commencemens avoient été très-heureux; & par leurs
artifices & leurs ruses cachées, ne lui persuaderent-elles pas
d'entreprendre une dont les suites étoient douteuses, & dont les apprêts
furent en partie la cause de sa mort? Madame de Chevreuse a remué cent machines
différentes dehors et dedans le royaume, qui l'avoient mis dans une situation
des plus tumultueuses; tout brouillon qu'étoit le cardinal de Retz, il fit
beaucoup moins de mal. Les factions de Westminster étoient animées par la
comtesse de Carlile: cette dame, du fond de Whitehall, étoit l'ame &
l'esprit qui les animoit.
Vainement prend-on des précautions pour vouloir se garantir des charmes
séducteurs du beau sexe; en vain lui prodigue-t-on les noms d'ambitieux,
d'indiscret, de partial, de capricieux: malgré tous ces défauts dont ou on
l'accuse, les dames sont en possession de tout tems, & dans toutes les
cours, d'être les principaux mobiles des grands événemens.
[Pages b90 & b91]
Aussi dit un excellent auteur (1), le sage courtisan se garde bien
d'en avoir quelqu'une pour ennemie, ni même de parler contr'elles en général.
Malheur à ceux qui les regardent comme un sexe foible & infirme.
[(1) Saint-Evremont.]
Il n'est point d'ennemi aussi dangereux qu'une femme. Celle qui croit n'avoir
pas assez de pouvoir ou de crédit pour nuire, sçait s'unir habilement avec
quelqu'autre. Un ministre adroit, qui ménage les intérêts de son maître, est un
novice auprès d'une femme outragée & qui cherche à se venger. Les dames sont
d'autant moins faciles à s'appaiser, lorsqu'elles se croyent offensées, qu'elles
sont persuadées que le pardon d'une offense sont des vertus imaginaires.
Quand une femme est personnellement intéressée dans une affaire d'état ou
dans une conjuration, il semble que la nature chez elle fait un effort
surprenant, & qu'elle change son essence. Elle devient impénétrable dans son
secret, & aussi retenue pour ce qui la regarde, que peu réservée pour les
affaires des autres. Pour être convaincu de cette vérité, il ne faut qu'examiner
les principaux événemens des derniers regnes. La ligue avoit en vain cherché les
moyens de faire assassiner Henri III. Madame de Montpensier, soeur des Guises,
fait exécuter ce projet dès qu'elle s'en mêle: elle sçait faire entrer
adroitement un moine dans ses desseins; & elle lui persuade le crime le plus
énorme, sous les apparences de la religion. Les desseins pernicieux des
Espagnols contre Henri IV, n'auroient jamais eu leurs funestes effets; s'ils
n'eussent été appuyés que du vieux duc d'Epernon: la duchesse de Verneuil,
maîtresse disgraciée de ce monarque, conjure contre lui: il en est la victime
infortunée.
Le pouvoir des femmes & leur domination règlent la plûpart des mouvements
de l'empire Ottoman. Qui croiroit qu'une sultane dans le fond du serrail, à qui
la vûe des mortels qu'une opération barbare n'a pas ôtés du rang des hommes
semble être défendue, gouverne la Turquie, nomme le visir & le moufti, prend
les intérêts du bacha du Caire, ou de celui de Babylone, qu'elle n'a jamais
connus; & par une circulation infinie, fait transpirer jusqu'au bout de
l'empire, les mouvemens & les passions dont elle est agitée dans les
appartemens solitaires de son palais?
[Pages b92 & b93]
Le titre de maîtresse est bien plus dangereux que celui d'épouse, pour
obtenir un absolu pouvoir sur les coeurs. On se fait souvent un plaisir
d'accorder à une maîtresse ce qu'on refuse par devoir à sa femme. Il semble que
l'amour dispense d'une certaine rigidité: & cette passion chez les gens
chargés des affaires publiques, est bien plus dangereuse que l'hymen. Vainement
résistent-ils aux premières attaques: il faut tôt ou tard qu'ils succombent. Un
homme véritablement amoureux, & qui conserve encore un empire absolu sur
lui, est un prodige dont trois mille ans ne nous ont pas donné la connoissance.
Rien n'échappe à une femme aimable & qui veut plaire. Elle suit un projet
mieux & plus sûrement que notre sexe, qui, malgré sa prétendue force &
vigueur, donne tous les jours dans les piéges les plus visibles.
Si nous examinons les grands-hommes qui ont résisté aux impressions que
vouloient leur donner certaines femmes qu'ils aimoient, nous verrons qu'ils
étoient moins amoureux que vicieux. Quand on est généralement idolâtre du
beau-sexe, & que le coeur n'est point déterminé par un attachement marqué à
un seul objet, les passions sont moins violentes & moins dangereuses: on est
dans le cas du duc régent dont je viens de te faire le portrait; le changement
& l'inconstance sont les garans de la fermeté des sentimens, & les
soutiens de la politique contre les attaques de l'amour. Ainsi Alexandre &
Jules-César eurent des foiblesses; mais elles n'occasionnerent pas leur perte:
le changement d'objets empêcha qu'ils ne devinssent esclaves, les garantit du
malheur où la passion déterminée d'Antoine pour Cléopatre précipita ce grand
homme.
On trouveroit mille exemples dans notre siécle qui justifieroient cette
opinion: & sans avoir recours à l'histoire ancienne, on pourroit soutenir
hardiment que depuis deux cent ans les femmes ont eu beaucoup plus de part que
les hommes à la conduite de l'Europe. Je serois tenté d'ajouter qu'elles ont
partagé pendant ce tems leur crédit avec les moines & les prêtres. Peut-être
ce dernier sentiment est-il aussi vrai que l'autre.
Je crois avec raison, mon cher Isaac, qu'un roi ne doit choisir ses ministres
que parmi des gens à qui l'âge a amorti dans le coeur le feu des passions
violentes. S'il est impossible qu'il les prenne dans l'état du célibat, il doit
du moins ne pas les exposer tout-à-la-fois à l'ascendant d'une épouse & à la
tendresse d'une maîtresse: c'est trop pour la sûreté des secrets qu'il leur
confie.
[Pages b94 & b95]
Si j'étois souverain, j'agirois dans le choix de mes premiers ministres, à
peu près de la même manière qu'agit le collège des cardinaux dans la nomination
des souverains pontifes. Les foiblesses & les débauches de quelques-uns,
élus dans un âge encore jeune, ont fait connoître aux nazaréens la nécessité
d'avoir recours au seul moyen infaillible qui peut servir de digue aux passions
du coeur. Ils ne confient l'encensoir qu'à des gens que l'âge a rendus
incapables de certaines démarches.
Dans un état bien gouverné, il faut de vieux ministres & de jeunes
généraux d'armée. Quand je dis jeunes, j'entens d'un âge mûr & sensé;
mais qui donne la liberté d'agir avec force & vigueur. Le ministre doit
penser & réfléchir dans son cabinet: le général doit exécuter. Il faut au
premier une prudence consommée qui ne soit point troublée par une fougue &
une valeur qui fait l'ame & le caractère d'un militaire. Trop d'ardeur, trop
d'amour pour la gloire, peuvent nuire au bien d'un état. Dans un âge où
l'expérience manque, & n'a point encore toute son étendue, on confond
souvent ses propres intérêts avec ceux du public: on est la dupe de son coeur.
Le grand prince de Condé a vingt ans étoit un général fameux: il eût été peu
capable d'être ministre. Le cardinal Mazarin le mit vingt fois dans les
situations les plus fâcheuses; cet habile Italien l'obligea à la fin d'avoir
recours à lui. Alexandre, maître de l'Asie à vingt-huit ans, eût resté toujours
simple roi de Macédoine, si son pere Philippe n'eût fait, par la politique dans
la Grèce, ce que lui fit par ses armes dans la Perse.
Je regarde un ministre comme un homme à qui les passions les plus petites
peuvent faire commettre les plus grandes fautes: & comme il est impossible
d'être homme, de n'être pas sujet à l'humanité, l'âge avancé qui nous dépouille
d'une partie de nos préjugés, de nos passions, de nos mouvemens impétueux, nous
met en état d'être moins foibles & plus propres à être chargés des affaires
publiques.
On pourroit m'objecter que cette prudence & cette sagesse que je demande
dans un ministre, doivent se trouver dans un général d'armée, & faire une
partie de son caractère.
[Pages b96 & b97]
Ainsi il faudroit qu'ils fussent tous les deux d'un âge avancé. Mais il est
aisé de s'appercevoir que l'expérience que doit avoir l'un est bien différente
de celle que l'autre doit acquérir. Connoître les coeurs des hommes, les
intérêts des états, les loix d'un royaume les moyens de faire fleurir le
commerce, d'acquérir l'estime des nations étrangères, de se faire chérir aux
alliés de son prince, & craindre de ses ennemis, sont des talens bien
éloignés de ceux qui concernent l'art de sçavoir disposer un camp, régler la
marche d'une armée, la ranger en bataille, la mener au combat & la rendre
victorieuse. Il faut du jugement, de la vigueur & de l'activité dans un
général. Il faut dans un ministre une politique profonde, un examen perpétuel
des démarches qui paroissent les plus légères, & une équité qui conserve
l'honneur de son prince, sans en diminuer le crédit & l'autorité. Les
fatigues du ministre se passent dans son cabinet assis dans son fauteuil: les
travaux & les peines d'un général demandent une santé vigoureuse & qui
puisse résister aux plus violentes fatigues. Chaque siécle produit vingt
généraux: à peine produit-il un ministre.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis joyeux & content.
De Paris, ce...
***
LETTRE XL.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
On arrêta hier ici un homme qu'on conduisit dans les prisons publiques; mais
à qui l'ancienne Grèce eût élevé des statues. C'étoit un hardi mendiant, auprès
de qui Diogène eût paru un écolier. Il demandoit l'aumône avec un effronterie
qui tenoit de l'insolence. Il injurioit ceux qui ne lui plaisoient pas. On a
souffert pendant quelque tems ses incartades; mais ayant eu la hardiesse
d'entrer chez un fermier général, & de s'asseoir à table avec son
habillement crasseux & déchiré, le maître de la maison, surpris de la
liberté de cet homme, a voulu le faire chasser par ses gens. Le cynique moderne
s'est répandu en invectives contre l'homme d'affaires; & le résultat de ce
différend s'est terminé par l'emprisonnement du philosophe.
[Pages b98 & b99]
On dit qu'il a véritablement du génie, & qu'il a embrassé ce genre de vie
par un goût déterminé. C'est un malheur pour lui de n'être pas né il y a deux
mille ans. Les mêmes impertinences qui l'ont conduit au cachot, l'auroient mené
à l'immortalité.
Si les sept sages de la Grèce vivoient aujourd'hui, quelques-uns d'eux
seroient regardés comme des gens d'esprit, à qui l'on accorderoit, pour pouvoir
vivre, la permission de dédier des livres à messieurs les gens de finances:
& les autres courroient risque de mourir de faim, ou peut-être d'être
enfermés à l'hôpital des insensés. Je suis du moins bien assuré que le mendiant
qu'on a enfermé à Paris n'y a pas fait le quart des folies que Diogène faisoit
dans Athènes. Comment des peuples aussi sensés que les Grecs pouvoient-ils
consacrer sous le nom de sagesse, les infâmies de ce cynique? Je lui permets de
chercher par les rues un homme en plein jour avec une lanterne; mais je ne puis
souffrir qu'il fasse honte à l'humanité par ses excès vicieux, & qu'il s'en
glorifie. (1)
[(1) Pant' ara Diogênes ephugen tade to dumenaï. Eeïdon polamêï Laïdos ou
kateôn*. Omnia sanè Diogenes effugit hoec. Nuptias verò. Perfecit dextrâ;
Laïde nihil opus habens. Antholog. Epigram. 80, lib.7.]
[*(Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération
du texte grec de l'ouvrage original)]
La plûpart des philosophes ont été des gens remplis de vanité, & dont les
plus éclatantes actions n'ont été occasionnées que par le desir qu'ils avoient
de s'acquérir la réputation d'hommes extraordinaires.
Quand je considère Diogène passant sa vie dans un tonneau, je le regarde
comme un martyr perpétuel de sa vanité. Sa prétendue mortification & son
austérité étoient les suites de son orgueil. Platon, dont le mérite réel n'avoit
pas besoin d'être relevé par toutes ces mommeries, se promenant avec ses amis le
long d'une rivière, quelqu'un d'entr'eux lui fit appercevoir Diogène qui étoit
dans l'eau jusqu'au menton. C'étoit dans les plus grands froids de l'hyver: la
superficie du fleuve étoit glacée, à la réserve du trou que Diogène avoit fait
lui-même. Ne le regardez pas, & détournez les yeux d'un autre côté,
dit Platon à son ami, il sortira bien-tôt de l'eau; car il ne s'est donné la
peine de s'y mettre, que parce qu'il nous a vû venir.
[Pages b100 & b101]
Le mépris que Platon faisoit des folies de Diogène, lui attira la haine de ce
cynique. Il vint un jour chez lui; & marchant avec beaucoup de mépris sur
les riches tapis qui couvroient le pavé de la salle. Voyez, dit-il,
comme je foule aux pieds l'orgueil de Platon. Oui, lui répondit Platon,
mais avec beaucoup plus d'orgueil encore.
De tout tems la vanité semble avoir été le vice favori des grands hommes.
Ceux qui ont écrit contre la gloire, l'ambition & l'envie de passer à
l'immortalité, ont mis leurs noms à la tète de leurs livres pour y parvenir. Les
philosophes n'ont point été les seuls touchés de cette passion: elle est
généralement empreinte & imprimée dans le coeur de tous les hommes qui ont
assez de génie pour s'élever au-dessus du commun. C'est le desir de la gloire
& des louanges qui a fait les conquérans, plutôt que l'envie d'augmenter
leurs états. Alexandre donnoit les royaumes après les avoit conquis, & ne se
réservoit de ses travaux que la gloire de les avoir surmontés. La noble ambition
est utile à la société; sans elle les arts languiroient, & les sciences
seroient peu cultivées. Le desir de l'immortalité, la satisfaction que donnent
les louanges, font plus agir de ressorts que l'or & les récompenses
pécuniaires.
Dans les pays où la gloire n'anime pas les citoyens, on voit une langueur
répandue sur tous les arts libéraux, qui s'étend même sur les métiers les plus
ordinaires. On dit qu'en Espagne, lorsqu'on va chez un cordonnier se faire
prendre la mesure d'une paire de souliers, l'artisan demande à sa femme combien
il y a encore d'argent dans la bourse? S'il s'y trouve deux ou trois écus, il
renvoie fiérement celui qui veut se faire chausser, & continue à racler
quelque air sur sa guittare. Ce n'est pas que les Espagnols n'aiment la gloire:
la vanité est le premier attribut de leur caractère; mais c'est une gloire
ridicule, qui tient plus de l'arrogance & de la fierté, que du desir
d'immortaliser son nom.
La passion de passer à la postérité, lorsqu'elle n'est pas soutenue par
l'honneur & la vertu, peut jetter dans de grands égaremens. Erostrate brûla
le temple d'Ephèse pour s'immortaliser. On assure que ce fut-là une des raisons
qui déterminerent Néron à faire mettre le feu aux quatre coins de Rome.
L'empereur Charles-Quint pensa être la victime du transport frénétique d'un
idolâtre de l'immortalité. Ce prince se trouvant à Rome, étoit au haut du dôme
de S. Pierre, & regardoit dans le bas de l'église.
[Pages b102 & b103]
Un de ses courtisans qui se trouvoit auprès de lui, fut tenté de se
précipiter, & d'entraîner l'empereur avec lui. Il lui sembloit que c'étoit
un moyen sûr pour éterniser son nom. Heureusement pour Charles-Quint qu'il
n'exécuta pas ce projet: & lui en ayant fait confidence, lorsqu'il fut
descendu, ce prince le remercia fort de ne pas lui avoir fait faire un saut
aussi périlleux, & lui défendit de se trouver jamais dans les lieux où il
seroit.
Le desir immodéré de la gloire saisit quelquefois l'imagination des gens nés
parmi le bas peuple. Un gardeur de chèvres d'un village auprès de Nîmes en
Languedoc, n'ayant point de temple d'Ephèse à brûler, & ne voulant pas
détruire quelque église nazaréenne, s'avisa, nouvel Erostrate, d'un expédient
assez comique pour s'immortaliser dans son pays. Il attendit que les vignes
fussent en fleurs; & à l'aide d'un troupeau de deux cens chevres qu'il
conduisit dans tous les vignobles, il vendangea trois ou quatre mois à l'avance,
& priva tout le pays de la récolte du vin. On saisit ce gardeur de chèvres,
& on lui demanda qui l'avoit poussé à faire une pareille action? Il
répondit, avec beaucoup de sang-froid, qu'il n'avoit point trouvé de meilleur
expédient pour faire parler de lui après sa mort. Les juges, qui craignirent un
desir pour la gloire aussi dangereux pour le pays, le condamnerent d'être
enfermé à l'hôpital des insensés où il est mort.
J'en reviens aux philosophes anciens. Si les actions que quelques-uns
d'entr'eux ont faites ne sont pas si nuisibles à la société, elles sont bien
aussi extravagantes. Que doit penser un homme de bon sens d'une personne, qui
après avoir étudié toute sa vie, se fait créver les yeux pour pouvoir méditer
plus à son aise. (1)
[(1) Scriptum est...Democritum...Luminibus oculorum suâ sponte se
privasse, quia aestimaret cogitationes commentationesque animi sui in
contemplandis. Naturae rationibus vegetiores & exactiores fore, si ea vis
dendi illecebris, & oculorum impedimentis liberasset.Aul. Gellius, noct.
Atticar. lib. 10 cap.17.]
Quel jugement peut-il porter d'un prétendu philosophe qui se jette dans
l'Euripe, parce qu'il n'en sçauroit comprendre le reflux? (2)
[(2) Voyez au sujet de la mort d'Aristote, ce qui en a été dit dans les
Mémoires secrets de la république des lettres. Lettre 5.]
[Pages b104 & b105]
Quelle idée enfin peut-il avoir de la sagesse des sçavans par les ris
immodérés de Démocrite, & les pleurs continuels d'Héraclite (1) qui avoit la
douce complaisance de s'affliger pour tous les hommes &, & qui eût même
étendu sa charité larmoyante sur les Antipodes, s'il les avoit connus.
[(1) La Mothe le Vayer s'est efforcé de justifier les ris perpétuels de
Démocrite & les pleurs d'Héraclite: mais en vérité, il n'a pû venir
entièrement à bout de son dessein. Consultez cet auteur dans son Traité de la
vertu des payens, tom. I p. 620 & suiv. édit. in-fol. Voyez aussi les
Mémoires secrets de la république des lettres. Lettre 5.]
Socrate, Platon, Epicure, ont été, selon moi, les philosophes les plus sensés
de l'antiquité. Je laisse à part la vérité de leurs opinions; mais il regne dans
leurs écrits une sagesse, une retenue & une candeur qui furent accompagnées
d'une grande régularité de moeurs. (2)
[(2) Par les écrits de Socrate, il faut entendre les choses mémorables de
Socrate: ouvrage dont Xénophon est l'auteur, ou plutôt le copiste, puisqu'il
ne contient que les principaux discours que Socrate avoit faits pendant sa vie.
Il ne nous reste plus d'Epicure que quelques morceaux détachés, qui se sont
conservés dans les écrits de plusieurs auteurs: & de tant de livres que ce
philosophe avoit composés, aucun n'est parvenu jusqu'à nous.]
La raison fut la règle de ces grands hommes. En quittant le monde, ils en
éviterent les embarras sans haïr les humains. Ils conserverent dans la solitude,
où ils se retirerent souvent pour méditer plus à leur aise, les plaisirs que les
honnêtes gens goûtent dans le monde, & ne firent que leur ôter le moyen de
nuire en devenant trop violens. Je serois tenté de mettre Epictète auprès de ces
grands hommes; mais sa sévérité outrée me paroît mal placée: je la trouve une
suite de sa vanité. J'entrevois sans cesse dans ses préceptes moraux un chagrin
qui régne; & le philosophe chez lui se ressent toujours de la mauvaise
humeur de l'esclave d'Epaphrodite.
Je trouve la fermeté dans les malheurs une vertu digne d'admiration. Mais je
ne veux point qu'on pousse la constance jusqu'à la barbarie & à la férocité.
Je regarde les Stoïciens comme des frénétiques mélancoliques, chez qui la
sagesse étoit une vertu barbare, plus à charge qu'utile aux hommes. Je veux une
philosophie humaine qui s'accommode au bien de la société, & qui donnant de
l'horreur pour le vice, ne me présente point le chemin qui conduit à la sagesse
comme un sentier impratiquable. Je demande une morale qui n'impose point un joug
insupportable, & qui, mettant un frein à nos passions, nous serve de
barrière contre les excès où le tempérament & la violence de nos mouvemens
peuvent nous entraîner.
[Pages b106 & b107]
J'estime un philosophe à qui le vice est odieux; mais je veux qu'il ait de la
compassion pour les vicieux, qu'il guérisse leurs défauts par des discours d'où
la douceur, le bon sens & la vérité exilent les déclamations pédantesques.
Les véritables Epicuriens (j'entens ceux que n'avoient pas corrompu la morale
de leur maître), étoient infiniment plus raisonnables que les Stoïciens. Ces
derniers me paroissent des fous, dont l'imagination échauffée avoit fait de
l'idée du souverain bien une chimère extravagante qui ne se trouvoit jamais.
Quelle ridiculité ou quelle vanité y avoit-il dans un homme, qui pour être
attaché à une secte se regardoit comme dieu? Il s'approprioit l'auguste nom de
sage: & le sage, selon lui, jouissoit toujours de tous les biens & de
toutes les vertus. (1)
[(1) Il est bien vrai qu'un homme véritablement sage & vertueux est
beaucoup plus heureux & plus tranquille qu'un criminel, dans quelque état
élevé qu'il soit; puisqu'au milieu des grandeurs il est dévoré par ses passions
& par ses remords. Si les Stoïciens n'avoient dit que cela, ils auroient
parlé très-sensément; mais ils poussoient les choses à l'extrême: & Cicéron,
à qui ce sentiment ne déplaisoit point, avoue pourtant que les Stoïciens
faisoient de la sagesse une qualité si pure & si élevée, que personne n'y
avoit jamais pû atteindre. Negant enim (loquitur de Stoïcis) quemquam virum
bonum esse, nisi sapientem. Sit ità sanè; sed eam sapientiam interpretantur,
quam adhuc mortalis nemo consecutus. Cicero de amicitiâ. cap. 5.]
Libre dans l'esclavage, beau malgré sa laideur, riche dans la pauvreté, ne
souffrant aucun mal dans les tourmens, il étoit moins un homme qu'une divinité.
L'égarement & le fanatisme de l'esprit humain peut-il s'étendre jusqu'à ce
point, & faire assez d'impression sur l'imagination, pour persuader à une
personne qui souffre des douleurs aiguës, qu'elle est véritablement heureuse? La
vanité seule peut occasionner un sentiment aussi peu raisonnable; quelque
sang-froid qu'affecte Epictete, lorsque son maître lui casse la jambe par
malice, sa retenue est une suite de son orgueil, & non pas de sa modération.
Il n'est qu'une seule idée qui soit capable de faire supporter les tourmens
avec plaisir: encore n'y rend-elle pas insensible, c'est l'espérance d'un plus
grand bien que le mal qu'on souffre.
[Pages b108 & b109]
Ainsi dans les différentes religions, ceux qu'on a appliqués à des gênes
& à des supplices rigoureux, ont béni des peines qu'ils croyoient devoir
leur procurer des plaisirs éternels. Ils n'ont point voulu, en abjurant leur
croyance, mettre fin à des tourmens passagers, qu'ils espéroient devoir être
payés par des récompenses perpétuelles. Mais les Stoïciens en souffrant
n'avoient d'autre consolation dans leurs maux que la vanité de les supporter
sans s'en plaindre.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & donne moi quelquefois de tes nouvelles;
car, depuis quelque tems, je n'ai point eu de tes lettres.
De Paris, ce...
***
LETTRE XLI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, Rabbin de Constantinople.
J'étois hier à la comédie Italienne, & je suis charmé de la manière naïve
& du jeu sensé des acteurs. J'y trouve une vraisemblance qui m'attache
d'autant plus, qu'elle approche de la réalité. La comédie étant le portrait de
la vie humaine, le comédien ne plaît qu'en imitant l'original qu'il copie.
Quelque bonne que soit une pièce, elle languit, si elle est représentée par de
médiocres acteurs. De bons comédiens, au contraire, font souvent réussir un
ouvrage qui ne peut soutenir la lecture. La plupart des pieces qu'on joue sur le
théâtre Italien, sont dans le cas. Elles ont plus de brillant que de solide. La
représentation en est amusante, la lecture fade & peu instructive.
Quelques auteurs avoient inventé un nouveau genre de comédie, qui joignoit
une morale sensée aux plaisanteries d'Arlequin. (1)
[(1) C'est ce qu'on verra avec plaisir dans les pieces intitulées: La
double inconstance, & la surprise de l'amour, &c. par MARIVAUX;
Timon le misanthrope, Arlequin sauvage, &c. par DE LILLE, mort à
Paris depuis quelques années, & non pas le médecin de la Haie, comme on l'a
très-mal à propos avancé.]
La scène Italienne, entre les mains de ces nouveaux auteurs, auroit pu
devenir une digne soeur cadette de la Latine & de la Françoise. Mais
quelques misérables écrivains (2), qui ont succédé à ces premiers, l'ont
replongée dans son premier état.
[(2) Romagnesi, Lelio le fils, & autres.]
[Pages b110 & b111]
Dans presque toutes leurs pièces, la conduite régulière, l'uniformité des
caractères, la sagesse des moeurs sont sacrifiés au plaisir de faire rire le
parterre par un bon mot, ou par quelque incident bizarre & peu
vraisemblable.
La comédie Italienne a eu à Paris une fortune fort inégale. Sous le règne
passé, elle fut exilée & bannie de la France. La hardiesse avec laquelle
elle exposa à la risée du peuple des personnes du plus haut rang, la firent
proscrire par l'autorité du souverain. Quelques années après, le duc Régent la
rappela de son exil, & la ramena a Paris. La punition des anciens comédiens
rendit les nouveaux plus circonspects. En laissant à leurs pièces l'agréable
pour amuser le public, ils en ôterent ce qui pouvoit nuire aux particuliers. Ils
eurent à combattre, dans les comédiens François, des rivaux dangereux, dont le
mérité réel eût dû effacer le clinquant de leur théâtre, s'ils n'en eussent
réparé le foible par la bonté de leur jeu.
Les comédies & les tragédies Françoises sont les rivales des Grecques, Si
les pièces modernes ne sont pas au-dessus des anciennes, du moins aucun sçavant,
défait des préjugés, ne doute de leur égalité. Je serois même tenté de leur
accorder la supériorité dans bien des cas.
Aucun comique chez les Latins n'a réuni autant de talens ensemble qu'en a eu
Molière. Terence a écrit d'un style pur: ses portraits sont pris dans la belle
nature; il ne raconte pas les choses, il les met sous les yeux. Une conduite
sensée règne dans ses piéces; mais il manquoit de feu, d'imagination, & de
diversité dans les caractères. Si des six piéces que nous avons de lui, on en
avoit perdu cinq, on auroit encore Térence en entier. Dans toutes ses comédies,
c'est toujours un valet fourbe, un jeune homme débauché ou amoureux, un pere
avare, &c. Quand on a lû l'Andrienne, le coeur ne trouve plus de
nouvelles instructions dans ses autres piéces: l'esprit seul s'amuse de la
fiction.
Plaute, ingénieux, diversifié, rempli de variété dans ses caractères, manque
souvent de style. Il tombe quelquefois dans ses meilleures piéces, dans des
petitesses indignes du bon goût.
[Pages b112 & b113]
Mais où trouve-t-on plus de variété, plus de noblesse, plus de justesse dans
les portraits, plus de netteté & de précision dans le style, que dans le
Misanthrope, les Femmes sçavantes, le Tartufe. les
Fâcheux, l'Ecole des Femmes & celle des Maris? Je
voudrois placer les bonnes pièces de Molière au-dessus de celles des Grecs;
& les mauvaises qu'il fit pour complaire au peuple, au-dessous des farces
Italiennes; elles ont autant de défauts & moins de brillant qu'elles.
La tragédie, chez les François, me paroît poussée à un point encore plus
parfait. Les Romains n'ont jamais rien eu dans ce genre qui ait dû mériter
l'attention des connoisseurs. Les tragédies de Sénéque sont les productions d'un
déclamateur, plutôt que les oeuvres d'un auteur tragique. Il n'a ni assez de
sublime pour ravir mon ame, ni assez de tendresse & de connoissance du coeur
pour me rendre sensible. Toutes les sentences dont ses écrits sont remplis, ne
sçauroient m'émouvoir: il ne m'inspire ni la terreur, ni la crainte ni la pitié.
Les Romains ont fait beaucoup de cas du Thyeste de Varius, & de la
Médée d'Ovide. Le tems ne nous a pas conservé ces deux pièces, & je
ne doute pas qu'elles ne dussent avoir de grandes beautés. Ovide connoissoit les
mouvemens du coeur. Personne n'exprimoit aussi vivement les sentimens que cause
un amour emporté. Ses Héroïdes nous sont des sûrs garants des beautés de
sa tragédie. Mais on ne peut balancer la bonté d'un ouvrage qui existe, par la
réputation d'un autre dont on n'a aucune connoissance certaine.
Sophocle & Euripide porterent chez les Grecs le théâtre à son plus haut
dégré. Corneille & Racine ont été à la perfection chez les François; &
je crois que pour juger de la préférence entre ces auteurs, il faut prononcer
sur celle qu'on doit donner au goût des Athéniens & des Parisiens. Peu de
François aujourd'hui, excepté quelques idolâtres de l'antiquité, conviennent de
la supériorité du théâtre Grec sur le leur. Ce sentiment n'est pas si
généralement reçu les nations étrangères; mais il a bien des partisans.
J'ose soutenir qu'il y a plus de grandeur, de majesté, de noblesse dans
Corneille que dans Sophocle. Ce dernier, quoique doué d'un génie sublime, &
digne de l'admiration de tous les connoisseurs, n'a point eu cette variété dans
les différens caractères, cette force & cette vérité dans les portraits.
[Pages b114 & b115]
Racine, au tendre & au pathétique d'Euripide, joignit souvent le grand
& le sublime de Sophocle & de Corneille. Ses ouvrages, peut-être, n'ont
que le défaut d'être trop parfaits. Tant de beautés continuées laissent moins
appercevoir certains endroits frappans, que de foibles défauts eussent relevés.
Deux poëtes aujourd'hui ont succédé à la gloire de ces grands hommes. Ils ne
les ont point égalés; mais ils les ont parfaitement imités: & dans leur
imitation, ils ont sçu se rendre originaux. L'un (1) émeut tour-à-tour l'esprit
& le coeur, par l'amour, la pitié & la terreur.
[(1) Crebillon.]
L'autre (2), excellent versificateur, génie hardi, esprit vaste, s'est tracé
à lui-même une nouvelle méthode.
[(2) Voltaire.]
Il a embelli le théâtre, en y risquant des situations heureuses, mais qui
pouvoient paroître nouvelles & extraordinaires. Il vient actuellement de
mettre au jour une tragédie en trois actes. Il n'y a aucun personnage de femme
dans cette piéce. Ainsi l'amour en est entiérement banni. Le manque & le
défaut de cette passion, l'ame du théatre, & le moyen le plus sûr d'aller au
coeur, quoiqu'en disent certains critiques, a forcé l'auteur à réduire son
ouvrage à trois actes. Il a senti que toute la politique, toute la grandeur
Romaine ne pourroit suffire à le conduire jusqu'au cinquiéme, sans tomber dans
des déclamations froides, & qui font languir l'action. Il n'est aucune pièce
moderne où l'amour n'ait quelque peu de part. C'en est assez pour y faire entrer
un rôle de femme, qui aide à conduire l'action à sa fin, & à la garantir du
froid secours des narrations & des épisodes. Quant aux tragédies anciennes,
au nombre desquelles on peut mettre l'Athalie & l'Esther de
Racine, les choeurs suppléent beaucoup à la briéveté des actes. Si l'on
représentoit certaines piéces d'Euripide & de Sophocle, sans les choeurs, le
récit n'en dureroit pas demi-heure tout au plus. Ainsi la musique, le chant
& les intermèdes dispensoient de l'étendue que demandent les tragédies
modernes.
Cette piéce nouvelle, dont je t'ai parlé, est intitulée: La mort de Jules
César. Le caractère de cet empereur est conforme à l'idée que l'antiquité en
a transmise jusqu'à nous. Il est ambitieux, éloquent, intrépide, bon ami,
généreux.
[Pages b116 & b117]
L'auteur le dépeint dans cinq vers de la manière la plus exacte & la plus
précise; & le portrait qu'il en fait est d'autant plus ingénieux, qu'il a
trouvé le secret de le placer dans la bouche de César même, parlant à Antoine,
qui le presse de se défaire de quelques sénateurs qui pourroient attenter à ses
jours.
Je les aurais punis, si je les pouvais craindre
Ne me conseille point
de me faire haïr.
Je sçai combattre, vaincre, & ne sçai point punir.
Allons, & n'écoutant ni soupçon ni vengeance,
Sur l'univers soumis
regnons sans violence.
Ce portrait est d'autant plus beau, & fait d'autant plus de plaisir,
qu'il semble naturel & pris sur l'original, puisque c'est César qui, se
dépeignant lui-même, montre ses sentimens les plus cachés à son confident. Ces
situations sont heureuses. Un portrait qui conduit l'action à sa fin, fait bien
plus d'effet qu'une froide description des qualités ou des vices de quelqu'un
dans la bouche d'un autre.
Racine a pourtant réussi dans celui que le vizir Acomat fait du sultan
Ibrahim. Sa briéveté, sa justesse & la situation où se trouve celui qui le
fait, ont rendu cet endroit un morceau achevé.
L'imbécille Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt de
péril, une éternelle enfance;
Indigne également de vivre & de mourir,
On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir. (1)
[(1) Racine, Bajazet, Scène I.]
J'aimerois mieux avoir fait ces quatre vers que toutes les tragédies de
Sénèque. Je ne crois pas qu'on puisse jamais égaler cette précision & cette
justesse à décrire la tranquillité dans laquelle vit au serrail le frere d'un
sultan. Mais tout le monde n'est point aussi heureux que Racine. Ainsi je crois
qu'il faut dans une tragédie, autant que la chose est possible, que ce soient
les personnages qu'on introduit qui se dépeignent eux-mêmes. Les caractères en
sont plus frappans & restent plus gravés dans l'imagination. Lorsque cela
n'est pas possible, il faut avoir attention à dépeindre les gens dont on parle
d'une façon concise, qui ne sente point l'orateur ou le déclamateur.
Brutus, Cassius, Cimber, & les autres sénateurs qui conjurerent contre
César, sont dépeints dans cette pièce avec trop d'uniformité dans la scène où
ils parlent à Jules César.
[Pages b118 & b119]
Je crois voir une troupe de députés de village haranguer un gouverneur de
province sur l'impossibilité de payer la taille, & dire tous un petit mot,
chacun à son tour, qui se réduit à la même chose: nous n'avons point
d'argent. Ainsi les sénateurs Romains ne veulent point de roi.
Le caractère d'Antoine est beau. Il est tel qu'il doit être: ami zélé de
César, ennemi de la liberté, incapable de servir sous un autre que sous un si
grand maître. Voici la façon dont il se dépeint lui-même parlant à Jules-César.
Antoine, tu le sçais, ne connaît point l'envie.
J'ai chéri, plus que
toi, la gloire de ta vie.
J'ai préparé la chaîne où tu mets les Romains,
Content d'être sous toi le plus grand des humains;
Plus fier de
s'attacher ce nouveau diadême,
Plus grand de te servir que de régner
moi-même.
La dernière scène de cette piéce est un morceau magnifique. La grandeur des
pensées, & la hauteur des expressions, y conviennent d'autant mieux, que,
quoiqu'Antoine doive être dans la douleur, il harangue le peuple pour le
séduire, & pour l'animer contre les meurtriers de César. Ainsi, les
expressions recherchées qui choquent dans un homme accablé dé douleur, &
qu'on a condamnées dans le récit de Théramène, sont ici en place, &
produisent un bon effet sur les coeurs des spectateurs.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que Dieu te donne des richesses en
abondance.
De Paris, ce...
***
LETTRE XLII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
Je fus hier dans un couvent de moines nazaréens. Un de mes amis m'y
conduisit, & j'y passai le reste de la journée. J'examinai avec soin leur
conduite & leur genre de vie monastique. A quoi vous amusez-vous dans
votre retraite, demandai-je au religieux, dans la chambre duquel mon ami
m'avoit conduit. Je prie Dieu, me répondit-il, d'être bientôt
procureur ou gardien, pour avoir l'agrément d'en sortir quelque-fois. En
attendant, je bois, je mange, je dors, je chante au choeur. Ces occupations,
lui dis-je, ne doivent point suffire à remplir le cours de la journée.
[Pages b120 & b121]
Je n'en ai aucune autre, répliqua-t-il, depuis dix ans que je suis
moine, je ne me rappelle pas d'avoir fait autre chose. Pendant notre
conversation, j'entendis sonner une petite cloche. Voilà, dit-il,
quatre heures & demie. Je vais, si vous voulez le permettre, vous laisser
un instant: mon devoir m'appelle au réfectoire. Mon ami qui étoit depuis
longtems en droit de le plaisanter, lui demanda d'où il vient il n'attendoit pas
la seconde table pour souper? Je parie, continua-t-il, que vous avez
double portion. Vous avez raison, répondit le moine. Nous vivons
aujourd'hui aux dépens d'un riche partisan, qui donne régulièrement un repas par
semaine à toute la communauté. C'est le pénitent du révérend pere gardien. Il
fait les choses à merveille. Il vaudroit mieux, répliqua mon ami, que
votre pere gardien lui ordonnât de vous faire faire moins bonne chère, & de
moins voler le public; car M. D*** passe pour être un très-grand fripon.
Comme notre conversation devenoit peu amusante pour le moine, qui craignoit sans
cesse qu'on n'écornât sa portion, il nous fit une grande révérence, & une
demie heure après, il vint nous rejoindre avec un air gai & content. Le
frere Maurice, dit-il en nous abordant, s'est surpassé aujourd'hui: il
avoit accommodé à merveille d'excellent veau: & le couvent fera une perte
considérable lorsqu'on viendra à le perdre. Je donnerois volontiers les dix
premiers écus que je mettrai de côté quand je serai procureur, & qu'il eût
dix ans de moins. Vous ne ferez pas si bonne chère demain, lui demandai-je.
Pardonnez-moi, me répondit-il: c'est une riche veuve de la charité de
laquelle nous vivons deux fois le mois, qui doit nous donner à dîner. Elle a
envoyé déja abondamment de quoi. Vous êtes bienheureux, lui dis-je,
d'être si peu embarrassé de vous même. Vous êtes logé & nourri sans que
vous soyez obligé d'avoir aucun soin. Avec une demi-heure de chant, vous gagnez
pour vivre quinze jours.
Vous connoissez peu, répliqua le religieux, la vie monastique,
& le triste état de ceux qui l'ont embrassée. Le sort d'un esclave en
Turquie est moins triste & moins ennuyeux. Il peut amasser des biens au
milieu de sa servitude: & l'espérance de la voir finir un jour ne lui est
point ôtée. Mais un moine est condamné à une éternelle captivité, d'autant plus
cruelle, qu'il est asservi à des maîtres plus barbares que les patrons les plus
cruels de Maroc & de Salé.
[Pages b122 & b123]
Est-il rien de plus dur que d'être l'esclave de toutes les volontés d'un
homme, qui, lui-même fâché contre son état, se venge sur les autres de sa
misérable situation, & les rend responsables de ses infortunes? Voilà,
lui dis-je, mon pere, un portrait bien étonnant que vous me faites de votre
sort: je m'étonne qu'il se fasse tous les jours autant de religieux, & que
les couvens soient aussi peuplés. L'aveuglement & la jeunesse, me
répondit-il, sont la source & la pépinière des moines. On peut regarder
un jeune novice comme un enfant, à qui, dès l'âge de quatorze à quinze ans, on
fait faire voeu d'être tourmenté dans le fond de son couvent par toutes les
passions du monde. Pour être habillé d'une façon bizarre, avoir la tête rasée
& les pieds nuds, on n'en est pas moins homme. Malgré l'éducation monacale,
& les préjugés qu'on inspire dans le cloître, la raison tôt ou tard parle
d'une façon claire, & perce le nuage qui l'offusquoit. On reconnoît à trente
ans la sottise qu'on a faite à quinze. L'impossibilité de la réparer entraîne
après elle une douleur vive qui se change dans la suite en hypocrisie & en
débauche. L'homme, né pour la liberté, ne peut être toujours esclave: il se
révolte tôt ou tard contre une si dure captivité. Vous êtes, dis-je à ce
moine, beaucoup moins heureux que je ne croyois. Je vois bien que votre état
n'a rien de tranquille que l'extérieur. Vous le trouveriez, dit-il,
encore bien plus rempli d'inquiétudes, s'il vous étoit parfaitement connu. Il
est vrai que notre vie est un tissu de crasse & de fainéantise: une bête y
trouveroit de la tranquillité. Si l'on pouvoit cesser d'être homme, &
d'avoir des passions, rien n'est si commode que de boire, manger & dormir.
Car, quant aux prétendues austérités dont nous faisons parade chez les gens du
monde, ce sont des choses auxquelles on s'accoutume aisément. On s'habitue à
avoir les pieds nuds comme le visage & les mains. Le défaut de linge est une
coutume qui ne coûte pas huit jours de soin: il n'est aucun religieux, qui,
trois mois après sa réception, soit moins à son aise dans son froc, qu'un petit
maître dans son habit galonné. Mais l'on ne peut jamais se réduire à cette
obéissance servile qui nous range au rang des bêtes, en nous laissant les
passions & les sentimens des hommes; qui nous interdit même la liberté de
penser; qui nous fait un crime d'appercevoir la raison qui cherche à nous
éclairer.
[Pages b124 & b125]
Ce religieux auroit continué plus longtems le portrait qu'il me faisoit de sa
situation, lorsque j'entendis sonner la même cloche qu'il l'avoit appellé
quelque tems auparavant au réfectoire. Voilà, me dit-il, l'heure de
rentrer dans ma cellule: il faut que j'aille me coucher. Quelque envie que j'aye
de veiller & de profiter de votre compagnie, je suis forcé de vous quitter.
Le gardien dans une demi-heure ira visiter dans les chambres si l'on est couché.
Comme il m'en veut depuis long-tems, il seroit charmé de trouver un prétexte
pour me rogner pendant huit jours ma portion. Cette peur occupoit si fort
l'esprit de ce moine, que, sans attendre aucune réponse, il baissa son froc,
& nous quitta.
De toutes les bizarreries des nazaréens, rien ne me paroit aussi ridicule que
ce ramas immense de gens, qui, tourmentés dans la solitude, sont à charge à ceux
du monde. L'état le plus misérable est celui qui est le moins utile à la
société; mais celui qui lui est pernicieux & nuisible doit être en horreur
parmi les gens sensés. A quoi servent en France cent mille fainéans qui sont
inutiles aux arts, aux sciences & à la conservation du royaume?
Les superstitieux nazaréens prétendent, qu'il faut qu'il y ait dans un pays
des gens qui prient perpétuellement pour ceux qui ne peuvent le faire. Ils
prisent infiniment les psalmodiations monacales, & les regardent comme une
chose d'où dépend le salut de l'état. Ignorans! qui ne sçavent pas, que le
meilleur chant qu'on puisse adresser à Dieu consiste dans la pureté du coeur.
Ils pourroient aisément se guérir de leurs préjugés, s'ils vouloient jetter les
yeux sur certains pays nazaréens, d'où l'on a exilé les moines entiérement. Ils
verroient que, bien loin que la divinité ait été offensée de l'exil & de la
proscription de ces fainéans, elle a répandu dans ces royaumes l'abondance &
la richesse. Considère, mon cher Isaac, combien d'enfans naîtroient de tout ces
moines, si l'un étoit cordonnier, l'autre tailleur, l'autre boulanger, &c.
Le même arrêt qui les aboliroit, détruiroit aussi la prison d'un nombre de
filles; & dans quinze ans le royaume seroit peuplé d'un tiers de plus. Les
François, qui font usage de leur raison, connoissent l'abus des couvens &
des monastères; mais ils le regardent comme une vieille erreur consacrée sous le
voile de la religion, soutenue par les superstitions & protégée par le
souverain pontife.
[Pages b126 & b127]
Les différens ordres monastiques sont autant de différens régimens qui lui
sont soumis, & qu'ils met en garnison dans les pays nazaréens qui sont de sa
croyance. A l'aide de ces troupes, qui ont leurs différens uniformes, leurs
colonels, leurs capitaines & même leurs drapeaux (1), il a souvent ébranlé
le trône des plus puissans rois, & porté la mort dans leur sein, au milieu
de leur cour & de leur armée.
[(1) Les bannières.]
Les Hollandois & les Anglois n'ont pû entièrement proscrire les moines de
leurs pays; mais ils leur ont défendu d'y paroître dans leurs habits de guerre:
ils y vont habillés comme les autres hommes. Dans la permission que ces deux
états ont accordée aux soldats du souverain pontife, ils ont excepté les
grenadiers (2), qui sont gens hardis, déterminés, & prêts à tout
entreprendre pour faire réussir leurs desseins.
[(2) Les jésuites.]
Ils regardent les autres moines avec mépris, & prétendent ne pas l'être.
Ils ne sont point cependant simples ecclésiastiques; leur état est aussi
difficile à définir que leur politique à découvrir. Ils sont aussi sçavans que
les autres religieux sont ignorans, foibles amis, irréconciliables ennemis,
sévères dans leurs moeurs, assez réguliers dans leur façon de vivre, quoiqu'en
publient leurs adversaires; mais relâchés & complaisans jusqu'à l'excès pour
les autres. Leur morale est une suite de leur politique, & leur conduite
réservée du bon ordre & de la règle que font observer les principaux chefs.
Ils sont aimables, doux, simples en particulier; fiers, hautains, dangereux,
fourbes, imposteurs, ambitieux au-delà de l'expression, en général. Les périls
ne les épouvantent point. Ils vont tous les jours chez les nations les plus
reculées faire des incursions, & y planter l'étendart nazaréen. Le souverain
pontife a dans eux un inébranlable appui. Lorsqu'il faut entreprendre un coup
d'éclat, c'est à eux qu'il s'adresse. Cela fait qu'on les soupçonne souvent
d'être les auteurs de bien des choses auxquelles ils n'ont point de part. Ils
sont utiles à la société par le soin qu'ils prennent de l'éducation des jeunes
gens, dont ils sont ordinairement chargés.
[Pages b128 & b129]
Ils passent pour être grands ennemis des femmes: & différens en cela de
certains religieux (1) qu'on regarde comme les héros de la galanterie monacale.
[(1) Les cordeliers.]
Il y a quelques jours qu'un de ceux-ci fut malheureusement surpris avec une
de ses dévotes, qu'il avoit fait entrer dans son couvent déguisée en homme.
L'affaire fit d'abord assez d'éclat; mais les moines tâcherent de l'étouffer,
& nierent dans le public la vérité de ce fait.
Le François qui me racontoit cette histoire, me dit en plaisantant, qu'il
seroit utile pour l'état, que les moines fissent plus souvent de ces échappées.
Ils peupleroient la France, ajoûta-t-il, & ne seroient plus aussi
à charge à l'état. Dieu nous préserve, dit un autre François, que la race
d'une aussi pernicieuse engeance vienne à se multiplier. Nous verrions bientôt
des monstres à la troisième génération. Le pere est un fainéant & le fils un
coquin. Voyez ce que peut être le petit-fils. Ces discours doivent te faire
juger du cas que font certains nazaréens de leurs moines.
Porte-toi bien & mon cher Isaac, & vis content & comblé de biens.
De Paris, ce...
***
LETTRE XLIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin à Constantinople.
Il y a quelque tems que je t'écrivis, (1) mon cher Isaac ce que je pense sur
le sentiment de la damnation de tous les hommes qui n'ont point eu le bonheur de
naître dans le sein d'Israël.
[(1) Lettre XXXVI.]
Je t'avouai que je ne pouvois croire, qu'un nombre infini d'honnêtes-gens,
& qui ont suivi dans leur religion les préceptes de la plus sage morale, qui
ont obéi au législateur interne, c'est-à-dire, aux mouvemens de leur conscience
& aux impressions de la lumière naturelle, pussent être damnés. Je fondai
mon opinion sur la bonté & la justice de Dieu, à l'essence desquels le
malheur éternel des créatures innocentes est directement contraire. Je te dirai
naturellement, que sur cette même bonté & cette même justice, j'établirois
volontiers un second principe: c'est que les peines des damnés ne seront point
éternelles; & qu'après un certain nombre de siécles, les ames condamnées à
la peine du dam seront purgées & nettoyées de leurs souillures, par les maux
qu'elles auront endurés.
[Pages b130 & b131]
Comment peut-on comprendre que Dieu condamne des millions de créatures à un
malheur éternel? Car en supposant que l'homme qui avoit le libre-arbitre d'agir
bien ou mal, a donné à la divinité l'occasion de le punir éternellement, &
que la justice étant une qualité aussi essentielle à l'être suprême que la
bonté, la peine éternelle du dam est une juste peine, on n'éclaircit point la
difficulté dont il s'agit, parce que Dieu étant le maître de purger les fautes
des hommes par des supplices momentanés, il est à présupposer qu'il doit prendre
ce parti; l'idée que j'ai de sa clémence (idée qui ne sçauroit me tromper,
puisqu'elle est conforme à la lumière naturelle, & qu'elle me vient de Dieu)
me montrant évidemment qu'il est injuste, lorsqu'on peut finir les tourmens d'un
malheureux, de les prolonger éternellement sans sujet & sans cause légitime.
Or il n'en est aucune pour rendre la damnation éternelle. Je demande aux
docteurs juifs, nazaréens & mahométans, également décisifs sur le malheur
éternel des créatures, si Dieu ne pourroit point, s'il vouloit, faire en sorte
que les peines que souffrent les ames après la destruction des corps, les
rendissent pures & dignes de jouir de sa vue? Il n'est aucun théologien, je
crois, de quelque religion qu'il soit, qui ose répondre que l'être tout-puissant
ne puisse effacer les souillures d'une ame, quelque-grandes qu'elles soient. En
tout cas qu'il s'en trouve quelqu'un, il faut le regarder, ou comme un athée qui
borne le pouvoir de la divinité, & qui par conséquent veut l'anéantir, ou
comme un imbécille qui n'a pas la moindre notion, non-seulement de la bonne
philosophie, mais encore des idées générales de l'ordre. Je demande encore aux
théologiens, si, lorsqu'on voit un homme qui souffre les peines qu'il a
méritées, qui, cependant ne le rendent point plus vertueux; & qu'on est le
maître de lui en imposer de plus légères qui lui rendront son innocence, &
qui lui feront haïr le vice; quel parti on doit prendre, & quel est celui
que dicte la clémence? Tout homme qui n'est point privé de la raison, ne peut
s'empêcher d'avouer que c'est le dernier qu'il faut choisir.
[Pages b132 & b133]
Or, puisque Dieu est le maître de terminer les peines des damnés, qu'il peut
leur rendre ces peines utiles & profitables, pourquoi veut-on qu'il les
rende éternelles & infructueuses, & que pouvant faire le bien, il fasse
le mal? N'est-il pas absurde de soutenir & de croire que la souveraine
justice puisse vouloir l'injustice?
Mais, dira-t-on, vous jugez, des attributs de l'infini par ceux du fini.
Vous voulez approfondir quelle doit être la clémence de Dieu, & vous n'en
pouvez avoir aucune idée. Cette objection est fausse. Elle est même la base
sur laquelle on appuye toutes les absurdités scolastiques. Car je conviens que
je ne puis avoir aucune idée entière & parfaite de la clémence céleste. Mais
celle que j'en ai n'est point fausse & trompeuse en ce qu'elle m'apprend;
parce qu'elle est conforme à la raison, qui ne sçauroit me tromper, étant le
seul flambeau que la divinité m'ait accordé pour me conduire. Si les choses les
plus équitables & les plus justes chez les hommes, sont des injustices
auprès de Dieu, il n'est plus rien de certain: tout est bouleversé. Ce qu'on
croira vertu pourra être vice; on n'aura aucune notion convenable aux attributs
de l'être suprême; & il faudra dire qu'on n'a de lui aucune idée qui se
rapporte avec celles que nous fournit la lumière naturelle. Car dès qu'on
avouera que les idées de la bonté & de la clémence que j'ai, peuvent être
attribuées à la bonté & à la clémence célestes, j'en conclurai évidemment,
que tout ce qui répugne à ces idées ne peut donc se trouver dans les attributs
de Dieu. Or je connois clairement qu'il est contraire à la sagesse invisible
d'infliger des peines éternelles & infructueuses, lorsqu'on peut les rendre
utiles & courtes. Il faut donc que Dieu, pouvant rendre les tourmens des
damnés utiles & momentanés, n'ait pas voulu les rendre éternels &
infructueux; parce que Dieu étant souverainement sage, agit toujours
conformément à sa sagesse.
Nos livres sacrés, mon cher Isaac, nous assurent en plusieurs endroits que
Dieu se laisse aisément fléchir, & qu'il ne punit point à perpétuité. (1)
[(1) Voyez le pseaume CVII.]
Pourquoi donc vouloir lui attribuer une cruauté directement contraire à son
essence? Si quelques expressions qu'on trouve dans l'écriture semblent favoriser
le sentiment de l'éternelle damnation, c'est parce qu'on leur attribue un sens
qu'elles n'ont point, & qu'on ne leur donne pas l'interprétation qu'elles
exigent. Dans quelles absurdités ne tomberoit-on pas, si l'on vouloit expliquer
mot-à-mot tous les passages de la bible?
[Pages b134 & b135]
Les docteurs nazaréens qui établissent l'opinion des supplices éternels sur
les termes précis de leurs livres sacrés, ne sont pas mieux fondés que nos
rabbins. Ils conviennent qu'il ne faut point s'en tenir quelquefois au sens
littéral de certaines expressions. Pourquoi donc n'interprêtent-ils point ces
paroles de feu éternel, de tourment sans fin, d'une manière qui ne
blesse point l'idée que l'on a de la miséricorde céleste? Ils répondent à cela,
que la justice de Dieu est un attribut qui lui est aussi essentiel que sa
clémence; & que sa justice demande qu'il punisse les fautes. Mais cette
réponse est encore un faux-fuyant. Car sa justice pouvant être satisfaite par
une peine momentanée, elle ne doit point en exiger une éternelle. Et la question
se réduit de nouveau au point de sçavoir si Dieu n'a pû faire que les péchés les
plus énormes pussent être expiés par des tourmens passagers? Sans doute il l'a
pû faire étant tout-puissant. Il l'a donc fait, parce qu'il fait toujours ce
qu'il y a de mieux & de plus charitable, de plus clément & de plus
miséricordieux, & qu'il est plus conforme à la clémence & à la
miséricorde d'imposer des peines passagères, que d'éternelles.
Il y a une difficulté qui s'offre à l'esprit en faveur des théologiens
rigides. C'est celle de l'état futur des démons. Si les peines des damnés sont
passageres, il faudra que celles des diables le soient. Cela paroît d'abord
contraire aux idées qui nous sont les plus familières. Mais lorsqu'on y
réfléchit attentivement, & qu'on se dépouille des préjugés, l'illusion
disparoît bien-tôt; & l'on ne trouve rien d'impossible, même rien de
contraire à la raison dans la fin des tourmens des démons. D'ailleurs, nous ne
connoissons point la nature de ces esprits. Nous ne sçavons s'ils font aux
hommes tout le mal qu'on assure. Qui sçait même s'ils ne sont pas forcés de le
faire, & si Dieu ne se sert pas d'eux comme d'un instrument dont il punit le
vice. En ce cas, les maux qu'ils font ne doivent pas les rendre criminels
puisque les anges ont quelquefois servi eux-mêmes la colère céleste. Un démon
qui agit par les ordres de la divinité, n'est pas plus coupable que l'ange
exterminateur.
[Pages b136 & b137]
Il ne doit donc être puni que de sa première faute. Quelle impossibilité y
a-t-il que Dieu puisse la lui pardonner un jour & qu'elle soit effacées par
les peines & le repentir? Ce seroit être fou, que de vouloir assurer sur la
foi des contes que débitent les moines nazaréens, & qu'ils insèrent dans
l'histoire des exorcismes, que les démons blasphêment la divinité. Il est à
présupposer qu'ils agissent très-différemment, de même que les uns & les
autres, étant des esprits dégagés des liens du corps, & à l'abri des
illusions des sens, ils reconnoissent que la colère de Dieu, quelque-grande
qu'elle soit, peut être fléchie par un simple repentir; & sans doute ils
profitent de leur connoissance. Cette rage, dont il est parlé dans les livres
des nazaréens, est un désespoir qui tourmente les damnés, par le chagrin qu'ils
ont d'avoir déplu à la divinité. Cette douleur est un hommage qu'ils lui
rendent, qui sert de préparation à leur état futur, qui purge leurs fautes, qui
nétoye leurs souillures, & qui les rend dignes, après un tems de
souffrances, de la miséricorde de Dieu.
Le purgatoire, que bien des religions ont adopté comme une vérité, prouve
évidemment, que les hommes ont reconnu que par des souffrances une ame
criminelle pouvoit être rendue digne de la vûe de son créateur. Il est vrai que
les nazaréens papistes ont débité tant d'absurdités sur le chapitre de ce lieu
expiatoire, que leurs adversaires ont eu raison de traiter d'impostures toutes
les fables qu'ils débitoient, & qui n'étoient fondées que sur l'avarice des
prêtres. Mais s'ils se fussent contentés simplement d'admettre un lieu où toutes
les ames descendroient après la mort, pour y rester jusques à ce qu'elles
fussent purifiées, leur sentiment m'eût paru très-raisonnable, premièrement,
parce que l'opinion qui n'admet point de peine éternelle, me semble convenir
parfaitement aux idées que la lumière naturelle me donne de la clémence de Dieu:
secondement, à cause qu'en ne distinguant que deux classes dans la vie à venir,
c'est supposer que toutes les ames, en sortant des corps, sont, ou parfaitement
pures, ou totalement souillées. Cependant il est visible que cela est évidemment
faux. La clémence de Dieu exige donc que pour favoriser le bonheur des ames, il
y ait un moyen pour purifier celles chez qui le mal l'emporte sur le bien.
[Pages b138 & b139]
Or en admettant pour toutes une demeure générale, dans laquelle elles peuvent
être purgées de leur crime, on abolit le purgatoire des papistes, lieu mitoyen
entre l'enfer & le ciel, inventé par la fourberie des moines; & l'on
obvie aux inconvéniens qui se présentent dans le systême de ceux qui n'admettent
que deux classes dans la vie à venir.
Les docteurs qui soutiennent l'éternité des peines, objectent que le
sentiment qui leur fixe une fin, porte les hommes au relâchement, & autorise
les crimes par la sécurité de ceux qui les commettent. D'abord que vous
persuaderez au peuple, disent-ils, que les plus grands forfaits seront un
jour pardonnés, vous ouvrirez la barrière à la licence des moeurs, à la mauvaise
foi, au meurtre, au carnage, &c. «Puisque nos peines, penseront les
scélérats, ne dureront pas toujours, faisons une juste compensation des plaisirs
que nous goûterons sur la terre, & des maux passagers que nous essuyerons
dans l'autre monde. Quelque durs qu'ils soient, ils ne doivent point nous
effrayer, puisque nous sommes assurés qu'ils se termineront à une éternité
heureuse.» La différence, continuent les théologiens, qui se trouve entre
les gens vertueux & les criminels, est si légère, qu'elle ne peut guère
faire d'impression sur ces derniers. Car en supposant trente mille ans de peines
& de tourmens, qu'est-ce ce que cela, eu égard à une éternité immense? Une
goutte d'eau dans l'Océan présente une idée foible de ce tems malheureux &
du fortuné.
Il est certain, mon cher Isaac, que ces raisons ont de la vraisemblance.
Cependant lorsqu'on les approfondit, leur force diminue infiniment; & l'on
apperçoit qu'elles ont plus de brillant que de solidité. Plus la punition dont
on menace les hommes est conforme à leurs idées, plus elle fait d'impression sur
leurs esprits. Or il est bien certain que les peines éternelles ayant quelque
chose, non-seulement de contraire à la bonté de Dieu, mais même aux notions des
hommes les plus simples, la plus grande partie des scélérats, des libertins
& des esprits-forts, rejettent totalement la croyance de l'enfer parce
qu'ils ne voient aucune proportion entre les fautes passagères, & des
punitions éternelles. La religion ne fournissant pas une idée juste &
mitoyenne qui fasse trouver la connexion de ces deux premières, ils donnent dans
un excès outré, & n'admettent pas, non seulement des peines éternelles, mais
même des momentanées.
[Pages b140 & b141]
L'expérience nous montre tous les jours cette vérité, contre l'évidence de
laquelle tous les discours philosophiques ne sçauroient prévaloir. Ne voit-on
pas un nombre infini de gens grossiers, à qui l'étude n'a point inspiré le
mépris de l'enfer, avoir pour lui une indifférence outrée, qui n'est fondée que
sur la foible croyance de son existence.
C'est une erreur de croire que les hommes persuadés de la réalité de
certaines peines, qui finiront, à la vérité, mais qui sont extrêmement dures
& cruelles, ne tâchent point de les éviter. Comme ils sont persuadés de leur
réalité, & qu'elle n'a rien de contraire à leurs notions, ils en sont
extrêmement frappés. On n'a qu'à voir combien d'aumônes les nazaréens de
plusieurs sectes différentes donnent à leurs prêtres; & combien de jeûnes,
de pélerinages, &c, ils pratiquent: pour être parfaitement convaincu de ce
que l'idée des peines passagères peut sur l'esprit des plus grands scélérats, il
n'y a qu'à jetter les yeux sur ce qui se passe à Rome pendant le jubilé. Il est
peu de bandits & de brigands Italiens, qui ne veuillent tâcher de gagner
deux ou trois mille ans d'indulgences. Ils ne songent point à éviter l'enfer:
tous leurs soins se bornent à abréger le tems de leur future demeure dans le
purgatoire.
Je finis ma lettre, mon cher Isaac, par cette réflexion. Dès qu'on admettra
des punitions qui seront conformes aux notions de tous les hommes, tous les
hommes y donneront nécessairement leur consentement. Par conséquent leur crainte
deviendra utile au bien de la société. L'impie, le libertin & l'esprit-fort
n'auront aucune raison pour combattre une croyance fondée sur les idées de la
lumière. Ils n'oseront point se flatter de l'impunité de leurs crimes, sous
quelque prétexte que ce soit. Ils ne pourront plus dire: Les peines dont vous
menacez sont contraires à la volonté de Dieu. Nous ne comprenons point qu'une
faute, quelque grande qu'elle soit, ne puisse jamais être expiée. L'enfer, dont
vous nous assurez l'existence, répugne à nos notions. Pénétrés de la vérité
d'un sentiment conforme aux idées de l'ordre, ils sentiront que leurs crimes
seront punis rigoureusement, & que les supplices seront proportionnés aux
fautes. Ils feront alors, pour éviter cet enfer momentané, tout ce que font les
nazaréens Grecs & Romains, pour s'affranchir du purgatoire. Ils en seront
d'autant plus frappés, qu'ils croiront véritablement qu'il existe.
[Pages b142 & b143]
Porte-toi bien, mon cher Isaac, tâche de vivre content & heureux, &
donne-moi donc enfin de tes nouvelle.
De Paris, ce...
***
LETTRE XLIV.
Isaac Onis, rabbin de Constantinople, à Aaron Monceca.
Des occupations qui me sont survenues m'ont empêché de répondre plutôt à tes
lettres. Nous nous sommes assemblés un nombre considérable de rabbins & de
caraïtes, (1) pour tâcher de nous réunir dans nos sentimens.
[(1) Caraïtes: secte des juifs d'aprésent, opposée à celle des
rabbinistes, c'est-à-dire, à ceux qui admettent le talmud des rabbins. Le mot de
Caraï signifie un homme consommé dans l'étude de l'écriture sainte. C'est
pourquoi ceux qui n'appuyent leur créance que sur la bible, s'appellent
Caraïtes.]
Après avoir vainement disputé, nous nous sommes séparés sans avoir rien pû
obtenir sur l'esprit des uns & des autres.
Je t'avouerai, mon cher Monceca, que je suis sorti de ces conférences presque
convaincu du bon droit des caraïtes. J'ai fait ce que j'ai pû pour obtenir de
mes confreres, qu'ils se départissent de certaines opinions; mais ils ont
soutenu à la rigueur, la validité & la vérité du talmud. Je
rougissois lorsque les caraïtes nous demandoient si l'on pouvoit raisonnablement
les obliger de croire, que Dieu est contraint de rugir comme un lion trois
fois chaque nuit; la première lorsque l'âne brait, la seconde, quand les chiens
aboient; & la troisiéme, quand l'enfant tette, & que la femme discourt
avec son mari; Dieu dit alors: «Malheur à moi, parce que j'ai détruit ma maison,
brûlé mon temple, & rendu mes enfans captifs. (1)
[(1) Sleidan, de origine erroris, pag. 255.]
«Voilà, disoient les caraïtes, un échantillon de la confession de foi que
vous voulez nous faire signer, en recevant les ridicules erreurs du
talmud. Mais nous voyons que ceux qui ont de pareilles idées de Dieu, ne
peuvent, ni le servir, ni l'adorer.
[Pages b144 & b145]
«Quel honneur mérite un être sujet à toutes sortes de foiblesses; obligé de
rugir & d'entrer en fureur; soumis à toutes les passions, à la haine, au
désespoir & au repentir; assez peu clair-voyant pour n'avoir pas prévu qu'en
abandonnant son peuple, il commettroit une faute dont il se repentiroit pendant
long-tems?»
Vainement nos rabbins, pour convaincre leurs adversaires, leur opposoient le
grand nombre de juifs qui suivent le talmud, & les sentimens
rabbinistes. Nous n'avons, répondoient les caraïtes, d'autres écrits,
pour régler notre loi, que les vingt-quatre livres qui sont dans la bible.
(1)
[(1) L'auteur du commentaire caraïte appellé d'Aaron, fils de Joseph,
qui vivoit à la fin du XIII. siécle, & dont l'ouvrage se conserve en
manuscrit dans la bibliothéque des peres de l'Oratoire de Paris, où il a été
apporté de Constantinople, approuve tous les livres de la bible, qui sont dans
le canon juif, & en compte vingt-quatre, comme font les autres.]
Vous convenez avec nous qu'ils ont été faits par des personnes sur qui
Dieu avoit répandu son esprit. Nous rejettons donc avec raison toutes les
traditions humaines qui leur sont contraires. Que peuvent des hommes contre les
ordres de Dieu? Il est immuable, il n'est point susceptible de passions; &
s'il étoit tel que le font le talmud & les ouvrages des rabbins, le
créateur seroit plus vil & plus à plaindre que la créature.
Je ne sçais, mon cher Monceca, comment mes confrères sont aussi entêtés d'un
nombre d'idées qui s'accordent si peu avec celle que nous devons avoir du
tout-puissant. Ce ramas de chimères & de superstitions que nous avons
ajoûtées à la loi écrite étonnent un homme sage, & le rebutent de certaines
cérémonies qui seroient plus raisonnables, si elles étoient moins nombreuses.
Les superstitions sont aux religions ce que les rejettons inutiles sont aux
arbres: elles consument l'esprit & le suc, laissent le tronc sans séve,
& l'empêchent de produire aucun fruit. Dans les différentes croyances qui
partagent l'univers, il est aisé d'appercevoir que celles qui sont le plus
chargées de cérémonies superstitieuses, sont le moins pratiquées pour
l'essentiel. Un juif manque aux commandemens de Dieu dix fois dans la journée,
sans s'en appercevoir, & semble réserver toute son attention pour les
cérémonies, & les coutumes du jour du sabbat. Il en est tel qui commettra un
vol & un adultère, qui ne voudroit pas avoir coupé son pain avec le couteau
d'un nazaréen.
[Pages b146 & b147]
Si ces coutumes étoient commandées dans la loi, on pourroit les soutenir,
quelque ridicules qu'elles parussent: mais puisqu'elles n'ont d'autre fondement
que les visions chimériques de quelques-uns de nos anciens, je t'avoue que je ne
sçaurois qu'approuver ceux, qui, faisant usage de la raison que Dieu leur a
donnée pour les conduire, veulent s'en tenir précisément à ce qu'ils trouvent
écrit dans nos livres saints. Et puisque je te regarde comme un ami à qui je
puis confier mes plus secrettes pensées, je te dirai que j'ai résolu d'embrasser
les sentimens des caraïtes, & de quitter entièrement les opinions des
rabbinistes, je sçais que mon changement va faire un bruit étonnant; que nos
synagogues en murmureront; qu'étant un des anciens rabbins, ma démarche peut
avoir des suites, & faire ouvrir les yeux à bien d'autres: mais les intérêts
humains ne doivent point nous empêcher de suivre la vérité dès que nous
l'appercevons. Pour donner moins d'occasion de parler de mon changement, j'ai
déjà prétexté un voyage en Egypte. Je vais m'établir au Caire, où je vivrai avec
mes nouveaux frères, juifs épurés, & les seuls observateurs de la loi de
Moyse (1).
[(1) Il y a au Caire, à Constantinople, & même en Moscovie, plusieurs
caraïtes. Ils ont leurs synagogues à part, & se regardent comme les seuls
véritables juifs.]
Comme tu pourrois croire que j'ai embrassé cette opinion, sans l'avoir
examinée, je te détaillerai les raisons qui m'y ont déterminé.
Nos rabbins disent que tout ce qui fut ordonné à Moyse sur la montagne, ne
fut point écrit dans les deux tables, ou compris même dans le pentateuque. Ils
soutiennent qu'il est évident que si Dieu n'avoit eu autre chose à dicter que la
loi écrite, il n'eût fallu qu'une heure, ou tout au plus cinq ou six. Ils
concluent qu'il la donnoit à Moyse pendant le jour, qu'il la lui expliquoit
pendant la nuit. C'est cette explication qu'ils appellent la loi orale,
que Moyse enseigna à Josué son successeur, & Josué aux soixante & dix
anciens, qui la transmirent ainsi commentée à leur postérité, & même au
dernier des prophêtes, de qui le grand Sanhedrin la reçut (2).
[(2) Le grand Sanhedrin étoit le tribunal principal des juifs, dont le
siége étoit à Jérusalem. Ce mot est pris du Grec Sunedrion qui signifie
consessus,c'est-à-dire assemblée de gens assis.]
[Pages b148 & b149]
Depuis ce tems les peres l'ont fait passer à leurs enfans; & c'est ce qui
se pratique aujourd'hui, & qui sert de regle, lorsque la loi écrite est
muette.
Sans m'arrêter, mon cher Monceca, à examiner sur quoi les rabbins fondent
l'opinion que Dieu dictoit la loi pendant le jour, & l'expliquoit pendant la
nuit, puisqu'il n'y a rien de cela dans la bible; en convenant pour un
moment, pour abréger la dispute, que Moyse reçut verbalement plusieurs
ordonnances du tout-puissant; je ne sçaurois cependant croire qu'il ait employé
tant de jours à prescrire les ridicules cérémonies, & les bizarres rêveries
du talmud. Si j'accorde que Dieu ordonna plusieurs choses à Moyse, que ce
prophête ne mit pas en écrit, & qui se sont conservées par la tradition: je
soutiens aussi que tout ce qui est absurde & ridicule dans cette même
tradition, y a été ajoûté dans la suite des tems; & que chaque siécle
l'augmentant de quelques erreurs, le talmud est le ramas de cette
prétendue tradition.
Si tu considères, mon cher Monceca, la façon dont ce monstrueux ouvrage a été
composé, compilé, & porté à sa perfection, tu verras l'erreur, les
absurdités & les mensonges y abonder davantage, à mesure qu'on s'éloignoit
des tems où fut donnée la loi écrite. Vers l'année 188 des nazaréens, Rabbi Juda
Hakkadosh fit une compilation des écrits des grands-prêtres, qu'on appella
Misna: c'est là la première origine du talmud. Quoiqu'il y ait
bien des choses à redire, il s'en faut de beaucoup que cet ouvrage soit aussi
mauvais que le second recueil (1), fait en 469 par Rabbi Jochanam, &
quelques autres Hébreux qui lui aiderent.
[(1) Le Talmud de Jérusalem. On l'appelle ainsi parce qu'il fut fait
dans cette ville.]
Enfin, en 476, Asé & Hamai, rabbins de Babylone, augmenterent les visions
de ce livre, & le mirent au point où nous le voyons aujourd'hui (2); excepté
quelques erreurs grotesques, que le rabbin Meyr ajouta vers l'année 546 aux
ridiculités d'Asé son pere, dont il avoit les mémoires.
[(2) Le Talmud de Babylone.
Je te demande donc, mon cher Monceca, si tu crois que l'autorité d'un pareil
ouvrage, dont je vois grossir les fautes avec le tems, & qui s'éloigne en
tout de la premiere simplicité de notre religion, doive prévaloir dans mon
esprit sur les écrits de Moyse & des anciens prophétes, & sur la lumière
naturelle qui me démontre évidemment que le Talmud n'est qu'un ramas
d'impostures, de chimères & de blasphêmes?
[Pages b150 & b151]
Quel est l'homme, je ne dis pas éclairé, mais le plus imbécille, qui n'ait un
mépris infini pour un livre qui assure que Dieu a commandé un sacrifice pour
expier ses fautes? Dieu est pécheur, Dieu est sujet au vice! il n'est donc
point parfait: il est donc sujet à tous les malheurs de l'humanité? Comment
ose-t-il punir le crime, lui qui le commet? Je frémis, mon cher Monceca, en
transcrivant ces blasphêmes, & ma main se refuse à les coucher sur le
papier. J'avois peu examiné ma religion jusques ici. J'étois dans une erreur
causée par mes préjugés & par ma négligence. La dispute des Caraïtes a porté
un trait de lumière à mon ame qui m'a fait ouvrir les yeux sur les épouvantables
erreurs dans lesquelles j'étois plongé. Dès que j'ai apperçu la raison du côté
de nos adversaires, je n'ai point cherché de sophisme pour m'empêcher d'être
éclairé: j'ai avoué de bonne foi mon égarement; mon humilité m'a servi à me
tirer de l'abyme où mes confrères les rabbins sont restés plongés.
Tâche d'imiter mon exemple. Reviens, mon cher Aaron, de tes préjugés:
sers-toi de ta raison pour les combattre; examine que s'il est un Dieu, il ne
peut être tel que le Talmud nous le représente. Personne n'est plus
convaincu que toi de la nécessité absolue de l'existence d'un Etre
souverainement parfait. Embrasse donc le sentiment des Caraïtes, qui n'outragent
point la divinité. Je crains que dans le pays où tu es, tu n'aies pris la
coutume de donner trop de poids aux prétendues traditions. C'est-là le fort des
nazaréens papistes: c'est le rempart de leurs erreurs. Mais songe qu'ils ont eu
chez eux une espèce de Caraïtes, qui, épurant leur religion, l'ont fait remonter
à son premier établissement. Sers-toi de leurs argumens pour rejetter une
tradition qui n'est point conforme au texte.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & vis heureux & content.
De Constantinople, ce...
***
[Pages b152 & b153]
LETTRE XLV.
Aaron Monceca à Jacob Brito.
J'ai lû avec plaisir, mon cher Jacob, tes lettres sur les Génois & sur
les Piémontois. J'envie ton état, & je ne trouve point de sort aussi
agréable que celui d'un voyageur. Il voit sans cesse de nouveaux objets qui
l'instruisent en le divertissant: il cultive son esprit d'une manière amusante;
& il étudie dans le grand livre du monde. C'est le seul où l'on puisse
apprendre à connoître les hommes. Quelque génie qu'on ait, on ne peut
s'instruire dans une bibliothèque que superficiellement des moeurs des nations.
Il échappe dans les relations les plus exactes, vingt anecdotes qui
caractérisent un peuple, & qu'on ne sçauroit sentir qu'en vivant avec lui.
Ajoûte à cela la contrariété qui regne dans la plûpart des journaux des
voyageurs, & la partialité avec laquelle ils sont écrits.
Les anciens philosophes ont été, pour la plupart, de grands voyageurs. Platon
fut entendre Euclide à Mégare, & Théodore le mathématicien à Cyrene; il
voyagea dans l'Egypte, pour y converser avec les prêtres; l'on prétend même
qu'il s'instruisit dans ce pays de notre religion. Ce qu'il y a de vrai, c'est
qu'il parle de Dieu d'une manière beaucoup plus noble que les autres philosophes
payens. Cependant il étoit dans des erreurs qui l'éloignoient infiniment des
principes de notre sainte loi. Il soutenoit qu'il n'y avoit qu'un Dieu
tout-puissant, souverain ouvrier de toutes choses; mais il admettoit une foule
de dieux & de demi-dieux subalternes, tenans & participans de la
divinité du premier à qui ils étoient soumis. (1)
[(1) Plato in Thimaeo dicit & in Legibus, & mundum
Deum esse, & coelum, & terram, & animos, & eos quos majorum
institutis accipimus. Cicero de Nat. Deorum, Lib. I. cap. XII.]
Il est inutile de vouloir chercher de la ressemblance avec le judaïsme dans
une pareille doctrine: & l'unité de Dieu fait la base de notre croyance.
Les premiers nazaréens furent presque tous sectateurs de ce philosophe: ils
crurent entrevoir dans ses écrits tous les mystères de leur religion.
[Pages b154 & b155]
Un de leurs pontifes assure qu'il s'est servi fort heureusement des livres de
Platon pour se faciliter l'intelligence de beaucoup de vérités de la croyance
nazaréenne. (1)
[(1) Narravi ei (Simpliciano) circuitus erroris vici. Ubi autem commemoravi
legisse me quosdam libros Platonicorum, quos Victorinus quondam rethor urbis
Romae, quem christianum defunctum esse audieram, in Latinam linguam
transtulisset: gratulutis est mihi, quod non in aliorum philosophorum scripta
incidissem, plena fallaciarum & deceptionum secundum elementa hujus mundi:
in istis autem omnibus modis insinuari Deum, & ejus verbum_. Augustinus,
Confess. Lib. VIII. Cap. II.]
Deux autres de leurs docteurs prétendent qu'il avoit connu un de leurs
mystères des plus cachés. (2)
[(2) Justin, martyr, & Clément Alexandrin.]
Et peu s'en faut que les premiers nazaréens ne le reconnussent pour être un
de leurs saints. La nécessité d'appuyer leurs sentimens par l'autorité de
quelque fameux philosophe, dans un tems où chaque particulier embrassoit une
secte, les avoit obligés d'adopter les écrits de Platon, étant les plus
convenables au judaïsme & au nazaréïsme. La plûpart d'entr'eux étoient si
persuadés de la prétendue croyance qu'ils attribuoient à ce philosophe, qu'ils
voulurent près de 796 ans après l'établissement de leur religion, lui accorder
l'esprit de prophétie. Sous le régne de Constantin VI, & d'Irene sa mere, on
ouvrit un sépulcre fort ancien dans lequel on trouva un corps mort, qu'on assura
être celui de Platon. Il avoit une lame d'or à son cou, sur laquelle on avoit
gravé cette inscription: Christ naîtra d'une vierge: je crois en lui; &
tu me verras encore une autre fois au tems d'Irene & de Constantin. (1).
Il eut été facile à des gens libres de préjugés, de voir que la lame &
l'inscription étoient aussi modernes que le tombeau étoit ancien. Mais les
docteurs nazaréens, avides de miracles, adoptèrent celui-là, ou du moins
voulurent le rendre probable; & un certain moine, surnommé l'ange de
l'école, quelques autres écrivains (2), & depuis peu de tems un Jésuite
(3), ont fait sur cette inscription beaucoup de réflexions fort inutiles.
[(1) Ce fait est rapporté par Zonare, historien Grec, traduit en
Latin par Jérôme Volfius, & imprimé à Basle en 1557. Voyez-en le tome
III.
(2) Paul diacre, Lib. XXII. Sigebert. Genebrard. Lib.
III.
(3) Canissius de Beata Virgine, Lib. II.]
[Pages b156 & b157]
Je ne comprens pas, mon cher Brito, quelle est l'idée des nazaréens, de
vouloir appuyer la vérité de leur religion sur de pareilles fables. De
semblables absurdités seroient capables de décréditer la vérité. Je suis
d'autant plus surpris qu'ils donnent dans de pareils travers, qu'ils sont à même
de se passer de toutes ces pieuses impostures. Car enfin (je te parlerai à coeur
ouvert) il est peu de religions dont les preuves soient aussi fortes que celles
de la nation nazaréenne. J'ai eu plusieurs disputes avec quelques sçavans, &
j'étois étonné de certaines choses qu'ils me faisoient presque connoître
évidemment. Il faut avouer que si les prophéties n'ont point été remplies
réellement, elles ont été si parfaitement approchées, que quiconque voudra les
examiner, trouvera nos sentimens bien difficiles à soutenir. Les nazaréens nous
accusent de n'avoir plus d'autres secours pour nous défendre, que dans
l'étymologie & la signification de quelques mots. Ils disent que ne pouvant
nous tirer d'affaire par la clarté du texte, nous cherchons à l'embrouiller par
des gloses ridicules, & par les explications forcées de certaines
expressions. Je suis obligé de convenir quelquefois de ces faits; mais alors je
me rejette sur notre tradition: je me sers des mêmes argumens & des mêmes
armes dont ils se servent contre les adversaires qu'ils ont dans leur propre
croyance. Ils ne peuvent me refuser une chose dont ils tirent eux-mêmes tant
d'avantage, & à laquelle ils accordent tant d'autorité. Ainsi je me sers de
notre tradition comme d'un rempart inexpugnable; j'oppose l'autorité des rabbins
à celle des pontifes, & le talmud aux livres de leurs premiers docteurs;
& si je n'éclaircis pas la dispute, je suis du moins certain de l'éterniser.
Je t'avoue que je serois quelquefois dans un grand embarras, si les nazaréens
papistes me faisoient la même difficulté que forment contre eux les nazaréens
réformés, & qu'ils me réduisissent au seul texte de l'écriture, & à
l'évidence de la lumière naturelle. Cette façon de disputer est terrible: elle
empêche tous les subterfuges. On ne peut faire aucune de ces disparates si
utiles pour éluder le fond de la question. Le seul recours qu'on puisse avoir
est de chicaner certaines expressions, & de donner un tour un peu plus ou un
peu moins avantageux à quelques passages. Je conviens que ç'en est assez pour
disputer pendant des siécles, & qu'il n'en faut pas tant pour faire produire
un nombre de volumes in folio à plusieurs sçavans de différens partis.
Mais dans ces sortes de disputes, quiconque veut les examiner sans préjugés,
juge bien plus aisément de la question débattue, que lorsqu'il concilie les
différentes autorités d'un nombre d'écrivains, & la validité de deux
traditions différentes.
[Pages b158 & b159]
Les nazaréens en général sont charmés d'appuyer leurs raisons par des
miracles & des prodiges. Un événement surprenant, quelque bizarre qu'il
soit, a pour eux autant d'appas qu'une évidence géométrique. Il n'est point de
matière, point de sujet qu'ils n'autorisent par quelque aventure céleste.
Gagnent-ils une bataille, ce n'est pas à leur valeur qu'ils en sont redevables:
c'est à saint George & à saint Victor, qui, quittant le séjour céleste,
viennent batailler à la tête de leurs escadrons, & s'amuser à couper
quelques bras & quelques têtes. (1)
[(1) Bataille d'Iconium, gagnée lors des croisades, Maimbourg. hist.
des Croisades. Liv. V.]
Triste occupation, selon moi, pour quiconque n'est pas frénétique; à plus
forte raison pour des saints. Tu croiras peut-être que ceux qu'ils venoient
secourir étoient d'honnêtes-gens. Point du tout. C'étoient d'infâmes brigands,
qui, sous le voile de la religion & sous le prétexte d'une sainte guerre,
commettoient toutes sortes d'excès, de meurtres & de rapines. Les nazaréens
conviennent de ces faits, & attribuent à ces crimes le mauvais succès qu'eut
cette entreprise. Un nommé Bernard, qui avoit prêché dans toute l'Europe pour
l'exécution de cette expédition, & qui prédisoit les plus belles choses du
monde, fut le premier attrapé par le mauvais succès qu'eut cette guerre sainte.
Pour sauver sa réputation, il n'eut que la ressource d'en rejetter la cause sur
les crimes de ceux qui l'avoient entreprise. Plaisante façon de prédire que
d'annoncer ce qui n'arrivera jamais, & de ne pas dire un mot de ce qui
arrivera effectivement!
Quelque rebutés que dussent être les nazaréens des chimériques idées dont ils
ont été infatués tant de fois; si demain deux moines, qui se seroient acquis
quelque réputation, recommençoient leurs prédications, il se trouveroit encore
une foule d'imbécilles qui iroient pieusement commettre toutes sortes de crimes
dans la Palestine, & sacrifier des hommes au Dieu de paix, à qui le meurtre
& le sang humain sont si odieux.
[Pages b160 & b161]
Les nazaréens conviennent de ce principe. Leur église même fait gloire
d'abhorrer le sang. On croiroit donc que par une suite nécessaire de cette
vérité, ils voudroient ne regner sur les hommes, & ne les éclairer que par
la douceur & la raison. Mais il semble qu'ils ayent une maxime constante de
penser d'une façon & d'agir d'une autre. Rien n'est plus doux, plus
pathétique que leurs discours; rien n'est si dur, si emporté, si violent que
leur conduite: & ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'il se figurent de
colorer l'iniquité de leurs actions par quelques dehors spécieux. Lorsque
l'inquisition fait brûler un Juif en Portugal, elle lui fait un compliment fort
poli; & l'assure que c'est avec une grande douleur qu'elle va le livrer au
supplice: & comme il ne conviendroit pas qu'elle prononçât un arrêt de mort,
elle fait lire la sentence par un juge laïque.
Toutes ces cruautés ridicules me font ressouvenir du plaisant expédient
qu'avoit trouvé le bon archevêque Turpin du tems de Charlemagne. Pour expédier
de tems en tems quelques Sarrasins & autres ennemis, il ne portoit point
d'épée dans les combats, l'église abhorrant le sang; mais il avoit une massue
dans le goût de celle d'Hercule; & il les assommoit épiscopalement. (1)
[(1) Le Boyardo et l'Arioste.]
Il a été un tems où l'on faisoit valoir à un homme la grace qu'on lui
accordoit de ne le mettre qu'aux galeres pour éclairer son esprit. Laissons à
l'erreur des moyens aussi pernicieux, & ne persuadons jamais que par la
douceur & la raison, quand même nous aurions le même pouvoir que les
nazaréens.
Ils parlent sans cesse de la vaste étendue de leur religion, & de la
quantité des prosélites qu'ils font tous les jours. Ils ne voient pas qu'ils
n'attirent que des esclaves au nazaréïsme, au lieu de former de véritables
enfans de leur religion. Les Espagnols croyoient agir pieusement lorsqu'ils
forçoient un nombre d'Indiens à fléchir les genoux devant l'image d'un saint,
& à consentir qu'on les reçût dans la communion nazaréenne jusqu'à ce qu'ils
pussent s'évader des mains de leurs bourreaux, & se sauver chez leurs
anciens compatriotes.
[Pages b162 & b163]
La tyrannie est le préjugé le plus fort contre une religion dans l'esprit
d'un philosophe. Le Dieu de paix ne peut avoir choisi un culte où le sang humain
coule sur les autels. La pieuse cruauté des Espagnols a plus immolé dans un seul
jour de Méxicains à la propagation du nazaréïsme, que les prêtres de Diane n'en
sacrifierent en Tauride pendant toute la durée du paganisme. Que de crimes, de
meurtres, de brigandages occasionnés en Europe depuis deux cent ans, sous le
vain prétexte de religion! Dans quels excès l'esprit humain, frappé de la
superstition, ne se laisse-t-il pas emporter? On a vû le fils enfoncer le
poignard dans le sein de son pere, & croire, en lui perçant le coeur,
s'ouvrir le chemin du ciel. Laissons, mon cher Brito, aux nazaréens des
sentimens aussi pernicieux; & soyons toujours persuadés que la violence est
le dernier secours d'une religion à qui la vérité manque pour persuader.
Porte-toi bien, mon cher Brito, & donne-moi de tes nouvelles.
De Paris, ce...
***
LETTRE XLVI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
Ta lettre, mon cher Isaac, ne m'a pas causé une médiocre surprise; & je
ne doute pas que ton changement n'étonne tous les juifs, & ne touche
sensiblement tes confreres. Je suis assuré que tu as bien réfléchi avant de te
déterminer à embrasser le sentiment des caraïtes. (1)
[(1) Voyez la lettre XLIV.
Mais j'aurois voulu que ta détermination n'eût point été si prompte. On se
figure quelquefois des choses claires qu'on regarde du premier & du second
coup d'oeil comme évidentes; mais qui au troisiéme deviennent problématiques. Tu
me parois trop mépriser l'autorité de la tradition. Je sçais qu'elle doit céder
lorsque le texte est contr'elle; mais aussi elle doit servir à l'éclaircir
lorsqu'il est obscur & semble inintelligible.
[Pages b164 & b165]
Toutes les religions, même celles qui sont les plus contraires à la
tradition, ne la rejettent pas, quand elle paroît s'accorder avec la raison
& les écrits anciens. C'étoit-là ce qu'il falloit examiner. Cependant, je
crains que dans les premiers mouvemens, tu ne lui aies ôté jusqu'au moindre
crédit. Il paroît par la lettre que tu m'as écrite, que les endroits où tu l'as
trouvée contraire à la vérité, t'ont fait négliger d'approfondir si elle étoit
juste & véritable dans d'autres. De quelque manière que cela soit, & de
quelque façon que tu penses, rien ne sçauroit diminuer ma tendresse pour toi. Je
t'aimois rabbiniste: je t'aimerai caraïte; & te fisses-tu nazaréen, mon
coeur te suivroit au milieu de leurs temples. Je n'imiterai point la foiblesse
des faux amis de notre siécle. Ils ignorent les droits que l'amitié a sur les
coeurs vertueux, que l'estime & la sympathie ont unis. Ce lien, chez eux,
n'est qu'une espèce de commerce fondé sur la nécessité ou sur la bienséance,
quelquefois même sur le plaisir. (1)
[(1) 0n peut faire aux amis de notre siécle les reproches que Cicéron faisoit
aux Epicuriens. «Quelques-uns des Grecs, dit-il, qui ont même passé pour sages
parmi eux, ont eu des sentimens fort extraordinaires, sur-tout ce que je viens
de dire, car il n'y a point d'extravagance, où les subtilités de ces gens-là ne
les conduisent. Les uns disent qu'il faut éviter les amitiés trop étroites, pour
ne pas se charger du soin des affaires des autres; chacun ayant assez des
siennes, & rien n'étant plus importun que d'entrer trop avant dans celles
d'autrui: & que les amitiés les plus commodes sont celles dont les rênes,
pour ainsi dire, sont plus lâches, & qu'on peut allonger & accourcir
comme on veut, puisque, pour vivre heureux, le secret est de se tenir exempt de
toutes sortes de soins; ce qui n'est pas possible, lorsqu'on est occupé des
affaires des autres, & qu'on est toujours pour eux comme dans les douleurs
de l'enfantement.» Nam quibusdam, quos audio sapientes habitos in Graeciâ,
placuisse opinor mirabilia quoedam. Sed nihil est quod illi non persequantur
suis argutiis: partim fugiendas esse nimias amicitias, ne necesse sit unum
sollicitum esse pro pluribus: satis superque esse suarum cuique rerum: alienis
nimis implicari molestum esse, quàm laxissimas habenas habere amicitiae, quas
vel adducas cum velis, vel remittas. Caput enim esse ad beate vivendum
securitatem, quâ frui non possit animus, si tanquam parturiat unus pro
pluribus. Cicero de amicitiâ, Cap. XIII.]
Les femmes sur-tout, n'ont guères d'amis que dans ce goût. Le plaisir les
unit, le plaisir les sépare, & elles sont plus legères en amitié qu'elles ne
le sont en amour.
[Pages b166 & b167]
Il est à Paris vingt mille femmes qui n'ont eu qu'un amant en leur vie, &
qui n'ont pas conservé trois mois de suite le même ami. Cette thèse te paroîtra
un peu outrée. Tu douteras sur-tout s'il est possible que dans une ville où les
femmes passent pour galantes, il s'y en trouve vingt mille qui n'ont eu qu'un
amant. Tu m'accorderois plutôt qu'il y a vingt mille femmes qui n'en ont point
eu, que d'avouer qu'elles se sont tenues au premier. Il me semble que je
t'entens dire, qu'il faut qu'une femme soit plus sage pour n'avoir qu'un
amant, que pour n'en point avoir. Quel effort fait-elle de se passer d'un
plaisir qu'elle ignore? Sa vertu n'a point à combattre des idées dangereuses,
qui retracent dans l'esprit certaines situations, qui sont les plus terribles
séductions des femmes qui ont aimé.
Je conviens avec toi que mon opinion a quelque chose qui surprend. Mais quand
on l'examine, elle paroît plausible, & l'on ne peut guères refuser de s'y
ranger. Le caractère d'infidélité qu'on donne aux femmes, est principalement
fondé sur le droit que les hommes ont jugé à propos de s'approprier, de leur
prescrire des règles sévères, presque impossibles à observer, & de s'en
dispenser eux-mêmes. Ils ont cru qu'ils étoient en droit d'exiger des femmes
qu'elles surmontassent la voie de la nature, tandis qu'ils se sont accordé le
privilège de prévenir tous leurs desirs, & de céder à tous leurs mouvemens.
Il faut donc, pour juger de l'humeur volage qu'on dit être le partage du beau
sexe, réduire les choses dans une juste équité, ne pas leur demander des actions
impossibles; examiner, préjugé à part, si quelque légéreté qu'on attribue aux
femmes, elles ne sont pas encore cent fois moins inconstantes que les hommes.
Lorsqu'un petit-maître devient infidèle, sa conduite est justifiée par son
état: il remplit son emploi, & personne ne se récrie sur sa perfidie. La
maîtresse qu'il abandonne n'est qu'un triomphe de plus pour lui. Mais si elle
veut se venger de l'infidélité de son amant; si, pour le punir, ou pour le
rappeller par la jalousie, elle lui donne un rival, c'en est fait, c'est une
infidelle, une coquette, une volage. Toute la nation des amans la condamne sans
retour: la même action qui fait la gloire du petit-maître, perd à jamais la
femme qui a été assez malheureuse que d'avoir du goût pour lui.
[Pages b168 & b169]
Un mari jaloux, bizarre & bourru, bigot, se figure des chimères: il prend
pour des réalités les visions frénétiques dont il est agité. Toute la société
maritale prend son parti. On le plaint. On condamne son épouse sans
l'entendre: le beau sexe entier est englobé dans l'arrêt foudroyant que porte
contre elle le jaloux sénat; & de génération en génération, chaque pere la
cite comme un exemple d'infidélité à son fils qu'il instruit dans ses jalouses
maximes.
Un fat prend des airs auprès d'une femme qu'il ne connoît que médiocrement.
Il lui parle à l'église, la lorgne à l'opéra, l'ennuie par ses fadeurs à la
promenade. En voilà assez pour persuader au public qu'il est bien avec elle.
Pour le prix d'avoir été excédée par un sot, elle acquiert la réputation de
l'avoir écouté: & si elle est assez malheureuse pour en rencontrer plus
d'un, ce sont autant d'amans que le public lui donne.
Voilà, mon cher Isaac, une partie des raisons qui font décider de
l'inconstance du beau sexe. La multitude juge dans cette occasion comme dans
toutes les autres: son jugement n'est pas plus judicieux qu'il l'est
ordinairement. Deux raisons me font croire que les femmes sont plus constantes
que les hommes. La première est une espèce de honte attachée à leurs légéretés,
qui, quoi qu'on dise, les contraint beaucoup. La seconde est vivacité de leurs
sentimens. L'homme le plus tendre est paitri de glace, comparé à une femme qui
aime véritablement. C'est chez le beau sexe que l'amour exerce tous ses droits.
C'est à lui qu'il fait sentir toute la force de ses transports & de ses
mouvemens, mêlés de tendresse, de crainte, de colere, de dépit, d'espoir, de
jalousie. Toutes ces passions regnent dans le coeur d'une femme amoureuse.
Tantôt elles se succédent l'une à l'autre: quelquefois elles agissent toutes
ensemble.
L'histoire nous a conservé le nom & les actions d'un nombre de femmes qui
se sont distinguées par leur confiance & leur fidélité. Sans aller chercher
dans les siécles éloignés, on voit tous les jours des passions qui justifient
mon opinion. J'ai entendu dire à un docteur nazaréen de mes amis, grand
directeur de consciences, que l'amour délicat & tendre est le plus rude
ennemi que trouve chez les femmes le tribunal on l'on absout les Parisiens de
leurs péchés.
[Pages b170 & b171]
Je t'ai parlé dans mes lettres précédentes de cette espèce de piscine
spirituelle où les moines ont le droit d'effacer les péchés, moyennant certaines
oraisons qu'ils font réciter, ou quelques jeûnes qu'ils ordonnent. Ils
conviennent tous qu'une femme qui a eu plusieurs passions sacrifie souvent ses
amans pour éviter de jeûner trois samedis. Mais ils assurent qu'une femme dont
le coeur n'a encore été sensible qu'une fois, aime mieux observer dix carêmes,
que supprimer un seul coup d'oeil, ou le rendre moins tendre.
Tu me demanderas peut-être pourquoi les femmes qui sont attachées à leurs
amans ont si peu de stabilité sur ce qui regarde leurs amis? Je te répondrai que
chez elles l'amitié n'est ordinairement qu'un prétexte pour favoriser l'amour.
Qui dit ami du coeur chez les femmes, dit confident. Son regne ne dure qu'autant
qu'il remplit bien sa charge. Dès qu'il la néglige, ou qu'il n'est plus utile,
son crédit tombe: il devient indifférent, & quelquefois à charge. Les
secrets qu'on lui a confiés le font craindre: on est obligé de le ménager: cette
contrainte attire souvent la haine après elle. Ne crains point, mon cher Isaac,
que notre amitié ait un sort pareil, Elle est fondée sur la vertu, &
cimentée par l'estime: rien ne sçauroit l'ébranler. Tes jours me sont aussi
chers que les miens: Pylade n'aima pas Oreste avec plus de tendresse. Je
t'avouerai que je suis dans des craintes mortelles depuis que tu m'a appris ton
changement. Je voudrois qu'il ne fût connu que lorsque tu seras sorti de
Constantinople. Ecris-moi dans l'instant que tu t'embarqueras, & songe à
l'inquiétude où je suis. J'appréhende la haine de tes confrères. Je connois
l'humeur vindicative de notre nation. Il n'est rien que tes confrères ne fassent
pour te punir de les avoir abandonnés. Je vais te citer un exemple de leur
fureur.
Lorsque Spinosa eut publié son livre, les juifs furent enragés contre lui.
Ils le regarderent comme un apostat d'autant plus dangereux, qu'il connoissoit à
fond tous les principes de notre loi, sçavoit parfaitement l'Hébreu, &
pouvoit nous nuire beaucoup. Cependant il n'avoit point encore quitté notre
communion: il alloit par manière d'acquit à la synagogue. Un jour qu'il en
sortoit, un juif fanatique lui donna un coup de couteau. Heureusement pour lui
la blessure ne fut pas mortelle. Il quitta entièrement la foi d'Israël, &
n'eut plus de commerce avec nous après l'accident qui lui étoit arrivé.
[Pages b172 & b173]
De tous tems notre nation a été vindicative: elle a même poussé son
ressentiment jusqu'à la perfidie. Le soin que j'ai de tes jours m'oblige à
parler contre mes freres: mais enfin, ta sûreté est une excuse légitime des
forfaits que je révèle. Tacite, historien Romain, dont l'autorité est d'un grand
poids, accuse nos peres d'avoir eu pour tous ceux qui n'étoient pas de leur
croyance, une haine & une antipathie cruelle. Quelques écrivains François
assurent que nous ne fumes chassés de leur pays, que par rapport aux maux que
nous cherchions à faire à la nation entière. D'autres disent qu'on nous accusa
d'avoir voulu empoisonner les puits & les fontaines. Les chevaliers de
Malthe nous reprochent d'avoir été la cause de la perte de Rhodes, en haine de
leur religion. Au nom du Dieu de nos peres, mon cher Isaac, prens tes
précautions, & songe à te conserver.
Si tu réfléchis combien les préjugés que nous inspire la superstition sont à
craindre, tu verras que tu ne sçaurois trop prendre de précautions pour te
garantir des coups qu'on pourroit te porter. Ils sont d'autant plus dangereux,
qu'ils sont couverts du voile de la religion. Combien de fois ne s'est-on pas
servi de ce spécieux prétexte pour colorer les vices les plus cachés? Le
fanatisme, sous le nom de zèle pour le nazaréisme, a privé la France du plus
grand de ses rois. La superstition monacale attenta plusieurs fois à ses jours.
Enfin, un monstre vomi par l'enfer, encouragé par les restes de la ligue, séduit
par les discours pernicieux des prêtres, nourri dans la rebellion, & né pour
le malheur de sa patrie, exécuta dans un moment ce que vingt batailles n'avoient
pû faire.
La haine qui naît de la division de religion est implacable. Elle semble
justifier chez la plûpart des gens, les forfaits les plus énormes. Les prêtres
intéressés dans cette querelle, aigrissent les esprits par leurs prédications,
par leurs exhortations & par leurs exemples. Les peuples suivent avidement
ceux qui sont à la tête de leur religion. Ils sont accoutumés à les regarder
comme les oracles de la divinité. Et juge quel crime un esprit foible ne
commettra point, lorsqu'il croira exécuter la loi du tout-puissant, &
s'assurer une félicité parfaite?
[Pages b174 & b175]
Songe, mon cher Isaac, à ce que je te dis. Crains tes confreres les rabbins;
crains les autres juifs, & crains enfin tous ceux que ton changement
intéresse. Vis aussi paisible & content que je le souhaite.
De Paris, ce...
***
LETTRE XLII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je vais partir bien-tôt pour Venise, mon cher Monceca; & je ne serai pas
encore huit jours à Turin. Je t'ai déja écrit ce que j'avois remarqué, dans les
moeurs des Piémontois, qui m'eût le plus frappé, & depuis ma dernière
lettre, j'ai découvert fort peu de chose. La façon de vivre de cette nation est
si uniforme, qu'elle ne fournit pas ce nombre de réflexions qu'on est à portée
de faire à Paris. On vit & l'on pense à Turin le dernier jour de l'année
comme on y a vécu & pensé le premier. La façon de s'habiller est la seule
chose où l'on apperçoit du changement. Les dames & les petits maîtres
suivent assidûment toutes les modes Françoises. Mais l'on ne voit point ici de
ces changemens subits de moeurs & de coutumes. Cette nation est incapable
d'être le matin infatuée de certaines opinions, & le soir persuadée du
contraire: elle n'a ni assez de vivacité ni assez d'inconstance. Si S. Paris eût
acquis à Turin le crédit qu'il avoit il y a quelque tems à Paris, il l'auroit
toujours conservé; au lieu que ce pauvre saint n'a plus pour lui que quelques
fanatiques & quelques harangeres.
On honore infiniment dans ce pays un certain Philippe de Néri, qu'on dit être
auprès de Dieu l'avocat & le protecteur de la ville de Turin. Il a un temple
magnifique (1), orné de tableaux des plus grands peintres. (2)
[(1) Cette église n'est point encore achevée: on y travaille, & ce sera
un des beaux morceaux qu'il y ait en Italie.
(2) Il y en a un de Carlo
Maratti, un autre du Trevisani, & un troisiéme du fameux Solimène. C'est
celui-ci qui représente la réception de ce Philippe dans le ciel.]
Il est peint dans un porté par des anges & des chérubins; & Dieu le
reçoit dans sa gloire. Devant cette image brûlent incessamment nombre de lampes.
C'est-là où les Piémontois vont offrir leurs voeux, & adresser leurs prieres
à leur protecteur.
[Pages b176 & b177]
Auprès de cet autel est le sanctuaire, où les nazaréens prétendent que Dieu
fait son séjour; mais pour un particulier qui adresse ses voeux directement à
Dieu, il en est cent qui ne les y font parvenir que par le canal de Philippe de
Néri.
Les nazaréens, & sur-tout les Italiens, semblent n'oser parler à Dieu
même: ils agissent comme certaines personnes, qui, ayant offensé quelqu'un,
n'ont ni la force, ni le courage de soutenir sa présence, & font faire par
un tiers des propositions d'accommodement. Je leur ai demandé s'ils croyoient,
lorsqu'ils s'adressoient à Philippe de Néri, que Dieu ne les entendît pas; s'ils
pensoient qu'il fût possible que tout ne fût pas présent à Dieu? Ils m'ont
répondu qu'ils n'oseroient soutenir une pareille erreur. S'il est ainsi,
leur ai-je dit, & que Dieu sçache votre conversation avec Philippe de
Néri, que ne vous adressez-vous à lui directement? Ce sont des cérémonies
évitées, des longueurs abrégées: car dans le tems que votre protecteur fait son
rapport, Dieu vous eût déja exaucé.
Les nazaréens éludent ces raisons par de vains sophismes; ils prétendent que
par l'intercession d'un saint, dont les prières sont toujours pures & bien
reçues du tout-puissant, on obtient plus facilement ce qu'on demande. Pauvres
aveugles! qui ne voient pas que c'est la pureté & la disposition du coeur de
celui qui prie en terre, qui détermine les bienfaits du ciel. Sans cela, un
coquin & un malheureux pourroient se flatter d'obtenir de la miséricorde de
Dieu autant qu'un honnête-homme. Dieu ne jugeroit des coeurs que par le canal
des saints. La cour céleste deviendroit une jurisdiction Normande: l'on seroit
sauvé ou damné selon qu'on auroit eu un bon procureur ou un bon avocat, dont on
captiveroit l'amitié par un grand nombre de flambeaux brûlés à son honneur, ou
par quelques autres présens. Si cela étoit ainsi, je t'assure, mon cher Monceca,
que ce Philippe de Néri auroit bien de l'occupation, & qu'il seroit obligé
d'être chargé des affaires de tous les habitans de Turin.
Je fus hier dans une fête qui se célébra en son temple. Un moine fit son
panégyrique. Il le loua beaucoup de ne s'être point marié, & d'avoir empêché
que tous ses disciples ne pussent agir différemment, en les obligeant, ainsi que
lui, de s'attacher à l'ordre de la prêtrise, dont sont exclus tous ceux qui ne
gardent pas le célibat.
[Pages b178 & b179]
Ce prédicateur s'étendit beaucoup sur l'observance de la chasteté & sur
l'état de pureté. Il en fit un portrait si avantageux, que le contre-coup en
étoit terrible pour le mariage. Je fus très-étonné qu'on permît de débiter en
public des maximes aussi contraires au bien de la société. Si tous ces
gens, disois-je en moi-même, qui écoutent ce déclamateur, restent
persuadés de ses sophismes, bientôt le Piémont sera dépeuplé: on ne verra plus
que des prêtres, des moines & quelques dévots pendant un tems. Bientôt après
il faudra que la société périsse, que le pays se détruise. Selon ce prédicateur,
l'état du célibat est beaucoup plus pur & beaucoup plus convenable au
nazaréïsme. Dans une religion, ceux qui la croient, doivent chercher d'aller à
la perfection. Tous les Piémontois suivront donc ses conseils; & en gardant
le célibat, ruineront la société.
Nous pensons bien différemment, mon cher Monceca. Dans notre sainte religion,
la multiplication nous est ordonnée: elle nous est promise & accordée par le
ciel comme une marque essentielle de sa bonté. La vanité a occasionné en partie
la suppression du mariage chez les pontifes nazaréens. Ils crurent par-là se
rendre plus respectables au peuple. On dit que, lorsqu'ils s'assemblerent pour
décider cette question, tous les vieux furent du sentiment de continuer aux
prêtres la permission de se marier; & qu'il n'y eût que les jeunes qui s'y
opposerent fortement, & eurent le dessus. Depuis ce tems-là, les désordres
qui ont suivi cette ordonnance ont fait regretter à tous les gens sensés la
privation des anciens usages. Un des souverains pontifes nazaréens dit
expressément dans ses écrits, qu'il seroit très-nécessaire, pour prévenir
& arrêter bien des crimes, de remettre les choses sur l'ancien pied.(1)
[(1) C'est le pape Pie II. Parmi ses sentences & ses proverbes on trouve:
Sacerdotibus magnâ ratione sublatas nuptias, majori restituendas videri.
Platina in Vitis Summ.Pontif. Rom. Edit. Venet. ap. Guill. de Fontaneto 1518.
in-folio, folio 155 verso. Con ran ragione le nozze sono state tolte á
sacerdoti, con maggiore se gli doveriano restituire. Hist. di Platina, pag.
399. d'Ediz di Venezia, appresso Giacomo Leoncino 1572. in-folio. On a
défendu le mariage aux prêtres, par de grandes raisons; mais par de bien plus
grandes, on devroit le leur permettre. Histoire de Platine, sous_ Pie II.
C'est un pape,& un pape sçavant qui parle. On a voulu constater la fidélité
de ce passage.]
[Pages b180 & b181]
Lorsque le prédicateur eut achevé son panégyrique, on chanta plusieurs hymnes
en musique; & le fameux Somis dont je t'ai parlé, y joua du violon, d'une
manière si parfaite, qu'il sembloit par l'effet de l'harmonie qui sortoit de son
instrument, que les ames de tous ceux qui l'écoutoient fussent en extase. Dans
toutes les louanges qui furent prodiguées à Philippe de Néri, il fut fait fort
peu mention de Dieu: l'on ne l'invoqua que vers la fin de la fête, & lorsque
la cérémonie alloit finir.
Au sortir du temple nazaréen, je demandai où je pourrois encore entendre
jouer ce fameux musicien, qui m'avoit ravi & enchanté? J'avois oui à Rome un
nommé Motanari, élève du fameux Corelli, pere de l'harmonie. Il avoit autant
d'exécution que ce Piémontois, mais il n'avoit ni son goût ni sa douceur, ni son
coup d'archet. Les Grecs eussent à coup sûr élevé une statue à un si habile
homme. Il se seroit trouvé nombre de gens qui auroient certifié qu'Appollon
avoit couché avec sa mere. On lui eût soutenu à lui-même qu'il n'étoit pas le
fils de son pere: & après sa mort, il eût eu dans Athènes les mêmes honneurs
que Philippe de Néri à Turin. On me dit que je pourrois l'entendre jouer dans un
concert qui se donne une fois toutes les semaines chez un riche particulier. Je
priai un de mes amis de m'y conduire; & j'ouis un autre musicien (1), qui,
pour le violoncelle, égaloit Somis dans son instrument.
[(1) Lanceta.]
Il me sembloit que le ciel avoit fait ces deux musiciens l'un pour l'autre,
qu'ils étoient seuls dignes de concerter ensemble. Ce que je trouvai de
surprenant, fut le peu de belles voix que j'entendis. A peine y a-t-il une ou
deux personnes dans Turin qui chantent passablement. Les Piémontois ont d'aussi
excellens symphonistes, qu'ils ont de méprisables chanteurs. Cependant comme
cette nation est riche en bonne opinion, elle a peine à convenir de ce fait.
La peinture à Turin est aimée & chérie de même que dans tout le reste de
l'Italie. Actuellement, il n'y a que des barbouilleurs dans cette ville, si l'on
en excepte un nommé Beaumont, peintre du roi de Sardaigne. Il colorie assez
passablement, & dessine correctement: mais il est froid, peu sçavant dans
l'histoire, prévenu pour ses ouvrages, qui sont fort au-dessous de la perfection
où il croit les mettre.
[Pages b182 & b183]
Il y avoit, il y quelque tems, dans ce pays un peintre appellé le chevalier
Daniel, Flamand de naissance, bon coloriste, ainsi que le sont ceux de son pays,
& meilleur dessinateur qu'eux. Il est mort depuis quelque tems. Ce Beaumont,
dont je viens de te parler, a eu la place qu'il occupoit.
En général, les Piémontois aiment assez les beaux arts; mais ils sont fort
ignorans dans les sciences, ainsi que je te l'ai déja dit dans mes premières
lettres. Quand ou leur parle des divers sçavans de l'Europe, ils demandent s'ils
sont bons catholiques. Si l'on s'avise de leur dire qu'ils sont Arminiens,
réformés, jansénistes, juifs; alors chez eux le Clerc passe pour un benêt, Bayle
pour un sot, Arnaud pour un menteur, & Léon de Modène pour un ignorant. Ils
sont surpris qu'on ose soutenir qu'on puisse avoir le sang commun, dès qu'on est
séparé de leur communion. Quiconque ne croit pas ce que croient les moines, n'a
ni science dans ce monde, ni salut dans l'autre. Les bibliothéques des sçavans
du pays sont composées de beaucoup de théologiens citramontains, & de
quelques poëtes Italiens. Ceux qui se piquent de connoître les langues vivantes
joignent à ces livres quelques romans & quelques historiettes Françoises,
que les libraires tirent de Genève, & l'on réimprime tous ces petits
ouvrages. Tu vois, mon cher Monceca, qu'un homme qui étudieroit quarante ans
dans ces bibliothèques, ne feroit que s'éloigner du vrai, & se remplir de
chimères. Juge par-là de la justesse d'esprit des philosophes Piémontois.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & ne m'écris plus qu'à Venise.
De Turin, ce...
***
LETTRE XLVIII.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Depuis que je suis à Paris, mon estime pour les sçavans est redoublée. Je
n'avois pas réfléchi à Constantinople sur l'excellence de leur état & sur la
grandeur de leur ministère. Je les regarde aujourd'hui comme les précepteurs du
genre humain, & comme les organes dont la divinité se sert pour révéler aux
hommes les secrets de la nature.
[Pages b184 & b185]
Loin de penser comme les Piémontois, qui ne considerent que les sçavans de
leur religion, j'estime la science & le mérite par-tout où je les apperçois.
Je les révère dans un nazaréen, dans un mahométan: & faisant abstraction de
ce qui regarde la foi, je profite des lumières de ceux qui peuvent m'éclairer.
On accuse les sçavans d'avoir de la hauteur & de la fierté. Ce n'est
pas-là le caractère des gens qui ont acquis une juste réputation. Personne
n'étoit plus uni que Bayle, plus sociable que Descartes & Gassendi, &
plus modeste que Locke. Ceux qui parlent ainsi des véritables sçavans, les
confondent avec certains auteurs, qui se croient aussi parfaits que le public
les mésestime. Racine resta une année à composer sa tragédie de Phédre,
chef-d'oeuvre du théâtre. Avant de la faire jouer, il consulta longtems ses
amis, corrigea plusieurs endroits par leurs conseils, & attendit la réussite
de son ouvrage pour oser s'assurer de sa bonté. Pradon fit la même piéce dans un
mois, la donna hardiment, assura le public qu'elle étoit excellente. Il lui
arriva ce qui arrive ordinairement aux demi-sçavans: son ouvrage alla bientôt
chez les beurrières, au lieu que celui de Racine plaira à la postérité la plus
reculée.
La retenue & la modestie sont le partage des grands-hommes. Contens des
louanges qu'ils méritent, ils ne vont point les mendier. Ils en sont d'autant
plus louables, que si la vanité est pardonnable, c'est dans un homme qui mérite
des éloges aussi éclatans que ceux qui conviennent à bien des sçavans.
On accorde tous les jours des honneurs à un fat noble, fils d'un fat noble,
petit-fils d'un fat noble, arrière-petit-fils d'un fat noble. Parce qu'un homme
compte une longue suite d'aïeux ignorans & ridicules dont il suit
parfaitement l'exemple, il a le droit d'être exempt d'un nombre d'impôts, &
jouir de plusieurs priviléges qui l'élevent au-dessus du reste de ses
concitoyens. Que m'importe à moi, qu'un homme ait eu un de ses peres capitaine
d'une compagnie de chevaux dès le tems des croisades? Quoi! je serai obligé
d'honorer un imbécille, parce qu'un de ses ayeux aura été assommé par un
Sarrazin, ou parce qu'il aura fait le voyage d'outre-mer? Et je verrai avec
indifférence un homme utile au monde entier, dont les préceptes moraux forment
les moeurs des peuples; dont les découvertes mathématiques enrichissent les
nations; dont la science transmet à la postérité la plus reculée l'histoire de
notre siécle, ou celle des tems passés? Il faut être fou ou aussi imbécille que
celui qu'on honore, pour préférer la chimérique noblesse à la science & à la
vertu.
[Pages b186 & b187]
Les hommes sont bien revenus de cette soumission servile qu'ils avoient pour
de vieux contrats. Il a été un tems où l'on avoit dans toute l'Europe autant de
respect pour les vieux titres, que les Egyptiens en eurent autrefois pour les
crocodiles & pour les oignons de leurs jardins. On a secoué cette servitude,
l'on a rélégué cette superstition chez les petits princes d'Allemagne. Dans ce
pays, tout homme, qui pour le malheur du genre humain, naît, baron, ou seigneur
de terre, a le droit de tourmenter quelques misérables paysans. Il se croit l'un
des premiers souverains du monde, quoique ses terres n'ayant pas souvent une
lieue d'étendue. Son ignorance crasse, qui le laisse ignorer si le monde en a
plus de deux cent, est la chose qui puisse excuser sa vanité. On trouve
communément dans bien des pays de ces petits tyrans, qui n'ont de la noblesse
que l'ancienneté, des moeurs que la corruption, & de l'homme que la
ressemblance. Penses-tu mon cher Brito, qu'une personne qui se sert de la
lumière naturelle, puisse préférer à des gens illustres par leur science, &
recommandables par leur candeur, ces nobles réduits au seul instinct? Parce
qu'un homme aura le droit d'ajoûter à son nom le titre de duc ou marquis,
auroit-il celui d'en imposer aux gens de bon sens? Il faudroit alors que la
noblesse devînt un enchantement chez les imbécilles.
La postérité régle sagement les récompenses dûes aux sçavans qu'elle égale
aux plus grands princes. Trois mille ans après leur trépas, leur gloire n'est
pas ternie par celle des héros les plus renommés. Homère est aussi connu
qu'Achille, & le nom de Virgile aussi fameux que celui d'Auguste. L'habile
historien, le poëte célèbre, le grand philosophe conserve un avantage sur le
conquérant et le général. La mémoire des uns ne présente à l'imagination que le
souvenir de quelques actions passées; mais les ouvrages des sçavans
transmettent, font revivre d'âge en âge leur génie & les connoissances de
leurs auteurs. Vingt siécles après leur mort, ils parlent encore avec autant
d'éloquence & de vivacité que de leur vivant; & leur esprit se
communique à tous ceux qui lisent leurs écrits.
[Pages b188 & b189]
L'on retrouve de nos jours Horace & Virgile, tels qu'ils étoient à la
cour d'Auguste. Les héros qui ne se sont illustrés que par leurs actions, ont
beaucoup moins d'empire sur nos coeurs. Le simple récit d'un fait touche moins
qu'une conversation vive & animée: & c'est la façon dont les bons
écrivains agissent sur notre esprit. J'entre dans les peines d'Ovide lorsque je
lis ses élégies. Je parcours la nature pas à pas dans les oeuvres de Lucrèce. Il
me semble que je l'entens lui-même m'en développer les secrets les plus cachés.
Les héros doivent infiniment aux poëtes & aux historiens. Rarement
ceux-ci leur sont-ils redevables. Achille doit une partie de sa gloire à Homère.
S'il n'y avoit point d'historiens, à peine sçauroit-on qu'il y ait eu un
Alexandre. Ce prince connut combien un grand monarque, un général habile, un
fameux conquérant doit s'estimer heureux de trouver un écrivain célèbre qui
veuille bien transmettre à la postérité les principaux événemens de sa vie. Que
de héros aussi fameux qu'Achille & Ulysse, sont dans un oubli éternel pour
n'avoir pas eu un Homère qui ait éternisé leurs actions?
Je ne sçais, mon cher Brito, si tu seras de mon sentiment. Je regarde un
véritable sçavant comme un homme destiné à jouer dans le monde & dans la
postérité un rôle supérieur à celui de bien des princes & de bien des
monarques. Qui sont ceux qui connoissent cette foule de rois, qui n'ont eu sur
leur trône d'autre gloire que celle d'avoir vécu dans une molle indolence, &
qui n'ont semblé être revêtus de la royauté, que pour montrer qu'ils étoient
incapables d'en soutenir le poids? Leurs noms se trouvent dans les tables
chronologiques des empires. Quelques personnes qui lisent l'histoire, sçavent
qu'en telle année il regnoit un tel prince. Le reste du monde entier, ou ignore
s'il a vécu, ou ne connoît que son nom. Mais lorsqu'un sçavant laisse à la
postérité ses ouvrages, de siécle en siécle, il devient plus fameux: le tems ne
sert qu'à relever son mérite. On le reçoit pour citoyen dans toutes les nations:
l'on traduit ses écrits dans toutes les langues différentes. Du fond du Nord
jusqu'aux climats où le soleil se lève il est connu, révéré & chéri.
[Pages b190 & b191]
Les enfans, les gens d'un âge mûr, les vieillards, tous connoissent ses
ouvrages; en sçavent des morceaux qu'ils se font un plaisir de réciter; &
les peres de famille comptent pour une partie de l'héritage qu'ils laissent à
leurs enfans le recueil & l'assemblage des écrits des grands-hommes. C'est
dans ces bibliothéques. aujourd'hui si communes en Europe, qu'un sçavant se voit
multiplier, même de son vivant: il fait transpirer le génie qui l'anime dans les
divers royaumes de l'Europe; & dans le même instant, il persuade, il
arrache, il ravit le coeur d'un homme enfermé dans son cabinet à Stockholm &
d'un autre qui vit au milieu de Paris.
Le pouvoir que les ouvrages ont sur l'esprit de ceux qui les lisent, produit
quelquefois une estime & une vénération plus forte que ne l'inspireroit la
personne des auteurs. Je ne crois pas qu'aucun nazaréen eût jamais voulu
canoniser Socrate, s'il l'avoit connu particulièrement lorsqu'il vivoit. Un
docteur de ces derniers tems étoit tenté toutes les fois qu'il lisoit la belle
mort de ce philosophe de le mettre au nombre des bienheureux nazaréens. Il avoue
qu'il avoit une peine infinie à s'empêcher de dire, S. Socrate, priez pour
nous. (1)
[(1) Vix tempero quin dicam Sancte Socrates, ora pro nobis. Erasmus in
Colloquiis.]
Combien de nobles, de princes & de généraux vivoient du tems de ce
grand-homme, qui nous sont entièrement inconnus? Combien sont parvenus jusqu'à
nous, à qui nous n'accordons ni notre estime, ni notre attention?
Crois-moi, mon cher Brito, quelque chose que publie l'ignorance, l'étude est
le vrai chemin pour parvenir à la postérité la plus reculée. (1)
[(1) «Par l'étude, dit un ancien, le philosophe devient plus sage; le
guerrier plus intrépide, & plus expérimenté; le souverain apprend à
gouverner avec équité; & il n'est personne dans l'univers, en quelque rang
que la fortune l'ait placé, à qui l'étude des sciences ne communique & ne
donne de nouvelles perfections: «Desiderabilis eruditio litterarum, quoe
naturam laudabilem eximiè reddit ornatam. Ibi prudens invenit unde sapientior
fiat. Ibi bellator reperit unde animi virtute roboretur. Inde princeps accipit
quemadmodum populos sub aequitate componat. Nec a1iqua in mundo potest esse
fortuna, quam litterarum non augeat gloriosa notitia. Cassiodot. Vat.
Libr.I. pag.3.]
C'est un moyen qui est offert au pauvre comme au riche, au roturier comme au
noble: la vertu, l'application sont les seuls droits qu'on ait pour y faire plus
de progrès que les adversaires. Je ris lorsque je vois certaines gens se flatter
d'aller à la postérité, parce qu'ils vont se faire assommer sur une bréche.
[Pages b192 & b193]
Il n'est point de petit gentilhomme de campagne, qui, devenu lieutenant
d'infanterie, ne se flatte de transmettre son nom aux races futures. Il croit
que l'univers s'occupera un jour à sçavoir si le chevalier de Figeac, Cognac,
Reignac, &c. mourut dans son village, ou dans une tranchée. Personne n'a
mieux défini que Racine les honneurs subalternes de la guerre, & l'état de
simple officier; lorsqu'Agrippine accuse Burrhus d'ingratitude, elle lui
reproche qu'elle l'a pû laisser vieillir
Dans les honneurs obscurs de quelque légion.
L'idée que la plûpart des François ont de croire que la postérité
s'entretiendra de toutes leurs actions; & le préjugé dans lequel sont les
plus petits gentilshommes, qui pensent être faits pour attirer sur eux les
regards de toute l'Europe; sont des moyens, dont l'état se sert avantageusement:
l'on trouve toujours des gens prêts d'affronter les périls, la faim & la
fatigue, par la seule espérance de s'élever au-dessus du vulgaire. Pour un qui
réussit dans ses projets, trente mille meurent dans les honneurs obscurs des
légions. Mais c'est assez que l'exemple d'un seul, pour encourager &
animer tous les autres.
Le chevalier de Maisin, dont je t'ai parlé souvent, m'a raconté un plaisant
trait d'un gentilhomme campagnard, qui avoit passé les dernières années de sa
vie au service. Enfin, rebuté par les blessures, les travaux & le peu
d'espérance qu'il voyoit à son avancement, il se retira dans son village pour y
finir ses jours tranquillement. Il conservoit cependant dans sa retraite
l'humeur guerriere & militaire. Il entretenoit perpétuellement son curé
& ses paysans de ses exploits passés, & même de ceux qu'il eût fait s'il
eût continué de servir. Il tomba malade; & étant réduit à l'extrémité, le
curé lui proposa d'exécuter certaine cérémonie qu'on observe chez les nazaréens,
lorsqu'on est aux portes du trépas, qu'ils croient très-essentielle, & qui
consiste dans certaine huile, avec laquelle un prêtre frotte les principaux
membres du malade. L'officier consentit à tout: & comme le curé alloit faire
ses fonctions. Monsieur, lui dit-il, puisque je suis assez malheureux
que de mourir dans mon lit, après avoir échappé de dix batailles & de vingt
siéges, adoucissez, s'il vous plaît, ma peine: ne me soumettez point à la
cérémonie des bourgeois. Changez-y de grace quelque chose; & si pour être
sauvé, il faut absolument que je sois frotté, je crois que de l'eau-de-vie mêlée
avec de la poudre à canon seroit un onguent qui conviendroit mieux que de
l'huile à mon état de militaire, & à ma condition de noble.
[Pages b194 & b195]
Porte-toi bien, mon cher Brito, & songe à vivre heureux & content.
De Paris, ce...
***
LETTRE XLIX.
Jacob Brito à Aaron Monceca.
Je suis arrivé à Venise depuis six jours. Je n'avois point encore vû de ville
qui eût offert à mes yeux un spectacle aussi singulier. C'est une chose à
laquelle on s'accoutume difficilement, que de voir sans étonnement une ville
bâtie au milieu de la mer, & comme construite sur l'eau. Toutes les rues de
Venise sont coupées par des canaux: & l'on va dans des gondoles, qui sont de
petits bateaux couverts qui tiennent lieu à Venise de carosse & d'équipage.
Le gouvernement de cette république est aristocratique; le sénat, à la tête
duquel paroit être le doge, régle & gouverne toutes leurs affaires. C'est
lui seul qui peut décider de la paix, de la guerre, des impôts, &c. On
croiroit, lorsqu'on voit la grave fierté du doge, la magnificence de ses habits,
& la splendeur de son palais, qu'il est le véritable souverain de Venise.
Mais ce n'est qu'un phantôme qui représente l'autorité du sénat, & qui
souvent a moins de crédit qu'un autre noble. Il n'a que sa voix comme un simple
sénateur. Sa souveraineté imaginaire lui donne le droit d'aller dans toutes les
cours de judicature, les tribunaux publics: il peut y donner son jugement dans
les affaires douteuses; mais tout autre sénateur est en droit de s'opposer a son
opinion.
Les nobles Vénitiens sont graves, fiers, infatués de la grandeur de leur
rang, & les esclaves de leurs dignités. Ils ne peuvent avoir aucun commerce
avec les ambassadeurs, ni avec les gens qui leur sont attachés, & très-peu
avec les étrangers d'un certain rang. La politique défend ces liaisons. Ce
seroit se rendre suspect que d'agir différemment, & fournir une raison
essentielle pour être éloigné des charges. Les nobles sont distingués en trois
classes.
[Pages b196 & b197]
La première, dans son institution, ne contenoit que douze familles, qu'on
appelle électorales; mais on y en ajoûta peu après quatre, & dans la suite
encore huit. La seconde classe renferme tous les nobles, dont les noms sont
écrits dans livre d'or. Et la troisiéme comprend ceux dont les familles ont été
ennoblies dans les besoins de la république, moyennant cent mille ducats. Ces
derniers nobles ne sont point employés dans les grandes charges. Ils jouent à
Venise à-peu-près le rôle des gens d'affaires en France & en Piémont, qui
ont acheté le droit d'oublier leurs peres & leurs anciens parens, par
l'acquisition d'une feuille de parchemin.
Ces nouveaux nobles n'ont pas moins de fierté que les anciens: ils se
considèrent comme égaux aux plus grands princes,& veulent que tout ce qui
respire dans leur pays ait pour eux une déférence & un respect qui tienne de
la servitude. Un François se promenant dans la place de S. Marc, heurta par
mégarde un noble Vénitien, qui l'arrêtant gravement par le bras, le pria de lui
apprendre quelle bête il croyoit la plus lourde & la plus pesante. Le
François étonné d'une pareille question, ne sçachant pourquoi ce Vénitien
s'adressoit à lui plutôt qu'à un autre pour s'éclaircir de ce qu'il vouloit
sçavoir, resta quelque tems sans répondre. Mais le Vénitien, sans rien perdre de
sa gravité, lui ayant redemandé la même chose, le François répondit bonnement
qu'il croyoit que la bête la plus lourde étoit un éléphant. «Hé bien, dit
fièrement le Vénitien. apprenez, monsieur l'éléphant, qu'on ne heurte point un
noble Vénitien: «Impara, signor elefante, che non s'impegna un nobile
Veneziano. Un autre noble se trouvant dans une rue étroite, & la longue
épée d'un Espagnol qui le précédoit, l'empêchant de passer, lui demanda avec
beaucoup de sang-froid, s'il falloit passer dessous ou dessus Signor, si
cavalca, o si passa sotto? Il seroit dangereux de vouloir répondre à ces
plaisanteries qui tiennent de l'invective; & quiconque manqueroit à Venise
de respect à un noble, se feroit une affaire dont il auroit peine à sortir.
La médisance prétend, que dans les principales familles, un seul frere se
marie pour tous les autres. Je crois que cette coutume est moins commune qu'on
ne l'assure; mais je ne pense pas qu'elle soit totalement hors d'usage.
[Pages b198 & b199]
L'humeur des Vénitiens & leur vivacité peuvent occasionner une conduite
aussi blâmable. Si dans une maison nombreuse chaque frere se marioit, le grand
nombre d'enfans qui surviendroient appauvriroit bientôt les familles les plus
riches. Cette grandeur dont les nobles sont idolâtres, n'étant plus soutenue par
les richesses, languiroit à la seconde génération, & s'évanouiroit presque à
la troisiéme. Car, il en est à Venise comme ailleurs: un noble pauvre est
beaucoup moins considéré qu'un noble riche.
La dévotion n'est point un obstacle aux desseins des Vénitiens; & l'on
peut assurer que si les freres, dans bien des familles, n'avoient que cette
barrière à forcer pour jouir du privilége de n'avoir que la même femme, ces
liens deviendroient bien-tôt publics.
Les Vénitiens croient médiocrement en Dieu, fort peu au pape, & beaucoup
à S. Marc. Ce saint est le patron & le protecteur de leur ville, depuis que
son corps y fut transporté d'Alexandrie. Avant lui c'étoit S. Théodore. La
vanité des Vénitiens ne s'accommodoit pas d'un saint ordinaire, qui n'étoit bon
que dans les commencemens d'une petite république. Ils voulurent avoir un
nouveau patron qui répondît à leur fortune: ils choisirent un saint de la
première classe, & réformerent leur ancien protecteur. Ils ont bâti, à
l'honneur du nouveau, un temple qu'on peut regarder comme un des plus beaux
morceaux de l'Europe. Il est rempli de richesses immenses, & a des revenus
excessifs. On appelle procurateurs de S. Marc, les nobles qui sont chargés de la
distribution de ces biens, dont une partie est employée à secourir les pauvres.
Ces procurateurs ont le droit de porter la robe ducale. C'est une espéce de
simarre, dont les manches sont traînantes jusqu'à terre.
Toute la grande vénération des Vénitiens pour S. Marc, ne les rend pas
meilleurs nazaréens. Les principaux même font gloire d'avoir fort peu de
religion. Un ambassadeur de la république, envoyé au roi de Sardaigne, avoit été
prié par un évêque de parler à quelques Piémontois qui auroient des relations à
Genève, pour tâcher de rappeller à la communion Romaine un de ses neveux qui
l'avoit abandonnée, & s'étoit retiré dans cette ville. L'ambassadeur arrivé
à Turin, se pressa peu d'exécuter la commission de l'évêque. Mais le hazard
ayant fait qu'il se trouvât un jour avec des envoyés de la ville de Genève, il
se ressouvint de sa prière, & leur demanda s'ils ne connoissoient point un
certain réfugié qu'il leur nomma.
[Pages b200 & b201]
Les Genevois ayant dit beaucoup de bien de lui: Je suis charmé, répondit
l'ambassadeur, qu'il soit tel que vous me le dépeignez. Son oncle, l'évêque
d'Aquapendente, m'avoit prié de tâcher de le dissuader du parti qu'il avoit
pris: & je m'étonne d'autant plus qu'il m'ait chargé de sa conversion, que
de pareilles commissions ne se donnent guère à des Vénitiens.
La liberté de laquelle on jouit dans cette ville, y a souvent attiré de
grands-hommes qui y ont cherché un asyle contre la bigoterie des autres
Italiens. Pierre Aretin, natif d'Arezzo en Toscane, & si fameux par ses
ouvrages satyriques, & par plusieurs autres, vint s'établir à Venise dans le
commencement du XVI. siécle pour y jouir du privilége d'écrire librement. Les
pontifes nazaréens condamnerent ses écrits, & surtout ses dialogues,
ses lettres & ses raisonnemens. Cela n'empêcha pas qu'on ne
les imprimât publiquement à Venise dans le tems même de leur condamnation, &
qu'on n'en fît dans la suite grand nombre d'autres éditions sous les yeux même
des magistrats.
Les Vénitiens en général, ne sont ni aussi vifs, ni aussi inventifs que
certains peuples d'Italie. Les réflexions qu'ils font sur les choses qu'ils
veulent entreprendre, occasionnent leur lenteur. Ils examinent mûrement une
affaire avant que de la commencer: aussi la conduisent-ils presque toujours
heureusement à sa fin. Ils sont magnifiques, artificieux & fort discrets.
Leurs femmes sont fières, insolentes; & si elles ont des vertus, rarement la
chasteté est-elle du nombre. Les dames pensent à Venise d'une manière assez
tendre, leur sagesse ne résiste pas à l'occasion. Les bourgeoises imitent leur
exemple. Quant aux femmes des artisans & du bas-peuple, la galanterie chez
elles est un commerce public qui a ses règles & ses maximes. De dix filles
qui s'abandonnent, il y en a neuf dont les meres ou les tantes font elles-mêmes
le marché, & conviennent long-tems d'avance du prix de leur virginité, pour
les livrer, dès qu'elles auront atteint un âge, moyennant cent ou deux cent
ducats; afin, disent-elles, d'avoir de quoi les marier.
[Pages b202 & b203]
Une mere qui avoit fait marché avec un gentilhomme étranger à deux cent
ducats pour sa fille, voyant qu'il différoit toujours, sous le prétexte qu'elle
n'étoit point encore formée, & qu'elle n'avoit pas encore assez de gorge;
ennuyée de toutes ces longueurs, alla le trouver un jour chez lui pour savoir sa
dernière résolution. Il faut, monsieur, lui dit-elle, avoir la bonté
de vous résoudre bientôt; car le révérend pere prédicateur d'un des premiers
couvens de Venise, qu'elle nomma, est entré en marché, & a déja fait
une offre très raisonnable. Le gentilhomme étranger, qui peut-être étoit
bien aise de se débarrasser de sa promesse, & qui regrettoit les deux cent
ducats qu'il alloit donner, consentit que le révérend pere prédicateur achevât
de passer son contrat qu'il finit dans les formes, ne trouvant point le fruit
trop verd, ainsi que le gentilhomnme.
Outre ces galanteries particulières, il y a dans Venise un nombre étonnant de
courtisannes. Elles jouissent d'une pleine liberté, & viennent souvent à
s'acquérir une grande considération parmi le peuple. Elles vont dans les couvens
de religieuses voir les soeurs de ceux avec qui elles sont en commerce, en
reçoivent beaucoup de caresses, qui sont toujours suivies de quelques présens
consistant en confitures & en agnus; car les courtisanes de Venise
sont aussi nombreuses & aussi dévotes que celles de Rome. Elles jeûnent le
samedi: elles ont beaucoup de respect pour quelque sainte, sous la protection de
qui elles se mettent; elles font, en un mot, leur métier très-pieusement.
Il n'est rien de si amusant pour un philosophe, ou pour tout homme qui met en
usage sa raison, que de faire un tour de promenade, sur les neuf heures du soir
à Rome dans la rue de la Serène. On y voit deux cent femmes assises sur les
portes de leurs maisons, qui attendent tranquillement la bonne fortune.
Lorsqu'il plaît à quelqu'un d'acheter un repentir éternel, il choisit parmi
toutes ces beautés celle à qui il veut donner le mouchoir; nouveau sultan, elle
le conduit dans son appartement. Les chambres de ces prêtresses de Vénus sont
toutes faites à-peu-près de même. Elles sont à rez de chaussée, & de
plain-pied à la rue. Un lit garni de rideaux blancs, une table, trois chaises de
bois, une image de quelque Madone, devant laquelle brûle une lampe qui
sert aussi à éclairer la chambre, en composent tout l'ameublement.
[Pages b204 & b205]
Avant de pousser les choses jusqu'à un certain point, on tire un rideau
devant l'image de la Madone, pour qu'elle n'apperçoive rien de ce qui se
passe: lorsque tout est fini, on découvre le tableau. Il est ainsi couvert &
découvert dix fois dans un jour, si la maîtresse de la maison a dix galanteries
différentes.
Jusqu'où ne vont point les préjugés, & avec quels désordres ne croit-on
pas pouvoir accommoder la religion?
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & vis content & heureux.
De Venise, ce...
***
LETTRE L.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
J'ai couru, mon cher Brito, un des plus grands dangers que j'essuyerai de ma
vie. J'ai pensé devenir amoureux, & amoureux d'une jeune personne aimable,
mais volage; spirituelle, mais capricieuse; engageante, mais fière &
hautaine. Considère dans quel état j'aurois été réduit, si j'avois été destiné à
être l'esclave de cette dangereuse beauté. Un coeur comme le mien ne sçauroit
s'accommoder de la façon d'aimer d'une Parisienne. Accoutumé à la sincérité
& au naturel de nos Grecques, je ne pourrois souffrir la coquetterie &
le manège des Françoises. Il faut être né dans leur pays pour s'accommoder à des
manières aussi extraordinaires. En général, les nazaréens croient aimer &
n'aiment point. J'oserois soutenir, qu'en France, qu'en Italie, qu'en Allemagne,
qu'en Angleterre & même qu'en Espagne, on ne connoît point le véritable
amour. Cette passion n'est connue que dans l'Asie: c'est-là où elle regne
délicatement, & où elle semble s'accorder avec la raison.
Je ne sçais si tu as jamais réfléchi sur les différens caractères des
nazaréens amoureux.
Le François fait le passionné beaucoup plus qu'il ne l'est. Coquet de son
tempérament; léger, volage, étourdi de sa nature; il danse, il saute, il siffle,
il chante, il folâtre auprès de sa maîtresse. Si elle l'écoute favorablement, il
la quitte bientôt. Si elle est cruelle, il s'en console: un couplet de chanson
contre la belle le récompense de ses peines perdues; il va jouer auprès de la
première femme le rôle qu'il faisoit auprès de son insensible. Rien ne peut
fixer son inconstance: son amour s'éteint par la jouissance, & se rebute par
les rigueurs.
[Pages b206 & b207]
L'Italien, ferme dans ses projets, stable dans ses résolutions, attaque un
coeur comme un général d'armée une place. Il dispose ses batteries, se munit de
tous les secours de l'art, tâche de bloquer la maison de la belle, &
d'empêcher l'entrée à ses compétiteurs: il entretient des correspondances
secrettes dans la place, met dans ses intérêts la femme-de-chambre, ou quelque
autre domestique. S'il réussit dans son attaque, il enferme sa maîtresse pour le
reste de sa vie; & pour prix de sa tendresse, il lui ravit la liberté. S'il
est forcé de lever le siége, il se venge sur ses rivaux, qu'il tâche de perdre;
& sur l'objet de son amour, qui devient celui de sa haine, & dont il
attaque la réputation par des calomnies.
L'Anglois n'aime que par fierté: il se croit trop parfait pour penser avoir
quelque obligation du goût qu'on a pour lui. S'il est aimé, il se figure qu'il
le mérite: s'il ne l'est pas, il s'en console aisément par l'espoir qu'il a de
trouver assez d'autres femmes sensibles. Il mesure sa fortune à ses richesses,
& juge d'un coeur par les guinées qu'il lui coûte.
L'Allemand, flegmatique, est difficile à émouvoir. Son tempérament lent,
froid, circonspect & pensif, le rend peu propre à devenir sensible. Il
n'aime guère que lorsqu'il est égayé par les faveurs de Bacchus. Sa passion naît
avec le vin, & s'évapore avec ses fumées. Si quelquefois il force son
naturel, il revient bientôt à son premier flegme; & l'amour chez les
Allemands est pétri des glaçons du Nord.
L'Espagnol, orgueilleux, se figure d'aimer à la fureur. Il s'agite, il se
tourmente, il soupire le jour dans les églises, & la nuit sous les fenêtres
de sa maîtresse. Il y joue de la guitare pendant le carnaval, & s'y fouette
pieusement le carême. (1)
[(1) C'est la coutume en Espagne de faire des processions la nuit &
pendant la semaine sainte. Il y a beaucoup de gens qui se fouettent par
pénitence dans les rues; & lorsqu'ils arrivent sous les fenêtres de leurs
maîtresses, ils y font station, & s'y donnent une centaine de coups de
discipline à son honneur & gloire.]
Tout sert à son amour. Il intéresse les saints dans ses affaires, fait
chanter des oraisons à S. François & à S. Antoine, pour les engager à
fléchir sa maîtresse. S'il n'a aucun secours du ciel, il a recours aux enfers:
il consulte les devins, les sorciers, les magiciennes.
[Pages b208 & b209]
L'amour bannit de chez lui la crainte de l'inquisition. Est-il heureux? Il
oublie ses peines, ses soins, & qui plus est la tendresse. Il poignarde
souvent la personne qu'il adoroit: mais la vanité a plus de part à son crime que
la jalousie.
En Asie, l'amour est une passion douce, stable, qui ne rend point les coeurs
furieux, Mais qui les agite d'un trouble aimable. On n'y achete point par des
soins fatigans & pénibles les faveurs d'une belle. Aussi ne s'en
dégoûte-t-on pas dès qu'on les a obtenues. On y fait moins de folies pour les
femmes qu'en France; mais on les y aime plus véritablement.
Dans les pays nazaréens, les hommes sont la cause principale d'une partie des
défauts du beau sexe. Ce sont eux qui lui donnent des exemples journaliers de
caprice, d'inconstance, de perfidie & de mauvaise foi. Une femme qui voit
son époux commettre un adultère, & regarder ce crime comme une galanterie,
croit être en droit de penser de même. Une jeune personne que son amant
abandonne, après mille sermens réitérés, après les promesses les plus
solemnelles, se figure que le parjure & l'infidélité sont des fautes bien
légères, puisque la réputation de son amant n'en est point flétrie.
Je tremble, mon cher Brito, quand je pense au péril que j'ai couru. J'étois
sur le bord du précipice. Je sentois déjà dans mon coeur ces mouvemens dont les
suites sont si pernicieuses dans ce pays. Mes yeux parcouroient avec plaisir les
traits enchanteurs de la belle personne à qui je rendois un hommage secret.
J'étois prêt en un mot à baiser ma chaîne, lorsque la réflexion m'a garanti des
maux où j'allois me plonger. J'ai songé à quelles inquiétudes j'allois me
livrer; & faisant un effort sur moi-même, j'ai cessé de voir ma charmante
enchanteresse: l'absence a entièrement rappellé ma raison. Ce n'est pas que je
veuille me faire une gloire d'être insensible. Il n'est personne, qui, une fois
en sa vie, n'ait senti les traits de l'amour. Mais s'il faut que j'aime, je veux
que ma passion, loin d'être un supplice pour moi, ne serve qu'à mon bonheur.
Je me ris de ces philosophes qui se font un vain mérite d'avoir toujours été
insensible. J'aimerois autant qu'un homme se vantât d'avoir toujours été
stupide: car enfin, mon cher, Brito, la tendresse pour le beau sexe est le plus
noble présent que nous ayions reçu du ciel.
[Pages b210 & b211]
C'est la délicatesse dans les sentimens qui nous distingue du reste des
animaux: c'est à l'ardeur de plaire que l'on doit les plus belles connoissances.
La sculpture & le dessin ont été inventés par une ingénieuse amante. On
prétend que l'amour fut le premier qui donna l'idée de l'écriture. Si nous
examinons les événemens les plus considérables, nous trouverons qu'ils prennent
leur source dans la tendresse. L'Europe est redevable à cette passion de la
plupart de ses amusemens: tous les plaisirs n'ont été inventés que pour plaire
au beau sexe. Le vulgaire fait sa cour à une belle en la regalant de vin, de
confitures & de friandises. Le noble & le riche la divertit par les
comédies, les mascarades, les balets, les promenades & les parties de
campagne. Sans l'amour, tout languiroit dans la nature: il est l'ame du monde,
& l'harmonie de l'univers. Le ciel donna à l'homme en le créant, le penchant
qui l'entraîne vers les femmes; & la tendresse que nous avons pour elles,
est un présent de la divinité. Nous ne devons point rougir d'être sensibles.
Nous suivons des impressions naturelles qui n'ont rien de criminel, qu'autant
que nous les corrompons par nos vices & par nos débauches.
Il semble que les nazaréens ne puissent aimer que des femmes qu'ils ne
sçauroient desirer sans crime. Les François sur-tout soutiennent que l'hymen
& la jouissance sont le tombeau de l'amour: cette passion ne leur paroît
aimable qu'autant qu'elle est criminelle. On raconte à ce sujet une plaisante
histoire, dont je ne te garantirai pas la vérité, quoiqu'un historien de grande
autorité (1), l'ait insérée dans ses écrits.
[(1) Mezerai.]
On dit donc communément en France, parmi les débauchés, que ce fut à deux ou
trois courtisanes, qu'on fut redevable de la fin des guerres civiles qui
agiterent la France & penserent la détruire entièrement au commencement du
regne de Henri IV. Le duc de Mayenne, chef de la ligue contre ce monarque, étoit
d'un tempérament lent & tardif, qui favorisoit beaucoup les entreprises
hardies de son ennemi.
[Pages b212 & b213]
Dans le plus fort de sa rébellion, s'étant malheureusement pour lui, laissé
entraîner à l'hôtel de Carnavalet, avec quatre ou cinq de ses amis: il y fit
une débauche avec des femmes de joie, & s'y accommoda si bien, qu'il eut
besoin de garder la chambre plusieurs jours. (1)
[(1) Mezerai. abrégé chronol. Année 1589.]
Mais la situation des affaires de son parti ne lui permettant de prendre que
des remèdes palliatifs, le venin demeura toujours enfermé au-dedans le rendit
encore plus pesant, plus morne & plus chagrin, & engourdit en sa
personne la vigueur de son parti. En effet, ce duc, peu de tems après cette
aventure, las & fatigué des peines de la guerre, commença à prêter l'oreille
à des propositions de paix. Si l'aventure du duc de Mayenne fût arrivée à Henri
IV, les historiens papistes de son tems, grands amateurs des prodiges, n'eussent
pas manqué de transmettre à la postérité le miracle des trois courtisanes opéré
en faveur de la ligue. Mais comme cet accident regardoit le chef de la sainte
union, ils l'ont laissé dans un profond oubli.
Cette histoire est une preuve assez évidente de l'incontinence & de la
débauche des nazaréens. Ils condamnent la pluralité des femmes chez les Turcs,
pendant qu'ils ruinent leur santé, & se perdent avec des courtisanes. Ils
les appellent des créatures faites pour adoucir les peines & les soucis
de la vie humaine. Tous les gens riches en ont à leurs gages. Les plus
heureuses sont celles qui appartiennent à des fermiers-généraux ou à des gens
d'affaires. Elles tirent d'eux des sommes considérables, & reçoivent ainsi
une partie du sang du peuple, de la veuve & de l'orphelin. Celles qui n'ont
que des seigneurs pour amans, mangent ordinairement ce qu'elles amassent: elles
font bonne chère pendant vingt ans, ont un bon équipage, & plusieurs
domestiques. Quand elles commencent à vieillir, elles se trouvent aussi pauvres
qu'elles étoient auparavant: tout leur gain s'en est allé en habits, en
dentelles, en vin de Champagne, & en rubans. Celles qui ont des riches
ecclésiastiques pour amans, ont un peu plus de ressources. Elles vivoient
toujours à l'abri de l'autel, lors meme qu'elles sont réformées & cassées
aux gages.
Porte-toi bien, mon cher Brito. Puisses-tu prospérer dans tes affaires, &
épouser une femme chaste & fidelle, qui soit la gloire d'Israël, & de
laquelle sorte cette lampe qui doit illuminer les nations.
De Paris, ce...
***
[Pages b214 & b215]
LETTRE LI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
J'attens avec impatience le moment où je recevrai de tes nouvelles; &
jusqu'alors je serai toujours dans l'inquiétude. Je ne puis t'envoyer les livres
qui me viennent de Hollande, que lorsque tu seras arrivé en Egypte; & je ne
les aurai point à Paris de six semaines. J'espère par les lettres que j'ai
reçues de Moïse Rodrigo, que tu auras lieu d'être content. Il m'écrit qu'il
s'est appliqué à choisir tout ce qu'il a trouvé de meilleur en histoire. Je
regarde comme des trésors inestimables les bons livres dans ce genre: leur
rareté augmente leur prix; & dix siécles produisent à peine quatre ou cinq
historiens qui approchent de la perfection.
Je t'ai écrit dans quelques-unes de mes lettres, combien les commencements de
l'histoire étoient obscurs, & quelle peine on avoit à démêler la vérité dans
ces tems éloignés. Lorsqu'on approche de ceux qui sont plus près de nous, on
trouve un autre embarras qui n'est pas moins considérable. Le trop grand nombre
d'historiens, le peu de connoissance & de capacité de la plupart d'entr'eux,
jettent l'esprit dans la confusion, & nuisent beaucoup à la précision &
à la vérité qu'on doit chercher dans l'arrangement des faits dont on veut faire
comme un recueil dans son entendement pour s'en servir dans l'occasion par le
secours de la mémoire. L'amas indigeste de mille choses inutiles, dont les
historiens remplissent leurs ouvrages, énerve l'esprit du lecteur; & la
quantité de faits, ou faux, ou de peu d'utilité, emporte l'attention qu'on ne
devroit donner qu'à ceux qui sont assez importans pour devoir nous occuper.
Les anciens historiens Grecs & Latins qui nous restent aujourd'hui ont
été épurés par le tems. Quand je dis épurés, je n'entens point parler de
leurs ouvrages, dont on est très-malheureux d'avoir perdu des morceaux
considérables. Mais je veux dire qu'ils sont les seuls qui soient parvenus
jusqu'à nous, qui n'aient point subi le trépas, & ne soient point tombés
dans l'oubli où sont demeurés beaucoup d'écrivains médiocres qu'il devoit y
avoir dans leur tems. Car tous les siécles ont fourmillé en mauvais auteurs, de
qui les écrits n'ont jamais passé à la postérité. Aussi voyons-nous que les
ouvrages qui nous restent aujourd'hui, sont les mêmes qu'on estimoit au-dessus
de tous les autres dans Athènes & dans l'ancienne Rome.
[Pages b216 & b217]
La raison de la conservation d'un bon livre, préférablement à un médiocre ou
à un mauvais, est si sensible, qu'elle n'a pas besoin d'être prouvée par de
grands argumens. On conserve ce qui est précieux avec autant de précaution qu'on
en prend peu à garder ce qu'on mésestime. Les historiens Grecs & Romains qui
nous restent aujourd'hui, sont de précieux dépôts que vingt siécles nous ont
transmis pour les remettre avec autant de soin à notre plus reculée postérité.
Dans mille ans d'ici, nos neveux n'auront que les meilleurs de nos
historiens. Ils seront délivrés de tous les mauvais, dont les vers, la poussière
& les beurrières auront vengé l'univers. L'illustre de Thou parviendra
jusqu'aux tems les plus éloignés. Mezerai & quelques autres historiens,
quoique moins parfaits que ce premier, seront aussi estimés par la postérité.
Mais combien d'écrivains périront successivement les uns après les autres?
Combien en est-il déja, qui, tristes avortons, sont morts dès leur naissance?
Combien ont été étouffés dans le berceau? Eh! qui connoît aujourd'hui cent
livres composés seulement depuis environ vingt ans? Quel est le mortel, qui,
soigneux de conserver le bon goût, & de ne point remplir son esprit de
fadaises dites avec emphase, & amplifiées de plusieurs riens
inutiles, ose lire la prétendue histoire des sept Sages par Larrey,
augmentée par un autre auteur de remarques encore plus mauvaises que le
corps de l'ouvrage, & qui n'ont que le seul mérite d'être aussi courtes
qu'inutiles? L'histoire de Louis XIV. & celle de Guillaume
III. (1), écrite par le même auteur, sont aussi parvenues à leur fin.
[(1)Dans l'histoire d'Angleterre. ]
Nos neveux n'auront point le pénible soin de chercher à accorder avec
lui-même cet écrivain, qui fait alternativement de ces deux monarques deux héros
& deux princes fort médiocres. Dans l'histoire de Louis XIV,
Guillaume III est un homme très-ordinaire: & dans l'histoire de Guillaume
III, Louis XIV. devient un héros, dont le mérite s'éclipse si fort qu'on ne
le reconnoît plus.
[Pages b218 & b219]
Nos neveux, dis-je, s'instruiront des actions de ces monarques qui furent
réellement de grands hommes dans les ouvrages de quelque bon écrivain qui
gardera la décence dûe à l'histoire, & le respect qu'exige la vérité.
Je ne te ferai point, mon cher Isaac, un détail de tous les livres qu'on voit
naître & mourir journellement, du nombre desquels sont ceux-ci: Histoire
des négociations de la paix de Nimègue; ouvrage fade par le style mal
digéré, sans ordre & sans conduite, tissu de réflexions de la politique la
plus commune, & de faits les plus rebattus. Etat présent des
Provinces-Unies, triste avorton, enfant informe qui ne doit sa naissance
précipitée, qu'à l'envie qu'eut son auteur d'en prévenir un autre qui
travailloit sur le même sujet. Histoire de Pologne sous le regne d'Auguste
II. Ramas insipide de gazettes, augmenté & grossi d'une ennuyeuse
compilation de piéces: ouvrage, dont le style bas & rampant convient au peu
d'ordre & d'exactitude que l'auteur a observé dans l'arrangement des faits.
Il est un nombre d'autres livres de cette espéce, qui ne font guère de mal
dans la littérature & dans les sciences, par le peu de débit qu'on en fait:
mais il n'en est pas de même des ouvrages de certains auteurs, qui sont
très-dangereux pour la corruption du goût, & pernicieux dans la république
des lettres. Ils paroissent couverts d'un beau voile, & appuyés sur un
fondement illustre, sur lequel pourtant ils ne bâtissent rien de bon. Ces
écrivains sont les continuateurs des histoires commencées par quelques
hommes illustres. A la faveur de ces premiers auteurs, ils abusent d'abord le
public, & excroquent, pour ainsi dire, une réputation qui ne leur est point
dûe. Mais cela ne dure pas long-tems. Lorsqu'on vient à considérer leurs
ouvrages avec quelque attention, & qu'on compare ces tomes nouveaux &
hazardés aux premiers, on les regarde bientôt comme des enfans illégitimes, qui
cherchent à s'honorer du nom d'un pere, auquel ils n'appartiennent point. Tels
sont les continuateurs de Joseph, de Grotius, de Mezerai, de Pufendorff,
de Bossuet, de Rapin-Thoyras, & de divers autres.
[Pages b220 & b221]
Le crédit que les bons livres se sont établi dans le public, animeroit moins
ceux qui les continuent, s'ils examinoient qu'ils se donnent des rivaux
dangereux, auprès desquels ils sont toujours attachés. Un diamant médiocre
paroît mauvais auprès d'un beau brillant; il conserve beaucoup plus de feu
lorsqu'il est seul, & semble moins défectueux. La continuation de
l'histoire ecclésiastique de Fleury, seroit un fort beau morceau, si elle
n'étoit obscurcie par la beauté du premier ouvrage. Les derniers volumes du
dom Quichotte plairoient assez, s'ils n'étoient pas précédés des
premiers.
Pour continuer un ouvrage, il faut avoir plus d'imagination & plus de
vivacité de génie que le premier auteur. Il n'avoit qu'à suivre naturellement
ses idées; au lieu que celui qui travaille après lui est forcé de s'y
accommoder. Il ne peut faire usage de son imagination qu'à demi: & il est
obligé de se soumettre à celle de celui dont il continué l'ouvrage, s'il ne veut
pas qu'il paroisse fait de deux différentes piéces qui ont peu de rapport l'une
avec l'autre.
La quantité de médiocres & de mauvais écrivains, forment un obstacle à
l'avancement de l'étude de l'histoire. Un des premiers soins de celui qui s'y
applique, doit être de choisir avec attention les livres dans lesquels il veut
puiser une exacte connoissance des principaux faits. Il faut qu'il se défie des
auteurs qui ont écrit avec partialité, de ceux qui n'ont point été à même de
bien connoître la matière qu'ils traitoient, & de ceux qui n'ont écrit que
dans la vûe d'un gain sordide. S'il se borne à la lecture des historiens qui
n'ont point été tachés & infectés de ces défauts, il lui restera à la vérité
un petit nombre d'écrivains à parcourir; mais il apprendra plus dans leurs seuls
ouvrages, que dans les ramas immenses des autres, qui ne lui donneront que de
fausses idées, qui tiendront la place qu'occuperoient celles qu'il puiseroit
dans les bons auteurs, qui du moins, s'ils ne lui communiquoient qu'un certain
nombre de faits, ne lui en fourniroient que de véritables, rangés &
distribués dans un ordre convenable.
Apprendre l'histoire dans un auteur dévoué à un parti, ce seroit vouloir
s'instruire du droit de deux personnes qui seroient en procès, dans le plaidoyer
de l'avocat d'une seule partie.
[Pages b222 & b223]
S'appliquer à la lecture d'un historien ignorant, ou qui n'est que
médiocrement instruit de ce qu'il raconte, le choisir pour nous conduire à la
connoissance de la vérité des faits dont nous cherchons d'être éclaircis, c'est
donner la préférence à un aveugle pour nous guider dans un chemin obscur. Fonder
sa croyance sur l'autorité d'un auteur gagé pour écrire, & dont toutes les
louanges sont appréciées à certain prix, c'est chercher la vérité dans un
panégyrique.
Le fameux Gregorio Léti prétendoit après Machiavel, qu'un historien ne devoit
avoir ni religion ni patrie. J'aimerois beaucoup mieux qu'il eût
dit, qu'il ne devoit avoir ni patrie ni bourse. Car quant à la
religion, outre l'impiété qu'il y a dans ce sentiment, elle ne force point à
déguiser la vérité. De Thou étoit nazaréen papiste, & est aussi estimé des
nazaréens réformés qu'il l'est de ceux de sa communion. Je sçais bien, que dans
toutes les religions, il y a un nombre de gens outrés, qui ne peuvent souffrir
qu'on blâme les défauts de ceux qui sont de leur croyance, & qu'on loue les
vertus de ceux qu'ils pensent être dans l'erreur. Mais un historien n'écrit
point pour des personnes pétries & nourries de préjugés, vils esclaves de
leur fausse dévotion. Ils peuvent achever de remplir leur esprit de chimeres,
& les puiser dans les livres faits par des moines ou par des prélats
Italiens. Ils trouveront dans ces ouvrages un tissu d'invectives contre des
personnes illustres, qui pendant leur vie, meriterent l'estime de l'univers
entier.
Presque tous les écrivains nazaréens papistes, sont sujets à se laisser
entraîner à leurs passions, & à déchirer tous ceux qui leur sont opposés,
sans respecter la vérité. Ils se croyent autorisés par certains de leurs anciens
docteurs, qu'ils appellent peres. Ces gens-là se sont répandus en
invectives contre tous ceux qui n'étoient pas de leur sentiment, & ne
respectoient ni le rang ni la vertu: tout leur étoit égal. Si l'on eût eut
ajoûté foi à leurs ouvrages, ils auroient fait passer à la postérité comme un
monstre effroyable, l'empereur Julien qu'ils appelloient apostat,
quoiqu'il n'eût d'autre défaut que d'avoir quitté leur religion. (1)
[(1) Personne n'a mieux justifié Julien, contre les calomnies des peres que
la Mothe-le-Vayer. Ne sçait-on pas, dit-il dans un endroit de l'éloge de
ce prince, que ce grand applaudissement avec lequel... Jovien fut reçu de
toute la milice, lorsqu'il fut proclamé empereur, ne procéda que de la
ressemblance de son nom à celui de Julien, qui ne différoit que d'une lettre?
Or, il est certain qu'une bonne partie de cette milice étoit chrétienne; ce qui
témoigne assez l'élection qu'elle fit d'un prince de notre religion. D'où
pouvoit donc partir un si grand témoignage d'affection à la mémoire d'un
idolâtre, persécuteur des fidèles, si nous ne l'attribuons aux vertus éclatantes
& vraiment impériales, qui ne laissoient pas de le faire aimer & de le
rendre recommandable? La Mothe-le-Vayer, de la vertu des payens, dans ses
oeuvres, tom. I, p. 696 de l'édition in-folio.]
[Pages b224 & b225]
Ce prince fut chaste, sobre, juste, aussi brave & aussi éloquent que
César. Juge par-là quelle est la certitude que doivent avoir les nazaréens de la
plus grande partie des événemens passés, & surtout de ceux où leur religion
se trouve liée.
Il est encore, mon cher Isaac, une autre sorte de livres pernicieux dans
l'étude de l'histoire. Ce sont ceux qui ne donnent que des idées obscures, &
qui ne servent à rien pour notre éclaircissement. La lecture de ces ouvrages est
un tems perdu qu'on peut beaucoup mieux employer. On donne ordinairement à ces
écrits des titres intéressans; mais ils n'ont de bon que ces seuls titres.
J'acheve de lire un livre qu'on peut ranger dans cette classe. C'est
l'Introduction à l'histoire de l'Asie, de l'Afrique & de l'Amérique,
par Bruzen de la Martiniere; compilation de quelques faits connus de tour
le monde, & mis dans un arrangement déplacé: ouvrage dans lequel il n'est
rien de bien digéré, rien de nouveau, rien de véritablement instructif; écrit
d'un style foible & peu soutenu. Voilà le caractère de ce livre. Le titre
saisit d'abord l'attention du lecteur; mais ce n'étoit pas en vérité la peine de
vouloir profiter de l'idée de Pufendorff, pour en profiter aussi peu
avantageusement.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, donne-moi de tes nouvelles, & que le Dieu
de nos peres te comble de prospérités.
De Paris, ce...
***
LETTRE LII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je suis toujours attentif à m'instruire des moeurs des peuples. Je compare
avec plaisir le génie & les coutumes des différentes nations que je
parcours. Les Vénitiens ne sont point, comme les autres Italiens,
superstitieusement dévoués aux sentimens des moines & des prêtres.
[Pages b226 & b227]
Ils font usage de leur raison; & mettant à profit la lumière naturelle
qu'ils ont reçue du ciel pour les éclairer dans leur conduite, leur esprit n'est
point enchaîné par la bigoterie qui rend les hommes mous & efféminés. Je me
suis apperçu dans les voyages que j'ai faits en Italie, que les peuples y sont
plus ou moins timides & abatardis, selon qu'ils sont plus ou moins soumis
aux moines, de qui les idées basses & serviles avilissent le coeur de ceux
qui les imitent ou les fréquentent.
Cette première réflexion m'en a fait faire une seconde sur la religion
nazaréenne. On ne peut disputer que bien des peuples qui la professent ne soient
remplis de bravoure & de valeur. Cependant elle semble n'être propre qu'à
faire des lâches. Leurs docteurs leur inspirent le mépris des injures & de
la pauvreté: ils leur ordonnent même d'aimer leurs ennemis & ceux qui les
persécutent. Ces préceptes sont directement opposés aux idées de la gloire, qui
veut que l'on se venge avec éclat d'un affront qu'on a reçu aux yeux du public.
Si l'on eût donné à Jules-César, au lieu des légions Romaines, deux cent
mille hommes qui eussent dit le matin leur chapelet, l'après-dînée leurs vêpres,
& qui, pour toute réponse aux injures, n'eussent apporté qu'une patience
& une tranquillité digne d'un stoïcien, ou plutôt d'un nazaréen, comme ils
disent eux-mêmes; je doute fort que ce Romain eût jamais conquis un seul village
des Gaules. Tout ce qu'il auroit pû espérer de ces soldats dévots; c'étoit la
défense qu'ils eussent faite pour soutenir leur patrie & leur dieu, pour
lequel ils n'eussent pas craint de mourir. Mais cela ne suffit pas pour faire de
bonnes troupes. Il faut, quand on veut réussir dans le métier de la guerre,
faire tout le mal qu'on peut à son ennemi, le prévenir, le surprendre, le passer
au fil de l'épée, lui brûler ses magasins, l'affamer, le saccager: toutes ces
actions doivent se faire si promptement, qu'on n'a pas le tems de s'amuser à
consulter des casuistes, pour sçavoir s'il est permis dans une telle occasion ou
de tuer ou de brûler. Une armée ne feroit pas de grands progrès, si, avant de
délibérer si l'on donneroit la bataille, on faisoit assembler le conseil suprême
des théologiens, pour sçavoir si l'on seroit dans un cas légitime ou non, s'il
faudroit aller aux ennemis ou les éviter?
[Pages b228 & b229]
J'aimerois encore mieux, si j'étois général d'armée, être obligé de consulter
les entrailles des victimes, ou les poulets sacrés, selon l'usage des anciens.
J'en aurois été quitte, ainsi qu'un illustre Romain, pour les faire noyer s'ils
ne vouloient pas manger, afin qu'ils bussent plus à leur aise, & que
l'augure fût plus favorable. Mais des théologiens seroient plus difficiles à
gouverner que des poulets. Ils formeroient entr'eux mille disputes qui
n'auroient jamais de fin; les ennemis auroient battu dix fois l'armée dévote
avant que l'on eût décidé les préliminaires du cas de conscience dont il
s'agiroit. Le maréchal de Biron n'eût pas accepté à coup sûr, le commandement
d'une pareille armée, lui, qui cassa un capitaine, auquel il ne reprochoit
d'autre faute, que d'avoir voulu prendre quelque précaution contre les
poursuites du procureur général. Etes-vous de ces gens, lui dit-il,
qui craignent tant la justice? Je vous casse. Jamais vous ne me servirez:
car, tout homme de guerre qui craint une plume, craint une épée. Que
penses-tu, mon cher Monceca, que ce duc eût fait à un soldat ou à un officier
qui lui eût demandé le tems de prendre conseil de son directeur avant d'entrer
en campagne? Pour moi, je crois qu'il l'eût traité comme un poulet sacré.
Les nazaréens conviennent eux-mêmes que leur conduite & leurs actions sur
le chapitre de la guerre, sont entièrement opposées à l'esprit de leur religion.
Mais ils rejettent le mal qu'ils peuvent faire sur ceux qui sont à la tête des
états, & qui ne doivent jamais engager les peuples que dans des guerres
justes. Ce premier principe posé, ils se dépouillent de tous autres scrupules,
pillent, volent, tuent, massacrent, brûlent, &c. le tout sans consulter les
théologiens, pas même les aumôniers ou chapelains, qui sont dans leurs armées,
dont le nombre est presque aussi considérable que celui des vivandiers. Car les
moines ont aussi quelque peu de crédit sur l'esprit du soldat nazaréen. Leur
adresse est si subtile, qu'ils tirent même quelques avantages des gens qui les
estiment le moins. Ils n'ont cependant aucune autorité à Venise. Le sénat,
jaloux de son pouvoir, puniroit de mort tous les moines de l'univers, s'ils
s'avisoient de vouloir cabaler & former des partis. Il n'en faudrait pas
même tant pour faire pendre le supérieur du premier couvent de Venise: il
n'auroit qu'à s'expliquer un peu trop librement sur le gouvernement, son affaire
seroit bien-tôt expédiée.
[Pages b230 & b231]
Il faut dans ce pays avoir pour le ministère autant de respect qu'on a de
liberté pour tout le reste. On risque même à le louer presque autant qu'à le
blâmer. Les Vénitiens veulent qu'on ne parle ni en bien ni en mal de leur
gouvernement. Toutes les discussions qu'on fait à ce sujet leur sont odieuses.
Ils veulent qu'on le regarde comme les Athéniens regardoient le dieu inconnu
auquel ils avoient fait élever un autel (1), & qu'ils se contentoient
d'honorer dans le silence, sans parler de ses qualités ni de ses attributs.
[(1) Deo ignoto. ]
Un sculpteur Génois travailloit dans une église de moines nazaréens (2), qui
l'avoient fait venir exprès à Venise.
[(2) Les jésuites.]
Un jour deux étrangers François allant voit les ouvrages de ce sculpteur,
après en avoir loué la beauté, vinrent à parler insensiblement avec lui du
gouvernement de la République. Ces François, selon la louable coutume de
quelques-uns d'eux, de n'approuver jamais rien chez les étrangers, se
répandirent en invectives contre le sénat & la république; le titre de
Pantalons fut donné plusieurs fois aux sénateurs. Le pauvre Génois
défendoit les Vénitiens le plus qu'il lui étoit possible:; mais, il avoit
affaire à forte partie; ils étoient deux contre lui: ainsi, il n'obtint pas la
moindre grace des François.
Le lendemain de cette conversation, le conseil d'état envoya chercher le
pauvre Génois. Il parut en tremblant devant les sénateurs: il ne sçavoit de quoi
on l'accusoit, & ne songeoit à rien moins qu'aux François qu'il avoit vus la
veille. Lorsqu'il fut entré dans la salle du conseil, on lui demanda s'il
reconnoîtroit bien les deux personnes avec qui il avoit eu une conversation sur
le gouvernement de la république? A ce discours, sa peur redoubla. Il répondit
en tremblant, qu'il croyoit n'avoir rien dit que d'avantageux & à la louange
du sénat. On lui ordonna alors de passer dans une chambre voisine, où il vit
d'abord les deux François morts, & pendus au plancher. Il crut que sa
dernière heure étoit arrivée. On le ramena devant les sénateurs. Celui qui
présidoit, lui dit gravement: Taisez-vous une autrefois, mon ami; notre
république n'a pas besoin d'un défenseur de votre espèce. On le congédia
ensuite. Ce pauvre Génois, saisi & épouvanté de ce qu'il venoit de voir, ne
retourna seulement pas prendre congé des moines chez qui il travailloit: il
sortit dans l'instant de Venise, & jura bien de n'y rentrer jamais.
[Pages b232 & b233]
Si l'inquisition d'état est si fort à craindre dans ce pays, celle de
l'église n'y a aucun pouvoir. Ce tribunal, que les nazaréens appellent le
saint office, est composé du pere inquisiteur, du nonce du pape résidant
à Venise, du patriarche de la ville, qui est noble Vénitien & de deux autres
nobles qui sont choisis parmi les principaux sénateurs, & sans la présence
desquels tout ce qu'on fait est nul & n'a aucun crédit. Les biens de ceux
que condamne l'inquisition, vont à leurs héritiers: ainsi, les moines à Venise,
n'ont ni le pouvoir de tyranniser les gens, ni celui de s'emparer de leurs
biens. Les livres, de quelque façon qu'ils soient écrits, & de quelque
matière qu'ils traitent, ne sont point soumis à la jurisdiction ecclésiastique.
La république seule peut prendre connoissance de ce qui regarde l'imprimerie.
Ainsi à Venise chacun est le maître de donner au public tout ce qu'il juge à
propos, pourvû que la république ne soit point intéressée dans ses écrits. Les
principaux livres de toutes les religions ont été imprimés dans cette ville. Les
juifs y ont fait faire une édition du Talmud. Léon de Modène, &
plusieurs autres, y ont publié leurs ouvrages. Les Turcs y ont aussi fait
imprimer l'Alcoran. Mais, ce qu'il y a de plus surprenant parmi les
nazaréens, c'est qu'on y a publié des livres contre les moines, les prêtres
& les souverains pontifes. (1) Ces ouvrages ont été autorisés par les
magistrats, & même reçus avec applaudissement.
[(1) Histoire du concile de Trente, par Frà Paola, &c.]
Les Vénitiens soumettent leur religion à leur politique: leur croyance
s'accomode au bien de l'état, & leur foi aux tems & aux situations. Ils
permettent que l'université de Padoue donne le bonnet doctoral, sans exiger de
ceux qui sont reçus docteurs, la profession de foi ordonnée par les pontifes.
Ainsi le corps des docteurs Vénitiens est composé de nazaréens papistes, de
nazaréens schismatiques, de nazaréens hérétiques, de juifs & de Turcs aussi,
s'il prenoit fantaisie à quelque cadis de Constantinople, de prendre le bonnet
de docteur.
[Pages b234 & b235]
La république croit que les chemins de parvenir aux sciences doivent être
ouverts à tous les hommes; & qu'il y a de la dureté à les en éloigner, sous
le vain prétexte de la religion, qui ne doit point nous dispenser des liens
nécessaires pour la tranquillité & le bien de la société.
Les Vénitiens sont si attentifs à procurer les biens & les aisances de la
vie à tous les hommes en général, qu'ils poussent leur prévoyance un peu trop
loin, sur ce qu'ils pensent devoir leur être utile. Il y a quelques années que
le nombre des courtisanes étant excessivement diminué, la république en fit
venir une grande quantité d'étrangères. Le Doglioni qui a écrit les choses
notables de Venise loue extrêmement la sagesse du sénat, qui, en prévoyant aux
nécessités de la foiblesse humaine, mettoit en sûreté l'honneur des femmes sages
& retenues, à la vertu desquelles on eût tendu mille piéges. Je défie que la
prévoyance des magistrats chargés du soin du bien public, puisse s'étendre plus
loin, que de songer même à soulager les desirs des libertins, & à dissiper
les craintes des maris jaloux. Les seuls Vénitiens sont capables de ce détail.
Il est vrai que, n'en déplaise au Doglioni, je crois cette action moins grande
& moins louable que lui. Pour empêcher les insultes que les libertins
auroient pû faire aux honnêtes femmes, je crois qu'on auroit pû se servir des
moyens qu'employa Sixte-Quint, lorsqu'il eut banni les courtisanes de Rome. Ce
pontife punissoit sévérement le vice, & sçavoit contenir par la crainte, les
libertins & les vagabonds. Les Vénitiens ont une philosophie plus douce; ils
imitent certains prélats Allemands qui permettoient autrefois aux prêtres &
aux moines de leurs diocèses d'avoir des concubines, moyennant un tribut annuel.
(1)
[(1) Voyez les Centum Gravamina, apud Wolfium, lectionum memorabil.
Vol. II, p. 223]
La république en fait de même, & met à profit les péchés des courtisanes,
dont elle tire par an plus de cent mille séquins, qui augmentent le trésor
public.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: & prospère dans toutes tes entreprises.
De Venise, ce...
***
[Pages b236 & b237]
LETTRE LIII.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Depuis huit jours, mon cher Monceca, j'ai abandonné pour toujours la ville
impériale: & j'en suis sorti, graces au Dieu de nos peres, sans qu'il me
soit arrivé aucun fâcheux accident. Mes anciens confreres ont ignoré la cause de
mon départ. Je leur ai persuadé que j'allois faire un voyage à Smyrne pour
quelques affaires. Je suis arrivé heureusement dans cette ville, d'où je compte
partir bientôt pour le Caire.
J'ai quitté sans regret la ville impériale; le séjour m'en étoit moins
gracieux que tu ne pensois: je voyois sans cesse mille objets qui révoltoient
mon esprit & mes sens; je ne pouvois faire usage de ma philosophie dans un
pays aussi agité, où le crime & la révolte, le meurtre, l'avarice & la
cruauté blessoient sans cesse mon imagination. Je regarde l'empire Ottoman comme
une boucherie, dont les sultans & les visirs sont les bouchers, qui
sacrifient & immolent à leur impudicité des personnes de tout rang & de
tout âge. L'autorité despotique dont les grands seigneurs sont revêtus, &
celle qu'ils accordent à leurs visirs, sont des sources d'injustices criantes.
La cour Ottomane ressemble au tribunal de l'inquisition: dès qu'on est riche ou
vertueux on est coupable auprès d'elle. Tout inspire dans le serrail la crainte
& la terreur. Il semble que la mort suive par-tout ceux qui approchent des
sultans: & que ces princes ne les élévent que pour les faire périr avec plus
d'éclat.
L'entrée des palais des souverains est ornée ordinairement par des colonnes
de marbre; par des morceaux de sculpture dignes de la grandeur royale. Les
portes du serrail n'offrent à la vûe que deux ou trois cent têtes de bachas ou
d'autres malheureux qu'on y a clouées. On n'entre point dans ce palais fatal
sans être frappé par l'horreur qu'inspire le sort de tant de malheureux. Son
intérieur est aussi triste que son extérieur: tout y respire dans la crainte; on
n'est jamais assuré, quelqu'innocent qu'on soit, de pouvoir éviter la mort &
les supplices. C'est dans le serrail qu'on peut dire qu'on ignore le matin en se
levant si l'on verra la fin de la journée. La plus petite faute, la plus légère
distraction, causent souvent le trépas.
[Pages b238 & b239]
La ville impériale n'offre rien de plus gracieux que la cour. On est sans
cesse épouvanté par le récit de l'éxil ou de la mort des plus considérables
citoyens. Chaque grand visir nouveau sacrifie un certain nombre de victimes à
son avarice, dès qu'il est parvenu à ce haut rang. Constantinople est une
bergerie où l'on engraisse des troupeaux dont on égorge de tems en tems les plus
gras & les meilleurs. Les juifs & les grecs sont les plus exposés à ces
violences. Ils achetent cherement l'avantage de pouvoir exercer leur religion:
on les met perpétuellement à la presse; & on leur enlève sans pitié le fruit
de leurs peines & de leurs travaux. Notre nation est sans cesse tourmentée à
Constantinople. Dans les tems de calme & de paix, nous sommes en proie à
l'avidité des officiers de la Porte; & dans les troubles & les
séditions, nous devenons le jouet d'une insolente milice, dont nos richesses
assouvissent souvent la cupidité. Il semble que nous ayons plus de liberté dans
les pays mahométans, que dans les nazaréens. Cependant nous y sommes beaucoup
plus persécutés, & pour le moins autant haïs.
Je ne sçais si tu as quelque connoissance de l'avanie que les Persans firent
à notre nation il y a environ cent cinquante ans. Les mouftis d'Ispahan, envieux
des trésors des juifs qui habitoient dans cette ville, présenterent un mémoire
au sophi Schah Abbas, dans lequel ils le prioient de vouloir faire exécuter les
ordres & les préceptes contenus dans l'alcoran, dont un des plus essentiels
concernoit la conversion des juifs, qui doivent, cinq cent ans après la
publication de la religion de Mahomet, embrasser la foi musulmane, ou être
entierement détruits. Le sophi, très-dévot dans sa religion, mais qui
pourtant ne vouloit point plonger ses mains dans le sang innocent, envoya
chercher les juifs, & les interrogea sur la croyance qu'ils avoient de
Mahomet. Juge, mon cher Monceca, combien cette demande embarrassa nos freres.
Ils ne sçavoient que répondre. Ils voyoient qu'on ne les interrogeoit qu'à
dessein de les convaincre de blasphême contre le faux prophete musulman, &
de se servir de ce prétexte spécieux pour les ruiner & les perdre
entiérement.
[Pages b240 & b241]
Après avoir conféré quelque tems entr'eux, ils résolurent d'adoucir leur
réponse le plus qu'il leur seroit possible, & dirent au sophi, que quoique
leur religion les empêchât de croire en aucun autre prophète qu'à Moyse, ils ne
pensoient pas pourtant que Mahomet fût un faux prophète, parce qu'il étoit
descendant d'Ismaël fils d'Abraham, & qu'ils souhaitoient de demeurer
très-humbles sujets & esclaves de sa majesté. Cette scène se termina par
deux millions d'or que les misérables juifs furent obligés de donner. Et pour se
préparer une nouvelle ressource, & un acheminement à quelqu'autre avanie, on
les obligea à fixer le terme auquel ils croyoient qu'arriveroit leur messie.
Aussi étonnés de cette seconde demande que de la première, ils répondirent que
leur libérateur pouvoit paroître tous les jours. Eh bien, dit le sophi,
je vous donne soixante & dix ans, & je vais faire enregistrer votre
réponse dans les archives de l'empire; afin que si vous êtes des imposteurs,
& que votre messie ne paroisse pas en ce tems-là, vous soyez chassés,
proscrits & exilés de cet empire par celui de mes successeurs qui sera sur
le trône, lorsque les soixante & dix ans seront expirés. Cet arrêt
funeste fut réellement exécuté dans la suite, & Schah Abbas II fit publier
une déclaration qui ordonnoit à ses sujets & aux étrangers qui habitoient
parmi eux, de courir sus aux juifs, comme sur des bêtes féroces, & de passer
au fil de l'épée les hommes, les femmes & les enfans, de se saisir de leurs
biens, & de n'épargner que ceux qui se feroient mahométans. Cette
cruelle persécution dura près de trois ans, & ne finit que par la mort d'une
partie de nos frères, & par la fuite des autres qui passerent dans les Indes
& dans le Mogol. On prétend que des lettres venues de Constantinople, qui
faisoient mention de l'arrivée du messie, occasionnerent cette sanglante
proscription.
Ce messie dont on parloit, étoit l'insigne imposteur Sabataï Sévi, qui a
déshonoré notre nation par la crédulité qu'elle eut pour ses mensonges. Il y a
encore des juifs à Smyrne qui ont vû ce fourbe. Il avoit choisi cette ville pour
le théâtre de ses fourberies. C'est où il acquit cette réputation, qui s'étendit
aux deux bouts de la terre, & qui nous fut d'autant plus pernicieuse,
qu'elle avoit été éclatante.
[Pages b242 & b243]
Depuis que je suis arrivé ici, on m'a raconté des choses très-singulières de
Sabataï Sévi. Il étoit né à Smyrne. Son pere s'appelloit Mardochai, homme
mal-sain, sans cesse accablé par des maladies. Lui, au contraire, étoit
vigoureux, bien fait de sa personne, ayant le visage un peu refrogné, les
cheveux frisés & la moustache retroussée. Il menoit une vie fort austère,
observoit à la rigueur la loi de Moyse, dont il étoit parfaitement instruit, de
même que des secrets du talmud. Il pouvoit avoir environ quarante ans, lorsqu'il
s'avisa de publier qu'il étoit le messie. Sa suite étoit composée de cinq ou six
rabbins qui lui servoient de disciples. Nathan Benjamin étoit un des plus
considérables & des plus estimés. Ce juif passoit pour être fort éclairé,
fort vertueux, & sur-tout doué d'une grande humilité.
L'imposteur Sabataï Sévi eut bientôt un nombre infini de partisans & de
sectateurs, qui sur sa parole, crurent qu'il étoit véritablement cet illustre
protecteur qui doit délivrer notre nation captive. Les hommes étant toujours
prêts à embrasser aveuglement ce qui les flatte, & à suivre les premières
idées, presque tous les juifs dispersés dans les quatre parties du monde, se
mirent en mouvement, & se préparerent à se rendre sous les ordres d'un
perfide qui deshonoroit notre religion. En Perse, du côté de Suse, il se
trouvoit déja plus de huit mille juifs assemblés. Il y en avoit près de cent
mille dans la Barbarie & les déserts de Tafilete, résolus de le reconnoître
pour leur roi & leur prophète. La contagion & l'esprit de vertige
n'avoient pas moins saisi ceux qui vivent dans les contrées les plus éloignées.
Bien des juifs répandus dans tout le Nord & dans la Hollande, vendirent
leurs maisons pour passer dans le Levant, & venir y vivre sous l'empire de
ce nouveau souverain. Les nazaréens, dont la haine conduit toujours les
discours, disent que ceux d'Amsterdam avoient déja dressé un placet pour être
présenté à Sabataï Sévi, dans lequel ils demandoient qu'ils fussent les seuls à
qui il fût permis de prêter sur gages à Jérusalem.
[Pages b244 & b245]
Il est vrai que les juifs Portugais réfugiés s'étoient assemblés plusieurs
fois pour prendre des mesures convenables à la ratification de leurs anciens
titres: ils avoient résolu de députer un d'entr'eux à Smyrne pour vouloir prier
le nouveau libérateur de souffrir qu'ils joignissent à l'avenir le dom à
leur nom, ainsi qu'ils faisoient autrefois en Portugal; & qu'ils fussent
appellés dans la Judée, dom Moyse, dom Jacob, &c. Ils vouloient aussi
remontrer qu'il étoit juste de leur donner un rang distingué & une place
séparée dans le temple; n'étant point accoutumés d'aller dans les synagogues des
juifs Allemands, qui n'étoient que des misérables Smaus. Mais ce qu'ils
avoient le plus à coeur étoit d'obtenir, pour les principaux d'entr'eux,
quelques titres honorables. Ils offroient de les acheter très-cherement, &
au même prix qu'ils les payent aux princes nazaréens qui ont besoin d'argent.
Cependant le ciel eut pitié de l'égarement de notre nation: il voulut
démasquer la fourberie, & la mettre au grand jour. Sabataï Sévi annonça aux
juifs de Smirne qu'il alloit à Constantinople apprendre au grand-seigneur qu'il
eût à rétablir le temple de Jérusalem. Il s'embarqua dans une saïque
Turque. Il y eut des esprits assez prévenus & assez frénétiques, pour
croire que la saïque avoit disparu dès que Sabataï Sévi y étoit entré. Mais loin
que ce faux prophete commandât à tous les élémens, il n'eut pas le moindre
pouvoir sur les vents, qui lui furent toujours contraires. Il demeura près de
six semaines avant d'arriver aux Dardanelles, où on l'arrêta par ordre du
grand-visir, qui ayant appris les impostures de Sabataï Sévi, crut qu'il devoit
s'éclaircir de quoi il s'agissoit. Ce fourbe fut enfermé dans un des châteaux
d'Europe; & le visir ayant été obligé de partir pour l'expédition de Candie,
le séducteur de notre nation resta dans sa prison. Plusieurs juifs, toujours
persuadés qu'il étoit le messie, accouroient de tous côtés pour le voir, &
ses gardes s'enrichissoient par les contributions qu'ils tiroient de ceux qui
venoient le visiter. La réputation de cet imposteur fit enfin tant de bruit que
le grand-seigneur ordonna qu'on le conduisit à Constantinople. L'ayant fait
amener dans le serrail: Je vais, lui dit ce prince, sçavoir si tu es le
messie ou non. Choisis, ou d'être attaché a un poteau, & d'y servir de but à
mes arbalétriers, ou de te faire Turc._ Le misérable Sabataï Sévi ne balança pas
à sauver sa vie aux dépens de sa religion. Il prit le turban, & le
grand-seigneur lui laissa la vie & la liberté pour mortifier notre nation,
qui fut long-tems la risée de l'empire Ottoman & de toute l'univers.
[Pages b246 & b247]
Ne croyons jamais facilement les bruits qu'on fait courir: lorsque le tems de
notre délivrance arrivera, les miracles seront évidens, & tout le monde sera
convaincu de leur réalité.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & conserve ta santé.
De Smirne, ce...
***
LETTRE LIV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je fus hier témoin d'un grand nombre de cérémonies nazaréennes, auxquelles je
n'avois jamais assisté. Le chevalier de Maisin à qui j'ai tous les jours de
nouvelles obligations, me pria de l'accompagner chez un de ses parens, malade
depuis quelque tems, & réduit à l'extrêmité. Les médecins l'avoient condamné
à mourir, tout au plus tard dans vingt-quatre heures; & dès qu'ils
prononcent en France une semblable sentence, la coutume & la bienséance
exigent que les parens les plus proches s'assemblent chez le mourant pour
l'aider à sortir de ce monde-ci avec moins de peine, & lui donner les
passeports & les secours nécessaires pour le voyage qu'il va entreprendre.
Le seul examen des usages des nazaréens pendant le cours de leur maladie,
fourniroit un volume de réflexions. Dès qu'un homme est attaqué de la fièvre,
& de quelqu'autre mal qui le met en danger de mort, son héritier, qui
n'attend ordinairement que cet heureux moment de le voir expirer, prend, malgré
sa joie secrette, un air triste & sombre. Le désespoir paroît dans ses yeux:
on croiroit qu'il ne pourroit survivre au malade qu'on livre d'abord entre les
mains d'un médecin. Le disciple de Galien lui prend la main, lui tâte gravement
le pouls, tousse & crache avant de parler & d'annoncer sa réponse. Après
ce prélude, il dit en Grec le nom du mal dont le malade est attaqué; & comme
Hippocrate dit que la vie est courte, l'expérience périlleuse, & la
science difficile à acquérir (1), le docteur moderne demande qu'il soit fait
une consultation entre trois médecins, pour constater avec certitude le nom
& le siége de la maladie.
[(1) O bios brakhus, ê de technê makrê; o de kaïros oksus, ê de peïra
sphalbê, ê de krisis khale(p)ê. Deï de ou monon eauton marekheïn ta deonta to
eonta, alla kaï ton noseonta, kaï ouk paneontas, kaï ta eksôtha.* Vita brevis,
ars verò longa: occasio praeceps, experimentum periculosum, judicium difficile.
Oportet autem non solum seipsum praestare ut faciat ea quae conveniunt, sed
& aegrum & assidentes, & externa. Hippocrat. Aphoris. I.]
[*(Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération
du texte grec de l'ouvrage original)]
[Pages b248 & b249]
Il ordonne en attendant pour aider, soulager, préparer la nature; déterger,
laver, rafraîchir les intestins, diminuer, abattre, dissiper les vapeurs du
cerveau, quelques clystères anodins & détersifs. L'apothicaire est pour lors
appellé, lui & son garçon & son porte-séringue: car il n'en est pas ici
comme à Constantinople, où le même docteur ordonne, prépare, & donne les
remèdes. En France chaque suppôt d'Hippocrate a son district réglé. Le médecin
est fait pour commander. L'apothicaire a le droit de purger par le haut &
par le bas. Les veines, les os, les muscles sont le partage des chirurgiens. Un
malade dût-il crever cent fois, aucun d'eux ne doit toucher à ce qui ne regarde
pas sa fonction. Un médecin, sur-tout, seroit deshonoré s'il s'abaissoit aux
emplois subalternes de l'apothicaire; & sa réputation seroit perdue quand il
n'auroit touché une séringue que par mégarde. Les apothicaires même avoient
voulu s'affranchir pendant un tems de donner les clystères; ils faisoient faire
ces opérations par leurs garçons: mais les médecins se scandaliserent de ces
airs de grandeurs. Ils crurent entrevoir dans la façon d'agir des apothicaires,
une envie de s'élever au-dessus de leur grade, & d'empiéter sur les
privilèges de la médecine: ils leur firent ordonner par un arrêt de la faculté,
qu'ils eussent à faire & mettre en place eux-mêmes leurs clystères, sans
pouvoir être aidés dans leur fonction par leurs garçons, qui ne pouvoient être
qu'assistans.(1)
[(1) Les médecins de Paris, après un long débat, obtinrent un arrêt, qui
défendoit aux apothicaires de pouvoir se charger de la conduite des malades
& leur ordonnoit de porter leurs remèdes eux-mêmes. Regnard a plaisanté sur
ce différend des médecins & des apoticaires, dans sa comédie du
Légataire. Il y fait dire à M. Clistorel:
Ils vouloient obliger
tous nos apothicaires
A faire & mettre en place eux-mêmes leurs
clystères;
Et que tous nos garçons ne fussent qu'assistans.
Ma foi! ces
médecins sont de vilaines gens!
Il m'auroit fait beau voir, avec que des
lunettes,
Faire, en jeune apprentif, ces fonctions secrettes!]
[Pages b250 & b251]
Un malade nazaréen est obligé d'essuyer tout le cérémonial réglé entre les
enfans d'Esculape: il faut qu'il se résolve à mourir dans les régles.
Lorsque les médecins qui sont appellés pour consulter l'origine & la
cause d'un mal ont dit leur sentiment, celui qui est principalement chargé du
soin de rétablir la santé du malade, remercie ses confreres, à qui l'on paye
amplement leurs conseils. Il reste ensuite seul maître du champ de bataille: il
ordonne, il commande, il agit souverainement jusqu'à ce que la maladie réduise
le nazaréen à l'extrêmité. Alors il partage son autorité avec le directeur &
le confesseur. Ces médecins de l'ame observent encore plus de formalités que
ceux du corps. Dès qu'ils sont appellés, ils exigent du malade qu'il leur fasse
un aveu sincere de toutes les actions de sa vie. Lorsqu'ils jugent que son ame a
pû être souillée par quelques-unes, ils la nettoyent & la purifient par des
paroles magiques, qu'ils marmottent à l'oreille du malade, & qu'ils
accompagnent de plusieurs gestes & de quelques grimaces. Après ce début, ils
demandent au malade s'il est dans l'intention de faire quelque don pieux aux
saints & aux prêtres qui desservent leurs autels, pour s'attirer leur
protection dans le voyage qu'il va entreprendre? Il est peu de nazaréen qui ne
laisse dans son testament de quoi faire bonne chere aux moines de son quartier.
Il croiroit être damné, si quelque communauté religieuse ne marmottoit après sa
mort, quelque antienne & quelque verset en faveur de son ame.
Lorsque le confesseur a pourvu au bien & à la nourriture des pasteurs
spirituels, il songe aux parens & à la famille du malade: il fait laisser à
chacun quelque legs plus ou moins considérable, selon qu'il est de leurs amis;
car le pouvoir d'un directeur est extrême sur un nazaréen qui se voit à
l'article de la mort. Tout lui paroît bien fait pourvu que son confesseur
l'ordonne. Il le regarde comme un ange tutelaire qui va le conduire par la main
dans le céleste séjour. Enfin, lorsqu'il n'a plus qu'un instant à vivre, on lui
fait une derniere cérémonie, dont je n'ai pû deviner la raison. Un prêtre vêtu
d'un sareau de toile blanche, & le col couvert d'un morceau d'étoffe large
de trois doigts, & qui descend jusques sur ses genoux, apporte une petite
urne d'argent, dans laquelle il y a une huile fort gluante.
[Pages b252 & b253]
Il en frotte tous les principaux membres du malade. Après cette cérémonie, il
récite quelque priere en Latin, que le malade n'entend souvent point du tout,
& ordonne à son ame de sortir du corps en paix & tranquillement. Cela
fait, tout le monde se retire en pleurs: on laisse le nazaréen avec un seul
prêtre, qui reçoit son dernier soupir, & qui continue de réciter auprès de
lui & dans le tems qu'il expire, des prieres Latines à l'honneur du patron
du mourant, qu'il avertit de se tenir prêt à recevoir son ame dès qu'elle
s'envolera & se dégagera des liens du corps.
Si je ne sçavois pas que les nazaréens croient l'ame spirituelle, je
penserois qu'ils se serviroient de cette huile pour donner plus de facilité à la
matière subtile de se détacher, & de s'évaporer par les pores qu'on
ouvriroit par cette onction. Mais les nazaréens pensent que l'ame n'est qu'un
pur esprit, un souffle divin. Ainsi, il m'a été impossible de pénétrer la cause
de cet usage. Ils ont tant de coutumes, qu'il est difficile de connoître la
raison & l'origine de toutes. Je crois toujours être instruit à fond de
leurs moeurs; & sans cesse je découvre chez eux plusieurs choses qui
m'étoient inconnues.
Je passois l'autre jour, sur les neuf heures du soir, devant une église de
moines. J'en vis sortir un grand nombre de femmes. Je fus curieux de sçavoir ce
qu'elles y venoient de faire. Je m'adressai à un nazaréen de mes amis, qui se
trouvoit pour lors avec moi. Ces femmes, me dit-il, viennent de la
retraite. Qu'entendez-vous, demandai-je, par venir de la retraite? Il y
a, me répondit-il, certains couvens de moines, qui toutes les années,
pendant quinze ou seize jours, font faire aux femmes qu'ils dirigent, une espèce
de cessation des occupations mondaines. Elles s'assemblent plusieurs fois dans
la journée, pour entendre les exhortations du directeur à la mode, qui est
ordinairement le chef de ses sociétés pieuses, que les moines appellent
congrégations. Il y en a de plusieurs sortes, & pour les gens de toutes les
classes différentes. Les moines acquiérent par-là un grand crédit; tous ces
associés étant entierement dévoués aux ordres par lesquels ils sont conduits
& dirigés. Cette coutume, dis-je à ce nazaréen, me paroît assez
bonne: & les réflexions qu'on peut faire pendant ces quinze jours de
retraite ou l'esprit n'est point distrait par des idées qui le troublent,
peuvent devenir utiles, & servir à la correction des moeurs._
[Pages b254 & b255]
Vous connaissez peu, repliqua-t-il, la façon dont se tiennent les
assemblées. Ce sont des parties de plaisirs: elles servent plutôt à animer les
desirs qu'à les détruire. Une femme dans ses dévotions extérieures, trouve le
secret d'augmenter ses rendez-vous; & telle qui ne verroit son amant que
l'après-dînée, le voit toutes les fois qu'elle va à la congrégation. Celles qui
n'ont point une entiere liberté, profitent sur-tout d'un tems où les maris ne
peuvent les soupçonner: la moitié des femmes que vous avez vû sortir de cette
Eglise ont déja oublié toutes les exhortations de la journée. Ce que je vous
dis, continua ce nazaréen, est conforme â la plus exacte vérité, &
les trop fréquentes assemblées dévotes sont des écueils redoutables pour la
vertu du beau sexe.
«Nous avons la coutume de faire dans toutes les villes des missions, pour
tâcher de corriger les peuples & les porter à la vertu. Un évêque qui se
plaignoit beaucoup des femmes & des filles de son diocèse, qui prêchoit
& se tourmentoit vainement pour les rendre moins galantes, résolut d'avoir
recours à des remèdes plus efficaces. Il fit venir quatre missionnaires des plus
renommés. Leurs exhortations produisirent d'abord un effet surprenant. Dès les
quatre heures du matin, les églises étoient remplies de monde. Chacun promettoit
de mieux vivre à l'avenir. On eût cru que les diocésains de cet évêque étoient
devenues des Ninivites à qui un nouveau Jonas prêchoit la pénitence. Les filles
& les femmes étoient sur-tout fort assidues aux différentes assemblées qui
se faisoient la nuit: & dès la pointe du jour, les bourgeoises, les
paysannes & les femmes de condition, se disputoient à l'envie d'y arriver
des premieres. Enfin, la mission finit, & le pieux prélat crut que désormais
son troupeau étoit sanctifié à perpétuité. Le départ des missionnaires mit toute
la ville en larmes: les jeunes filles sur-tout parurent y être les plus
sensibles. Les prédicateurs touchés de tant de marques d'amitié, promirent de
revenir une autre année. Mais l'évêque se garda bien de les rappeller; car à la
fin de celle-là, l'hôpital se trouva chargé de huit cens enfans trouvés de plus
que dans les autres. La mission avoit occasionné cette multiplication. Le beau
sexe avoit profité de la liberté de sortir le matin & la nuit.
[Pages b256 & b257]
«Les galans n'étoient point observés dans un tems qu'on croyoit destiné à la
pénitence: & l'amour, qui ne perd jamais ses droits, rendoit inutiles tous
les discours des bons missionnaires, qui apparemment allerent dans une autre
ville servir l'état aussi efficacement, & réparer le préjudice que cause le
célibat des prêtres».
Ce que me disoit ce nazaréen me parut assez plaisant; mais je vis avec peine
comment les hommes abusent des choses les meilleures & les plus utiles, pour
favoriser leurs crimes. Les François ne sont pas les seuls chez qui la religion
sert de voile aux actions les plus contraires à la piété. Toutes les nations,
tous les peuples, quelque croyance qu'ils ayent, font servir les plus saintes
coutumes, & les usages les mieux établis à la dépravation de leurs moeurs.
Les femmes en Turquie ne demandent la permission d'aller aux mosquées que pour y
voir leurs amans. Aussi bien des Turcs leur font-ils une chapelle dans leur
serrail. Quelques-uns, pour abréger toutes les cérémonies, leur persuadent que
leurs ames sont mortelles, & les dispensent de prier Dieu.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Paris, ce...
***
LETTRE LV.
Aaron Monceca à Jacob Brito.
Je ne sçais, mon cher Brito, si les nouvelles de Corse font autant de bruit à
Venise qu'à Paris: mais toutes celles qu'on débite ici paroissent surprenantes;
l'on auroit peine à les croire, si l'on n'en avoit des certitudes évidentes.
Est-il en effet rien de si extraordinaire que de voir arriver dans une isle un
étranger parti des côtes d'Afrique, qui se fait reconnoître souverain par un
peuple qui le reçoit comme son libérateur? & cela à la vûe de l'Europe
entière, à quarante ou cinquante lieues de la France & de l'Italie, sans
qu'aucune puissance paroisse y prendre part, que les infortunés Génois, dont la
situation est assez épineuse. Qu'on parcoure les Amadis, je ne pense pas
qu'on y trouve une aventure aussi romanesque.
[Pages b258 & b259]
Je ne m'étonne plus que Sancho Pança crût si fermement d'être roi d'une isle:
je m'apperçois que la chose n'étoit point impossible, si son maître (1) eût pu
lui donner de quoi acheter trois mille paires de souliers, quatre mille fusils,
& six canons de fonte; car c'est-là le présent que le nouveau roi de Corse a
fait à son peuple.
[(1) Dom Quichotte.]
Il aborda dans son nouvel empire sur un vaisseau armé en guerre, portant, à
ce qu'on assure, pavillon Anglois. Il étoit habillé d'une façon bizarre, &
qui tenoit des différentes modes de toutes les nations. Il portoit une robe à la
Turque: il avoit à son côté une épée à l'Espagnole, sur sa tête une perruque à
l'Angloise & un grand chapeau à l'Allemande; & il tenoit à la main une
cane à bec de corbin, comme celles des petits-maîtres François. Il faut qu'il y
ait quelque raison qui occasionne un assortiment aussi bizarre. Peut-être
veut-il marquer par sa parure toutes les dignités dont il est revêtu; car il
prend les titres de grand d'Espagne, de lord d'Angleterre, de pair de France, de
baron du saint Empire & de prince du trône Romain. Son épée à l'Espagnole
tient la place de la toison d'or; sa perruque à l'Angloise de la
jarretiere; sa canne à bec de corbin de cordon bleu; son grand
chapeau à l'Allemande désigne la qualité de baron du saint Empire; & sa
grande robe d'écarlate dénote un diminutif de cardinal, ou, si l'on veut, un
prince Romain.
Malgré les plaisanteries du public sur le seigneur Théodore I, roi de Corse,
de nouvelle fabrique, il a réduit depuis son arrivée dans ce pays les Génois
dans un état qui leur fait tout craindre pour l'avenir. Il s'est emparé du poste
avantageux de Porto-Vecchio & de la ville de Sarsena, dans laquelle il a
trouvé beaucoup de munitions de guerre. S'il continue toujours de même, il sera
bien-tôt en état de mettre le siége devant la Bastia, & d'enlever la
capitale de l'isle à ses ennemis. Ce qu'il y a plus surprenant dans toutes les
actions & les démarches du roi Théodore, c'est que l'argent ne lui manque
point. Avant qu'il fût arrivé dans la Corse,
La nature marâtre, en ces affreux climats,
Produisoit, au lieu d'or,
du fer & des soldats. (1)
[(1) Crébillon, dans Radamiste & Zénobie.
Aujourd'hui il n'est point de montagnard Corse qui ne manie quelque piéce
d'or.
[Pages b260 & b261]
Celles qui roulent le plus dans cette isle, sont des séquins, des mirlitons
& des lisbonines. Le sage enchanteur qui protège l'aventurier chevalier
errant, ne laisse point manquer d'espèces, & prend un soin tout particulier
des affaires du nouveau roi. Toute l'Europe est actuellement aussi embarrassée
pour connoître ce fameux magicien, qu'elle l'étoit dans le commencement pour
sçavoir la véritable origine du seigneur Théodore. Les uns disoient que c'étoit
le prince Ragotski, les autres le duc de Ripperda; & fondoient
leurs opinions sur ce qu'on publioit que le seigneur Théodore entendoit trois
messes par jour. Je trouve que cette circonstance pouvoit convenir à la
bigoterie de Ragotski; mais il étoit ridicule de penser que le duc de Ripperda
fût devenu bon nazaréen à Maroc. Si cela arrivoit, je conseillerois aux François
d'y envoyer faire un tour à la plus grande partie de leurs médecins & de
leurs docteurs de Sorbonne.
Enfin, on est plus en peine sur le nom, l'état & la qualité du nouveau
roi. Tout le monde convient aujourd'hui que c'est le baron de Newhorff, né dans
le comté de la Marck, sujet du roi de Prusse; & la curiosité du public n'est
plus excitée que par l'envie de découvrir quel est le puissant magicien qui
récompense si bien un chevalier errant; & cela sans qu'il lui en coûte rien
du sien. Mais à quoi serviroient les réflexions que je pourrois faire sur un
sujet aussi caché? Le tems découvrira le mystère: lui seul peut développer une
aventure aussi extraordinaire. Plus on l'examine, & plus on est surpris de
mille incidens qui augmentent le merveilleux & le romanesque de cette
histoire. Ce baron de Newhoff, aujourd'hui roi de Corse, étoit esclave il y a un
an à Alger. C'est lui-même qui a instruit le public de cette circonstance de sa
vie dans une lettre qu'il a écrite en Allemagne à un de ses parens, depuis son
arrivée dans ses nouveaux états.
Vous n'avez pas sçu, lui dit-il, le malheur que j'ai eu d'être pris
en mer l'année passée, & emmené à Alger comme esclave, dont j'ai cependant
sçu me délivrer avec perte très-considérable; mais je dois différer jusqu'à un
autre tems à vous parler de ce que je me suis acquis par la grace divine.
[Pages b262 & b263]
Ne trouves-tu pas plaisant, mon cher Brito, que l'esclave d'un Algérien ne
veuille plus être redevable de ses grandeurs qu'à la grace divine; & que
celui qui risquoit il y a un an la bastonade pour la plus légère faute, dise
aujourd'hui avec emphase, Théodore I, par la grace de Dieu, roi de Corse
& de la Bastie, à nos gens tenans nos conseils, nos cours de justice, nos
sénateurs, provéditeurs, baillifs, sénéchaux, &c... salut: Ce sont-là
des coups de l'aveugle fortune. Elle se plaît à tirer un homme du néant, pour le
placer dans les dignités les plus distinguées; & l'on voit souvent un homme
de la lie du peuple parvenir à de grands emplois. Il est vrai qu'on connoît peu
d'exemples d'une élévation aussi grande & aussi prompte que l'est celle du
seigneur Théodore. Cependant, si nous remontons à la premiere origine de la
royauté, nous trouverons que les hommes qui furent destinés & élus pour
commander aux autres, n'avoient pas des droits plus grands & plus justes sur
les peuples, que Théodore sur les Corses. Le nom de roi eût toujours été inconnu
aux hommes, si l'intérêt commun ne les eût forcés de placer le pouvoir &
l'autorité dans un seul. Les Corses réduits au désespoir par les Génois, ont eu
recours à un particulier pour les délivrer de la tyrannie. S'il leur rend la
liberté, & les affranchit de l'esclavage, que leur importe quel est l'état
où il est né?
Un guerrier généreux, que la vertu couronne,
Vaut bien un roi formé
par le secours des loix:
Le premier qui le fut n'eut pour lui que sa
voix. (1)
[(1) Crébillon, dans Sémiramis._
Lorsqu'on examine la conduite des Corses, elle ne paroît plus ridicule: ils
recompensent leur bienfaiteur, ils honorent leur libérateur. Pourquoi leur faire
un crime de rendre hommage à la vertu, & d'avoir de la reconnoissance? Je
m'apperçois qu'ils agissent d'une façon très-sensée, & que le bon sens &
la plus saine politique réglent toutes leurs démarches. Quelque crédit &
quelque pouvoir qu'ils ayent accordé à leur nouveau prince, ils ont cependant
mis un frein à l'autorité monarchique, & leur souverain ne peut leur imposer
aucune taxe, aucun impôt, ni publier aucune loi nouvelle, sans l'approbation de
son grand conseil, composé de dix-huit sénateurs, qui représente les états du
royaume.
[Pages b264 & b265]
Le seigneur Théodore n'a que les mêmes droits, que les hommes accorderent aux
premiers souverains qu'ils élurent. (1) Il commande les armées, & rend la
justice, conformément aux loix & aux coutumes du pays; sans pouvoir les
changer que du consentement de la nation: il a beaucoup de pouvoir pour faire du
bien, & aucune autorité pour faire du mal.
[(1) Eris dux in bello; & reddes nobis justitiam.
Périssent, mon cher Brito, ceux qui soutiennent la pernicieuse maxime, que
les hommes n'ont été faits que pour servir aveuglément à un seul. Le seul
orgueil peut faire approuver un sentiment qui viole toutes les loix, bouleverse
le monde, & semble attaquer la divinité même. Les loix ont été faites avant
les souverains. Ils y sont donc soumis ainsi que leurs sujets. Un particulier
qui manque à sa patrie & à son Prince, est un mal-honnête homme: mais un roi
qui viole les loix & méprise la justice, est indigne de commander.
La tyrannie fut inconnue chez les hommes, jusques au tems où l'ambition des
courtisans déïfia les vices des souverains. Le crime des sujets fut la source de
ceux des mauvais rois: les flateurs empoisonnerent la majesté du trône; &
ils en éloignerent la véritable grandeur, pour y substituer des honneurs
chimériques, fondés sur le malheur des humains.
Les princes devroient être uniquement occupés du bien de leur peuple: ils en
sont les peres, ou du moins en tiennent-ils la place. Avant eux, les
patriarches, auxquels ils ont succédé, étoient couronnés par les mains de la
nature, rois & peres de leurs familles: ils les gouvernoient par les loix de
la nature; & cette sage jurisprudence ne cessa que lorsque les hommes
devinrent assez méchans pour avoir besoin de loix écrites, & d'un roi qui,
ayant autant de pouvoir qu'un pere de famille, eût moins de douceur &
d'inclination à pardonner. Le crime fit donc les souverains. Si les hommes
avoient toujours été justes, ils eussent toujours été libres, & n'eussent eu
besoin ni de chefs, ni de juges, ni d'avocats. Mais puisqu'il est nécessaire que
la crainte les retienne, & que, vils esclaves de leurs passions, ils ne sont
vertueux que par l'appréhension des châtimens, il faut, pour leur intérêt,
qu'ils accordent à un seul, ou à quelques-uns, ce pouvoir qu'ils auroient pu
généralement partages.
[Pages b266 & b267]
Mais celui qu'ils reconnoissent pour leur souverain est obligé de se
soumettre lui-même aux loix, puisqu'il n'a de pouvoir qu'en vertu de ces mêmes
loix, qui ordonnent aux hommes d'honorer & de respecter ceux qui sont
chargés de leur conduite.
Lorsqu'un prince viole les régles de la justice, quel exemple pernicieux ne
donne-t-il pas à ses sujets? Ne semble-t-il pas leur dire: La foi, les
sermens, les coutumes les plus sacrées sont des liens qu'on peut briser
impunément? Imitez mon exemple: ne soyez justes & sages qu'autant que vous
ne pourrez être criminels impunément.
Ne pense cependant pas, mon cher Brito, que je songe à limiter l'autorité
souveraine. C'est pour la rendre plus respectable, que je veux que la justice
l'accompagne. L'équité n'est-elle pas le principe de la véritable grandeur? Et
un roi sage, bon, prudent, pere de ses peuples, qui les gouverne dans la paix
& dans l'abondance, n'est-il pas plus absolu sur les coeurs, qu'un tyran
qu'on ne sert que par la crainte?
Peut-être me demanderas-tu jusqu'à quel point je crois que les sujets doivent
être fidéles à leurs rois? Je te répondrai que je pense qu'il ne leur est jamais
permis de juger celui que Dieu a établi leur juge. C'est à cet être
tout-puissant de punir les mauvais rois. Les peuples doivent prier la Divinité
de changer leurs défauts: mais contens de lever les mains au ciel, si elle
n'exauce pas leurs prières, ils ne peuvent, sans un crime énorme, se révolter
contre l'oint du Seigneur.
Dieu se sert des mauvais souverains comme d'un fléau semblable à la peste
& à la famine. Les tyrans naissent pour la punition du genre humain. Il faut
fléchir sous la main du seigneur qui nous punit ou nous récompense, selon que
nous le méritons, La colère divine fit regner les Caligula & les Néron dans
Rome. Les excès où ces monstres se porterent, furent un châtiment des crimes des
Romains.
Il y auroit une absurdité aussi criminelle, à soutenir qu'on peut se révolter
contre son prince, qu'à vouloir excuser la ridicule conduite des Chinois envers
leurs dieux. Ils les honorent & les respectent autant qu'ils croient en
recevoir du bien: mais dès qu'ils n'en obtienne pas ce qu'ils leur demandent,
ils les traitent avec mépris: comment, chien d'esprit, lui disent-ils
quelquefois, nous te logeons dans un fort beau temple, nous te nourrissons à
gogo, tu es bien doré & bien encensé, & tu ne nous accorde pas les
graces que nous te demandons?
[Pages b268 & b269]
Ils s'arment alors d'un grand fouet, & vous fessent l'idole d'importance
pendant dix ou douze jours de suite. S'ils obtiennent pendant ce tems ce qu'ils
souhaitent, ils lui font diverses excuses. Pourquoi, lui,disent-ils,
monsieur l'esprit, êtes-vous si entêté? Il est vrai que nous nous sommes un
peu pressés; mais au fond, n'avez-vous pas tort d'être un dieu aussi difficile?
Pourquoi vous faire battre à plaisir? Cependant ce qui est fait est fait: n'y
pensons plus. On vous redorera, vous serez réencensé, vous aurez de quoi faire
excellente chère, pourvu que vous oubliez le passé. (1)
[(1) Histoire de la Chine, tom. II. pag. 223.]
Un Chinois qui avoit une idole des plus têtues & des plus bizarres, piqué
de la dépense inutile qu'il avoit faite pendant long-tems pour elle, & ne
voulant point être la dupe d'un dieu aussi malin, l'attaqua en justice devant le
conseil souverain de Pékin. Après plusieurs séances, où les bonzes défendirent
l'idole le mieux qu'il leur fût possible, l'idolâtre gagna son procès. La
cour ayant égard à la requête du Chinois, & sur ce faisant justice, condamna
l'idole, comme inutile dans le royaume, à un exil perpétuel, son temple fut
rasé: & les bonzes qui desservoient sa personne, furent rigoureusement
châtiés; sauf à eux de se pourvoir par devant les autres esprits de la province,
pour se faire dédommager du châtiment qu'ils avoient reçu pour l'amour de
celui-ci. (1)
[(1) La même, pag. 224.]
Quelque ridicule & quelque impie qu'il fût de vouloir justifier des
actions aussi extravagantes, il seroit aussi criminel de soutenir, que le peuple
peut à son gré se faire justice de ceux en qui le tout-puissant a remis le
souverain pouvoir dont il ne les a rendus responsables qu'à lui seul.
Les loix sont les juges des hommes; les rois sont les exécuteurs des loix;
& Dieu est le seul maître des souverains.
Porte-toi bien, mon cher Brito, & réponds-moi plus souvent.
De Paris, ce...
***
LETTRE LVI.
Jacob Brito à Aaron Monceca.
Venise, mon cher Monceca, n'est point comme la plus grande partie des villes
d'Italie, qui ne fournissent que des réflexions générales sur les moeurs de
leurs habitans.
[Pages b270 & b271]
Le bas peuple Vénitien, les femmes, les prêtres, les enfans, tous les
différens états dans ce pays, méritent d'être examinés. Je t'ai parlé dans mes
lettres précédentes, du gouvernement en général: je vais entrer dans un détail
un peu plus circonstancié sur les coutumes particulières.
Les nobles sont toujours vêtus d'une robe de drap noir, lorsqu'ils paroissent
dans les rues. L'hyver cette robe est doublée de petit-gris, & l'été
d'hermine. Quoique la fourrure ne soit guère de saison en Italie au mois d'Août,
dussent-ils créver de chaud, ils ne peuvent aller habillés autrement: la
majesté, la grandeur & la politique, l'exigeant, il ne reste plus qu'à
obéir. Ce n'est pas dans cette seule occasion que les nobles Vénitiens sont la
victime de leur rang: ils le sont dans presque toutes les actions de la vie. On
les titre de votre excellence; & lorsqu'on veut les saluer, on leur
baise la manche. Le coude de cette manche forme une espéce de sac assez grand;
& sert ordinairement de bissac aux nobles Vénitiens, lorsqu'ils vont au
marché ou à la boucherie. Il arrive de-là, très-souvent, que dans cette manche,
où réside la grandeur Vénitienne, est renfermé un gigot de mouton, & une
douzaine d'artichaux. Cela te paroîtra surprenant; mais les nobles vont
eux-mêmes acheter leurs provisions, sans être suivis d'aucun domestique, &
sans que personne les salue, excepté ceux qui les connoissent particulièrement.
Ils se piquent d'avoir de l'esprit & d'être excellens politiques: mais tous
les Vénitiens ont la même opinion d'eux-mêmes; & sur ce point, les
gondoliers, qui ne sont que de simples bateliers ou rameurs, ne veulent céder en
rien aux premiers nobles. Ils se vantent d'être des gens à pouvoir venir à bout
des entreprises les plus difficiles.
Il est vrai qu'un gondolier conduit une intrigue galante mieux que personne,
& la fait réussir heureusement, quelque difficulté qui se présente. Il
sçait tous les tours & les détours; il se vante de connoître les heures
propres & les escaliers dérobés; il est d'intelligence avec les soubrettes;
il fournit les échelles de cordes quand on en a besoin (1) enfin, il
pourroit donner de bons conseils aux moines les plus rafinés, & être admis,
s'il étoit en France, dans les conseils secrets qui font jouer les convulsions.
[(1) Misson, Voyage d'Italie.]
[Pages b272 & b273]
Pour en avoir une idée parfaite, figure-toi, qu'il est aussi fourbe qu'un
janséniste convulsionnaire, aussi artificieux qu'un jésuite, aussi peu
scrupuleux qu'un cordelier, aussi débauché qu'un carme, & aussi hypocrite
qu'un jeune abbé qui cherche à attraper un bénéfice.
Le carnaval est le tems où les gondoliers font le mieux leurs affaires, par
la grande quantité d'étrangers qui sont à Venise: mais dès que le carême arrive,
tout le monde commence à déloger; les voyageurs, les marionnettes, les
comédiens, les ours, les monstres, les curiosités & les courtisanes:
c'est-à-dire, celles que la dévotion avoit amenées des pays voisins; car on n'a
garde de souffrir que celles de Venise puissent déserter: on les regarde comme
trop essentielles au bien de l'état. Elles étudient aussi la politique; &
leur profession assez pénible & assez fatiguante d'ailleurs, ne les empêche
point de s'y appliquer. Il s'en est même trouvé parmi elles qui s'y sont
distinguées. Une, entr'autres, voulut imiter Solon, & illustrer la
profession des filles galantes. Elle fit bâtir une chapelle magnifique de
l'argent qu'elle avoit gagné, & la consacra à une certaine Magdelaine
l'Egyptienne, qui avoit été une fameuse courtisanne, comme ce législateur des
Athéniens avoit bâti un temple à Vénus de l'argent que les filles publiques
avoient reçu.
Les églises de cette ville sont très-belles. On croiroit aux noms que leur
donnent les Vénitiens, qu'ils ont quelque chose de la religion judaïque. Je ne
sçais si le peu d'amitié qu'ils portent à la cour de Rome les empêche d'invoquer
les saints qu'elle canonise; mais, presque tous leurs temples sont dédiés à nos
patriarches & à nos prophêtes. Un juif, nouvellement arrivé dans ce pays,
est très-surpris lorsqu'il entend nommer l'église de S. Job, de S. Moyse, de S.
Samuel, de S. Jérémie, de S. Daniel & de S. Zacharie. Les moines qui
desservent celle de S. Jérémie, assurent qu'ils conservent une dent de ce
prophète. Je me suis informé exactement, si dans le temple de S. Moyse, on
n'auroit point quelque corne de notre législateur; mais je n'ai pû en apprendre
aucune nouvelle; ni si dans celui de S. Job on ne gardoit pas dans une sainte
Ampoulle quelque gale à demi-crévée de ce bon homme. Un moine m'a dit en
confidence, que de pareilles reliques étoient très-chères & fort rares, la
cour de Rome les vendant à un prix excessif.
[Pages b274 & b275]
Ainsi, il y a toute apparence, que dans le temple de S. Moyse, il n'y a que
des bras, des jambes & des mâchoires de saints nazaréens; & qu'il ne
reste dans Venise, des anciens Israëlites, que la seule dent du prophête
Jérémie. Elle est enfermée dans un étui d'or enrichi de diamans. Elle paroît
plutôt une dent de cheval par sa grosseur que celle d'un homme. Le moine qui me
la fit voir, m'assura que je ne devois point en être surpris, attendu que les
anciens peres étaient d'une taille bien plus avantageuse que la nôtre.
Cette dent monstrueuse me rappelle une autre relique qu'un de mes amis m'a
dit avoir vûe à Munich dans une fort belle église. C'est une vertèbre aussi
grande que celle d'un éléphant, ou de quelque autre grand animal. Ce gros os est
en singulière vénération dans toute la Bavière, comme étant une des vertèbres du
grand S. Christophe.
Quoique les moines prisent fort leurs reliques à Venise, ainsi que dans les
autres pays, ils ne trouvent guère que parmi le bas-peuple des gens prêts à
croire tous les miracles qu'ils leur attribuent. Les personnes d'un certain rang
regardent ces sortes de choses comme un amusement qu'il faut laisser au
vulgaire. Cependant, s'il arrivoit qu'il y eût à Venise quelques reliques aussi
incommodes que celles de S. Paris le sont en France, je ne doute point que le
sénat ne les fît promptement jetter dans le golfe Adriatique, & ne punît
très-sévèrement ceux qui auroient voulu les accréditer dans l'esprit du peuple.
Il y a quelque tems que la république s'étant brouillée avec un souverain
pontife, il interdit & suspendit tout le clergé de Venise. Le sénat défendit
aux prêtres de discontinuer leurs fonctions. Quelques moines (1) obéirent
cependant au pontife; mais ils furent bien-tôt punis de leur rébellion aux
ordres de l'état: on les chassa de la république; & ils ne furent rappellés
que par grace, & sous de très dures conditions, lorsque le sénat & le
pontife furent raccommodés.
[(1) Les jésuites & les capucins.]
Je t'ai déja dit dans mes autres lettres, mon cher Monceca, combien il est
dangereux dans ce pays de cabaler contre l'état, & combien la seule
apparence de ce crime est punie sévèrement. On donne de très-grandes récompenses
à ceux qui dénoncent un perturbateur du repos public, lorsque les avis peuvent
être réellement utiles.
[Pages b276 & b277]
On écoute même les instructions & les lettres anonymes. Il est vrai qu'on
s'en sert prudemment & avec mesure. Il y a, sous les portiques du palais de
S. Marc, & en divers endroits de ses galeries, des mufles, dans la gueule
desquels chacun peut jetter des billets comme dans un tronc, pour donner tel
avis que bon lui semble aux inquisiteurs d'état. C'est ce qu'on appelle
Denunzia secreta. Ne te figure pourtant pas, mon cher Monceca, que l'on
risque beaucoup par ces avis anonymes, & qu'on dépende par-là d'un ennemi.
Les juges qui composent l'inquisition d'état, sont si sages & si prudens,
qu'il n'est personne qui doive craindre d'être puni, s'il n'est véritablement
coupable. On ne voit point de pays dans l'univers où l'homme soit aussi libre
qu'à Venise. Les Arméniens, les Juifs, les Grecs y ont l'exercice public de
leurs cérémonies. Toutes les autres religions y sont aussi tolérées; mais on ne
fait pas semblant d'en sçavoir les assemblées, qui se font d'une manière sage
& prudente, ensorte que le sénat n'a pas lieu de s'en plaindre. Les moines
même ont ici une entière liberté; ils prennent le masque tant qu'ils veulent en
carnaval, entretiennent la concubine, chantent sur le théâtre, font enfin tout
ce que bon leur semble, pourvu que leur débauche ou leur dévotion n'aient rien
de commun avec les affaires de l'état. Venise n'a rien de semblable dans ses
maximes avec Rome, que la protection qu'elle accorde aux courtisanes. Dans tout
le reste, il n'est point de peuple qui se ressemblent moins, sur-tout pour la
superstition & l'autorité des moines.
On débite ici, à propos de l'autorité des moines, une histoire assez comique
arrivée nouvellement à Messine. Le consul de Hollande résidant dans cette ville,
avoit une jeune fille de seize à dix-sept ans, assez aimable. Les dévots se
mirent dans la cervelle d'en faire une sainte. Ils ne pouvoient souffrir,
disoient-ils, qu'une créature aussi jolie fût un jour la proie des démons. Pour
la mettre dans le bon chemin, & lui ouvrir la voie céleste, ils résolurent
de lui persuader de quitter ses parens, & de les voler en partant pour
augmenter la bonne oeuvre. Ils lui citerent cinq ou six théologiens Espagnols,
qui permettoient à une fille de voler son pere, lorsqu'il étoit protestant,
& qu'elle le quittoit pour se retirer dans un monastère.
[Pages b278 & b279]
La jeune fille convaincue de la piété & de la sainteté du vol domestique
qu'elle méditoit, ne demanda plus que le moyen de l'exécuter. Deux révérends
pere capucins lui prêterent leur ministère. Ils alloient souvent à la quête chez
le consul, qui leur faisoit l'aumône, bien éloigné de penser au tour qu'on
vouloit lui jouer. Cependant les disciples de S. François emportoient chaque
jour quelques habits de la jeune Catécumène. Leurs larges besaces servoient
utilement à ce projet. Enfin lorsqu'il n'y eut plus de nipes à sortir, la
nouvelle convertie vola une bourse remplie de piéces d'or, & disparut avec.
Ses parens ne resterent pas long-tems à apprendre de ses nouvelles. On ne peut
dire quelle fut leur surprise, lorsqu'ils sçurent le projet de leur fille, &
la cause de son évasion: mais comme il n'y avoit aucun reméde, ils prirent
patience.
La nouvelle sainte fut reçue religieuse: elle fit voeu de n'avoir jamais le
coeur tendre, d'obéir au caprice d'une femme vieille & grondeuse, & de
n'avoir de l'argent que pour le donner aux moines. (1)
[(1) Les trois voeux des religieux, chasteté, obéissance & pauvreté.]
Pendant près de trois ans, tout Messine ne parloit que de la sainte
convertie. Peu s'en fallut qu'on ne fît déja une quête pour les cent mille écus
qu'il falloit pour la faire canoniser après sa mort. Maints religieux prirent en
chaire le prétexte de sa conversion, pour déclamer contre tous les nazaréens
réformés. Ils prédirent la ruine entière de l'Angleterre & de la Hollande,
firent même quelques complimens & quelques apostrophes de rhétorique au
prétendant, & l'assurerent qu'il remonteroit sur le trône, dès que Dieu
auroit fait mourir tous les Anglois, pour punition de leur rébellion; ensorte
qu'il seroit le maître de mener avec lui autant de moines qu'il voudroit,
lesquels deviendroient même très-utiles pour repeupler le pays.
Lorsqu'on étoit ainsi occupé dans toute la Sicile de la bienheureuse
religieuse, que chaque mere la citoit pour exemple à sa fille, qu'on étoit prêt
de faire des reliques & des scapulaires de ses vieilles robes, elle disparut
tout d'un coup. On crut d'abord que par un miracle elle se cachoit aux yeux des
humains, étant en conversation avec sainte Rose ou sainte Claire.
[Pages b280 & b281]
Mais comme elle ne reparoissoit plus, un habile théologien devina, que
n'ayant eu pendant quelque tems que la grace suffisante, elle avoit fait une
escapade, cette espéce de grace suffisante ne suffisant jamais; & qu'il
falloit attendre un mouvement de la grace efficace, afin de produire son retour.
Quoique le théologien semblât avoir raison, l'inquisition trouva son
raisonnement dangereux; & comme janséniste, il pensa être puni sévèrement.
Quant à la sainte, elle repassa en Hollande dans un vaisseau de Rotterdam; &
pour disposer la grace efficace, elle exécuta le premier commandement de Dieu,
& demanda pardon à sa famille de sa désobéissance. L'évêque fâché &
piqué au vif du départ d'une de ses brebis égarées, mit en rumeur tout Messine.
A peine l'autorité du gouvernement put-elle garantir la personne du consul. Sa
maison fut fouillée: on interrogea ses domestiques: après bien des recherches,
il fallut que l'évêque prît patience, & se consolât du départ de sa
religieuse, comme le consul s'étoit consolé de l'enlevement de sa fille.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & donne-moi de tes nouvelles.
De Venise, ce...
***
LETTRE LVII.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Tes lettres sur les moeurs & les coutumes des Vénitiens m'ont fait un
véritable plaisir. J'admire leur sagesse & leur prudence, dans les bornes
étroites qu'ils ont mises à l'ambition & au fanatisme des moines. Mais la
règle, qui me paroît la plus sensée, est celle qui défend à toutes sortes de
tribunaux ecclésiastiques la connoissance des livres & des écrits qui
s'impriment & se débitent dans toute l'étendue des états de la république.
C'est-là un moyen assuré, pour nourrir toujours les esprits dans l'indépendance
& dans l'éloignement de la superstition.
Les idées des hommes les plus illustres deviennent communes à chaque
particulier, & les sçavans travaillent utilement à perfectionner
l'entendement de tous leurs concitoyens, lorsqu'on laisse aux uns la liberté
d'instruire, & aux autres celle de profiter. L'ambition des moines, &
leur attention à supprimer tout ce qui leur pouvoit être contraire, nous ont
ravi mille chef-d'oeuvres.
[Pages b282 & b283]
Que de livres remplis de choses excellentes, ont ou été supprimés
entièrement, ou tronqués par les dévots, avant que l'imprimerie fût inventée!
Nous devons nous estimer heureux, que ce bel art ait mis un frein à leur
mauvaise foi. Pour peu que les livres eussent encore été quelque tems en leur
pouvoir, nous n'aurions peut-être d'autres historiens & d'autres auteurs,
que quelques misérables écrivains nazaréens. Les conformités de S. François
avec Jésus-Christ, & les annales de quelques moines, eussent pris
la place de Tite-Live & de Salluste. Il n'a pas tenu à un souverain pontife,
que ce premier écrivain, le prince & le monarque des historiens, n'ait été
entièrement supprimé. Ce pontife nommé Grégoire (1), condamna cet ouvrage au
feu.
[(1) Grégoire I, surnommé le Grand.]
Quel malheur pour le genre humain, mon cher Brito, si les hommes, qui
vivoient du tems de ce Grégoire, eussent imité son fanatisme! La malice, le
crime & l'hypocrisie, sont les plus mortels ennemis de la science. Elle les
démasque: elle montre leur laideur: & c'est ce qui les irrite contr'elle.
Lorsque le genre humain sembloit avoir oublié de faire usage de sa lumière
naturelle, les moines & les prêtres, les seuls par qui les manuscrits
fussent copiés, les vendoient à un prix excessif, & en retranchoient tout ce
qui pouvoir donner quelque lueur de leurs fourberies. Ils eussent sans doute
supprimé entièrement certains livres: mais, c'est nous, qui les en avons
empêchés. Répandus dans toute la Grèce & dans toute l'Italie, nous avions
aussi bien qu'eux ces manuscrits; & leur étant impossible d'en ôter
entièrement la connoissance, ils se contentoient d'en enlever des morceaux
entiers, & quelquefois d'en substituer d'autres à leur place. Nous voyons
encore aujourd'hui des exemples journaliers de ces suppressions monacales. La
moitié des oeuvres d'Horace, de Juvenal, d'Ovide, &c,
manquent dans les éditions qui sont faites par des moines. Si plusieurs autres
ne conservoient ces chef-d'oeuvres dans leur entier, bientôt nous acheverions de
perdre ces derniers trésors de l'antiquité.
Je t'avouerai, mon cher Brito, que je ne comprens pas comment Lucrèce
a pû parvenir jusqu'à nous dans son entier.
[Pages b284 & b285]
J'ignore qui sont les copistes qui ont pû le conserver aussi exactement. Si
c'est aux moines que nous en sommes redevables, je leur pardonne de bonne foi le
quart de leurs friponneries. Ce n'est pas que j'approuve les sentimens
pernicieux de ce poëte sur la Divinité. Périsse, mon cher Brito, quiconque n'a
pas pour elle la plus profonde vénération! Mais le reste de son ouvrage est si
complet, si beau, si diversifié, qu'il eût été fâcheux d'en être entièrement
privé.
Le hazard nous a rendu les oeuvres de Pétrone presque dans leur entier. Nous
avons aussi recouvré quelques autres fragmens de plusieurs auteurs. Peut-être un
jour serons-nous assez heureux pour découvrir Tacite & Tite-Live, sans
lacune, & dans leur perfection. Bien des gens assurent que le grand-seigneur
a dans sa bibliothéque ce dernier historien complet. J'ai entendu assurer ce
fait comme véritable à beaucoup de personnes; mais je puis t'assurer que je
sçais le contraire, & que j'en puis parler avec beaucoup de certitude.
Louis XIV, toujours attentif à ce qui pouvoit augmenter sa gloire, voulut que
l'univers lui eût l'obligation d'avoir tous les ouvrages de Tite-Live, s'il
étoit vrai qu'on pût les trouver. Il fit écrire à M. de Fériol, son ambassadeur
à la Porte, d'offrir tout ce qu'on souhaitoit du Tite-Live qu'on prétendoit être
dans la bibliothéque du serrail. M. de Fériol s'adressa au visir, qui en parla
au grand seigneur. Cela fit quelque difficulté. L'on crut à la Porte ne devoir
pas même vérifier le manuscrit, & examiner s'il étoit plus complet que les
ouvrages que nous avons. M. de Fériol ne se rebuta point pour une première
tentative: il fit parler au bibliothécaire, lui offrit cent mille écus, s'il
vouloit livrer le manuscrit pour quelque tems, & permettre qu'on copiât ce
qui manquoit de cet historien; ensorte qu'on auroit pû remettre le livre dans la
bibliothéque sans qu'on pût s'appercevoir du larcin. Cette proposition plut
infiniment an bibliothécaire: cent mille écus lui parurent bons à gagner, Il
promit de remettre le livre. Et, ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'après avoir
bien cherché, le manuscrit ne se trouva point. Loin qu'il y eût parmi les livres
du grand-seigneur un Tite-Live dans son entier, il ne s'y trouva pas même les
oeuvres, qui nous en restent; ou du moins si elles s'y trouverent, le
bibliothécaire ne jugea pas à propos de le dire.
[Pages b286 & b287]
Bien fâché de perdre les cent mille écus, il répondit qu'après avoir cherché,
il n'avoit pas trouvé ce qu'on demandoit. Je sçais qu'on peut penser que le
bibliothécaire, ayant fait réflexion au danger qu'il couroit, peut avoir changé
de sentiment. Cela n'est point absolument impossible; mais je sçais bien aussi
que cent mille écus sont excessivement tentans, sur-tout pour un Turc, accoutumé
à tout risquer pour l'argent.
On regrette beaucoup en France ce qui manque de cet historien; & je suis
assuré, que s'il falloit payer deux cent mille écus pour l'avoir complet, on
n'hésiteroit pas de les donner. On les retrouveroit aisément en souscriptions
chez les différens particuliers du royaume, qui voudroient en avoir des
exemplaires.
Dirois-tu, mon cher Brito, que dans un pays où l'on aime si fort les bons
ouvrages, les moines ont cependant trouvé le moyen d'établir une espéce
d'inquisition contre la librairie? Tous les livres dans lesquels ils croient
être blessés, sont proscrits & défendus, sous de griéves peines. Ils
punissent dans les confessionnaux ceux qui les lisent. Ils animent les
magistrats, en les excitant à se joindre à eux. Il semble qu'il est plus
dangereux d'écrire simplement, dans un livre, qu'un moine est ordinairement un
fripon, que de mettre au jour un systême d'athéïsme, ou quelques ouvrages contre
les bonnes moeurs. Quelque mouvement cependant que l'on se donne, dès qu'un
livre est imprimé dans quelque endroit de l'Europe, & qu'il est bon, il se
vend à Paris aussi-tôt, même plutôt que dans aucun endroit de l'Europe. Les
défenses qu'on fait pour en empêcher la vente, en augmentent infiniment le prix
& le débit. Les colporteurs ont soin d'en fournir les petits-maîtres, les
gens de robe & les courtisans. Les dames mêmes lisent les livres défendus.
elles se les font apporter à leur toilette, comme une des choses qui lui
appartient; & pendant qu'une coëffeuse
Bâtit de leurs cheveux le galant édifice,
un aimable, un petit-maître, un amant, en lit quelques pages tout haut.
Tu seras peut-être curieux de sçavoir ce qui excite principalement la
persécution contre les livres, & quels sont ceux qu'on proscrit le plus
sévèrement.
[Pages b288 & b289]
Quoique tous les ouvrages, qui tendent à guérir l'esprit du peuple de la
superstition, soient généralement défendus, cependant on prend moins de soin
d'en arrêter le débit, que ceux qui intéressent le jansénisme on le molinisme:
& quoiqu'on ne réussisse pas mieux à empêcher la vente de ceux-ci que des
autres, on fait ce qu'on peut pour en venir à bout. Je t'avouerai, mon cher
Brito, qu'il seroit utile au public qu'on pût supprimer ces ouvrages qui ne sont
ordinairement que des tissus d'impostures, de calomnies & d'injures
grossières. Les auteurs jansénistes se distinguent sur-tout dans ce genre de
dispute. Dès que les raisons leur manquent, ils y suppléent par des invectives.
Ils payent chèrement un homme, qui deux fois par semaine, répand par toute
l'Europe une feuille imprimée (1) dans laquelle il est obligé de dire des
invectives à quiconque n'est pas persuadé que l'eau dans laquelle on a fait
bouillir un vieux morceau des pantoufles de S. Paris, guérit de toutes sortes de
maux.
[(Les nouvelles ecclésiastiques.]
Je t'ai parlé souvent des molinistes & des jansénistes; mais je ne t'ai
jamais dit qu'il est impossible de vivre dans ce pays, sans prendre parti pour
les uns ou pour les autres. Tel est l'esprit de cabale qui regne à Paris. Fût-on
spinosiste, on ne peut rester neutre; les jansénistes & les molinistes
s'accommodent de tout. Ils ne font pas faire profession de foi en entrant dans
leur corps; ils demandent seulement qu'on jure une haine immortelle à leurs
adversaires. Malgré la nécessité où l'on est de se déterminer & de se ranger
sous un des deux étendarts, je te dirai, mon cher Brito, que j'ai cru devoir
regarder avec beaucoup d'indifférence les disputes d'une religion dont je crois
les fondemens mauvais. Cependant, quoiqu'on sçache que je suis juif, né à
Constantinople, inconnu aux jésuites, sans ambition, uniquement occupé du
plaisir de l'étude de la philosophie; deux ou trois personnes avec lesquelles je
vis familièrement ici, se sont allé fourrer dans l'esprit que j'étois moliniste.
Nous voyons, me disent-ils souvent, votre haine pour S. Paris. Vous
condamnez hautement ses miracles. Les convulsionnaires, selon vous, sont des
fanatiques, qu'on devroit mettre aux galeres. La transpiration, dites-vous,
que la fatigue, les coups de bâton, & le pénible exercice de ramer, leur
causeroient, pourroient purger ces humeurs âcres, qui, répandues dans leur sang,
causent leur frénésie.
[Pages b290 & b291]
Vous voudriez voir l'abbé Bécheran, le chevalier Follard, transformés en
forçats, rattraper leur raison par une longue pénitence exercée dans tous les
ports de la Méditerranée. Hé quoi! leur répons-je, souhaiter que
l'imposture soit punie, est-ce vouloir déifier la haine & l'ambition?
Car voilà, mon cher Brito, le vrai portrait des jansénistes & des
molinistes. Les premiers sont de dangereux imposteurs: les derniers sont dévorés
par l'envie de dominer, & par l'ardeur de se venger. Ils sont tous également
à craindre; mais leurs défauts sont différens.
Le janséniste, né malin & cagot, suce avec le lait, l'esprit de révolte
& de sédition. Les premiers mots qu'il bégaye sont des invectives & des
injures contre les pontifes. Sa haine croît avec l'âge. Sous les dehors
extérieurs d'une fausse piété, il cache une ame noire & dangereuse. Mauvais
nazaréen, sujet rebelle, ami perfide, parent sans amitié, trois mots qu'il
répète sans cesse, servent de prétexte spécieux à tous ses crimes. Les
libertés de l'église Gallicane: ce sont-là les paroles cabalistiques de la
secte janséniste. Il n'est point de forfaits odieux qu'elles n'effacent &
qu'elles n'autorisent.
Le moliniste ambitieux, veut commander par-tout. Semblable aux vents
impétueux, il abat tout ce qui lui résiste, & épargne ce qui lui céde. Il
arrache l'altier janséniste de chez lui par une lettre de cachet. En vain est-il
appuyé par la ville & les provinces: semblable au chêne, que ses profondes
racines ne sçauroient garantir d'être enlevé par un ouragan, il périt, tandis
que le libertin, l'athée & le débauché, qui, foibles roseaux, plient, &
semblent céder, sont conservés, & jouissent d'une grande tranquillité. Ce
n'est pas le crime ni le criminel que hait le moliniste, mais le rival de sa
grandeur, ou celui qui peut le devenir. On n'est point innocent auprès de lui,
dès qu'on peut lui nuire. Le trop de science & de vertu attire sa haine. Il
veut moins de bonnes qualités & plus d'obéissance. Il est doux, simple,
complaisant, honnête-homme même, lorsqu'il est seul; mais fier, insupportable,
tyran, persécuteur, dès qu'il agit de concert avec ses confrères. La moitié des
maux de ce royaume sont venus par l'ambition de ceux qu'on nomme aujourd'hui
molinistes.
[Pages b292 & b293]
Ils ont autrefois persécuté des nazaréens à qui la France étoit redevable de
sa gloire (1).
[(1) Les réformés.]
Ils avoient placé sur son trône le plus grand roi de l'univers: le crime l'en
arracha; & la suite de ce crime entraîna la perte des bienfaicteurs de ce
monarque.
Tu vois, mon cher Brito, le jugement qu'on doit faire des sectes jansénistes
& molinistes. Ceux qui composent la première sont dangereux; mais ceux qui
forment la seconde ne le sont pas moins, dès le moment qu'ils agissent
communément & en corps. Au reste, tu prendrois une fausse idée des François,
si tu te figurois, que, tant ceux qu'on nomme ici molinistes, que ceux qu'on
nomme jansénistes, s'embarrassent beaucoup de ces cabales. On prend ici ces
noms, comme je t'ai déja dit, parce que la mode veut qu'on se déclare pour un
parti ou pour l'autre. Ainsi, en te parlant des molinistes & des
jansénistes, j'entends seulement ceux qui sont à la tête de ces sectes, qui
fomentent la division dans l'état, & qui abusent de la bonté, de la douceur
& de la clémence de leur prince. Si la trop grande rigueur est pardonnable à
un prince, c'est lorsqu'elle tend à assurer un parfait repos à ses sujets. Si
dès le commencement de ces troubles on eût puni sévérement l'inquiétude des
jansénistes, & réfréné l'ambition des molinistes, chacun eût pensé de
Jansénius & de Molina ce qu'il eût voulu; & peut-être à présent ne s'en
souviendroit-on plus.
Porte-toi bien, mon cher Brito, & continue de prospérer.
De Paris, ce...
***
LETTRE LVIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin à
Constantinople.
J'ai appris avec plaisir, mon cher Isaac, ton arrivée à Smyrne, & te
voilà, graces au Dieu de nos peres, hors des dangers où ton changement de
religion t'exposoit. Dès que tu seras arrivé au Caire, donne-moi de tes
nouvelles, & acheve de calmer mon inquiétude.
Les particularités que tu m'as apprises de l'imposteur Sabataï, m'ont
confirmé dans l'opinion de ne donner ma confiance, & de n'ajoûter foi qu'aux
choses que je connoîtrai évidemment.
[Pages b294 & b295]
Un vieux négociant Provençal, à qui j'ai fait voir ta lettre, & qui
pendant sa jeunesse a resté plusieurs années à Smyrne, m'a raconté à l'occasion
de Sabataï, une assez plaisante aventure, arrivée à deux Anglois établis à
Constantinople. Ils avoient fait des avances considérables à quelques juifs,
& craignoient d'avoir risqué leur argent. Dans l'envie qu'ils avoient de le
ravoir, la curiosité se joignant à l'intérêt, ils porterent leurs plaintes à
Sabataï Sévi lorsqu'il étoit enfermé dans le château des Dardanelles. Cet
imposteur les écouta avec beaucoup de gravité & de douceur, & ordonna
aux juifs, de les payer, en leur écrivant cette lettre.
LETTRE:
_ A vous de la nation des juifs qui attendez la venue du Messie, & le
salut d'Israël:
Paix sans fin._
«J'ai été informé que vous devez à plusieurs particuliers Anglois. Il nous
paroît juste du vous ordonner de satisfaire à vos dettes: & si vous refusez
de le faire, & que vous ne nous obéissez pas en cette rencontre, sçachez que
vous n'entrerez pas avec moi dans mon royaume.»
Les Anglois remercierent Sabataï Sévi dans des termes fort respectueux, &
profiterent de la fourbe & de l'imbécillité des juifs pour ravoir leur
argent.
Il arriva encore à Sabataï Sévi une scène aussi comique pendant le tems de sa
prison; & qui dans la suite occasionna entièrement sa perte, & démasqua
sa mauvaise foi. Un juif nommé Néhémie Cohen, sçavant dans les langues
Hébraïque, Syriaque, Caldéenne, & aussi bien instruit dans la cabale des
rabbins, que Sabataï lui-même, voulut avoir part à sa gloire. Il demanda à cet
imposteur d'avoir une conférence avec lui. Leur conversation fut d'abord
très-tranquille; mais après avoir essayé vainement de prendre des arrangemens
qui pussent convenir à tous deux, ils s'échaufferent & s'emporterent avec
beaucoup de violence. N'est-il pas vrai, disoit Cohen, qu'il doit,
suivant les écritures, y avoir deux Messies; le premier, pauvre, méprisé,
prédicateur de la loi, serviteur du second, & son précurseur; le second,
riche puissant & victorieux?
[Pages b296 & b297]
Je me contente, continuoit-il, d'être Ben-Ephraïm, ou le
pauvre Messie. Quel préjudice cela fait-il à votre gloire? En serez-vous moins
le Messie conquérant?
Après bien des débats, Sabataï Sévi consentit que Cohen fût le pauvre Messie;
leur dispute alloit être finie, lorsque Cohen s'avisa de reprocher à Sabataï
Sévi de s'être trop hâté de se publier le Messie puissant, avant que lui le
pauvre Messie, qui devoit lui servir de précurseur, se fût fait connoître dans
le monde. Sabataï Sévi trouva mauvais que Cohen voulût déja critiquer sa
conduite. Je vous casse, lui dit-il: vous n'êtes, ni ne serez
jamais Ben-Ephraïm. Et moi, répondit Cohen, je vous casse à mon
tour; & vous promets que je vous empêcherai bien de vous faire connoître
pour Ben-David. La dispute s'échauffant alors entre ces deux imposteurs,
après les injures ils en vinrent aux coups. Les Turcs, qui gardoient Sabataï
Sévi, & qui de la porte de sa prison, avoient entendu cette plaisante
conversation, coururent séparer les combattans. Cohen ne tarda pas à se venger:
ce fut lui qui apprit aux principaux ministres de la Porte, que les fourberies
& les impostures de Sabataï Sévi faisoient tous les jours plus d'effet sur
l'esprit des juifs, qui n'avoient rien diminué de l'estime qu'ils avoient pour
lui. Nous avons eu souvent des monstres parmi nous, qui voulant abuser de la
crédulité de leurs frères, & pour satisfaire leur ambition ou leur avarice,
ont pris le titre de libérateur du peuple juif, & l'auguste nom de Messie.
Sous le regne de l'empereur Théodose le jeune, il y eut un juif en Candie,
qui causa beaucoup plus de maux à notre nation que le misérable Sabataï. Ce juif
s'appelloit Moyse. Il assuroit qu'il étoit le même Moyse, qui conduisit les
Israëlites dans désert, & les arracha de la servitude d'Egypte. Il parcourut
pendant un an toute l'isle de Candie. Il prêchoit dans toutes les synagogues
& promettoit à tous les juifs, qui étoient en très-grand nombre dans ce
pays, de leur faire traverser la mer sans vaisseau, & de les conduire à pied
sec jusques dans le sein de la Judée. Il assigna un jour fixe pour ce départ:
& étant suivi d'une grande multitude de peuple, il alla sur une côte assez
élevée, ordonna à ceux qui marchoient les premiers de se jetter dans la mer, dès
qu'ils arriveroient au bord de l'eau, sans aucune crainte; les assurant qu'ils
ne couroient aucun danger.
[Pages b298 & b299]
Ces imbécilles, trompés par ce scélérat, se précipiterent dans la mer, où ils
eussent trouvé une juste punition de leur crédulité, si des pêcheurs qui se
rencontrerent-là ne les eussent sauvés des flots, & empêché ceux qui
arrivoient successivement les uns après les autres de suivre l'exemple de ces
premiers.
Notre nation n'est pas la seule, mon cher Isaac, qui ait été abusée par des
imposteurs. Quel est le royaume, quelle est la religion qui n'ait pas produit
des enfans séducteurs? Les nazaréens ne doivent point nous reprocher nos faux
Messies. N'ont-ils pas tous les jours parmi eux des gens, qui sous le prétexte
de la religion, & sous le voile de la piété, les jettent dans les plus
grands égaremens? Sabataï Sévi n'a jamais fait autant d'impression sur l'esprit
des juifs, que S. Paris sur celui des François. Aucun Israëlite n'a jamais
poussé l'erreur & l'aveuglement jusqu'à prendre des accès de fanatisme pour
des marques visibles de la grace de Dieu, qui se sert d'une troupe de fous, pour
annoncer ces saintes volontés. Nous avons cru quelquefois à des hommes qui nous
promettoient des choses qui nous flattoient: nous les avons aidés nous-mêmes à
nous tromper, par le plaisir que nous donnoit leur doctrine. Mais ceux qui
séduisent les nazaréens, ne leur annoncent que des maux & des infortunes:
tous les convulsionnaires de Paris prédisent la fin du monde, le détrônement des
pontifes, le renversement des états. Il avoit bien du penchant au fanatisme,
pour choisir pour guides de semblables prophêtes.
Je sçais, mon cher Isaac, que tout ce qui est extraordinaire frappe &
saisit l'esprit du peuple: mais les pays nazaréens papistes sont plus sujets à
la superstition que les autres contrées. On ne voit guère de possédés en
Angleterre & en Hollande: les diables vont très-peu s'y promener. Comme il
n'est point de moine dans ces états qui puisse y montrer en public la puissance
que sa sainteté lui donne sur l'enfer, Belzébuth & Astaroth n'y font aucune
caravane, ou du moins n'en entend-on rien dire.
Il y a quelques jours qu'on m'écrivoit de la Haye, qu'un marchand de cette
ville se plaignoit d'un esprit qui venoit pendant la nuit déchirer toutes les
hardes & les meubles qu'il avoit dans sa maison.
[Pages b300 & b301]
Le peuple, toujours crédule, donna d'abord dans le panneau. Chacun couroit
chez le marchand, qui montroit à tout le monde quelques morceaux d'étoffe &
de linge coupés & déchirés. Il racontoit mille choses plus surprenantes les
unes que les autres, de la malice de cet esprit. Le grand bailiff informé de cet
affaire, ordonna à l'esprit d'avoir à ne plus rien déchirer, & au marchand
de ne plus parler du diablotin: il fit même comprendre à ce dernier, qu'il
répondroit des sottises du premier. Depuis ce tems-là l'esprit a décampé. Ce
marchand rejette à présent sur les rats ce qu'il attribuoit d'abord à cette
substance invisible.
Les nazaréens papistes prétendent que ce diable étoit un de ceux qui sont
d'un tempérament beaucoup plus doux que les autres; sans quoi toute l'autorité
du magistrat ne l'eût point exilé. Ils disent qu'il est une sorte d'esprit
très-aisé à conjurer, & que, sans avoir recours au rituel, un air d'opéra de
Quinault vaut autant qu'un exorcisme de l'église. Ils citent à cette occasion un
certain Ignace de Loyola, qui, pour chasser le démon du corps d'une femme
possédée qui le prioit de la secourir, se servit de ce vers de Virgile:
La reine et le Troyen dans la même caverne. (1)
[(1) _Speluncam Dido dux & Trojanus eusdem.]
A peine l'eût-il prononcé, que la femme fut renversée par terre; & que le
diable la quitta, & demanda pour toute grace de n'être point enfermé dans la
caverne infernale. Il obtint la permission d'aller partout où il voudroit,
pourvu qu'il n'obsédât plus aucun homme. (2)
[(2) Joan-Christianus Frommam, de fascinatione, lib. III. part. IX. cap. 4.
num. 15. p. 949.]
Avoue, mon cher Isaac, que voilà une plaisante façon de chasser les diables.
Si un seul vers de Virgile a la force de banir un démon, je ne doute pas que ce
poëte, à force de réciter son Enéïde, ne vienne à bout de les exiler tous
de l'enfer, & de purger enfin ce lieu de leur détestable race. Il
rendroit-là un grand service à ses camarades les auteurs & sur-tout à
Horace, Catulle, Tibulle, Properce & Pétrone, qui, nés voluptueux, &
élevés dans la bonne compagnie, doivent trouver celle des diables un peu trop
bruyante.
A propos de bons auteurs, un colporteur m'a apporté un livre nouveau (3) que
j'ai lû avec beaucoup de plaisir.
[ (3) Essai sur l'homme, par M. Pope.]
[Pages b302 & b303]
C'est une traduction de quatre épîtres en vers de l'illustre Pope, le
meilleur poëte d'Angleterre. Cet ouvrage est bon. Le traducteur a conservé dans
sa prose la force & la grace des vers Anglois. Le sujet de ses épîtres est
interessant: elles roulent toutes les quatre sur des matières métaphysiques, qui
sont expliquées d'une manière claire & concise.
I. La première traite de la nature & de l'état de l'homme par rapport à
l'univers. L'auteur y prouve que l'homme n'est point un être imparfait; qu'il
est proportionné à la place & au rang qu'il occupe dans la création, & à
des fins & des rélations qui lui sont connues. Il fonde le bonheur présent
des humains, en partie sur l'ignorance des événemens futurs, & en partie sur
l'espérance d'un bonheur à venir; condamne, comme un grand crime, leurs injustes
plaintes contre la providence.
II. La seconde apprend à l'homme à connoître sa nature & son état,
considéré par rapport à lui-même. Elle développe la source & la cause de
toutes nos actions dont l'amour-propre & la raison sont les deux principes,
& fait sentir combien nos connoissances sont bornées.
Lorsque dans ces derniers tems, dit ce poëte, les êtres supérieurs
virent un homme mortel développer les loix de la nature, ils admirerent une
telle habileté dans une figure terrestre: ils regarderent Newton comme nous
regardons un singe adroit.
Je ne sçais, mon cher Isaac, si cette pensée te plaîra autant qu'à moi; mais
j'y trouve quelque chose de grand, de sublime, & cependant de naturel. Elle
est même bien rendue en François.
III. Voici une description utile à la correction de l'orgueil des hommes. Je
la trouve digne de l'admiration de tous les connoisseurs. Homme insensé! Dieu
aura-t-il travaillé seulement pour ton bien, ton plaisir, ton amusement, ton
ornement & ta nourriture? Celui qui nourrit pour ta table le fan folâtre, a
pour lui émaillé les prairies. Est-ce à cause de toi que l'alouette s'élève dans
les airs, & qu'elle y gazouille? La joie excite ses chansons, la joie agite
ses aîles. Est-ce à cause de toi que la linotte fait retentir ses accens? Ce
sont ses amours & ses propres tressaillemens qui enflent son gosier. Un fier
coursier pompeusement manégé, partage avec son cavalier le plaisir & la
gloire. La semence qui couvre la terre est-elle à toi seul? Les oiseaux
reclameront leur grain. Est-ce à toi seul qu'appartient toute la moisson dorée
d'une année fertile? Une partie paye justement le labour du boeuf qui la
mérite.
[Pages b304 & b305]
Voilà, mon cher Isaac, un des plus beaux morceaux de poësie. Que d'images
différentes, quelle variété & quelle étendue d'imagination!. Le poëte offre
toute la nature à nos yeux; & le philosophe nous fait sentir que nous n'y
avons pas plus de part que les autres créatures. Ne connoissons-nous pas en
effet, dès que nous nous dépouillons de nos préjugés, que rien n'est fait
entiérement ni pour nous ni pour les autres? Le passage que je viens de citer
est dans la III épître. L'auteur y examine la nature & l'état de l'homme par
rapport à la société. Il y fait un détail des différens siécles & âges du
monde: il y montre l'origine des premieres sociétés que l'instinct forma, &
dont la raison ressera les liens.
IV. La derniere de ces quatre épîtres traite du bonheur que les hommes
cherchent avec tant d'avidité. Le poëte prouve qu'ils peuvent tous être heureux,
dans quel état que le ciel les ait placés; & qu'il ne faut pour atteindre à
la félicité & à la tranquillité, que du bon sens dans l'esprit, & de la
droiture dans le coeur. Demande aux sçavans, dit ce poëte, le chemin
pour arriver au bonheur. Ils sont tous aveugles. L'un nous ordonne d'être
serviable, l'autre de fuir les hommes: quelques-uns font consister le bonheur
dans l'action, & d'autres dans le repos: ceux-ci l'appellent plaisir, &
ceux-là contentement. Toutes ces définitions ne disent que plus ou moins que
ceci, que le bonheur est bonheur. L'un dit que son plaisir est de n'avoir aucune
peine: un autre ne sçait où le fixer; incertain, il doute de tout: il y en a
même qui nient que la vertu y ait aucune influence. C'est-là, mon cher
Isaac, le fidèle portrait de notre aveuglement. Nous disputons pour définir ce
qui peut nous rendre heureux. Nous allons chercher bien loin ce que nous avons
en nous-mêmes, la vertu, la santé & le nécessaire. C'est-là le vrai
bonheur. Quiconque jouit de ces trois choses est parfaitement heureux. Mais
comme les deux dernières ne dépendent point absolument de nous, Dieu a attribué
à la première le pouvoir de nous consoler de la perte & de la privation des
deux autres. Ainsi, mon cher Isaac, on n'est jamais trop malheureux lorsqu'on
est vertueux.
[Pages b306 & b307]
La sagesse ne produit pas les ridicules effets que lui attribuoient les
stoïciens; mais elle est une douce consolatrice qui diminue de beaucoup toutes
nos amertumes.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & donne-moi de tes nouvelles
incessamment.
De Paris, ce...
***
LETTRE LIX.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Voici, selon toutes les apparences, la dernière lettre que je t'écrirai de
Venise. Je compte de partir à la fin de la semaine pour Ravenne, d'où j'irai
ensuite à Naples. Je passerai par Lorette, & verrai cette église si vantée
par les nazaréens, & si fréquentée par leurs pélerins. Les pontifes Romains
ont accordé tant d'indulgences à ceux qui vont visiter ce temple, qu'ils peuvent
délivrer par ce moyen les ames de tous leurs ancêtres du feu expiatoire.
Les courtisannes de Venise, que les occupations de leur commerce empêchent
d'aller en pélerinage à Lorette, usent d'un autre expédient pour secourir les
morts. Elles choisissent un jour dans la semaine qu'elles consacrent au secours
des ames du purgatoire. Elles s'arment ce jour-là d'un air austère. Les jeux
& les ris sont bannis jusqu'au lendemain: tout ressent la tristesse dans
leur maison; & comme leurs bonnes volontés ne suffisent pas pour engager les
moines à prier Dieu, elles disent très-sérieusement à ceux qui vont chez elles:
Monsieur, vous aurez la bonté de me payer plus qu'à l'ordinaire; car c'est
pour les ames du purgatoire que je travaille. Elles montrent alors plusieurs
quittances de prêtres, enfilées & pendues à côté de leur lit, qui prouvent
qu'elles ne friponnent point, & que l'argent qu'elles ont reçu a été employé
en prieres & en fondations pieuses. Après ce prélude, elles travaillent
efficacement au salut des ames. Lorsqu'elles n'ont point assez de pratique les
jours destinés à une si bonne oeuvre, elles tâchent d'obtenir gratis
quelques prieres pour l'ame de leurs parens. Il est vrai que ceux qu'elles
employent à cet office, ayant réciproquement besoin de leur secours, ils ne sont
point barbares les uns aux autres, & s'accommodent aisément d'une telle
manière qu'il n'est pas besoin de rien débourser.
[Pages b308 & b309]
Le zèle & la dévotion de ces courtisannes te paroîtra extraordinaire;
mais la débauche à Venise est conciliée dans tous les différens états avec la
religion. Il n'y a guère de moines, de prêtres, d'abbés, de monsignori,
qui n'ayent une maîtresse de louage. Lorsqu'un homme n'est point assez riche
pour nourrir lui seul une beauté complaisante, il s'associe avec un de ses amis;
& quand la bourse de deux n'est pas suffisante, on met un tiers dans le
marché. Dans tous les contrats amoureux, la belle qui s'engage a toujours le
soin de se réserver un jour de la semaine pour elle en l'honneur de quelque
saint.
Il y a dans ce pays-ci beaucoup de meres qui prostituent leurs filles par un
principe de conscience: elles disent que c'est pour leur donner le moyen
d'amasser quelque argent, qui serve à les faire religieuses. Ne voilà-t-il pas,
mon cher Monceca, une plaisante façon de faire des vierges? Les anciens Romains
ne se seroient jamais avisées de faire faire un noviciat à leurs vestales dans
la rue Saburra. Les religieuses Vénitiennes ne sont pas non plus d'une
chasteté à l'épreuve des plus fortes attaques. Leur morale n'a rien de rigide;
elles sont plus heureuses & plus libres que bien d'autres femmes qui sont
dans le grand monde. Elles voient qui elles veulent au parloir, leur
conversation n'a rien d'austère. Elles écoutent des moines, lorsqu'elles ne
peuvent mieux faire. Ce n'est pourtant qu'à la dernière extrémité qu'elles s'y
résolvent, & quand elles ont absolument perdu toute espérance de pouvoir
trouver quelque chose de mieux. Ce n'est pas qu'il n'y ait des religieux à
Venise dont le teint frais & l'air émerillonné ne soient très-capables de
produire quelque tendre mouvement dans le coeur d'une jeune personne. Mais il
semble que le sort des moines soit moins heureux en tout à Venise que dans les
autres villes d'Italie. Il est vrai que s'ils y sont moins estimés, ils y ont
autant & plus de liberté. Pendant le carnaval, ils jouissent de tous les
plaisirs, vont à l'opéra, y chantent même, ou y jouent des instrumens dans
l'orchestre, lorsque la fantaisie leur en prend. Ils entrent dans le
ridotti, qui est le lieu où se tient le fameux pharaon: ils y pontent,
& y perdent l'argent de l'église ou le leur. Tout ce qui est permis au
soldat le plus déterminé ne déroge point ici à la décence monacale; aussi les
prêtres donnent-ils l'exemple de la plus infâme débauche.
[Pages b310 & b311]
Les maîtresses des principaux ecclésiastiques se font honneur de leurs amans:
elles sont charmées que le public sçache leurs aventures; elles sont aussi
indiscrettes sur leurs intrigues, que les petit-maîtres François sur leurs
bonnes fortunes.
Je passois un jour dans une rue auprès de la place S. Marc. Je vis une jeune
personne à la fenêtre qui me parut fort jolie. Je demandai qui elle étoit à un
Vénitien de mes amis. C'est, me répondit-il, la charmante maîtresse de
son éminence monseigneur le patriarche: la gentil donna dell'eminentissimo
patriarca di Venezia. Je fis, comme tu peux bien penser, mon cher Monceca,
une profonde révérence à madame la patriarchesse. A trente pas de-là
j'apperçus encore une autre personne très-aimable. Je m'informai de son nom.
C'est, dit mon ami, la jeune beauté qui captive le coeur du premier
chanoine de S. Marc: il primo canonico della chiesa di san Marco è schiavo della
sua belleza. Autre révérence à la maîtresse du premier chanoine de S. Marc.
Je croyois n'avoir plus sujet de faire une troisième question; mais une femme
que j'apperçus me parut d'une beauté si parfaite, que je ne pus m'empêcher de
revenir à la charge. Est-ce ici, demandai-je, encore un bien d'église?
Vous ne vous trompez pas, me dit-il, elle appartient au primicier de S.
Marc: questa bellissima donna è la putana del primicerio. Mais d'où vient,
répondis-je à mon ami, que toutes femmes de cette rue sont dévolues aux
ecclésiastiques? C'est, répliqua-t-il, qu'ils demeurent presque tous
auprès d'ici, & qu'ils sont bien aises de n'être point éloignés de ce qu'ils
aiment. Ces dames que vous voyez ont un grand crédit dans le clergé; & il
n'est point de jeunes prêtres qui ne leur fasse la cour très-assidument.
Il arriva, il y a quelque tems, que cette maîtresse du patriarche, que nous
venions de voir, eut quelque démêlé avec celle du légat du souverain pontife.
Cette affaire intéressa & partagea tous les ecclésiastiques. Les moines
prirent le parti du légat: les prêtres séculiers celui du patriarche. Ces deux
illustres amans étoient entrés avec beaucoup de feu dans la querelle de leurs
princesses. Pour que le public ignorât le sujet de leur haine, ils prirent le
prétexte de quelques droits honorifiques, qui leur donnoient le moyen de se
contrecarrer dans toutes les occasions.
[Pages b312 & b313]
Le sénat, ennemi des discussions, attentif à entretenir la paix & l'union
dans la république, témoigna à la cour de Rome qu'il étoit utile qu'elle envoyât
un autre légat à Venise & obtint ce qu'il demandoit. Le légat fut rappellé,
& emmena avec lui la signora Clara, à qui il a donné une fort belle maison à
Rome dans laquelle ils passent d'heureux momens.
Les légats ou ambassadeurs du souverain pontife sont sujets à faire naître
des troubles, & à fomenter des divisions dans les états où leur maître les
envoie. L'abominable journée de la S. Barthelemi, fut la suite des pernicieux
conseils d'un légat (1), envoyé à Charles IX roi de France. Ce roi conclut, avec
ce perfide ambassadeur la mort du roi de Navarre (2) & de tous les nazaréens
non-papistes.
[(1) Le cardinal Alexandrin.
(2) Qui fut depuis Henri IV, roi de France.]
Ce légat Romain ne vouloit point qu'on se servît du prétexte du mariage de ce
prince avec la princesse Marguerite; mais, Charles IX lui ayant fait connoître
que c'étoit un moyen certain pour se venger de leurs ennemis, il y consentit
sans balancer: tout étoit bon & permis, pourvu qu'on pût égorger les
adversaires de la cour de Rome.
Quelques nazaréens, à qui j'ai parlé de cette action, ont voulu en excuser le
légat & la rejetter sur le roi. Mais, ce fait est autentiquement prouvé par
un auteur irréprochable, & qui le sçavoit par des gens qui y avoient eu
part. (1)
[(1) Ajoûta sa sainteté, que lorsque la nouvelle de la S. Bartelemi vint à
Rome, ledit cardinal Alexandrin dit: Loué soit Dieu! le roi de France m'a
tenu sa promesse! Disoit sa sainteté sçavoir tout ceci, pour ce qu'elle étoit
lors auditeur dudit cardinal, & fut avec lui en tout le voyage. Lettre
du cardinal d'Ossat, datée de Rome du 22 Sept. 1599.]
Est-il rien de si affreux, mon cher Monceca, que de faire servir au meurtre
& au carnage, les choses les plus sacrées, & de couvrir, sous le voile
de l'amitié & de la parenté, les desseins les plus pernicieux? Quel hymen,
juste Dieu, que celui du roi de Navarre! les furies en allumèrent le flambeau;
l'horreur, la rage, la cruauté, le désespoir, l'impiété, y présidèrent. Je ne
veux, dit Charles IX au légat, conclure le mariage avec le roi de Navarre
pour autre chose que pour me venger de mes ennemis...et pour châtier de si
grands rebelles.
[Pages b314 & b315]
Ce roi, avide du sang de ses sujets, voulut donner à ce perfide ambassadeur
une bague pour l'assurance du crime qu'il méditoit. Il refusa, dit un
historien Italien, _de prendre des gages pour l'assurance de la parole d'un si
grand roi. Mais, après la journée de la S. Barthelemi, Charles IX lui envoya
cette bague, pour marque de la foi de ses sermens. (1)
[(1) Vie du pape Pie V. par Girolamo Catena, écrite en Italien, &
imprimée à Rome, par Alefs Gordano, en 1588. Catena dit que Charles IX fit
graver sur la bague cette devise: Nec pietas possit mea sanguine solvi.]
Sont-ce là, mon cher Monceca, des sermens qu'on doive exécuter?
L'accomplissement en est encore plus exécrable que la promesse. Quel bonheur
pour la France si Charles IX eût pensé sur le légat ce qu'un poëte François fait
dire à un de ses héros:
«...Non, je ne promis rien.
Le légat (2), instrument d'une indigne
foiblesse,
S'empara de mon coeur, en dicta la promesse.
S'il ne m'eût
inspiré ce barbare dessein,
Mon coeur n'auroit jamais promis du sang
humain.» (3)
[(2) Il y a dans l'original, Neptune.
(3) Crébillon, dans
Idomenée.]
Ce passage me fait ressouvenir d'un autre du même auteur, qui caractérise
parfaitement la politique de la cour de Rome.
C'est ainsi qu'en perdant le pere par le fils,
Rome devient fatale à
tous ses ennemis. (1)
[(1) Le même dans Radamiste.]
La politique la plus fourbe & la plus dangereuse devient innocente chez
les Romains, & généralement chez tous les Italiens, dès qu'elle peut les
conduire à leur but. Heureuses les nations, mon cher Monceca, chez qui la
politique n'est qu'une science qui sert à connoître les piéges qu'on veut nous
tendre, à les éviter, & non pas à punir le crime par un autre crime, &
autoriser les forfaits les plus noirs.
Un autre légat, pendant les guerres qu'Henri IV fut obligé d'essuyer avant
d'être paisible possesseur de son royaume, débauchoit à ce monarque autant de
sujets & de soldats qu'il pouvoit. Il employoit à cet effet les promesses,
les menaces, les prieres, sur-tout les indulgences, qui sont la monnoie que la
cour de Rome dépense avec plus de facilité qu'aucune autre. Il voulut lui
enlever un nommé Anne d'Anglure de Givri.
[Pages b316 & b317]
Pour engager ce François à abandonner le parti de son roi, il lui parla de
son mérite & de la réputation qu'il s'étoit acquise. Mais tous ses discours
ne servirent à rien. Givri resta toujours inébranlable dans la foi qu'il devoit
à son roi. Le légat voyant qu'il n'en pouvoit venir à bout, l'exhorta au moins,
en qualité de bon nazaréen papiste, de demander au souverain pontife, & à
celui qui le représentoit, le pardon de tout le passé; lui faisant entendre
qu'on ne demandoit pas mieux que de le lui accorder. Ce Givri, naturellement
plaisant & bouffon, se jetta tout-à-coup aux pieds du légat, & demanda
pardon d'un air très-contrit de tous les maux qu'il avoit faits aux Parisiens,
partisans du souverain pontife. Le légat pendant ce tems, gesticuloit de la main
droite, & marmotoit entre ses dents certains mots que les nazaréens
appellent absolution. Mais Givri, l'interrompant, lui dit très-sérieusement:
Je vous prie de m'accorder aussi l'absolution de l'avenir; parce que je suis
résolu de faire aux ennemis du roi mon maître, encore pis qu'auparavant.
Alors le légat, furieux & indigné d'avoir été joué, révoqua la grace qu'il
venoit de donner à Givri qui lui laissa reprendre son absolution, & continua
d'être fidèle à son prince. (1)
[(1) Genu flexo supplex, & composito vultu, veniam se contra
Parisienses admissorum petere professus est, interpositâque aliquà morâ, quasi
seriò rem gereret, postquam à cardinali benedictionem accepit, antequam
surgeret, etiam futurorum gratiam sibi fieri petiit; nam decrevisse contra
Parisienses acriùs quàm antea bellum gerere: quibus dictis, cum risu se à
cardinalis gratiam factam revocantis conspectu subduxit. Thuanus, tom. IV.
Page 154.]
Si tous les nazaréens papistes eussent été aussi vertueux & aussi
honnêtes-gens que ce fidèle sujet, la France, toujours soumise aux maîtres que
Dieu lui donnoit, n'eût point été en proie à la discorde & la division. La
fougueuse superstition, vêtue d'un capuchon & d'un froc, n'eût point forcé
les freres à tremper les mains dans le sang de leurs freres, & la religion
n'eût jamais servi de prétexte à la révolte. Voici un principe, mon cher
Monceca, dont je crois que tout honnête-homme, et tout sujet fidèle, doit être
persuadé. Quand un monarque se feroit turc, on n'est point en droit de violer le
serment de fidélité qu'on lui doit. Hé quoi! Les particuliers se récrient
lorsqu'on veut violenter leur conscience, & les monarques, assis sur leur
trône, ne pourront faire choix de leur croyance!
[Pages b318 & b319]
Leur foi dépendra de leurs sujets! Il faut être ou fou, ou furieux, ou
Romain, pour soutenir un sentiment aussi extraordinaire. Si j'étois souverain
d'un état nazaréen, j'établirois certain temple où je ferois prêcher, par des
gens du monde, remplis de candeur & de probité, une morale qui
contre-balanceroit celle des moines. Quel bonheur n'eût-ce pas été pour Henri
III & pour son successeur, qu'il y eût eu à Paris de semblables
prédicateurs, pour balancer ceux de la ligue, & ceux que les pontifes &
les Espagnols avoient envoyés dans cette ville? Eternels ennemis des François,
toujours vaincus par eux dans le tems même de leur plus grande division,
désespérant de pouvoir jamais les soumettre, ils employerent le poison de la
furie monacale.
Hélas, elle a des rois égorgé le plus grand!(1)
[(1) Racine dans Athalie:
Hélas! Ils ont des rois égaré le plus sage!]
Porte-toi bien, mon cher Monceca. Dès que je le pourrai, je te donnerai de
mes nouvelles. Que le dieu de nos peres te comble de prospérités.
De Venise, ce...
***
LETTRE LX.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople..
Je ne doute pas, mon cher Isaac, que tu ne sois déja arrivé à Alexandrie. Si
tu séjournes dans cette ville avant d'aller au Caire, tu me feras plaisir de
m'écrire quelque chose sur les antiquités que tu verras. On assure qu'il y en a
un nombre considérable, & que le tems a respecté plusieurs morceaux qui sont
encore dans leur entier. Il y en auroit bien davantage, si la barbarie des
Turcs, la fureur des guerres, & l'avidité des habitans du pays, n'eussent
occasionné la ruine d'un grand nombre d'édifices qu'on a renversés, ou par
superstition, ou dans la croyance de trouver de l'or caché dans leurs fondemens,
ou dans l'épaisseur de leurs murailles. On a abattu un nombre de colonnes, pour
chercher sous les bases des médailles semblables à celles qu'on avoit trouvées
sous quelques-unes, & qui faisoient espérer d'en rencontrer aussi sous les
autres.
[Pages b320 & b321]
On brisoit inhumainement les plus beaux morceaux d'architecture: & nous
ne sommes redevables de ceux qui subsistent encore, qu'à leur solidité
inébranlable.
J'ai parlé souvent à Constantinople avec plusieurs juifs qui avoient fait le
voyage d'Egypte. Ils m'en ont dit bien des choses dont je serai charmé de
sçavoir la vérité par toi-même. Ils m'ont aussi assuré que les moeurs des
Egyptiens différent en bien des choses de celles des Turcs qui vivent a
Constantinople & dans toute la Grèce. Instruis-moi donc, mon cher Isaac, de
tous ces faits. J'en connoîtrai parfaitement la vérité, dès que je serai éclairé
par une personne aussi sage & aussi judicieuse que toi. Je tâcherai de te
donner en échange de tes instructions, quelques remarques sur les moeurs des
pays que je parcourerai en sortant de la France: car mes affaires vont être
bientôt finies à Paris; & je compte d'en partir dans un mois ou deux. Je
serai obligé d'aller faire un tour en Flandre, d'où je passerai en Angleterre.
Je voudrois que le chevalier de Maisin pût m'accompagner dans ce voyage. Je
serai fort heureux, si je puis avoir une aussi excellente compagnie. Je lui ai
des obligations infinies: il m'aide tous les jours à connoître parfaitement sa
nation, & m'éclaircit jusqu'aux moindres difficultés. Il me conduisit hier
chez un auteur de ses amis, qui passe pour une des meilleures plumes de France.
Nous le trouvâmes avec deux autres auteurs, ils paroissoient tous les trois fort
échauffés à disputer. A peine nous apperçurent-ils lorsque nous entrâmes dans la
chambre. Cependant, le chevalier de Maisin m'ayant présenté à son ami, les trois
sçavans calmerent leur vivacité & commencerent à s'appercevoir que nous
étions avec eux. Après les premières civilités, le chevalier de Maisin fut
curieux de sçavoir le sujet de la dispute de ces auteurs. «Messieurs, leur
dit-il, pourroit-on vous demander quelle est la question que vous agitez?
Roule-t-elle sur la métaphysique, sur les mathématiques, sur la physique? Elle
regarde la librairie, dit l'ami du chevalier, & par conséquent, est bien
plus importante à la république des lettres. Car, la chose la plus utile &
la plus essentielle aux sçavans, est le moyen de pouvoir vivre.
[Pages b322 & b323]
«C'est pourtant ce à quoi s'opposent les libraires: & si l'état ne fait
un réglement qui mette un frein à leur avarice, il faudra que tous les auteurs
se résolvent à l'avenir d'être des corps glorieux qui n'auront besoin d'aucune
nourriture. N'est-il pas étonnant qu'un libraire ne donne à M. l'abbé Grisonnet
qu'un écu de six livres de la feuille de ses romans. Un écu! s'écria un
des auteurs, qui étoit ce même abbé dont on parloit. Ajoutez, monsieur Tragédin,
s'il vous plaît, y compris la correction. Cela est affreux! répondit l'ami du
chevalier. Vous déshonorez la majesté de la profession d'auteur, en la ravalant
à six francs la feuille, y compris la correction. Il vaudroit cent fois mieux
mourir de faim.
«Mais, monsieur Tragédin, répondit le troisiéme de ces écrivains, qui n'avoit
point encore parlé, vous ne songez pas, que ventre affamé n'a point d'oreilles.
Il vous est fort aisé de prêcher la grandeur & la dignité qui doit reluire
dans notre auguste caractère. Vous avez du bien passablement: vous pouvez
vaincre l'avidité des libraires. Mais si, très-souvent dans la journée, vous
n'aviez pris qu'une tasse de caffé à crédit chez Gradot (1), vous seriez fort
heureux de donner vos ouvrages au prix qu'on vous en offriroit.
[(1) Caffé des prétendus beaux-esprits, à la descente du Pont-neuf.]
«Encore, êtes-vous très-heureux, monsieur Vers-Fadet, répliqua l'abbé,
d'avoir crédit chez Gradot. Il y a quinze jours que je n'ai plus le même
bonheur. Sa femme me présenta un conte de deux mille neuf cent trente-deux
tasses de caffé. Ne pouvant les payer, elle n'a plus voulu continuer à m'en
donner à crédit. Comment, monsieur, dit le chevalier de Maisin, vous devez deux
mille neuf cent trente-deux tasses de caffé? Oui, répondit l'auteur. Je n'ai
rien donné au caffetier depuis neuf ans: & une tasse par jour, c'est-là un
compte fort exact, eu égard aux bissextiles. Je comptois lui payer les trois
premieres années de l'argent que je tirerois d'un manuscrit. Comme je n'en ai
pas reçu la moitié de la somme que j'espérois, je n'ai pû le satisfaire. Mais je
crois, monsieur Vers-Fadet, continua l'auteur, que vous devez autant que moi:
car nous avons été reçus membres du Parnasse en même tems, & installés tous
les deux le même jour dans le caffé des beaux-esprits.
[Pages b324 & b325]
«Il est vrai, répondit l'autre auteur. Mais prévoyant qu'il pourroit
m'arriver le même malheur qu'à vous, je présentai il y a quelque tems un sonnet
à la femme du caffetier, dans lequel je la louois extraordinairement. Elle m'a
donné encore six mois; & j'espère pouvoir la satisfaire dans ce tems-là, où
j'aurai achevé mon histoire universelle, en dix-huit volumes in-folio.
J'avois flatté mon boulanger de la lui dédier, s'il vouloit me fournir du pain
gratis pendant huit ans; mais il a été sourd à ma proposition: il aime
mieux l'argent que l'immortalité. Je ne suis cependant pas fâché de n'avoir pas
conclu cette affaire avec lui parce que j'ai en vûe une autre personne, qui,
sans doute, pourra m'être plus utile.
«Je crains bien, répondit l'abbé Grisonnet, que vous ne vous trompiez dans
vos suppositions. Les gens de finances ont compris le ridicule qu'on leur
donnoit en leur dédiant des livres. Ils ont senti, que lorsqu'on louoit un
faquin, on ne faisoit que le rendre plus ridicule auprès du public. Les
petits-maîtres & les seigneurs, sont presque aussi dérangés que les auteurs
dans leurs affaires pécuniaires. Les gens de robe se figurent qu'ils ne doivent
payer les épîtres dédicatoires que par des remercimens, les gens d'esprit riches
que par des louanges: & franchement on suivra bientôt l'exemple d'un
écrivain de nos jours, qui ne dédie ses livres qu'aux ombres & aux mânes de
quelques morts.
«J'ai un sujet, répartit l'autre auteur, qui n'est point dans le cas de tous
ceux dont vous me parlez. C'est le nouveau roi de Corse. Je ne doute pas qu'il
ne soit charmé à son glorieux avénement à la couronne, de recevoir des marques
de la joie qu'ont les principaux membres de la république des lettres. Je
montrerai même aux yeux de toute l'Europe, dans l'épître dédicatoire que je lui
adresserai, qu'il a des droits légitimes sur la Corse. Quant à cela, reprit le
chevalier de Maisin en riant, vous me permettrez de croire que vous aurez peine
a rendre vraisemblable un paradoxe aussi extraordinaire. Pardonnez-moi,
monsieur, répondit l'auteur: voici comment je m'y prendrai. Je prouverai
d'abord, que dans les premiers gouvernemens des Corses, les bâtards pouvoient
succéder à la couronne. Ensuite je ferai voyager en Allemagne un des anciens
princes de Corse, qui, dans le comté de la Mark, se maria clandestinement, sans
formalités, & sans autre témoin que l'amour, avec une fille de la maison de
Newhoff. Ainsi, sur ce premier bâtard, capable de succéder à la couronne de
Corse, j'établirai les droits de Théodore.
[Pages b326 & b327]
«Je me rends, dit le chevalier de Maisin, & je vous avoue, monsieur
Vers-Fadet, que je n'eusse jamais pensé que vous vous fussiez avisé d'un pareil
expédient. Il ne reste plus qu'à sçavoir si le nouveau roi de Corse sera bien
aise que vous le fassiez descendre de ce premier bâtard? Il auroit tort de s'en
fâcher, répliqua l'auteur. Mais pour lui prouver que ce n'est point-là un
défaut, j'aurai soin de lui citer l'exemple des sultans, qui naissent tous fils
de l'amour, & nullement de l'hymen.
«Je suis, dit l'abbé Grisonet, du sentiment de M. Vers-Fadet: & de
quelque manière qu'on justifie l'avénement de Théodore à la couronne, il doit
être content. Je voudrois même, si cela ne déplaisoit point à M. Vers-Fadet,
& qu'il crût que cela ne portât aucun préjudice à la dédicace de son
histoire universelle, dédier au même monarque la vie du prince
Eugene, que je vais finir & achever dans un jour ou deux. Vous avez
fait, dit le chevalier de Maisin, la vie du prince Eugene? Oui, monsieur,
répondit l'abbé. Je la commençai le même jour qu'on apprit sa mort dans la
gazette. Le libraire, pour qui je travaille, la fit d'abord annoncer pour qu'on
ne pût me ravir mon projet, & qu'un autre auteur ne me prévînt. Vous avez
apparemment, demanda le chevalier de Maisin, plusieurs mémoires qu'on vous a
sans doute communiqués? J'ai les gazettes & les mercures historiques,
répliqua l'abbé. Avec ce seul secours, graces à Dieu, & à l'envie de gagner
de l'argent, j'ai fait trente-deux feuilles dans onze jours & demi; & je
suis bien-tôt à la fin de mon ouvrage. Mais quelque vîte que je travaille, je
suis pourtant très-lent, en comparaison de M. Vers-Fadet. Il a fait son
histoire universelle dans un an & demi. Il faisoit un volume in-folio
par mois; & je suis pourtant assuré que dès qu'elle paroîtra, elle attirera
l'estime de tous les connoisseurs.
[Pages b328 & b329]
«Vous avez trop de bonté pour moi, répliqua l'auteur. Je ne mérite point ces
louanges. Il est vrai, que peut-être aurois-je pû faire quelque chose de
passable, si j'avois employé un peu plus de tems. Mais je me suis taxé à trois
feuilles d'impression par jour. Bonnes ou mauvaises, il faut que je les finisse.
On ne sçauroit vivre, si l'on fait autrement. Franchement, on travaille comme on
est payé. C'est l'affaire des libraires, lorsque le livre est imprimé, de tâcher
de le vendre. S'il reste dans leur boutique, c'est tant pis pour eux. Quand j'ai
besoin d'argent, & que l'ouvrage presse, j'y fais travailler tout le monde
chez moi. Ma femme dicte, mes enfans écrivent, & je revois le tout: après
quoi cela va comme il plaît à Dieu.
«Vous êtes heureux, dit l'abbé Grisonet, de pouvoir vous faire aider: mais
moi, qui n'ai ni femme ni enfans, je suis obligé de faire tout moi-même. Il est
vrai que je ne me donne jamais la peine de revoir deux fois la même chose.
«Je ne vous blâme point, dit l'ami du chevalier de Maisin. Puisque les
libraires veulent vous traiter aussi durement, vous devez agir avec eux de la
même manière. Malgré l'amour que j'ai pour la gloire, je sens que je
travaillerois aussi précipitamment que vous, si j'étois pressé par la faim:
& j'avoue que je suis redevable de la moitié de mon génie à la tranquillité
de mon estomac, que je puis remplir avant de prendre la plume à la main.»
Je ne sçais, mon cher Isaac, si la conversation de ces auteurs pourra
t'amuser; mais je l'ai trouvée si originale, que je n'ai pû m'empêcher de t'en
faire part.
Porte-toi bien, & donne-moi souvent de tes chères nouvelles.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
En sortant de chez l'auteur dont je te parlai dans ma dernière lettre, le
chevalier de Maisin me proposa de l'accompagner chez un libraire de la rue S.
Jacques, chez lequel il vouloit acheter quelques livres.
[Pages b330 & b331]
En arrivant dans sa boutique, il le trouva très fâché: il grondoit sa femme,
son enfant, ses garçons, &c. Qu'avez-vous, monsieur, lui dit-il.
Vous me paroissez de bien mauvaise humeur. Ce que j'ai, monsieur,
répondit le libraire. Je voudrois que tous les auteurs & les correcteurs
fussent au diable, & que la race en fût éteinte depuis cent ans & plus.
Mais encore, dit le chevalier de Maisin, quel est le sujet de votre
mécontentement? Peut-être pourrois-je vous être utile à quelque chose. Je vais
vous l'apprendre, répondit le libraire; & vous verrez s'il ne faut
pas être aussi malheureux que je le suis, pour qu'il m'arrive un pareil
accident.
Vous connoissez l'histoire de M. de Thou. C'est assurément un fort
bon livre. J'ai entrepris d'en réimprimer une traduction, corrigée enrichie de
quelques notes, Mais assurément, il faut que Belzébuth s'en mêle. Tous mes
projets s'en vont en fumée, & mon argent s'évapore de même. J'avois fait
marché avec un auteur pour cet ouvrage, à neuf cent livres; & je comptois
avoir fait une excellente affaire. Ecoutez, je vous prie, le cas qui m'arrive.
L'auteur qui s'étoit chargé de cette révision, n'entendoit point le Latin, &
parloit fort mal le François. Pour supplér à ces défauts, il s'associa avec un
Allemand, qui véritablement sçavoit quelque Latin, mais qui jargonnoit très-mal
le François. Ces deux maudits auteurs commencerent à travailler à cet ouvrage.
J'avançois cependant mon argent: tantôt je donnois six pistoles & tantôt
quatre. Enfin, après avoir avancé près de trois cent livres, je voulus voir de
quoi il étoit question avant que d'aller plus loin. Je fis donc visiter quelques
tomes qu'on m'avoit rendus comme parfaits & corrigés. Ceux qui les
examinerent, les trouverent détestables. 0n avoit gâté l'ancienne traduction, au
lieu de l'améliorer; & la nouvelle n'étoit ni Françoise, ni Allemande, ni
Italienne, ni Espagnole: on ne pouvoit deviner dans quelle langue avoient écrit
ces deux maudits barbouilleurs. On voyoit cependant que leur idiome tenoit plus
du Gascon & du Provençal que d'aucun autre. Désespéré, j'ai retiré mon
ouvrage d'aussi mauvaises mains. Mais je ne puis me consoler d'avoir perdu mon
argent; & je suis résolu de rompre en visiere désormais à tous les
auteurs. (1).
[(1) Voilà bien l'homme se livrant sans mesure à ses transports fougueux,
& ne gardant plus aucun ménagement avec personne, dès qu'il a eu la
foiblesse ou la sottise de se livrer indiscrettement à des gens de mauvais
caractère, & d'éprouver les effets de leur mauvaise foi! Il me semble voir
le bonhomme 0rgon de Molière, passant impérieusement de la folle confiance pour
Tartuffe, à un excès encore plus condamnable, s'écrier de tout son courage:
C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien,
J'en aurai
désormais une horreur effroyable,
Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un
diable:
& s'attirer par-là cette mortifiante & judicieuse leçon,
Hé bien, ne voilà pas de vos emportemens!
Vous ne gardez en rien les
doux tempéramens.
Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre.
Et
toujours d'un excès vous vous jettez dans l'autre.
Molière, Tartuffe,
acte V.,scène I.]
[Pages b332 & b333]
«Votre colère, répondit le chevalier de Maisin, s'appaisera; & je suis
assuré que vous ne voudriez pas vous brouiller avec les journalistes; fut-ce
même avec ceux de Trévoux, dont les ouvrages ne sont lus que par les épiciers
& les beurrières. Vous craignez trop qu'on critique les livres que vous
imprimez. Il est vrai, répondit le libraire, que je suis forcé à les ménager;
mais je ne les en aime pas davantage. S'ils louent mes livres, je sçais bien ce
qu'il m'en coûte. Il n'y a pas un seul extrait, que je ne paye une pistole. Vous
avez, répliqua le chevalier de Maisin, l'agrément de faire annoncer comme un
excellent livre un ouvrage souvent très-pitoyable. Il se trouve nombre de
nigauds qui croient pieusement les journalistes comme des oracles, & qui,
sur leur simple approbation, achetent chèrement les plus mauvais livres. Il est
vrai que vous empoisonnez le public des fades productions de trois ou quatre
mauvais auteurs. Mais dans la république des lettres, ce crime n'est point puni.
Il est permis aux mauvais écrivains de faire des livres, aux sots de les lire,
& aux libraires de les vendre le plus chèrement qu'ils peuvent. Hé! comment
vivrions-nous, dit le libraire, si nous faisions autrement? Comment feroit cette
foule d'auteurs & de correcteurs, qui ne subsistent que des sottises dont
ils barbouillent du papier! Il est dans tous les metiers des charlatans. Les
mauvais écrivains sont les charlatans de la république des lettres.
[Pages b334 & b335]
«Leurs drogues se vendent souvent mieux que les ouvrages des plus grands
hommes. Mais à propos des journaux, continua le libraire, j'oubliois qu'il faut
que j'envoie cette lettre à un journaliste. Permettez, dit le chevalier, que je
la lise: je vous promets le secret, & je réponds que mon ami gardera le
silence.» Le libraire ne se fit point prier: il ouvrit la lettre, & la donna
au chevalier de Maisin, qui la trouva si plaisante, qu'il en prit copie sur le
champ, malgré la résistance qu'en fit d'abord le libraire. Mais il se rendit
ensuite sur l'assurance que lui donna de nouveau le chevalier, de garder un
éternel secret.
***
LETTRE DU LIBRAIRE S... (1) A SON JOURNALISTE.
[(1) Quid rides? Mutato nomine de te fabula narrature. Horat. Sat.
Tu ris? Changes le nom, la fable est ton histoire. Boileau, Sat.]
Mon garçon, monsieur, vous remettra dix pistoles, pour le payement du
présent journal des trois mois courans. Je vous avouerai franchement que je ne
suis pas satisfait de votre façon d'écrire: & si cela dure, il faudra que je
me pourvoie ailleurs. Vous louez trop foiblement mes livres, & ne blâmez
point assez ceux de mes confrères. Tâchez, dans vos critiques & dans vos
invectives, d'imiter les journalistes de Trévoux. Voyez comme ils déchirent à
tort & à travers, tous les ouvrages qui partent d'une main janséniste ou
protestante. Ce sont là des modéles à suivre. Mais il semble que vous vous
piquiez d'un reste de pudeur, & que vous n'osiez dire hautement qu'un
excellent livre ne vaut rien. Allez toujours votre chemin. Ces mêmes
journalistes de Trevoux, que je vous cite comme un des exemples que vous
devez suivre, n'ont-ils pas osé deux ou trois fois condamner certains ouvrages
de Bayle & de Boileau? Ils n'avoient cependant que les défauts d'être faits
par des gens qu'ils n'aimoient point. Que l'avarice, chez vous, tienne lieu de
haine. Songez-y, monsieur.
[Pages b336 & b337]
Si le mensonge vous fait peur, c'est votre affaire; mais pour moi, je ne
vous paye point pour dire la vérité, mais pour louer les livres que j'imprime,
les mauvais comme les bons, & blâmer tous ceux qui peuvent en empêcher le
débit. Il semble que vous vouliez imiter la probité & la sincérité de Bayle
& de Sallo. Il dépend de vous, monsieur, de les imiter: mais vous aurez la
bonté de chercher un autre libraire, comme moi je chercherai un autre
journaliste. Tâchez donc, monsieur, si vous voulez que nous continuiions d'avoir
quelques affaires ensemble, de vous armer d'un peu plus d'effronterie: &
dans le présent journal, auquel vous travaillez actuellement, vous aurez la
bonté de blâmer les ouvrages de M. d'Ar... tant ceux qu'il a déja faits, que
ceux qu'il pourroit faire à l'avenir, dont vous ignorez même le titre & le
sujet. Vous mettrez en pièces & déchirerez tous les livres qu'impriment les
libraires N... & P.... Ce sont des jansénistes, ennemis de Dieu & de
l'état; mais qui plus est les miens. Vous vous informerez exactement des livres
qui auront été donnés par de fameux molinistes, & vous les éleverez jusqu'au
troisiéme ciel, & sur-tout ceux qui pourroient être faits par les jésuites,
fût-ce même par leurs frères-lais. Vous critiquerez fortement la nouvelle
tragédie de Voltaire, & ne manquerez pas de lui bien reprocher qu'il n'a
point de religion quoique que vous en ayez peut-être moins que lui. Cela ne doit
vous faire aucune peine: ce n'est qu'une injure qu'il est nécessaire de dire à
cet auteur, pour exciter contre lui le courroux de tous les dévots, & des
gens qui ne le connoissent point. Le révérend pere recteur me dit hier qu'on ne
sçauroit trop le punir d'avoir répandu le venin du jansénisme dans sa
Henriade & dans son Oedipe. Je suis, monsieur, &c.
Tu trouveras, sans doute, mon cher Isaac, cette lettre amusante &
particulière. Le chevalier de Maisin & moi nous en jugeâmes de même. Nous
plaisantâmes beaucoup le libraire sur les louanges qu'il vouloit qu'au donnât
aux mauvais livres. Si l'on n'imprimoit, répondit-il, que de bons
ouvrages, la moitié des libraires de l'univers mourroient de faim, & l'autre
moitié ne seroit pas trop bien dans ses affaires. Il est peu de gens qui
sçachent distinguer un bon livre d'un mauvais. Pourvû qu'il soit nouveau, on
trouve à le vendre. Nous avons soin d'en faire faire un pompeux éloge dans les
journaux; & le public, toujours dupe & toujours amateur de la nouveauté,
achete indifféremment le bon & le mauvais.
[Pages b338 & b339]
Tu seras moins surpris, mon cher Isaac, de ce que disoit ce libraire, si tu
considères, qu'il est peu de gens en état de distinguer les solides beautés du
clinquant, & du faux-brillant. Un livre où tout est dans un parfait
arrangement, où la beauté des pensées répond à l'ordre des choses, n'est point
un ouvrage qui frappe autant l'imagination de certaines gens, qu'un autre qui
présentera à l'esprit quelques saillies vives & brillantes, mais qui ne sont
point continuées; semblable à ces feux, qui tout-à-coup semblent vouloir
embraser l'univers, & qui s'éteignent un moment après. Les femmes sur-tout
aiment beaucoup les livres qui saisissent leur attention par quelque aventure
extraordinaire. Le sublime, le grand, le beau les amuse moins que le merveilleux
& l'extraordinaire. Aussi voit-on qu'elles aiment beaucoup plus la lecture
des romans, que des livres d'histoire; quoique ceux qui cherchent à joindre
l'utile à l'agréable le trouvent rarement dans ces romans. Je voudrois qu'à la
tête de ces sortes de livres, on mît la devise qui se voit aux vieux
Amadis: LIS ET OUBLIE. En effet, la lecture de ces ouvrages est amusante,
mais le souvenir en est pernicieux; il laisse dans le coeur quelque chose de
tendre, qui l'amollit, & donne à l'esprit un certain goût pour les
aventures, très-pernicieux aux jeunes personnes, & capable de les jetter
dans de grands égaremens.
Ce n'est pas que je veuille défendre la lecture des romans: mon zèle n'est
point aussi outré: mais je voudrois qu'on se fît un amusement, & point une
affaire sérieuse de leur lecture; & qu'on les regardât comme d'agréables
songes, inventés pour occuper pendant quelques momens les gens du monde, &
délasser de leurs travaux ceux qui s'appliquent à des études sérieuses. Le roman
alors deviendroit un plaisir permis; on ne passeroit plus des mois entiers
uniquement occupé à lire un ramas d'enchantemens, d'amours, de duels, de
combats, de rendez-vous & de perfidies, de coquetteries & de
mauvaise-foi. On joindroit l'agréable à l'utile: la lecture des livres
d'histoire, de morale, d'une philosophie sensée, seroit la base des occupations
des gens qui voudroient sçavoir quelque chose. Il est vrai que ce rafinement de
goût seroit un coup mortel pour la plûpart des auteurs.
[Pages b340 & b341]
Bien des écrivains qui vivent de quelques historiettes, mal digérées, qu'ils
font imprimer, seroient peut-être réduits à se faire cordonniers, Au fond, quel
mal cela causeroit-il? Il y auroit moins de mauvais auteurs, & les souliers
en seroient à meilleur marché. L'état & la république des lettres
profiteroient tous les deux à ce nouvel arrangement. Cette dernière se déferoit
de mauvais sujets qui la déshonorent: & le royaume verroit grossir le nombre
de ses artisans. Peut-être les auteurs qui changeroient de rang seroient-ils
charmés de leur nouvelle condition. Combien de cordonniers font meilleure chère
que des écrivains? Combien en est-il de ceux-ci, qui sans la bonté qu'ont ces
mêmes cordonniers de leur faire crédit, iroient à moitié pieds nuds; Quelque
amour qu'ils aient pour la gloire, ils connoîtroient bien-tôt qu'un artisan qui
est tranquille chez lui, assuré de son souper & de son dîner, est cent fois
plus heureux qu'un écrivain qui ne vit que par le moyen d'une épître dédicatoire
ou d'un sonnet.
Ce que je te dis, mon cher Isaac, ne doit pas te faire croire que tous les
auteurs soient malheureux en France, & que le mérite & la science n'y
puissent faire subsister personne. Dès qu'un écrivain, se distingue par quelque
talent, il est assuré contre les revers de la fortune. il est vrai qu'il ne
devient jamais riche: mais enfin ses ouvrages sont toujours assez payés pour
qu'il puisse vivre honnêtement. Cette misère dont je te parle, ne regarde que
les mauvais auteurs qui le sont devenus pour vivre, & qui trompés dans leurs
espérances, meurent ordinairement de faim. Ils vivottent pendant quelque tems de
quelque argent qu'ils reçoivent des libraires; mais tôt ou tard cette ressource
manque. Alors il seroit plus heureux pour eux, comme je te l'ai déja dit, qu'ils
pussent être cordonniers & même savetiers: ils trouveroient dans cet état
une ressource contre la misère sous laquelle ils succombent.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que le Dieu de nos peres te comble de
biens & de postérités.
De Paris, ce...
***
[Pages b342 & b343]
LETTRE LXII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Le soin que je prens, mon cher Isaac, de m'instruire des moeurs & des
coutumes des François, ne n'empêche point de m'appliquer à l'étude plusieurs
heures de la journée. Je suis assidu à perfectionner, ou du moins à augmenter le
peu de connoissances que je puis avoir acquises. Je tâche d'éviter tout ce qui
pourroit les obscurcir ou les rendre moins claires & moins distinctes. Je
suis attentif à observer une régle & à suivre une méthode qui me facilite la
connoissance de la vérité. Je crois que le respect outré que les hommes portent
aux anciens, produit deux effets pernicieux. Ils les accoutument à ne faire
aucun usage de leur esprit, & les met peu-à-peu dans l'impuissance de se
servir de leurs lumières. Ceux qui passent toute leur vie à la lecture
d'Aristote & de Platon, s'occupent moins à concilier avec la vérité les
opinions de ces philosophes, & à rejetter celles qu'ils apperçoivent y être
contraires qu'à les sçavoir généralement toutes, pour les défendre, & les
embrasser aveuglément, sans qu'elles aient besoin d'autres preuves que d'être
dans les ouvrages de ces anciens.
Un autre effet dangereux que produit quelquefois la lecture des anciens,
c'est qu'elle met une confusion étrange dans les idées de ceux qui s'y
appliquent sans sçavoir comment ils doivent se conduire dans cette sorte
d'étude. Il est fort utile de lire les anciens, quand ou médite sur ce qu'on
lit, qu'on réfléchit sur les sentimens qu'on appercoit dans leurs ouvrages,
qu'on regarde les auteurs Grecs & Romains comme de grands hommes, pourtant
sujets à l'humanité, & par conséquent capables de faire des fautes. On peut
alors profiter beaucoup: mais lorsqu'on s'entête d'un écrivain, uniquement parce
qu'il est ancien; & qu'on fait son but principal de sçavoir tout ce qu'il a
cru, sans se soucier de ce qu'il faut réellement croire; on agit alors aussi peu
sensément, qu'un homme qui préféreroit une vieille médaille de bronze gâtée
& effacée, à une piéce d'or moderne, belle par la gravure, & d'un grand
prix par sa grosseur.
[Pages b344 & b345]
Est-il rien de précieux que la vérité? Et toute l'autorité que peut avoir
acquis un auteur pendant deux mille ans peut-elle balancer la raison &
l'évidence?
La folie de déïfier les défauts & les fautes des anciens, est commune à
tous les commentateurs. Il semble que les louanges qu'ils donnent aux auteurs
qu'ils commentent, retombent en partie sur eux-mêmes. Un commentateur se regarde
avec son auteur, comme ne faisant qu'une même personne. Dans cette vûe,
l'amour-propre joue admirablement son jeu; & il partage l'encens qu'il fait
fumer
à la gloire d'un autre.(1)
[(1) Mallebranche, recherche de la vérité, part. II, chap. IV, pag.
200.]
Ce qu'il y a de plus particulier, c'est que les commentateurs ne louent pas
seulement leurs auteurs, parce qu'ils les estiment, mais encore parce que c'est
la coutume, & que l'usage a établi cette mode. Un commentateur passeroit
parmi ses confrères, pour peu instruit des matières sur lesquelles il travaille,
s'il ne louoit d'une manière hyperbolique le livre & le mérite de son
auteur.
Il est trois sortes d'ouvrages qui sont faits pour tendre des piéges à la
raison & à l'esprit, en les préoccupant de fausses idées: les
commentaires, les journaux & les préfaces.
Comme il seroit ridicule qu'une personne dit qu'elle travaille sur une
matière inutile, ou de peu d'importance; les commentateurs annoncent
toujours qu'ils expliquent un auteur divin, du premier ordre, dont le génie est
grand, vaste, pénétrant, & qui a fait l'admiration de son siécle & de
ceux qui l'ont suivi. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que le même commentateur
qui travaille sur deux auteurs dont les sentimens sont opposés, se contredit en
tout, & loue avec excès un sentiment qu'il a condamné avec mépris.
Les journalistes blâment ou louent, selon que le libraire qui fait imprimer
le journal prend intérêt qu'un livre soit approuvé ou critiqué.
Un auteur, dans une préface, tâche d'en imposer à son lecteur & de
l'éblouir. Il n'en est presque aucune, qui soit conforme à la vérité & au
bon sens.
[Pages b346 & b347]
Ainsi, mon cher Isaac, je crois que pour juger sainement de la bonté d'un
livre, soit ancien, soit moderne, il faut le lire sans prévention & sans
préoccupation: concilier d'abord ses opinions avec la raison, & ensuite avec
les ouvrages des grands hommes, examiner les endroits qui peuvent nous paroître
obscurs ou douteux: rejetter ceux que nous voyons évidemment faux: &
accepter avec plaisir ceux qui nous instruisent, & nous font connoître la
vérité, ou qui servent à fortifier la connoissance de celle qui nous étoit déja
connue. C'est-là la seule manière de pouvoir juger sainement de la bonté d'un
ouvrage. Toutes les autres preuves sont ou fausses ou incertaines.
Presque toutes les personnes jugent de la bonté d'un livre uniquement par la
réputation d'un auteur. Il est vrai qu'elle forme un grand préjugé: mais
cependant cette preuve n'est point infaillible. Scot & bien d'autres auteurs
scolastiques ont eu dans leur tems une réputation surprenante. Ils sont tombés,
& à peine sont-ils connus de quelques moines. Les louanges générales ne
décident de la bonté d'un ouvrage qu'autant qu'elles sont justes &
équitables, & qu'elles partent & viennent de gens qui ont réfléchi avant
que de les donner.
Le débit d'un livre n'est point non plus une marque de sa bonté. Comme le
nombre de ceux qui ne lisent que des bagatelles & des puérilités, est
beaucoup plus grand que le nombre de ceux qui s'appliquent sérieusement à
l'étude, les Bigarures de Desaccords ont été imprimées beaucoup plus de
fois que les oeuvres de Descartes, de Gassendi, & les poësies du
pere du Cerceau, que le poëme de S. Prosper, de M. de Saci.
La rareté d'un livre ne doit point augmenter son mérite. Les écrits de
Vanini sont fort rares: & bien d'autres ouvrages composés par des
libertins, le sont aussi; & les Cicérons, les Quintiliens
& les Platons sont très-communs. Dira-t-on pour cela que ce soient
des auteurs médiocres & peu recherchés? La plûpart des bons livres, au
contraire, sont très-communs, & les mauvais ne se trouvent guère. La
raison en est naturelle, dit un auteur moderne: les bons s'impriment
souvent; & les mauvais ne sont imprimés qu'une fois ou deux, & puis
c'est tout.
[Pages b348 & b349]
La prévention, mon cher Isaac, avoit été poussée si loin chez les François
sur le fin du siécle passé & au commencement de celui-ci, qu'il suffisoit
qu'un auteur fût ancien, pour qu'il eût un nombre de partisans, qui vouloient
que ses défauts fussent des perfections. D'un autre côté, il y avoit plusieurs
personnes si prévenues en faveur des écrivains modernes, qu'elles n'approuvoient
rien, ni ne trouvoient rien de beau ni de bon parmi les anciens. Il faut être
fou, frénétique, & excessivement ignorant pour donner dans ces excès. Il est
un juste milieu dans les choses. Les anciens ont eu leurs défauts; mais ils ont
eu aussi de grandes beautés. Il en est même que les modernes n'ont encore pû
égaler. Voici comme je crois qu'on devroit fixer la dispute qui roule sur cette
préférence.
Aristote, Platon, Epicure, & les autres philosophes anciens, ont
été de très-mauvais physiciens, eu égard à Gassendi, Descartes, Newton,
&c. & de médiocres métaphysiciens, comparés à Locke, & à
Mallebranche. Ils ont eu des idées sur la morale aussi parfaites que les
nôtres: & les offices de Cicéron sont une preuve invincible de la
vérité de ce fait. Ils étoient des ignorans, ou peu s'en faut, dans la
navigation & la géographie; mais ils l'ont emporté sur nous pour l'histoire:
Fra-Paolo, de Thou, Rapin-Thoyras, sont encore éloignés de la perfection
qui régne dans les morceaux qui nous restent de Salluste & de
Tacite; & ils sont au-dessous de Tite Live, de
Thucidide & de Xénophon.
Les beautés du Tasse, de Milton & de Voltaire,
n'égalent point celles d'Homère & de Virgile. Ce n'est pas que
les poëmes anciens n'aient des défauts, ainsi que les modernes; mais le bon, le
sublime & le merveilleux dont ils sont remplis, font qu'on apperçoit peu
certaines fautes, ou du moins qu'on les pardonne aisément. (1)
[(1) Il faut convenir qu'il y a de grands défauts dans les poëmes d'Homère,
mais il faut être bien ignorant ou bien pour n'en pas sentir toutes les beautés
ravissantes. Il est tel morceau de l'Iliade, que j'aimerois mieux avoir
fait que tous les ouvrages de la Motte, & j'ose dire, (si l'on en excepte
Fontenelle,) que tous ceux des membres de l'académie Françoise. Je m'explique,
j'entens l'académie Françoise telle qu'elle existoit en l'année 1737.}
Le Pastor fido de Guarini, les églogues de Fontenelle,
& quelques-unes de celles de Segrais sont peut-être préférables aux
oeuvres de Théocrite: mais elles ont dans celles de Virgile des
rivales, qui les balancent & les effacent peut-être.
[Pages b350 & b351]
Les tragédies de Sophocle & d'Euripide, ont de grandes
beautés: mais pour quiconque n'est point idolâtre de l'antiquité,elles n'ont ni
autant de brillant, ni autant de charmes, de douceur & de sublime en
même-tems que celles de Corneille & de Racine. Il est même des
poëtes François, qui n'approchent que de loin de ces deux illustres modernes,
qui, cependant peuvent balancer les anciens tragiques Grecs. L'Ariane de
Thomas Corneille, le Radamiste de Crébillon, les trois
derniers actes de l'Oedipe de Voltaire, & le Brutus du
même auteur valent peut-être l'Electre d'Euripide, l'Oedipe
de Sophocle. Quant aux Latins leurs pieces de Théâtre sont détestables.
Il semble que l'Italie n'ait jamais pû produire aucun génie capable de
traiter comme il faut un sujet tragique. Les piéces de Sénèque qui nous
restent aujourd'hui valent moins que celles de Pradon. Nous aurions
beaucoup plus d'obligation à nos peres, s'ils nous avoient conservé quelque
meilleur ouvrage à la place de celui-là.
La comédie est assez égale chez les anciens & chez les modernes.
Aristophane, Ménandre, Plaute, Térence, peuvent bien aller de pair avec
don Lopez de Vega, Molière, & quelques bons auteurs Anglois dans ce
genre. Je crois cependant que si l'on examinoit la chose avec un esprit critique
& désintéressé, après une mûre réflexion, on se détermineroit peut-être pour
les modernes.
Plusieurs auteurs ont fait de fort belles élégies, & quelques pieces
galantes dans ces derniers tems. La comtesse de la Suze a peut-être mieux
réussi que tous les autres: mais ses ouvrages n'approchent point de ceux
d'Ovide, de Tibulle & de Properce. L'ode, chez les
Grecs & chez les Romains, fut portée à un point de perfection, auquel l'on
n'a point encore atteint. Il n'est aucune comparaison entre Pindare, Horace
& Anacréon: & Malherbe, Rousseau & la Motte. Ce n'est pas que
derniers n'aient point des beautés. Rousseau, sur-tout avoit commencé
d'une manière à donner espérance à ceux qui soutiennent le parti des modernes,
qu'il égaleroit un jour Horace; mais il semble que le même arrêt qui
flétrit sa réputation, éteignit aussi son génie. Il n'a plus fait, dès qu'il a
été banni de la France, que des ouvrages dignes de la vivacité de la pénétration
des Brabançons.
[Pages b352 & b353]
Sa muse applaudie à Bruxelles, est sifflée actuellement en Europe par
quiconque a la moindre notion de le poësie Françoise.
Quant à l'éloquence, nous sommes fort au-dessous des anciens. Bossuet,
Fléchier, Patru, le Maitre, Bourdaloue n'ont eu ni la force, ni le feu, ni
le sublime de Démosthène; & n'ont point atteint la majesté, la
grandeur & la dignité de Cicéron. L'Italie moderne n'a fourni aucun
orateur distingué: tous ses prédicateurs sont plutôt des scaramouches, des
pantalons & des arlequins qui divertissent leurs auditeurs par des pointes
& par des jeux-de-mots, que des gens qui se piquent d'aller au coeur, &
de ravir l'esprit de leur auditeur par leur éloquence.
Voilà, je crois, mon cher Isaac, ce qu'on peut dire de moins partial sur la
dispute des anciens & des modernes. C'est-là le sentiment de tous les
sçavans qui font usage de leur raison, qui ne s'abandonnent point entièrement
aux préjugés qu'on peut leur avoir donnés dans leur enfance. Les régens dans les
collèges inspirent ordinairement à leurs écoliers un mépris infini pour tous les
auteurs dont les ouvrages n'ont point quinze cent ans d'ancienneté. C'est-là le
tems où il étoit encore permis aux hommes de penser; mais depuis il leur a été
défendu de faire usage de leur entendement. Les jeunes gens s'accoutument
peu-à-peu à recevoir ces sentimens comme des opinions qu'on ne sçauroit
combattre, & qu'on ne doit pas même examiner. Ils ne lisent jamais les
livres & les ouvrages qu'on leur décrie: & lorsqu'ils sont parvenus à un
certain âge, leurs préjugés sont si forts, qu'ils cherchent des raisons en
lisant les modernes pour affoiblir les beautés dont ils sont frappés. Combien de
personnes charmées des vers & des pensées nobles & hardies de Voltaire,
condamnent cependant sa Henriade, sans en vouloir distinguer les beautés
& les défauts; & cela uniquement parce qu'ils se figurent qu'un moderne
ne peut faire un poëme épique? Mais je voudrois leur demander s'ils croient, que
du tems des anciens, les hommes eussent deux têtes, deux ames, deux entendemens,
quatre mains & quatre pieds? Si cela est, sans doute aucun des modernes ne
pourra jamais égaler les anciens.
[Pages b354 & b355]
S'ils n'avoient, comme nous, qu'une ame & un entendement, je ne doute pas
qu'il ne puisse se trouver encore un génie aussi beau que celui de
Virgile; excepté, que celui qui le forma ne leur ait révélé que
dorénavant il ne produiroit plus d'hommes qui puissent atteindre à cette
perfection.
Porte-toi bien, mon cher Isaac. Vis content & heureux, & que le ciel
te donne la santé & les richesses. Ecris-moi, je te prie dès que tu pourras
le faire.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXIII.
Jacob Brito à Aaron Monceca.
Je suis arrivé depuis six jours à Naples, mon cher Monceca. Mais avant de te
faire part des choses que j'ai déja remarquées dans cette ville, je te dirai
quelques particularités de celles que j'ai vûes en passant à Lorette. Les
nazaréens prétendent que le temple de cette ville y a été apporté par les anges.
C'étoit une maison du village de Nazareth en Judée à ce qu'ils disent, qui fut
d'abord transportée en Dalmatie, sur une montagne appellée Tersatto, où
elle resta quelque tems. De là les mêmes anges l'enleverent encore, la placerent
dans une forêt auprès de la Marche d'Ancone. Enfin elle fit encore deux ou trois
voyages; après quoi elle choisit son domicile ferme & stable au même lieu où
elle est actuellement. Il est vrai que les nazaréens, pour la fixer entièrement,
& lui ôter le pouvoir de se promener & de galoper à l'avenir, ont bâti
un magnifique temple, au milieu duquel elle se trouve renfermée.
Les prêtres qui desservent ce temple prétendent que cette maison est bâtie de
certaines pierres inconnues. Mais je te dirai qu'après avoir examine la chose,
j'ai apperçu aisément qu'elle étoit construite de brique, & de quelques
pierres grises & roussâtres, qui n'ont rien que de très-commun. Ces pierres
& ces briques sont si mal jointes ensemble, qu'on voit bien que l'ouvrage a
été fait & maçonné fort à la hâte. On vient à Lorette de tous les endroits
& de tous les pays du monde. Tous les nazaréens papistes ont une vénération
aussi grande pour ce lieu, que celle que nous avons pour Jérusalem.
[Pages b356 & b357]
Il y a des années, où pendant les fêtes de Pâques, il se trouve à Lorette
près de deux cent mille pélerins, tant hommes que femmes.
Le plaisir & la joie ont autant de part que la dévotion aux voyages de la
plus grande partie des pélerins & pélerines. On fait dans toute l'Italie
des parties de Lorette, comme des parties de bal. Les confréries
des hommes & des femmes, équipées d'une façon bizarre & ridicule, s'y
rendent en foule. Lorsque le chemin est un peu trop long, les gens y viennent
montés sur des ânes, qui sont réputés en odeur de quelque sainteté, comme le
chameau qui apporta l'Alcoran à la Mecque. Ils ont le don & la vertu de ne
broncher jamais, & sont d'une humeur très-docile, ainsi que leurs autres
confrères: mais ils les surpassent beaucoup en pénétration; ensorte qu'on peut
les laisser marcher à leur fantaisie, sans craindre qu'ils s'écartent du chemin.
La principale cérémonie que font les pélerins, lorsqu'ils sont arrivés,
consiste à faire le tour du temple, en marchant sur leurs genoux. Cela fait le
plus plaisant spectacle du monde. Figure-toi, mon cher Aaron, de voir d'eux ou
trois cent écoliers, qui jouent à cloche-pied, & sautent tous les uns
après les autres: l'un en tombant, entraîne celui qui marche devant lui. Il en
arrive de même aux pélerins de Lorette, qui se disputent à qui cotoyera le plus
près la muraille du temple; ensorte que les uns allant du même côté par où les
autres viennent, il arrive très-souvent que la dévotion ne se termine pas dans
quelques gourmades & coups de poing.
Tu me demanderas, mon cher Monceca, dans quel tems, & comment, je pense
que cet édifice a été construit? Il ne me sera pas aisé de te donner sur cela
des éclaircissemens bien précis. Tout ce que je puis te dire de plus certain,
c'est que ce prétendu miracle étant arrivé sous le pontificat d'un nommé
Boniface, homme rusé, fin, souple, délié, capable de l'exécution des plus grands
desseins, & avare excessivement; il y a apparence que dans une nuit
plusieurs ouvriers peuvent avoir bâti cet édifice, qu'on dit avoir été apporté
de Nazareth, & qui n'est qu'une seule chambre très-petite, & peu élevée.
On croiroit cela d'autant plus aisément qu'il n'y avoit alors aucune habitation
à plus d'une lieue de l'endroit où se trouve actuellement le temple de Lorette.
[Pages b358 & b359]
Dans le tems où l'on débita l'histoire de l'arrivée subite de cette maison,
les nazaréens étoient plongés dans une si grande ignorance, & la
superstition les offusquoit si fort, qu'ils auroient cru aveuglément des choses
bien plus contraires à la raison. Mais je doute qu'actuellement un pareil
miracle fît fortune; ou du moins ne trouveroit-il guère de partisans qu'en
Italie.
En voilà assez sur Lorette, mon cher Monceca; je viens à Naples, où j'ai déja
vû bien des beautés depuis que j'y suis arrivé. Cette ville a été si souvent
ravagée, que la plûpart de ses antiquités ont été détruites, ou endommagées. On
voit pourtant encore les restes d'un amphithéâtre, & deux ou trois
frontispices d'anciens temples, qu'on a fait servir à l'embellissement des
nouveaux qu'on a bâtis sur le fondemens & les ruines des autres.
Naples est une des plus grandes & des plus belles villes de l'Europe:
elle semble même avoir un avantage sur Rome, Londres, Paris & Venise. Elle
est généralement & réguliérement belle. Ces autres villes ont, à la vérité,
plusieurs beaux hôtels, mais ils sont entre-mêlés de maisons basses, ou mal
bâties & désagréables à la vûe.
Les Napolitains ont la réputation d'être le peuple le plus mauvais & le
plus scélérat de l'Europe. Il a été un tems ou l'on faisoit marché dans ce pays
à deux écus pour la vie d'un homme. Il y avoit plus de trois mille bandits dans
le royaume, qui avoient la hardiesse de se défendre contre les troupes réglées.
On a eu une peine infinie à exterminer cette race. Enfin les Espagnols, &
après eux les Allemands, ont purgé presqu'entiérement cet état de tous ces
misérables. Ils en ont fait mourir une grande quantité, & ont si fort
épouvanté les autres, qu'ils les ont forcés à se contraindre & à changer
leur genre de vie.
Les Napolitains aimoient beaucoup autrefois les Espagnols, ils abhorroient
les François, & haïssoient les Allemands. Il semble que leur façon de penser
soit changée en partie. Depuis cette dernière guerre, ils en ont donné plusieurs
marques; & quant à présent, je crois qu'on peut dire qu'ils abhorrent
toujours les François, aiment les Allemands, & haïssent les Espagnols. C'est
assez-là le goût de toute l'Italie; & je ne puis comprendre ce qui a acquis
aux Allemands l'amitié de ce pays.
[Pages b360 & b361]
Je conçois comment un officier Allemand est plus aimé d'un Italien qu'un
officier François. Ce premier se contente de boire le vin de son hôte, de
s'emparer du meilleur appartement qu'il y ait dans la maison, sans beaucoup de
cérémonie. Le François, au contraire, fait mille courbettes, couche au grenier,
s'il le faut, mange le peu d'argent qu'il a en festins & en présens; mais il
cajole les femmes: & c'est-là un crime capital parmi les Italiens. Ils n'ont
point le même sujet de haine contre les Espagnols. Leurs humeurs même
sympatisent assez ensemble, bigots, également soumis aux moines, serviteurs
zélés du saint office, il est surprenant qu'ils aiment mieux la sévérité des
Allemands, qui les tient dans une très-grande contrainte.
S'il est peu de peuples en Italie aussi mauvais que celui de Naples, il en
est peu qui soit aussi ignorant & aussi hébété. Il semble ne faire usage de
sa raison que pour assaisonner le crime. Dès qu'il ne s'agit pas de faire une
mauvaise action, à peine a-t-il quelque notion au-dessus de la bête. Cette
ignorance crasse regne parmi les gens d'un rang distingués, & il est
surprenant de voir combien ils sont bornés. Leur connoissance ne s'étend qu'au
nombre de temples qu'il y a dans Naples. Ils sçavent aussi les jours où l'on
doit solemniser la fête de quelque saint, les rues où passent les processions,
les caffés où l'on s'assemble: voilà toute leur science. J'entendis l'autre jour
dans un de ces caffés, un noble Napolitain, qui fit une demande à un François
qui pourra te faire juger de l'étendue des connoissances de ses égaux. Il
demanda fort sérieusement, si le port de Paris étoit aussi beau que celui de
Naples, & si les vaisseaux du roi s'y tenoient? Je veux croire que tous les
autres nobles ne sont point aussi sots; mais, en général, rien n'est si ignorant
qu'un noble Napolitain.
La plûpart des grands du pays font leur séjour ordinaire à Rome: ils viennent
passer toutes les années un certain tems à Naples; après quoi ils s'en
retournent. Ils ont raison de trouver le séjour de Rome beaucoup plus gracieux
que celui de cette ville: il n'y a aucune comparaison de l'un à l'autre.
Les temples sont à Naples d'une magnificence au-delà de toute expression. Ce
n'est que marbre, porphire, or, argent, bronze, peintures magnifiques: &
ceux de Rome, si l'on en excepte celui de saint Pierre, ne l'emportent pas sur
ceux de cette ville.
[Pages b362 & b363]
Un des principaux a été bâti, à ce que disent les nazaréens, à l'occasion
d'un grand miracle: car à Naples, ainsi que dans le reste de l'Italie, il ne se
fait presque rien où les saints ne prennent un notable intérêt. Ils racontent
que le diable, sous la figure d'un pourceau, se promenoit tous les jours
régulièrement dans le lieu où ce temple est bâti, & qu'il causoit une si
grande frayeur aux habitans, que la ville se fût insensiblement dépeuplée par
leur fuite. Le diable pourceau faisoit un tapage étonnant. Il ne s'amusoit point
à fouiller dans la terre avec son grouin; mais lorsqu'il attrapoit quelqu'un,
sur-tout ceux qui n'avoient pas soin de faire l'aumône aux pauvres religieux
mendians, il les maltraitoit, & les réduisoit dans un état très-dangereux
pour leur vie. Un nommé Pomponius qui se trouvoit pour lors pontife à Naples,
consulta une sainte, à laquelle il avoit beaucoup de dévotion. Elle lui ordonna
de bâtir un temple dans l'endroit où ce pourceau prenoit sa récréation. Dès
qu'on eut posé la première pierre, qui devoit servir au fondement de cet
édifice, le diable disparut pour toujours. Le pontife fit faire un pourceau de
bronze, qu'on garde dans la sacristie de ce temple, pour conserver la mémoire
d'un miracle aussi éclatant.
Il y a plusieurs choses aussi surprenantes dans cette ville. Dans un
monastère de moine, on voit une figure, par laquelle le peintre a voulu
représenter la divinité, qui eût une fort longue conversation avec un certain
Thomas d'Aquin. Mais tous ces prodiges sont des bagatelles, eu égard a celui qui
arrive ici toutes les années dans le temple principal, qu'on appelle cathédrale.
Le sang d'un nommé Janvier, enfermé dans une bouteille, bouillonne toutes les
fois qu'on l'approche de la châsse où est son corps. Lorsque ce miracle tarde à
se faire, & qu'il faut présenter plusieurs fois la bouteille auprès de la
châsse, le peuple se figure qu'il est menacé des plus grands dangers. S'il
alloit prendre fantaisie, par hazard, à Janvier de ne point faire bouillonner
son sang, il y auroit peut-être quelque étrange révolution dans la ville. Il est
vrai que les vicerois de Naples ordonnent aux prêtres très-sérieusement, que le
miracle ait à s'exécuter, & qu'ils répondent de la réussite.
[Pages b364 & b365]
Il y a quelques années que le bouillonnement dans la bouteille tardant trop à
se faire, le peuple couroit déja comme insensé & furieux par les rues. Enfin
le miracle se fit, & le calme revint. Est-il permis, mon cher Monceca, qu'il
y ait des hommes assez ignorans & assez imbécilles, pour donner dans de
pareilles chimères; & des personnes assez fourbes, pour vouloir abuser ainsi
de la crédulité du vulgaire? Que diroient de nous les nazaréens si nous donnions
dans de pareils égaremens? De combien d'écrits ne serions-nous point accablés?
Quel ridicule ne nous donneroient point leurs auteurs? Quels reproches sanglans
ne nous feroient-ils pas; «Imbécilles, nous diroient-ils, quel personnage
faites-vous jouer à la divinité? A-t-elle besoin de se manifester par de
semblables mommeries? Levez les yeux au ciel. Contemplez le soleil s'avancer à
pas de géant dans sa course, & la recommencer dès qu'il l'a finie. Voilà des
marques dignes de la grandeur du tout-puissant. Avez-vous oublié qu'il vous a
défendu par sa loi de vous tailler aucune figure des choses qui sont aux cieux,
sur la terre & dans les eaux? Brisez donc votre phiole, & détrompez-vous
sur le pouvoir que vous croyez avoir de faire bouillonner ce sang. Souvenez-vous
que le dieu de vos peres punissoit même les enfans du crime de leurs parens.»
C'est ainsi que nous parleroient les nazaréens. Mais dès que ce sont eux qui
font une chose, elle est toujours vertueuse & louable. L'infaillibilité est
leur partage, & l'erreur & la confusion sont les nôtres.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & donne-moi de tes chères nouvelles.
De Naples, ce...
Fin du second volume. (b)
***
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique,
entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses Correspondans
en divers endroits.
NOUVELLE EDITION, augmentée de Nouvelles Lettres & de quantité de
remarques.
TOME TROISIEME (c)
***
A LA HAYE, CHEZ PIERRE PAUPIE.
M.DCC.LXIV.
***
AUX RABBINS DE LA SYNAGOGUE D'AMSTERDAM.
MESSIEURS,
Je connois toute la témérité qu'il y a de vous offrir une aussi foible
traduction que celle-ci. Vous possédez si parfaitement l'Hébreu, & les
beautés de cette langue vous sont si familières, qu'il est impossible que vous
ne trouviez dans ces LETTRES un nombre considérable de fautes. Mais j'espére que
vous me pardonnerez en faveur de mon zèle & de ma bonne volonté les défauts
de mon ouvrage. Tel qu'il est, j'ose vous le présenter. Une chose pourtant me
rassure, c'est que je vous le dédie gratis, _sans espérance d'aucun retour.
Ce qui ne coute rien est toujours parfaitement bien reçu, surtout de vous autres
Israëlites.
Il y auroit donc une espèce d'injustice à vous de blâmer un livre, qui
désormais va vous faire connoître par toute l'Europe. Il est vrai qu'en général,
votre nation est aussi peu curieuse de louanges, qu'elle est avide d'argent.
Mais enfin, puisqu'il s'y trouve trois aussi honnêtes-gens que ceux qui ont
composé ces LETTRES, il n'est pas moralement impossible qu'il ne puisse s'y en
rencontrer un quatrième, & j'ose même dire plusieurs autres.
Ceux qui pensent qu'on ne sçauroit être juif sans être un peu fripon,, &
qui croyent que les termes d' israélites, d'usuriers, & de voleurs,
sont des mots synonymes, poussent les choses à l'excès puisqu'on pourroit
soutenir, sans passer pour téméraire, qu'il y a peut-être dans le monde dix
jésuites qui sont humbles, dix gascons qui sont modestes, dix prélats Italiens
qui sont sçavans, dix Anglois qui sont bons chrétiens, dix Vénitiens qui sont
dévots, dix Espagnols qui ne sont pas superstitieux, dix Siciliens qui sçavent
lire, pourquoi donc ne se trouvera-t-il pas dix juifs tels qu'_ Aaron Monceca,
Jacob Brito, & Isaac Onis?
Si votre nation est moins vertueuse en général que quelques autres, elle a eu
cependant aussi bien qu'elles, ses habiles gens & ses grands-hommes.
Charmé de pouvoir lui rendre plus de justice que ceux qui en jugent avec tant
de prévention & tant de partialité, je suis très-sincérement,
MESSIEURS,
Votre très-humble & très-obéissant serviteur,_
Le traducteur des LETTRES JUIVES._
***
PREFACE DU TRADUCTEUR.
La bonté avec laquelle le public a reçu cet ouvrage, semble être un sûr
garant qu'il est digne de quelque estime. Après avoir vû favorablement les
premier & second volumes, il montra plus d'empressement pour le troisième.
Tant de bonheur & de fortune semblent présager la réussite du quatrième.
Aussi ose-t-on assurer le public que ce ne sera pas le moins digne de son
attention.
0n a repondu dans les préfaces des volumes précédens, aux
objections que l'on a faites contre ces Lettres: l'on n'avoit négligé
qu'une seule critique, à laquelle on n'avoit pas cru devoir s'arrêter. Mais
puisque quelques personnes ont encore fait la même objection, on veut bien y
répondre en passant.
On dit qu'il est surprenant que trois juifs Levantins soient aussi bien
instruits des belles-lettres Françoises que le sont les auteurs de cet ouvrage.
Je prie ceux qui font cette critique d'examiner qu'Isaac Onis a été plusieurs
années à Vienne, à Varsovie, à Coppenhague, à Berlin, & dans toutes les
cours du Nord; qu'il possède parfaitement le François & l'Allemand; &
qu'il s'étoit toujours appliqué à l'étude.
Aaron Monceca est un philosophe élevé parmi les François & les Anglois
qui demeurent à Constantinople, avec lesquels il avoit de fréquentes
conversations, & dont il sçavoit la langue, & connoissoit les meilleurs
auteurs, avant même d'arriver en France.
Jacob Brito avoit été élevé à Gênes jusqu'à l'âge de douze ans,qu'il en étoit
parti pour Constantinople.
Le lecteur ne doit point regarder ces trois écrivains comme trois misérables
juifs, tels que sont ceux qu'on voit à Metz, à Avignon, & dans quelques
autres villes de France; mais les considérer comme beaucoup de ceux qu'on trouve
en assez grand nombre en Hollande & à Venise, dont les décisions sur des
ouvrages d'esprit valent beaucoup mieux que celles de bien des académiciens.
***
[Page c9]
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique,
entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses Correspondans
en divers endroits.
***
LETTRE LXIV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Un poëte, dont je t'ai souvent parlé vient d'enrichir le théâtre d'une
nouvelle tragédie. Elle est belle, touchante, bien conduite, bien versifiée,
& remplie de sentimens nobles & hardis.
[Pages c10 & c11]
Avant de te communiquer quelques réflexions que j'ai faites au sujet de cette
piéce, & pour que tu puisses les mieux goûter, il faut que je te dise un mot
sur le caractère de l'auteur.
Voltaire, c'est ainsi qu'on l'appelle, est doué d'un génie vif, pénétrant,
hardi. Il est excellent versificateur, meilleur philosophe que ne le sont
ordinairement les poëtes: honnête homme, doux & uni dans la société mais
fort prévenu de l'attention qu'on doit avoir pour un homme d'esprit; il estime
un véritable sçavant beaucoup plus qu'un ancien noble, qui n'a d'autre mérite
que sa noblesse. Le peu d'égard qu'il a eu quelquefois pour des personnes du
premier rang, lui a attiré des ennemis dangereux. Il écrit d'une façon si
hardie, & il choque quelquefois si ouvertement la superstition, que les
moines, leurs émissaires, & ceux qui ne l'aiment point, répandent par toute
l'Europe qu'il n'a aucune religion. On voit cependant dans tous ses ouvrages un
esprit de candeur & d'humanité, qui montre évidemment qu'il est pénétré de
l'existence d'un Dieu bon, juste, & souverainement puissant. Quelques
ouvrages même, qu'on lui reproche avec le plus d'aigreur, & auxquels il nie
constamment d'avoir eu part, sont remplis partout des louanges que tous les
hommes doivent à la divinité, par reconnoissance & par devoir.
Ce qu'il y a de surprenant dans ce pays, c'est la fureur que l'on a de
vouloir, sans preuves, attribuer certains livres, & certains écrits, à des
gens qui les désavouent. Tu te tromperois si tu croyois qu'en France un auteur
n'est responsable que de ses propres ouvrages; il l'est de tous ceux qu'il plaît
au public & à ses ennemis de lui attribuer. Le vulgaire a condamné vingt
écrivains sur des piéces auxquelles ils n'avoient jamais eu la moindre part.
Mais ce qui t'étonnera encore, c'est l'acharnement que certains petits auteurs,
vils excrémens du Parnasse, ont contre tous ceux que le mérite & la science
distinguent. Ils inondent les villes d'écrits, de satyres, blâment sans aucun
égard les meilleurs livres, se répandent en invectives dans les caffés & les
autres lieux publics; & à force de criailler, ils viennent quelquefois à
bout de persuader le crédule public; semblables aux corbeaux, qui par leur
croassement font cesser le chant d'un tendre rossignol, ou le dérobent à l'ouie.
[Pages c12 & c13]
Un des plus zélés calomniateurs de Voltaire est un monstre vomi de l'enfer,
pour le supplice de tous les auteurs qui ont eu quelque réputation, & qui se
sont piqués d'être honnêtes gens. Rousseau, c'est ainsi qu'on nomme ce frere
d'Alecto, la calomnie en main, perça de ses traits quiconque eut du mérite;
& quoiqu'il fut l'ennemi de tout le genre humain, sa haine se répandit avec
plus de violence sur ceux qu'il crut les plus estimables. Tant de crimes
révolterent enfin toute la France: l'état se crut intéressé à la perte d'un
scélérat & d'un furieux: il fut condamné au bannissement par arrêt du
parlement de Paris, pour certains couplets qu'il avoit faits, & dans
lesquels plusieurs personnes étoient déchirées. Il erra long-tems de royaume en
royaume. Son génie & son talent pour la poésie, le firent d'abord recevoir
avec plaisir par ceux qui ne le connoissoient point. Mais, semblable à la
couleuvre d'Esope, il se jetta sur ses bienfaiteurs, dès qu'ils l'eurent retiré
du misérable état dans lequel sa fuite le mettoit. Enfin, lassé de crime
& non pas rassasié, il resta quelque tems sans exciter les serpens; mais
bien-tôt, furie implacable, il déchira de sa retraite tous les bons auteurs que
son éxil lui rendoit encore plus odieux. Voilà, mon cher Isaac, un des
principaux adversaires de Voltaire: juge par-là des autres.
Je viens à sa tragédie d'Alzire. Cette piéce me paroît conduite avec
beaucoup d'art & de science. L'attention de l'auditeur est suspendue &
animée jusqu'à la dernière scène: & le cinquième acte produit des situations
très-intéressantes. Je vais te donner une idée de la piéce & du caractère
des principaux acteurs.
Alvarès, pere de Guzman, gouverneur du Pérou, ouvre la scène avec son fils,
& lui apprend la permission qu'il a reçûe du conseil de Madrid de lui
remettre son emploi. Il le prie de délivrer quelques prisonniers qu'on a arrêtés
la veille, & lui raconte comme il a été sauvé dans un combat par un jeune
Américain. Dom Guzman suit avec peine les avis de son pere. Le caractère de dom
Alvarès, & celui de dom Guzman, se développent parfaitement bien dans cette
première scène: leur conversation met l'auditeur au fait du sujet de la piéce.
[Pages c14 & c15]
Guzman, en accordant la vie des prisonniers à son pere qui est aussi doux,
aussi sensible pour les malheureux, qu'il est fier, orgueilleux & cruel, le
prie de tâcher de fléchir Alzire, fille de Montese, souverain d'une partie du
Potose, qu'il doit épouser. On apprend dans le même acte par Alzire même,
qu'elle avoit été promise à Zamore, prince Américain, & qu'elle alloit être
unie avec lui, lorsque le cruel Guzman vint la séparer d'un amant qu'elle
adoroit. En rappellant ses malheurs à son pere Montese, qui lui parle en faveur
de Guzman, elle en instruit l'auditeur sans affectation, ainsi que de son
changement de religion. Dès les premières scènes, le sujet de la pièce est
parfaitement expliqué. Zamore qu'on avoit cru mort, se trouve être un de ces
prisonniers inconnus qu'on avoit délivrés. Il trouve Alzire, dans le moment
qu'elle sort du pied des autels, où elle a juré une éternelle foi à Guzman, qui
la surprend avec Zamore. Le grand coeur de cet Américain ne lui permet point de
cacher son nom & sa naissance. Guzman, outré de douleur & de jalousie,
veut le faire périr; mais, Alvarès son pere s'oppose à ses desseins; & par
un accident, qui produit un effet charmant dans l'esprit de l'auditeur, ce même
Zamore étoit cet Américain, qui dans un combat, avoit sauvé la vie à Alvarès.
Guzman ne pouvant se rendre aux prières de son pere, fait conduire Zamore en
prison. Alzire tremblante pour son amant, gagne un de ses gardes, qui se charge
de le conduire hors de la ville; mais à peine Zamore est-il en liberté, qu'il en
profite pour immoler au milieu de ses gardes, le cruel Guzman. Il est arrêté
& condamné à mourir, ainsi qu'Alzire qu'on croyoit avoir trempé dans le
meurtre de son époux, quoi qu'elle en soit innocente. Mais, lorsque ces
malheureuses victimes de l'amour n'attendent que le moment qui va leur donner le
trépas, Guzman qui n'est pas mort en recevant les coups que lui avoit donné
Zamore, profite du dernier instant de sa vie pour réparer par une clémence
généreuse, toutes ses cruautés & ses barbaries.
Voilà en peu de mots, mon cher Isaac, le sujet de la piéce. Voici quels sont
les différens caractères des acteurs.
Alvarès est un parfait honnête homme, rempli de candeur & d'humanité,
zélé pour sa religion, mais sans être aveuglé par une fureur à laquelle on donne
le nom de piété.
[Pages c16 & c17]
Guzman est fier, vain, orgueilleux; superbe, cruel; tel enfin qu'on dépeint
les Espagnols qui firent la conquête du Méxique. Plein des maximes pernicieuses
des convertisseurs, de quelque manière qu'on fasse des chrétiens, tout est égal
pour lui.
Montese est un nouveau converti, persuadé de la religion qu'il a embrassée.
Sa fille, au contraire, pleine des anciens préjugés, ne doit sa vertu qu'à
elle-même: la religion décide peu de ses mouvemens.
Zamore est zélé pour ses dieux, fidele amant, formé par les seules leçons de
la nature, humain pour tous les hommes en général, irréconciliable avec ses
ennemis, rempli de valeur & capable d'exécuter les desseins les plus hardis.
Ces caractères variés sont parfaitement soutenus & frappés par plusieurs
traits marqués & brillans. Voici comment Alvarès, en donnant la première
idée de son caractère, instruit l'auditeur des cruautés des Espagnols.
Ah! Dieu nous envoyoit, par un contraire choix,
Vous annoncer son nom,
pour faire aimer ses loix:
Et nous, de ces climats destructeurs implacables,
Nous, & d'or & de sang toujours insatiables,
Déserteurs de ses
loix qu'il falloit enseigner,
Nous égorgeons ce peuple, au lieu de le
gagner.
Par nous tout est en sang, par nous tout est en poudre;
Et nous
n'avons du ciel imité que la foudre.
Notre nom, je l'avoue, inspire la
terreur:
Les Espagnols sont craints; mais ils sont en horreur.
Fléaux du
nouveaux monde, injustes, vains, avares.
Nous seuls en ce climat nous sommes
les barbares.
L'Américain, farouche en sa simplicité,
Nous égale en
courage, & nous passe en bonté.
Je ne sçais, mon cher Isaac, si tu t'apperçois, que, dans ces quatorze vers
on voit tous les différens caractères de la pièce. Celui d'Alvarès se fait
sentir par la piété qui regne dans ces discours, où il peint parfaitement les
Espagnols & les Américains. Il est aisé de connoître que ce morceau part de
la main d'un maître. En voici un qui ne lui cède en rien. Alzire, en parlant à
son pere, se dépeint elle-même.
Mes yeux n'ont jusqu'ici rien vû que par vos yeux:
Mon coeur, changé
par vous, abandonna ses dieux.
Je ne regrette point leurs grandeurs
terrassées,
Devant ce dieu nouveau, comme nous abaissées.
Mais vous qui
m'assuriez, dans mes troubles cruels,
Que la paix habitoit aux pieds de ses
autels;
Que sa loi, sa morale, & consolante & pure,
De mes sens
désolés guériroit la blessure;
Vous trompiez ma foiblesse: un trait toujours
vainqueur,
Dans le sein de ce dieu vient déchirer mon coeur.
Il y porte
une image à jamais renaissante:
Zamore vit encor au coeur de son amante.
[Pages c18 & c19]
Ce trouble & ce combat qu'Alzire exprime si bien, marquent parfaitement
la situation d'un coeur changé uniquement par le respect paternel, & qu'il
n'a point pour le nouveau dieu qu'il sert, cette ferme croyance que méritent ses
bienfaits & ses récompenses. Quelque singulier que soit le caractère
d'Alzire, il est parfaitement soutenu & rempli de pensées brillantes, que la
nouveauté du sujet a fournies. Tel est cet endroit où l'auteur fait faire à
Alzire un parallèle des Espagnoles & des Américaines.
Par ce grand changement dans ton ame inhumaine,
Par un effort si beau,
tu vas changer la mienne.
Tu t'assures ma foi, mon respect, mon retour,
Tous mes voeux, s'il en est qui tiennent lieu d'amour.
Pardonne... Je
m'égare... Eprouve mon courage.
Peut-être une Espagnole eût promis
davantage:
Elle eût pu prodiguer les charmes de ses pleurs.
Je n'ai
point leurs attraits, & je n'ai point leurs moeurs.
Ce coeur simple
& formé des mains de la nature,
En voulant t'adoucir, redouble ton
injure:
Mais enfin c'est à toi d'essayer désormais
Sur ce coeur indompté
la force des bienfaits.
Je t'avoue que j'ai trouvé cet endroit charmant. Un certain naturel sauvage
qui regne dans les prières d'Alzire, & le mépris qu'elle affecte pour la
feinte & le déguisement des Européens, frappent l'esprit & l'attachent
volontiers à des moeurs dont il n'a qu'une connoissance légère, & qui
touchent par leur singularité. Je voudrois qu'un poëte s'appliquât toujours à
chercher un sujet qui pût lui fournir quelques idées nouvelles. Voltaire a
trouvé le secret de faire dire mille choses brillantes à Alzire. Dans le doute
où elle est sur la vérité de la Religion qu'elle a embrassée, elle explique dans
six vers ce que des sçavans ont eu peine à renfermer dans de gros volumes.
Grand dieu! conduis Zamore au milieu des deserts.
Ne serois-tu le dieu
que d'un autre univers?
Les seuls Européens sont-ils nés pour te plaire?
Es-tu tyran d'un monde, & de l'autre le pere!
Les vainqueurs, les
vaincus, tous les foibles humains,
Sont-ils également l'ouvrage de tes
mains?
[Pages c20 & c21]
Un bigot ridicule se récrie sur ces endroits frappans. Il traite l'auteur de
manichéen. Ignorant! qui ne comprend pas qu'un écrivain ne peut relever la
beauté d'un caractère, que par les imperfections d'un autre: & que les
doutes d'Alzire font briller la ferme croyance de Montese.
Je finis l'extrait de cette pièce, mon cher Isaac, par un passage digne
d'être gravé en lettres d'or; que les souverains devroient avoir toujours
présent; que les inquisiteurs, persécuteurs, & autres monstres de la nature
humaine devroient méditer profondément, & que tous les hommes devroient
suivre.
Mais, renoncer aux dieux que l'on croit dans son coeur,
C'est le crime
d'un lâche, & non pas une erreur.
C'est trahir à la fois, sous un masque
hypocrite,
Et le dieu qu'on préfere, & le dieu que l'on quitte.
C'est mentir au ciel même, à l'univers, à soi,
Mourons: mais en mourant
sois digne encor de moi.
Que de maux, que de crimes les hommes eussent évité, s'ils avoient été
persuadés de ces principes! Que de sang qu'on a répandu n'eût pas été
injustement versé!
Porte-toi bien, mon cher Isaac, que le Dieu de nos peres, en éclairant ton
coeur & ton esprit, te comble de biens, & te donne une nombreuse
famille.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXV.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
J'ai quitté Naples depuis quinze jours, & je tâcherai d'arriver en Suisse
le plutôt qu'il me sera possible. Je resterai cependant quelques jours à Milan.
Depuis que je suis dans cette ville, j'ai apperçu bien des choses qui méritent
l'attention d'un voyageur. Elle est grande & bien bâtie. Les François &
les Piémontois, au pouvoir de qui elle est encore pour quelque tems, y sont peu
aimés des habitans. Les maris jaloux, soupirent après l'heureux instant où les
Impériaux viendront les délivrer d'incommodes galans.
Depuis que les François sont maîtres de Milan, le vin a beaucoup diminué de
prix, & le nombre de baptêmes s'est considérablement augmenté. Beaucoup de
maris qui n'avoient jamais en eu d'enfans, & qui croyoient leurs femmes
stériles, jouissent maintenant du doux nom de pere.
[Pages c22 & c23]
Les dévots attribuent cette heureuse multiplication aux intercessions de
Charles Borromée: les astrologues assurent qu'on en est redevable aux heureuses
influences des astres (1); mais les jaloux pensent que les François y ont
beaucoup plus de part que les saints & les globes célestes.
[(1) L'Almanach de Milan est très-renommé.]
Ils attendent donc le retour des Allemands avec beaucoup d'impatience; je ne
doute pas qu'ils ne fassent rendre publiquement des actions de graces à leur
arrivée, aux saints en qui ils ont plus de confiance.
Les Milanois, ainsi que les autres Italiens, ont auprès de la Divinité de
très-grands protecteurs auxquels ils ont bâti des temples magnifiques. Les
principaux avocats qu'ils ont choisis dans la cour céleste, ont vécu autrefois
dans leur ville. Clou (2) et Charles Borromée sont les plus distingués.
[(2) Ceci a besoin de quelque explication. Jacob Brito entendant parler à
Milan de S. Clou, a cru que ce clou étoit réellement un saint qui avoit existé
autrefois en chair & en os; mais ce clou dont il est question, n'est qu'un
gros morceau de fer que l'avarice a déïfié sous le prétexte que c'étoit un de
ceux qui avoient servi à la vraie croix. Il se trouve en Europe cinquante-trois
cloux de cette espèce, & chaque église qui en possède un, ne manque pas d'en
soutenir l'authenticité aux dépens de ceux des autres.]
Le jour de la fête du premier, on expose sa châsse sur le grand autel du
dôme. Le peuple vient de tous côtés se prosterner devant lui. Une foule de
possédés accourt en grand nombre, & font devant le saint les figures les
plus étonnantes, se tourmentent, crient, hurlent, jouent enfin à Milan le même
personnage que les convulsionnaires à Paris. On soulage leurs maux d'une façon
assez plaisante. Un prêtre leur jette quelques fleurs prises d'entre celles qui
ornent la châsse du saint; & les diables, à l'odeur des oeillets & des
violettes, deviennent doux, paisibles, complaisans, entrent en conversation avec
les prêtres, & leur parlent honnêtement. Il n'est rien de si curieux pour un
philosophe, que d'être spectateur de ces scènes. Les enthousiasmes de la
prêtresse de Delphes n'eurent jamais rien d'aussi extraordinaire. Il y a parmi
ces possédés, qui font la même cérémonie toutes les années. quelques personnes à
qui l'on apprend plusieurs mots de différentes langues. Les prêtres font valoir
beaucoup cet artifice; le menu peuple est fort étonné d'entendre un paysan
parler une langue qu'il n'a jamais appris.
[Pages c24 & c25]
Il y a quelque tems qu'un docteur nazaréen, qui interrogeoit un de ces
possédés, oublia les demandes qu'il devoit lui faire, & lui proposa
quelques-unes des questions qui regardoient un de ses confrères; qui entendant
le mot du guet, crut qu'on s'adressoit à lui, & répondit pour son camarade.
Cette aventure étonna un peu le docteur. Il se remit pourtant bien-tôt de sa
surprise, qui ne fut remarqué que de ceux qui connoissent le ridicule de la
fourberie de ces comédiens infernales.
Les Milanois ont autant de superstition que leurs voisins; mais ils
accommodent leur dévotion à leurs plaisirs:: comme les fêtes des saints
procurent plusieurs divertissemens, ils en font autant qu'ils peuvent. Le beau
sexe, les moines, les galans, les musiciens & les limonadiers en profitent.
Le carnaval est presque aussi gai à Milan qu'à Venise: tout le monde s'y
livre à la joie. Les religieuses enfermées dans leurs couvens n'en cédent point
leur part: elles jouent des comédies, s'habillent en Arlequin, en Scaramouche,
en Mezerin; la soeur Dorothée, aussi bien que la soeur Angélique, deviennent
alors Pantalon & Pierrot. Depuis noël jusqu'au carême, on va en foule dans
les couvens voir représenter à la grille ces troupes de comédiens
femelles, qui se tirent à merveille d'affaire, & représentent souvent
mieux leur rôle que de véritables comédiens.
Les moines ne le cèdent en rien aux religieuses pour la mascarade. Ils jouent
aussi des farces publiquement dans leurs couvens. Le pere prieur fait le
Bonhomme Jean-broche: les jeunes novices s'acquittent à merveille des
rôles d'Angélique & de Spinere; & jusques aux frères lais, tous veulent
avoir part aux plaisirs publics. Ces moines poussent même la science plus loin:
ils vont jouer leurs pièces dans bien des maisons particulières. Pour une
collation, on peut avoir chez soi, pendant toute une après midi, la troupe
Franciscaine ou l'Augustinienne. L'on a à choisir parmi toutes les différentes
sectes de moines.
Ces troupes particulières n'empêchent point qu'il n'y en ait plusieurs autres
de véritables comédiens répandus dans la ville. L'opéra occupe le premier
théâtre. Il est magnifique, & les décorations en sont superbes.
[Pages c26 & c27]
Les Milanois ont une façon particulière d'applaudir aux acteurs aux actrices.
Ils composent des sonnets, ou bien ils les font faire à quelques poëtes à gage:
& lorsqu'un virtuoso ou une virtuosa a parfaitement chanté, on
jette de tous côtés sur le théâtre de ces sonnets imprimés, qui contiennent tous
quelques louanges de l'acteur. Il arrive souvent que dans ces poësies
Jules-César, Tamerlan & Mahomet Il ne se trouvent que de petits garçons, eu
égard aux signori Scalfi, Farlini, Sinesini, & autres demi-hommes,
qui ont payé bien cherement l'avantage d'avoir la voix claire. Les Anglois ont
une autre façon d'applaudir qui plaît beaucoup plus aux acteurs. Ils jettent, au
lieu de vers, des bourses remplies de ducats; & la gloire n'est point assez
chere aux signori virtuosi, pour leur faire préférer les sonnets aux
pistoles. Il faut pourtant qu'ils s'en contentent en Italie, ne pouvant mieux
faire; car il n'est aucun Milanois qui soit tenté d'applaudir à la manière
Angloise.
On voit peu de noblesse aussi avare que celle de ce pays. Elle a trouvé le
moyen, pour épargner & pour se divertir à bon marché, de faire faire les
frais de tous les plaisirs publics, par une société de bourgeois & de
marchands, qu'on appelle les Faquini, parce qu'ils font l'ouverture du
carnaval par une mascarade dans laquelle ils sont habillés en paysans. Les
nobles prêtent leurs palais pour les fêtes que donnent les Faquini; mais
ils n'entrent dans aucune dépense: il en est tel d'entr'eux qui se feroit
volontiers payer le louage de son hôtel, s'il croyoit que la chose ne fût pas
sçue.
Il n'est point de pays, après Naples, où l'on assassine aussi sûrement &
à si grand marché qu'à Milan. Il est vrai que les Allemands & les François
se sont opposés vivement à cette espèce de commerce. On ne laisse pourtant pas
de trouver très-aisément nombre de gens, qui, pour une pistole, vous délivrent
d'un ennemi. Lorsqu'ils trouvent quelque difficulté à exécuter la chose, &
que leur expédition traîne en longueur, pour abréger toutes les cérémonies, ils
attendent celui qu'ils veulent assassiner auprès d'une église, dans laquelle ils
se retirent avec beaucoup de sang-froid, après avoir fait leur coup.
[Pages c28 & c29]
J'ai examiné, mon cher Monceca, d'où pouvoit venir l'immunité qu'on avoit
accordée aux temples dans plusieurs religions différentes; & après avoir
considéré attentivement les raisons qui avoient occasionné cet usage, je n'en ai
point trouvé d'autre que l'ambition des prêtres. Chez les Egyptiens, chez les
Grecs, chez les Israélites, nos peres, ceux qui étoient chargés du culte divin
n'avoient pas moins d'ambition que ceux qui le font dans ce tems-ci. Ils crurent
se rendre respectables aux particuliers, en leur donnant un azyle dans les
malheurs qui pouvoient leur arriver. Ils ne distinguèrent point le crime de
l'infortune: & l'assassin trouva sa sûreté dans le temple, ainsi que le
meurtrier involontaire. Les moines nazaréens retinrent cette maxime dans les
pays où ils eurent une entière domination: ils accordèrent ainsi à leurs églises
& à leurs monastères, les mêmes privilèges qu'aux palais des souverains
& des ambassadeurs. Mais les droits qu'ils s'attribuerent sont devenus
nuisibles à la société civile, par l'usage qu'ils en ont fait. Tous les plus
grands crimes ont trouvé un azyle chez eux, au lieu que les princes qui peuvent
accorder des immunités, ne protégent que des personnes dont les fautes sont
pardonnables, & n'ont rien de contraire au caractère de l'honnête-homme. Un
ambassadeur n'eût point certainement donné de retraite à Cartouche; & il
n'en est aucun au contraire qui ne l'eût fait arrêter. Mais ce voleur insigne
eût trouvé en Italie une entière sûreté, malgré ses crimes, dans la plus petite
chapelle. Hé! quoi, mon cher Monceca, la divinité veut-elle que ses autels
autorisent les crimes? N'est-il pas absurde de ne bâtir des temples au
Tout-puissant que pour fournir des retraites & des azyles aux scélérats?
Combien cruelle n'est point la superstition qui, sous le voile de la piété,
autorise ainsi le crime? Heureuses les nations nazaréennes qui n'ont point donné
dans cette erreur, & qui punissent les forfaits jusques dans le sanctuaire.
Milan est fourni d'aussi bonnes reliques & aussi opérantes qu'aucunes
villes d'Italie. Celles de Charles Borromée sont des plus considérables. Elles
sont conservées dans un cercueil fait de plusieurs morceaux de cristal de roche,
assemblés & joints ensemble par des plaques de vermeil. Le corps de ce
nazaréen se voit encore en son entier au travers du cristal. Il est vrai que
malgré les soins infinis qu'on a pris en l'embaumant, on n'a pû garantir qu'une
partie de son nez ne fut endommagée par la fuite du tems.
[Pages c30 & c31]
Un moine, à qui j'en demandois la raison, m'assura que Dieu avoit permis ce
miracle à cause que le saint avoit trop aimé pendant sa vie les bonnes odeurs,
& que la perte de la moitié de son nez étoit la punition de sa sensualité.
Si la Divinité marque ainsi les défauts des saints nazaréens, je crois qu'il est
peu de moines canonisés à qui l'on puisse voir la langue; car ils ont été, pour
la plûpart, grand gourmands & grands menteurs.
Si les juifs étoient dans le goût des reliques, nous pourrions, mon cher
Monceca, en trouver à Milan qui conviendroient parfaitement à nos synagogues. On
conserve dans la cathédrale de cette ville la verge de Moïse. Il est vrai qu'il
n'est pas prouvé démonstrativement que ce soit la même dont ce prophete se
servit; car on en montre une autre à Rome dans saint Jean de Latran: mais on
pourroit, pour ne point se tromper, les acheter toutes les deux, ou supposer
pieusement que ce législateur ait eu deux baguettes, la chose étant
très-possible. Lorsqu'on veut des reliques de cette ancienneté, il ne faut pas
s'amuser à des bagatelles & à chicaner sur des vétilles, on doit prendre le
tout en gros à la façon des nazaréens. Si nous voulions approfondir ce qu'on dit
touchant la verge de Moïse, nous serions pour le moins aussi embarrassés qu'eux.
Le rabbin Abarbanel a fait une longue dissertation sur cette verge: il a débité
un grand nombre de rêveries; & a assuré magistralement, que Moïse l'avoit
emportée sur la montagne où il étoit mort, & qu'elle avoit été mise dans le
tombeau de ce prophete. Je voudrois que rabbin Abarbanel me fît la grace de me
dire qui lui a révélé ce fait. Jusques alors, nous pouvons en sûreté nous
accommoder des deux baguettes qu'ont les nazaréens: quitte à en acheter une
troisième, si elle vient à paroître.
Il y a encore dans une autre église (1), une relique bien plus considérable.
[(1) Dans la sacristie de l'église de S. Ambroise.]
C'est le serpent que Moïse éleva dans le désert. Quand à celle-là, elle n'est
point double, ainsi que la verge: mais, quoi qu'en disent les nazaréens, je
doute qu'elle soit du tems du prophete. Je croirois volontiers que c'est un
mémorial de quelque événement extraordinaire, comme l'oye du Capitole.
[Pages c32 & c33]
Je ne conseillerois donc pas à nos synagogues de vouloir se charger de cette
pièce antique, que je crois Romaine plutôt qu'Egyptienne. Ce fameux serpent est
de bronze: on l'a placé sur une colonne de marbre. Jusqu'où ne va point
l'aveuglement des hommes! mon cher Monceca; plaignons-les plutôt que de les
mépriser. La foiblesse est le partage de l'humanité. Heureux ceux à qui le ciel
a accordé un peu plus d'intelligence qu'aux autres!
Porte-toi bien, mon cher Monceca. Dès que j'entrerai dans la Suisse, je te
donnerai de mes nouvelles. Vis content & heureux.
De Milan, ce...
***
LETTRE LXVI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Depuis le tems que je n'ai point reçu de tes nouvelles, je ne doute pas que
tu ne sois arrivé en Egypte; & je t'y écris dans l'assurance que ma lettre,
t'y trouvera. Notre ami Jacob Brito est à la veille de quitter l'Italie, &
de passer en Suisse. Il a fait de fort bonnes remarques dans son voyage,, &
il a eu la bonté de me les communiquer. J'espère que tu voudras bien avoir la
même complaisance, & que tu nous rendras commun à l'un & à l'autre tout
que tu verras de particulier en Egypte, & de digne d'être examiné.
Je tâche toujours de profiter le plus qu'il m'est possible, du séjour que je
fais à Paris. Je fus hier à l'audience publique du parlement, & j'entendis
plaider deux des plus célèbres avocats du royaume. Je fus très satisfait de
leurs discours remplis de beautés réelles. Le style en étoit clair & précis:
l'éloquence y brilloit; & tous les auditeurs applaudirent à ces deux habiles
avocats. Si l'on compare cependant les orateurs François aux Cicérons & aux
Démosthènes, on trouve que leur mérite est bien inférieur à celui de ces
anciens. Ils n'ont ni leur majesté, ni le sublime de leur génie, ni le feu de
leur imagination. J'ai recherché la cause de cette différence; & après avoir
connu pleinement qu'elle ne pouvoit venir de ce que Cicéron & Démosthène
étoient des hommes qui ne sçauroient être égalés, puisque la nature se
ressouvenoit encore de la façon dont elle avoit formé leurs cerveaux, j'ai
découvert que les situations des orateurs anciens, & les sujets qu'ils
traitoient, occasionnoient leurs avantages.
[Pages c34 & c35]
Il est des matières qui d'elles-mêmes fournissent à l'esprit des idées
grandes, sublimes & magnifiques: elles n'ont pas besoin pour élever
l'esprit, de l'arrangement des phrases, de l'harmonie des paroles; les mots les
plus simples suffisent pour les exprimer. Lorsqu'on parle de la Divinité, par
exemple, toutes les notions que l'entendement en reçoit l'attachent, le
saisissent, le transportent en quelque manière au-delà de sa sphère. Alors, la
diction la plus commune, pourvû qu'elle soit nette, distincte, & qu'elle
présente clairement les idées, suffit pour donner de la force au discours;
l'éloquence la plus simple devient sublime. Nous avons dans la Genèse un exemple
décisif de cette vérité. Dieu y dit Que la lumière se fasse, & la lumière
se fit. (1)
[(1) Fiat lux, & facta est lux. Genes. cap. 5, vers. 3.]
Dans ces expressions, reconnues sublimes, même par les payens, l'obéissance
de la chose créée paroît suivre dans l'instant la volonté du Créateur. Quelles
idées dans des termes simples, ne sont point offertes à l'esprit? Le pouvoir
de Dieu, la création de la lumière, la clarté formée par un seul mot, &
accordée à l'univers par la bonté de l'Etre immense & tout-puissant. Le
choix des mots, un tour de phrase recherché, eût affoibli la sublime simplicité
de ce passage.
Si l'on est obligé de convenir que le sujet sert infiniment à l'orateur,
& peut, en quelque façon, le rendre éloquent sans le secours de l'art, il
sera aisé de trouver la véritable raison de la supériorité des anciens sur les
modernes. Un avocat du parlement de Paris est chargé d'une cause éclatante,
lorsqu'il plaide pour la fortune ou pour les biens d'un particulier. S'il s'agit
d'une affaire où quelque homme de distinction soit intéressé, c'est la matière
d'un plaidoyer célèbre. Mais, quelque procès qu'un avocat puisse défendre à
Paris, il n'en est aucun dont le fonds dénué d'ornemens, puisse inspirer une
certaine grandeur à l'esprit des auditeurs, saisir tout-à-coup leur attention,
& les élever à des notions qui leur soient presque inconnues. Quel est
l'esprit qui ne soit frappé lorsqu'il entend un orateur annoncer qu'il plaide
pour la fortune d'un roi?
[Pages c36 & c37]
Le commencement de l'oraison de Cicéron pour le roi Déjotarus, & tout
l'exorde du même plaidoyer, chef d'oeuvre d'éloquence, doit moins sa beauté aux
secours de l'art, qu'à la noblesse du sujet. Qu'un avocat prévienne les
auditeurs dans les termes les plus élevés, qu'il plaide pour un François
accablé des coups de la fortune, en proie aux caprices du destin, & dont
les vertus font rougir ceux-mêmes qui le persécutent; qu'il intéresse les hommes
& les dieux dans l'arrêt qui va décider du sort de sa partie: il peut,
par un choix de termes harmonieux, par des phrases bien cadencées, frapper
l'oreille agréablement; mais il n'attachera jamais l'esprit, il ne l'élévera
jamais au degré de celui qui dira simplement: je plaide pour la fortune d'un
roi, &c. Il y a un sublime naturel dans ces paroles: elles offrent à
l'entendement plus de vingt idées; elles font sentir la grandeur du sujet qu'on
traite; elles lui présentent un roi, juge des autres, obligé de se défendre
lui-même; elles l'intéressent enfin par la majesté & la dignité du rang de
celui qu'on attaque.
Quelque superbe que soit l'exorde de l'oraison pour Déjoratus, il a peut-être
moins coûté à Cicéron, que celui de son oraison pour Archias. Mais, il parloit
dans le premier plaidoyer pour un roi, & dans le second pour un poëte. Tout
le monde trouve le commencement de la première Catilinaire un morceau
d'éloquence parfait. J'en conviens; mais, de quoi s'agissoit-il? Quelle était la
raison de la fameuse apostrophe de cet orateur? Le danger de la République,
maîtresse du monde, qu'un révolté était prêt à détruire.
La dignité des sujets qu'on traite déterminant souvent le degré d'éloquence
des orateurs, on ne doit plus s'étonner si nous voyons dans Démosthène &
dans Cicéron, des traits qui nous saisissent & nous attachent plus fortement
que dans les modernes. Ils n'étoient ni plus sçavans, ni plus spirituels qu'eux:
mais, ils travailloient sur des sujets qui fournissoient d'eux-mêmes, & qui
conduisoient naturellement au sublime. Il ne seroit pas difficile de montrer
que, dans les causes ordinaires que Cicéron a traitées, il n'est point au-dessus
de Patru & d'Errard. Si ces derniers avoient vécu dans Rome, il ne lui
eussent été inférieurs en rien.
[Pages c38 & c39]
Les avocats-généraux des parlemens seroient plus à même que les simples
avocats, de jouir des avantages des orateurs Grecs & Romains. Ils sont
quelquefois chargés de causes essentielles & importantes au bien de l'état:
ils peuvent, dans les discours & dans les rémontrances qu'ils font, parler
avec une dignité qui approche de la grandeur Romaine. Mais leur génie n'est
point nourri au grand: ils l'ont affoibli par un nombre de minuties, & par
un détail inutile de formalités. Il en est des magistrats François, comme des
philosophes scolastiques. Otez-les de certains principes ordinaires &
rebattus. ils ne sçavent plus où se fixer. Sans Aristote, un régent de
philosophie pense que la lumière naturelle ne sert qu'à nous égarer. La plus
grande partie des gens de robe n'oseroient penser ce qui n'est point dans Cujas,
du Moulin & d'Argentré.
La liberté de l'esprit étoit chez les anciens une des principales causes de
l'éloquence. Les Grecs & les Romains cherchoient moins à s'appuyer sur
l'autorité des autres, que sur les raisons qui leur paroissoient convaincantes.
il y a moins de citations, dans tous les plaidoyers de Cicéron & de
Démosthène, que dans la première page de ceux de le Maître. Qu'importe qu'un
docteur, qu'un pere de l'église, qu'un Jurisconsulte aient soutenu un sentiment?
Dès qu'il est contraire à la raison ou à l'utilité publique, on n'en doit pas
faire plus de cas que de celui d'un ignorant.
Il y a de la folie à vouloir justifier les foiblesses de certains hommes. Il
faut les louer dans ce qu'ils ont de bon. Mais c'est une idolâtrie ridicule que
de déïfier leurs défauts. Quoi! parce du Moulin & d'Angentré ne seront point
d'accord sur certaines questions, je n'oserois décider ce qui me paroîtra clair
& évident? Je serai des années entières à prendre ma détermination? Un
examen aussi inutile émousse la pénétration de l'esprit, & en épuise la
vivacité & la force.
Les Anglois prennent un chemin bien plus sûr, pour parvenir aux sciences. Ils
n'accordent leur consentement qu'à la vérité. L'autorité de tous les auteurs
anciens & modernes, ne pourroient les effacer à ne point faire usage de leur
raison. Ils jugent des choses par les notions qu'ils en ont, & non point par
les idées qu'en ont les autres. La liberté, dont jouit la nation Angloise,
pourroit encore aider beaucoup ceux qui s'appliquent à l'éloquence.
[Pages c40 & c41]
Un orateur, à la tête des communes, qui parle pour le bien & le salut de
sa patrie, qui instruit le souverain des besoins du peuple, qui renouvelle les
assurances de l'alliance mutuelle & du contrat réciproque qu'il y a entre le
prince & les sujets, traite des matières aussi importantes que celle des
orateurs Grecs & Romains. Il ne seroit donc pas extraordinaire que
l'éloquence fût poussée plus loin en Angleterre qu'en France. L'ambition peut
même y servir beaucoup. Un habile avocat à Paris gagne cinq ou six cent mille
livres tout au plus, pendant le cours de sa vie: mais quelque éloquent qu'il
soit, sa science & ses talens ne sont payés que d'un salaire journalier; il
n'en doit attendre aucune récompense. En Angleterre, plusieurs honneurs sont
attachés à ceux qui se distinguent par leur génie. Un habile orateur peut être
choisi pour l'avocat de sa patrie: son éloquence l'élève en un rang où le seul
mérite peut conduire. Si les charges de président à mortier étoient données en
France aux avocats qui se distingueroient le plus, je ne doute pas que le
barreau ne fût beaucoup plus brillant qu'il ne l'est. L'ambition de parvenir aux
premières charges de la magistrature exciteroit davantage à l'étude de
l'éloquence; & l'avocat qui sçauroit qu'il est né & destiné pour de
grands emplois, prendroit des idées plus grandes & plus nobles.
Les orateurs ont le défaut, ainsi que les autres sçavans, de travailler
plutôt pour l'argent que pour la gloire. J'ai connu beaucoup d'auteurs: &
lorsque je leur parlois de quelques-uns de leurs ouvrages qui me paroissoient
négligés, Que voulez-vous que l'on fasse, me répondoient-ils? Les
libraires ne nous donnent qu'une demi-pistole de la feuille. Que peut-on faire
de bon à ce prix? Il en est de même des avocats. Je n'ai que dix pistoles
d'un plaidoyer, disent-ils, irai-je suer sang & eau pour une somme
aussi modique? Je plaide comme l'on me paye; & je donne de la marchandise
pour l'argent que je reçois.
Il est donc impossible, qu'un orateur en France puisse s'appliquer à
perfectionner son art, & amasser du bien en même-tems. Il faut qu'il opte,
ou d'être pauvre, ou de ne pouvoir produire que des ouvrages imparfaits. Il est
impossible de suffire à la quantité de causes qu'embrassent la plûpart des
avocats. Un seul plaide souvent dans une année plus de causes, que Cicéron &
Démosthène n'en plaiderent dans tout le cours de leur vie.
[Pages c42 & c43]
L'éloquence a été poussée beaucoup plus loin dans la chaire que dans le
barreau. Ceux qui se sont appliqués à composer les sermons, des panégyriques
& des oraisons funèbres, étoient dans des postes éminens, ou bien ils
espéroient que leurs talens les y conduiroient. Ils songeoient à plaire, &
non pas à ramasser des richesses: ils faisoient leur unique étude de
perfectionner leurs talens. Ils avoient encore un autre avantage sur les
orateurs du barreau. Tous leurs sujets leur offroient des matières vastes,
sublimes, & capables d'élever l'esprit par leur simple contemplation. Est-il
rien de plus grand & de plus majestueux que l'explication des ordres &
des décrets de la divinité? Rien qui touche, qui saisisse & qui attache plus
les hommes & que les principales régles de la morale, & les points
fondamentaux de leur religion? Bourdaloue, Bossuet, Fléchier, &c. ont été
beaucoup plus parfaits dans leur genre, que Patru, le Maître & Errard. Ils
n'étoient point cependant plus éloquens que ces derniers: mais ils avoient des
sujets plus vastes & plus grands: ils étoient les maîtres d'employer à polir
leurs ouvrages autant de tems qu'il leur en falloit pour les perfectionner. Il
n'en est pas de même des avocats. Patru, qui voulut préférer la gloire aux
richesses, & qui content de la réputation, travailla un certain nombre de
plaidoyers avec beaucoup de soin, vécut dans l'indigence, & mourut de même.
Il fut assisté par un poëte, dont la générosité répara les caprices de la
fortune. (1)
[(1) M. Patru ayant besoin d'argent, vouloit vendre sa bibliothèque. Boileau
qui apprit la résolution de ce sçavant indigent, acheta sa bibliothéque, &
ne voulut jamais en prendre les livres qu'après la mort de M. Patru.]
Quelle honte pour les François, qu'un homme tel que Patru ait été à la veille
de mourir de faim, tandis que Chapelain, & une foule de mauvais auteurs,
avoient des pensions considérables. Voilà, mon cher Isaac, un exemple sensible
des préjuges & du mauvais goût qui prévaut quelquefois dans les siécles les
plus polis, & les plus éclairés. Celui de Louis XIV. fut fertile en
beaux-esprits.
[Pages c44 & c45]
Ce monarque les récompensa en souverain généreux & magnifique: & il
oublia presque un des plus grands-hommes qu'il eût dans son royaume, pendant
qu'il accabloit de bienfaits le plus mauvais des poëtes. (1)
[(1) Chapelain avoit des pensions très-considérables, qu'il conserva jusqu'à
sa mort.]
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux; &
donne-moi plus souvent de tes nouvelles.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXVII.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Les moeurs des religieuses Parisiennes, mon cher Brito, sont beaucoup plus
réglées que celles des religieuses Vénitiennes. Ce n'est pas qu'elles trouvent
leur état plus gracieux que les autres: mais la gêne & la contrainte où l'on
les tient à Paris, leur donnent de la vertu malgré elles, & soutient leur
sagesse, qui ne résisteroit pas aux tentations qui font succomber les
Vénitiennes. Les couvens de filles dans ce pays sont des prisons remplies de
victimes innocentes qu'on a dévouées à l'avarice ou à l'ambition. Les François,
doués de douceur & de sensibilité pour les malheureux, ne sortent de leur
caractère que dans l'usage cruel qu'ils font de ces couvens.
La moitié des peres à Paris sont aussi barbares envers leurs filles que
certains peuples du Pérou, qui gardent les femmes qu'ils prennent à la guerre
pour en faire des concubines, & nourrissent aussi délicatement qu'ils
peuvent les enfans qu'ils en ont jusqu'à l'âge de treize ans, après quoi ils les
mangent. (1)
[(1) _Histoire des Incas, Liv. I, XII.]
Les François en usent à-peu-près de même. Dès qu'ils ont trois ou quatre
filles, ils marient l'aînée, ou celle qu'ils aiment le mieux, & renferment
dans une étroite prison toutes les autres, qu'ils destinent dès le moment de
leur naissance à essuyer mille tourmens. Je trouve, dit Montagne,
qu'il y a moins de cruauté à manger un homme mort qu'à le manger vivant.
[Pages c46 & c47]
Je suis de son sentiment, mon cher Brito: & je t'avouerai, que je
pardonnerois plutôt à un pere de tuer son enfant dès le moment de sa naissance,
que de le nourrir jusqu'à un certain âge, pour lui préparer pendant toute sa vie
des tourmens affreux; car c'est-là l'état dans lequel sont la plûpart des
religieuses: & je puis t'en parler savamment, ayant été plusieurs fois dans
des couvens avec le chevalier de Maisin, qui m'a fait connoître deux ou trois de
ses parentes, qui sont destinées à passer leurs jours dans des peines infinies.
Vous êtes, disois-je un jour à une de ces religieuses, moins
malheureuse que vous ne pensez. Eloignée du monde & de ses embarras, votre
vie coule dans la tranquillité. Rien ne doit vous troubler. Vous n'êtes agitée
par aucun soin de famille. Vous avez enfin les trois choses en quoi consiste le
bonheur suprême: la vertu, la santé & le nécessaire. Vous vous trompez,
me répondit-elle, je n'ai aucune de ces trois choses. Ma vertu est une vertu
forcée, que je n'ai point acquise par choix & par prédilection. C'est donc
plutôt une contrainte qui m'empêche de succomber au crime, sans m'en ôter le
desir: qu'une haine pour le mal. Les grilles assurent ma chasteté & ma
pudeur; mais je sens que mon coeur n'en est pas moins tendre. De quel secours
est donc une vertu qui ne peut servir à tranquilliser l'esprit, & qui, n'est
vertu qu'autant qu'elle n'a pas la liberté de devenir vice? Ma santé est ruinée
depuis long-tems. La mélancolie, le regret d'être enfermée sans l'avoir mérité,
le chagrin d'être condamnée sans espoir de retour ont corrompu mon sang. Je suis
accablée ordinairement d'une langueur mortelle: j'ai souvent des maux de tête
affreux; il est peu d'hiver où les médecins ne m'annoncent que je ne verrai
point le printems. Je ne sçais par quel hazard je trompe si souvent leurs
prédictions. J'ai le nécessaire, il est vrai; mais qu'importe, pour être
heureux, que le corps soit nourri, quand l'esprit n'est abreuvé que de fiel
& d'absynte? D'ailleurs, par combien de maux & de supplices ne faut-il
pas que j'achete ce nécessaire? Sujette nuit & jour au son d'une cloche; à
peine fermé la paupière, qu'il faut que je me leve pour courir à matines au
milieu des ténébres. Je marmote pendant une heure des pseaumes Latins, auxquels
je n'entends goutte. Trois ou quatre heures après être recouchée, il faut que je
retourne aux offices. Ma vie se passe à réciter mon bréviaire, & à entendre
les tristes harangues de ma supérieure; qui, remplie de caprices, grondeuse,
bizarre, revêche & pleine de superstition, ainsi que le sont toutes les
vieilles gens,
Offre à Dieu les tourmens qu'elle me fait souffrir.
Boileau,sat.X.
[Pages c48 & c49]
Voyez, Monsieur, continua cette religieuse, si mon état est aussi
paisible que vous le croyez, & si je jouis des trois choses qui font le
bonheur suprême. J'avoue, lui répondis-je, que je me suis trompé dans le
jugement que j'ai fait. Mais je vous prie de me faire la grace de me dire
comment vous pûtes vous résoudre à faire des voeux, qui vous rendroient si
malheureuse. Je vais, répliqua-t-elle, vous apprendre la vocation des
trois quarts des religieuses à l'état monastique. Elles y sont appellées de la
même manière que je l'ai été.
«Dès que j'eus atteint l'âge de six ou sept ans, ma mere qui vouloit
absolument que je prisse le parti du couvent, me fouettoit régulièrement deux
fois par jour. La moindre faute que je faisois étoit punie avec une sévérité
extrême, & jusqu'à l'âge de neuf ans, je fus traitée avec la même rigueur.
Enfin l'on m'annonça qu'on alloit me mettre pensionnaire dans un couvent, auprès
d'une de mes tantes qui y étoit religieuse, & qu'on avoit instruite de
l'état auquel on me destinoit. Les deux premiers mois que je passai dans le
monastère, je crus être en paradis. Ma tante au lieu de soufflets, me donnoit
des confitures: plus de châtiment, plus de réprimande; j'étois traitée avec une
douceur extrême, & je bénissois l'heureux moment où j'étois entrée dans le
couvent. Ma mere m'en sortoit quelquefois pour me mener dîner chez elle; mais
ces jours étoient des jours de tristesse & d'affliction. Je revenois
toujours en pleurs auprès de ma tante, qui me consoloit des soufflets & des
réprimandes que ma mere me donnoit en abondance. Enfin, elle m'annonça lorsque
j'eus atteint seize ans, qu'il falloit prendre un parti, c'est-à-dire, retourner
auprès d'elle, ou me faire religieuse. Vous jugez aisément que je ne balançai
pas: je dis que je voulois prendre le voile. Ma mere, avant de consentir à ma
demande, observa un grand cérémonial. Elle refusa d'abord de m'accorder la
permission que je lui demandois: il fallut prier pour obtenir d'elle ce qu'elle
avoit une envie infinie de m'accorder. Enfin après bien des prières, elle dit
qu'elle vouloit bien que je me fisse religieuse; mais que pour ne point avoir du
regret à ma vocation, elle souhaitoit auparavant me faire voir le monde pendant
quelque tems, pour que je pusse me déterminer avec connoissance de cause.
[Pages c50 & c51]
«Elle me força d'aller quinze jours chez elle. Ces quinze jours m'affermirent
entiérement dans mon dessein. Elle me faisoit lever tous les jours à six heures
du matin. Une maudite coëffeuse, sous le prétexte de m'accommoder comme il
convenoit à une demoiselle de mon rang, me tiroit les cheveux pendant trois ou
quatre heures. On m'avoit fait un corps, dans lequel j'étois presque étouffée.
Il falloit, disoit ma mere, lorsqu'on alloit dans le monde, être parée avec
soin. Elle me menoit passer la journée dans quelques assemblées de vieilles, où
j'etois assise dans une contenance gênée pendant cinq ou six heures de suite.
«Enfin l'heureux jour où je devois être la maîtresse de choisir entre le
monde & le couvent arriva. Je quittai mon corps & ma parure:
j'abandonnai pour toujours ma maudite coëffeuse; & je revins trouver ma
tante. Qu'on est heureux, lui dis-je, lorsqu'on est débarrassée de
cette contrainte, dont tant de femmes sont idolâtres! Quoi! c'est-là ce monde
dont on dit qu'on regrette quelquefois d'être séparé? Il faut être folle, ou le
connoître bien peu, pour penser de même.
«Dans ces idées, je fis des voeux éternels, qui m'attacherent à cette maison.
Je passai mes premieres années dans la tranquillité: mais lorsque j'eus atteint
l'âge de dix-neuf à vingt ans, je commençai à connoître qu'on m'avoit trompée.
Les gens du monde que je voyois au parloir, acheverent de me dessiller les yeux.
Mon coeur sentoit des mouvemens dont il n'étoit pas le maître. Le chant des
oiseaux, la vûe des hommes, mon miroir lorsque je m'y regardois, & plus que
tout cela, mon coeur m'apprenoit que je n'étois pas faite pour n'être point
sensible. Hélas! à quoi m'eût-il servi de le devenir? Mes desirs n'auroient fait
qu'augmenter mon infortune. Je tâchois au commencement de dissiper mon chagrin
par la lecture: mais plus mon esprit prenoit de nouvelles lumières, & plus
mon coeur étoit agité. Les romans étoient les livres qui me plaisoient le plus:
je les dévorois avec une avidité extrême; & je mouillois de mes larmes les
endroits les plus tendres. Une dame de mes amies avoit la complaisance de m'en
prêter, & j'épuisai bien-tôt sa bibliothéque.
[Pages c52 & c53]
«Le chagrin d'avoir quitté le monde, & d'être la triste victime de
l'ambition & de l'avarice de ma famille, m'a rendu la vie à charge. Je
n'attends ma liberté que de la mort, & je la souhaite beaucoup plus que je
ne la crains. Ma mere n'est pas plus heureuse que moi. Elle m'avoit sacrifiée
pour marier plus avantageusement ma soeur aînée. Elle est morte peu de jours
après son établissement. Ma famille n'a plus d'enfant que moi, qui ne sçaurois
recueillir les biens qui vont passer à des collatéraux éloignés qu'elle hait,
& dont elle a sujet de se plaindre. Il semble que le ciel ait pris le soin
de me venger.»
Je ne sçais, mon cher Brito, ce que tu pense sur la barbare manière dont les
nazaréens papistes enferment leurs filles. Mais je trouve qu'il faut avoir le
coeur d'un Cannibale, pour inventer une coutume, qui, sous le prétexte de
consacrer des ames à Dieu, rend éternellement malheureuses un nombre de
personnes qui n'ont jamais mérité de l'être. J'ai souvent parlé avec les
nazaréens de cet usage contraire à la raison & à la loi de la nature. Ils
veulent le justifier par des raisons de politique. Si l'on marioit,
disent-ils, toutes les filles, les maisons ne pourroient se soutenir dans un
certain rang: on seroit obligé de faire des alliances disproportionnées.
Pitoyable raisonnement qui n'a d'autre fondement que la forte vanité de quelques
nobles infatués de leur condition, aussi préjudiciable que la peste au bien de
la société. Comment font les Anglois, les Suédois, les Prussiens, les Danois,
& tant d'autres peuples? Sont-ils moins attentifs à conserver les privilèges
de leur noblesse que les François ou les Espagnols? Non sans doute: mais ils ont
plus d'attention à ne point se laisser aveugler par les préjugés.
Si l'on ne faisoit en France aucune religieuse, certain noble n'épouseroit
point une fille avec cent mille écus de bien; mais il ne seroit point aussi
obligé de donner à sa soeur la même somme, ou à-peu-près. Si on examine en
général dans les maisons les biens qui y entrent ou qui en sortent pendant le
cours d'un siécle, on verra que cela est assez égal. D'ailleurs, qu'importe au
bien de l'état & de la république, que certains particuliers possédent &
accumulent des richesses immenses? Cela est plutôt contraire qu'utile au bien
public. Plus les richesses sont divisées dans une juste proportion, plus un
royaume est florissant.
[Pages c54 & c55]
Laissons, mon cher Brito, les nazaréens, dans leur aveuglement. Est-ce à nous
de vouloir les éclairer, nous qu'ils persécutent si cruellement? Mais pourquoi
s'en étonner puisqu'ils en font autant à leurs enfans? Tu ne sçaurois croire
combien il y a de couvens de religieuses en France. Toutes les villes en sont
remplies, & je crois que le nombre des monastères de filles est aussi
considérable que celui des moines.
Porte-toi bien, mon cher Brito. Vis content & heureux; & que le ciel
te donne une nombreuse famille, dont tu feras un meilleur usage que les
nazaréens.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXVIII.
Jacob Brito à Aaron Monceca.
Je suis arrivé à Genève depuis six jours; & j'ai resté plus longtems dans
cette ville que je n'aurois cru. Elle étoit autrefois assez mal bâtie; mais
depuis quelques années elle est fort embellie par un grand nombre de nations
qu'on a faites nouvellement, & dont l'architecture est d'un fort bon goût.
Les fortifications de Genève sont bonnes & régulières: on y travaille
perpétuellement; les bourgeois contribuent avec plaisir aux frais nécessaires
pour les perfectionner. Ils ont renouvellé pour dix ans les impôts qu'on avoit
mis pour subvenir aux dépenses qu'elles causent. (1)
[(1) Cette lettre a été écrite avant les derniers événemens de Genève.]
Les Genevois auroient pû se passer de ces fortifications qui leur coûtent
infiniment. L'alliance qu'ils ont avec la France & les cantons protestans,
les garantissoient des insultes & des invasions des Savoyards, leurs ennemis
ordinaires, & de la domination desquels ils se sont autrefois soustraits.
Deux raisons obligent la France & les Suisses à protéger cette
république. Les François ne doivent point souffrir que les Savoyards & les
Piémontois s'accroissent en-deçà des Alpes: & les cantons protestans ne
doivent point laisser détruire ou subjuguer une ville qui peut être regardée
comme la métropole de la religion réformée.
La politique & la religion conspirant toutes les deux à la défense des
Genevois, je ne sçais ce qui peut les engager à vouloir rendre leur ville aussi
forte que les meilleures places de l'Europe.
[Pages c56 & c57]
Je crois qu'en bonne politique, on doit condamner leur conduite. La France
n'eût jamais été tentée de manquer à l'alliance de Genève, si elle eût toujours
resté dans son premier état. Qui sçait si dans la suite elle pensera toujours de
même. C'est risquer beaucoup que d'exposer une belle femme aux regards d'un
homme dont le coeur s'enflamme aisément, & qui peut trouver le secret d'être
heureux. Peut-être les Genevois se repentiront-ils un jour d'avoir paré &
habillé leur ville comme une nouvelle mariée. Quelque roi de France, pourroit
bien s'en rendre amoureux, & l'épouser contre les régles. Je sçais que les
cantons protestans s'opposeroient à ce mariage; mais peut-être n'auroient-ils
pas le pouvoir d'en empêcher l'exécution: si la chose étoit une fois faite, il
seroit aussi difficile d'enlever Genève des mains d'un monarque François, qu'il
le fut autrefois à Ménélas de ravir sa chère Hélène de celles des Troyens. J'ai
parlé quelquefois en plaisantant à plusieurs bourgeois d'ici de cette prétendue
union. Ils m'ont répondu qu'ils n'avoient rien à craindre, & que leur ville,
dans l'état le plus parfait, ne récompenseroit point la France de la perte de
l'alliance des cantons protestans, & des fraix qu'elle seroit obligée de
faire pour s'en rendre la maîtresse.
Le principal commerce de Genève consiste dans les soies, dans les livres,
& dans plusieurs autres marchandises, dont ils transportent de grandes
quantités dans tous les pays étrangers. Ce qu'il y a de particulier, c'est qu'on
imprime dans cette ville, peu de livres qui traitent des matières du
protestantisme: on auroit peine à les débiter, à cause des libraires de Hollande
& d'Angleterre, qui sont à même d'en fournir plus commodément tous les
nazaréens réformés; & surtout les réfugiés de France. On imprime donc à
Genève tous les docteurs Espagnols & Italiens. Sanchez, Escobar, Suarez,
Molina, Bellarmin, Cajetan, &c ont obligation aux protestans de la
conservation de leurs ouvrages. Les Genevois les donnent même tels qu'ils sont;
malgré la différence de religion, ils ne changent jamais un seul mot dans les
livres qui leur sont le plus contraires.
Cette bonne foi n'est point ordinaire aux nazaréens papistes: ils augmentent
& diminuent à leur fantaisie tous les écrits qui passent par leurs mains.
[Pages c58 & c59]
Au commencement de l'imprimerie, ils ajoûterent un passage d'une vingtaine de
lignes dans l'histoire de Joseph: ils ont été obligés d'avouer dans la suite
l'incertitude de ce passage, qui ne se trouve point dans la plûpart des
manuscrits. Les molinistes, dans le siécle passé, firent faire plusieurs
éditions de Jansénius, où les fameuses propositions condamnées se trouvoient:
mais dans les antérieures il faut avoir le don & le talent de rendre noir ce
qui est blanc, pour les y appercevoir.
Les Genevois en général sont gros & gras. Ils passent pour être de
mauvaise humeur, & peu hospitaliers; mais on leur fait tort de leur donner
ce caractère: ils sont polis & affables beaucoup plus que tous leurs
voisins. Il est vrai que les étrangers de la religion Romaine leur sont
suspects; mais il leur est pardonnable de se défier de leurs plus mortels
ennemis, qui ont voulu plusieurs fois leur tendre des piéges. Ils ont beaucoup
de frugalité & de continence, & tâchent de paroître d'une gravité
singulière. Cette passion les fait tomber souvent dans un excès ridicule.
Un défaut commun à tous les habitans de Genève, c'est une haine un peu trop
violente contre la religion papiste. Ils se nourrissent avec plaisir dans les
idées qui peuvent lui être les plus contraires. Leurs conversations deviennent
des espéces d'enthousiasmes dès qu'on leur en parle. Je ne les blâme point de
rejetter une croyance qu'ils pensent être défectueuse & erronnée; mais je
voudrois qu'ils agîssent plus philosophiquement, qu'ils réfutassent l'erreur
sans haïr celui qui est assez infortuné pour en être infecté.
Je pense qu'on peut regarder tous les hommes comme formant en quelque manière
une seule & simple religion, puisqu'ils adorent tous la même divinité, &
ne différent entre eux que par le culte & les cérémonies. Heureux sont ceux
dont les régles & les préceptes conduisent par le plus court chemin à la
félicité: mais parce qu'ils sont plus éclairés que les autres, qu'ils ont plus
de moyens pour faire leur salut, ils doivent plaindre plutôt que mépriser ceux
qui ont plus de peine qu'eux à parvenir à la voie céleste.
Je t'avouerai, mon cher Monceca, que je suis tenté de regarder le ciel comme
un palais superbe, où l'on entre par quatre portes qui regardent les quatre
côtés différens du monde.
[Pages c60 & c61]
On peut venir dans ce superbe édifice, de l'Orient, de l'Occident, du
Septentrion & du Midi; mais les chemins qui y conduisent ne sont pas
également beaux. Nous autres juifs, nous marchons dans celui de l'Orient que la
divinité nous a applani: les nazaréens viennent par celui de l'Occident raboteux
& mauvais: les Turcs passent par la route du Septentrion, encore plus gâtée:
& toutes les religions qui sont dans les Indes & dans l'Amérique,
marchent dans la quatrième remplie de boues & entourée de précipices.
Beaucoup de gens se perdent dans ce chemin; mais cependant il en est qui
arrivent au palais celeste, malgré les difficultés d'une route aussi périlleuse.
Les nazaréens papistes & nos rabbins, condamnent ce sentiment. Ils
croient que Dieu ne doit point avoir pitié d'une créature qui a tâché de le
servir dans une autre religion; & il est tel moine à Rome qui consentiroit
plutôt d'avouer qu'il n'est aucune divinité, que d'accorder une place dans le
ciel à quelques nazaréens réformés qui ont donné dans ce monde des exemples de
la vertu Ia plus parfaite.
Lorsqu'un Italien veut obtenir quelque chose de sa famille, il la menace de
se retirer à Genève, me n'anderò in Ginevra. Un pere de famille qui
entend prononcer ces paroles à son fils, n'en est pas moins frappé, que s'il lui
disoit, je m'en irai à tous les diables. Il dépendroit des Italiens de
perdre aisément la mauvaise opinion qu'ils ont des Genevois. Pour peu qu'ils
voulussent s'instruire des moeurs des peuples, ils verroient qu'il en est peu
qui en aient d'aussi pures & d'aussi raisonnables que le sont celles de ceux
qu'ils croient être des démons vomis de l'enfer. Il n'est aucun milieu dans la
décision des Italiens: quiconque n'est pas entiérement de leur croyance, est un
vrai gibier de Belzébuth.
Je vais te raconter l'histoire d'un prédicateur Piémontois, que tu croiras
inventée à plaisir; mais je t'assure que j'en été moi-même le témoin. (1)
[(1) Dans un petit village appellé S. Julien, à une lieue de Genève, dans le
territoire de la Savoye.]
[Pages c62 & c63]
Il prêchoit sur les peines de l'enfer; & après avoir compté toutes les
chaudieres, les fourches & les tisons de cet infernal séjour: Mes
freres, dit-il, vous serez peut-être curieux de sçavoir l'ordre dans
lequel Satan fait passer les misérables damnés en revûe, lorsqu'il veut en
sçavoir le nombre. Ce démon fait d'abord battre la caisse par Mahomet, qui est
son premier tambour. Les juifs commencent à défiler, ayant à leur tête leurs
rabbins; & à mesure qu'ils passent, les diables leur enfoncent les pointes
de leurs grandes fourches de fer dans le derrière. Ensuite viennent les Turcs
qui reçoivent un châtiment pareil. Les hérétiques arrivent après chargés de
chaînes. Des diables leur versent du plomb fondu dans la bouche pour les punir
des blasphêmes qu'ils ont proféré pendant leur vie contre les saints, &
particuliérement contre S. Julien, le patron de cette église que vous voyez
assis dans sa niche, & que vous n'avez pas trop le soin d'entretenir. Je
n'ai trouvé que six livres dix sols la semaine passée dans son tronc. Si cela va
toujours de même, vous avez grand air, mes chers frères, de faire renchérir le
plomb fondu dans l'enfer. Pensez-vous que S. Julien votre patron vous pardonne
de le négliger autant que vous faites? Vous vous trompez fort dans votre calcul.
Quant à moi, je lui fournis de l'huile tant que je puis, & il est toujours
bien éclairé. Mais voici tantôt la fête du lieu. Qui l'habillera? Sera-ce moi?
Non, en vérité, je n'en ai pas le pouvoir. Je vous puis protester qu'il montrera
le cul au premier jour, si vous ne prenez vos mesures. Cela vous fera un bel
honneur, mes freres, lorsque les habitans du voisinage verront combien vous
négligez votre patron! Vous achetez tous les jours des cotillons nouveaux à vos
femmes: vous leur donnez ce qu'elles vous demandent. Vous faites fort bien. Mais
pensez-vous, lorsqu'on vous jettera une grande cueillerée de plomb fondu dans la
bouche, qu'elles aillent vous porter un verre de limonnade pour vous la
rafrîchir? C'est alors que vous vous repentirez d'avoir, par votre négligence,
mérité d'être au rang des hérétiques. Ah! grand S. Julien,
direz-vous, que ne vous ai-je donné l'argent que j'ai employé à acheter
une dentelle à Catherine? Que ne vous ai-je fait présent de la piéce d'ètoffe
que j'apportai de la foire! Tous ces regrets seront inutiles, mes freres; S.
Julien ne vous en sçaura aucun gré: c'est à présent que vous vivez qu'il faut
lui montrer votre zéle. J'entends que quelques-uns de vous autres se plaignent
que les récoltes deviennent mauvaises. Nous n'avons point eu de vin,
dites-vous, cette année: nous n'eûmes point de bled il y a deux ans.
[Pages c64 & c65]
Je le crois bien, mes frères. Ce sera bien pis à l'avenir. Pensez-vous
bonnement que S. Julien aille demander à Dieu la pluie, le soleil, le froid, le
chaud, selon les occasions nécessaires, pour des gens qui lui laissent porter un
vieux habit depuis trois ans? Vous vous trompez, mes freres. Vous serez traités
comme les hérétiques, pour qui il n'est aucun salut, & qui sont dévolus en
naissant au démon; en sorte que dès qu'un calviniste ou un luthérien vient en ce
monde, le diable l'enregistre dans l'autre sur son livre, comme un bien qui lui
est dévolu.
De semblables discours rendent les instructions méprisables, les avilissent
& les ravalent. Le temple où la parole de la divinité, doit se faire
entendre aux hommes, devient un théâtre de vendeurs d'orviétan. C'est en vain
que l'on dit qu'il faut prêcher au menu peuple d'une façon différente de celle
dont on parle aux gens éclairés. On peut exprimer une morale pure, & aisée à
comprendre, sans farcir les esprits de cent contes ridicules, que l'avarice fait
inventer. L'habit neuf de S. Julien que ce prédicateur vouloit acheter, auroit
pû lui en produire un à lui-même par-dessus le marché. Mais quoi! Un prédicateur
doit-il, pour un vil intérêt, sortir de son caractère qui lui donne un rang
respectable? Ministre de la parole de Dieu, doit-il la mélanger avec des fables
grossieres, capables de scandaliser, non-seulement ceux qui ne sont pas de la
croyance nazaréenne, mais même ceux qui en sont le plus persuadés?
On ne sçauroit trop prendre de précaution pour examiner la science & la
capacité de ceux à qui l'on accorde la liberté de prêcher. Ils deviennent les
conducteurs de tout un peuple, On doit les regarder comme les principaux objets
extérieurs qui produisent les idées dans l'esprit d'un nombre de gens qui ne
voient & ne connoissent rien que par eux. Combien importe-t-il donc au bien
de la société, que les notions qu'ils leur donnent soient justes & conformes
à la droite raison?
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & vis content & heureux.
De Genève, ce...
***
[Pages c66 & c67]
LETTRE LXIX.
Isaac Onis, à Aaron Monceca, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les vents m'ont été si favorables, mon cher Monceca, que je suis arrivé dans
neuf jours de Smyrne à Alexandrie. Cette ville, si fameuse autrefois, célèbre
par les grands hommes qu'elle a produits, superbe par la magnificence de ses
bâtimens, digne enfin de la gloire de son fondateur, n'est plus qu'un amas
confus de ruines informes & de colonnes, de chapiteaux, de bases, de
morceaux de corniche, &c. Tous ces restes antiques sont épars &
renversés, ensevelis en partie dans le sable, ou employés à des usages bien
différens de ceux auxquels les anciens habitans les avoient destinés. Les débris
de l'ancienne Alexandrie ne sont point comme ceux de l'ancienne Rome, dont il
subsiste encore des morceaux qui conservent une partie de leur première beauté.
On peut dire d'Alexandrie ce que Virgile dit de Troye après sa ruine. (1)
[(1) Et campos ubi Troja fuit. Virg. Aeneid. lib. 3.]
On voit les champs & la place où fut bâtie cette superbe ville. Ce phare
si fameux, que les anciens comptoient entre les sept merveilles du monde, qui
fut bâtie par les ordres de Ptolémée Philadelphe, & construit par Sostrate
Guidien, ne subsiste plus aujourd'hui: il est enseveli sous les eaux; à peine en
reste-t-il les moindres traces. On a bâti auprès de ces ruines une tour, qui
sert à éclairer les vaisseaux pendant la nuit.
Cet ouvrage a été fait sous les princes mahométans, & n'a rien qui
approche de la magnificence & de la splendeur de l'ancien phare, dont le
premier étage étoit un vaste corps de logis de marbre blanc. Au-dessus de ce
superbe bâtiment s'élevoit une tour quarrée, construite du même marbre, &
d'une hauteur extraordinaire.
Avant de te parler des ruines de l'ancienne Alexandrie, des bâtimens de la
nouvelle, des pyramides du Caire, & des antiquités qu'on voit dans cette
capitale de l'Egypte, je te donnerai une idée générale des habitans de cette
contrée; & en développant le plus qu'il me seroit possible leurs moeurs
& leur caractère, je les comparerai avec ceux des anciens Egyptiens.
[Pages c68 & c69]
Je tâcherai de tirer quelque fruit des réflexions que je t'écrirai, & de
mettre à profit les soins que je me donnerai. J'entrevois, que j'aurai
l'occasion de satisfaire ta curiosité, & que je pourrai t'instruire de bien
des choses qui sont échappées à la curiosité des voyageurs.
C'est dans l'Egypte que notre nation s'est formée: c'est dans ce pays,
qu'elle a crû & multiplié, & que les promesses que Dieu fit à Abraham
ont commencé d'avoir leur effet; & c'est dans ce même pays, où sont arrivés
les premiers miracles du tout-puissant, pour délivrer son peuple de l'esclavage.
L'origine des anciens Egyptiens nous est tout-à-fait inconnue. Leurs
dynasties renferment l'histoire fabuleuse de seize à dix-sept mille ans. Toutes
les nations ont eu & ont encore le même foible, ou plutôt la même folie
qu'eux. Les Ethiopiens, les Chinois réclament la préférence sur l'ancienneté.
Les peuples nazaréens, qui sont obligés de fixer la création du monde à-peu-près
comme les Hébreux, veulent venir autant qu'il se peut, des anciens peuples. Ils
ne sçauroient remonter plus haut que le déluge: mais il tâchent d'inventer des
fables qui leur fassent prendre leur origine, dans les tems les plus voisins de
cette inondation. Quelques anciens poëtes & historiens François faisoient
descendre leur nation en ligne directe d'Astyanax, fils d'Hector. Les dynasties
des Egyptiens étant aussi fabuleuses que la prétendue origine des Troyens, il
vaut mieux avouer naturellement qu'on ignore la façon dont l'Egypte a été
peuplée, & le tems auquel elle l'a été, que de vouloir chercher la vérité
dans un nombre de fables, qui n'ont aucune apparence de vérité.
Les Persans, les Grecs, les Romains, les Arabes & les Turcs, ont subjugué
tour-à-tour les anciens habitans de l'Egypte, & se sont introduits dans le
pays. On appelle aujourd'hui Coptes les descendans des premiers Egyptiens. Ils
sont les véritables naturels du pays: leur nombre est extrêmement petit, eu
égard à celui des étrangers.
Les guerres civiles des Romains furent les premieres causes de la ruine de
l'Egypte. Les empereurs Grecs nazaréens firent périr plusieurs habitans de ce
royaume, & persécuterent beaucoup les autres, en haine de l'hérésie de
Dioscore, patriarche d'Alexandrie, dont la nation Egyptienne avoit embrassé la
doctrine, qu'elle suit encore.
[Pages c70 & c71]
Les princes Arabes & Sarrazins acheverent presque de détruire les anciens
Egyptiens: ensorte qu'aujourd'hui la langue Copte n'est plus entendue par les
Coptes mêmes: le dernier qui la sçavoit, étant mort depuis quelques années.
Voilà un idiome dont les livres & les écrits nous sont inconnus pour
toujours. C'est ainsi qu'a fini autrefois la connoissance des hiérogliphes:
& sans le secours de l'imprimerie, peut-être le Grec eût-il eu le même sort
dans la suite des tems. Le nombre des Turcs & des Juifs augmente tous les
jours à Constantinople: celui des Grecs diminue à vûe d'oeil. Depuis long-tems,
le Grec moderne n'a rien de commun avec l'ancien, ou du moins très-peu de chose.
Peu-à-peu tout le monde écrira en Turc dans le Levant; les caractères Grecs ne
seront peut-être connus dans cinq cent ans d'ici, que des habiles nazaréens
Anglois, François, Allemands, Hollandois. Les anciens habitans de la Grèce n'en
auront aucun usage, comme ils n'en ont point de l'ancienne langue, qu'ils ont
déja cessé de parler.
Outre les Coptes, il y a encore deux sortes d'habitans en Egypte: on appelle
les premiers, Bédouïns fixes, & les seconds,Bédouïns errans.
Les Bédouïns fixes habitent les villages & les maisons de campagne: on doit
les regarder comme les paysans du pays. Les Bédouïns errans menent la même vie
que les anciens patriarches: ils vivent sous leurs tentes, du lait de leurs
bestiaux, & changent d'habitations, à mesure que les pâturages leur
manquent. Ils campent toujours dans les endroits où ils peuvent trouver
facilement de l'eau: quelques-uns se tiennent auprès des montagnes; & les
autres auprès des endroits habités.
Les Turcs ont beaucoup d'égard pour les Bédouïns errans. Ils leur abandonnent
des terres pour les cultiver, dans la vûe de n'avoir rien à démêler avec des
gens qui peuvent faire beaucoup de mal, sans qu'on puisse leur en faire
aucun. Il leur est fort aisé de n'avoir rien à craindre du ressentiment des
Turcs, ils se retirent à cent lieues dans les déserts, où il leur est très-aisé
de subsister par la connoissance qu'ils ont des puits, & par leur frugalité.
Ils ne sont point empêchés dans leur marche, par la quantité de leur bagage;
leurs chameaux portant leurs tentes & leurs nattes de jonc. Ce sont-là leurs
meubles, leurs lits, leurs palais & leurs temples.
[Pages c72 & c73]
Ces peuples, mon cher Monceca, estiment plus leur vie champêtre, que les
courtisans n'idolâtrent le faste & l'embarras de la cour. (1)
[(1) Beatus ille, qui, procul negotiis,
Ut prisca gens mortalium,
Paterna rura bobus exercet suis,
Solutus omne faenore;
Neque
excitatur classico miles truci,
Neque horret iratum mare;
Forumque
vitat, & superba civium
Potentiorum limina.
Horat. Epod. liber,
Ode II.]
Chez eux l'âge d'or vit encore: leur bétail leur fournit les mets les plus
délicats; & ce même bétail pourvoit à leurs autres besoins. La laine de
leurs moutons suffit pour les vétir. Ils en font une étoffe, qui les garantit
des injures de l'air. Ils regardent comme insensés des hommes qui construisent
des palais immenses, & qui croient encore y être logés à l'étroit. Les
soins, les chagrins, disent-ils, n'habitent-ils pas dans ces somptueux
édifices? Si l'homme n'y est pas plus content & plus satisfait que sous nos
tentes, pourquoi nous donnerions-nous la peine de les construire?
Les hommes, mon cher Monceca, en batissant des villes, se sont rendus
esclaves les uns des autres: ils ont été obligés d'accorder des droits à de
simples particuliers, qui forment les chaînes dont ils se sont eux-mêmes liés.
Ces bastions, ces citadelles, ces fortifications, sont devenues dans les suites
aussi nuisibles aux peuples, qu'ils les croyoient utiles pour les garantir de
leur ennemis. Ceux à qui l'on avoit confié ces défenses, les ont fait servir à
s'emparer de l'absolu pouvoir; & les premiers hommes qui ont habité dans les
villes, ont été les premiers esclaves.
Les Bédouïns, pour conserver leur liberté, n'ont pas besoin d'assembler leurs
états-généraux. Il n'est chez eux aucune dispute, aucune guerre civile; ils
trouvent partout des pâturages & de l'eau; & voilà leurs plus précieux
trésors. Leur industrie, leur frugalité, leur fournissent le reste. Il n'est
chez eux aucun différend sur la religion: point de docteurs & de théologiens
toujours prêts à disputer. Si les plus zélés jansénistes & molinistes, dont
tu m'as souvent parlé dans tes lettres, fussent nés Bédouïns, ils eussent passé
leur vie sans être agités par les fureurs d'un parti toujours prêt à perdre
celui qui lui est opposé.
[Pages c74 & c75]
Chez ces peuples heureux, il n'est point, mon cher Monceca, de tente entourée
de fossés, gardée par des soldats, & destinée à renfermer des prisonniers
d'état. Les Bédouïns n'éleverent jamais de palais à la vengeance: ils ne firent
point un crime à leurs confrères de penser d'une manière différente de la leur;
& chacun d'eux eut toujours la liberté de prier la divinité en Turc, en
Arabe, ou en Persan, en François même, si la fantaisie leur en prenoit.
Un ennemi, quelque puissant qu'il soit, ne sçauroit, à l'aide d'un morceau de
papier, obtenu de la faveur d'un ministre Bédouïn, ordonner à un particulier de
quitter sa tente, sa famille & son troupeau, pour se rendre sur les confins
de l'Ethiopie, & y rester jusqu'à nouvel ordre.
Un moufti Bédouïn ne va point escorté de soldats faire signer de tente en
tente une profession de foi mahométane, construite dans un certain arrangement
de paroles, en quoi consiste toute sa vertu.
Ce peuple ignore les édits, les nouveaux réglemens, les diminutions & les
augmentations des espéces. Jamais Bédouïn ne s'est couché avec cent mille écus
de bien, & levé sans un sol. Sa plus grande perte ne va pas au-delà de
quelque mouton qu'un loup peut lui enlever pendant la nuit. Il ne paye aucun
impôt lorsqu'il vient au monde, & lorsqu'il en sort.
Les procureurs, les avocats & les différens degrés de jurisdictions
subalternes, inférieures & souveraines, sont inconnues aux heureux Bédouins.
Un procès ne dure jamais plus de vingt-quatre heures entre deux particuliers.
L'ancien de la tribu juge sur le champ & sans épices le différend. Ces
peuples ne sçauroient croire qu'une affaire traîne quelquefois cent ans dans les
familles des nazaréens, & généralement tous les Turcs regardent ce discours
comme inventé pour montrer la lenteur de la justice. Il est vrai cependant qu'il
y a plusieurs différends qui ne sont point terminés dans le cours d'un siécle.
Un négociant François m'a assuré à Constantinople qu'il poursuivoit au parlement
de Grenoble un procès qui duroit depuis cent vingt ans.
Quelle ridiculité, mon cher Monceca, ou plutôt quelle avarice! Quoi, pour
terminer le différend de deux hommes, il faut plus de tems qu'ils n'en
sçauroient vivre? Pour dire un tel héritage doit appartenir à Jacob, ou à Isaac,
cent vingt ans ne suffisent pas?
[Pages c76 & c77]
Heureux les Bédouins, qui, conservant encore les premières impressions de la
nature, n'ont point offusqué leur raison par des coutumes aussi ridicules!
J'ai parlé souvent à des nazaréens de la longueur de leurs procès. Ils
pensent la justifier, en répondant que la justice est très-lente chez eux; mais
qu'elle est bonne & rendue avec beaucoup de prudence. Eh quoi! pour juger un
affaire prudemment, faut-il employer des siécles? Faut-il qu'un même procès soit
examiné par trois ou quatre générations, & que les juges, de pere en fils,
laissent à leurs enfans certaines affaires, dont les épices sont une partie du
revenu de la famille? Pour juger sainement un procès, est-il nécessaire de
ruiner totalement les deux parties, & d'absorber en frais de justice,
au-delà de la somme dont il s'agit? Les nazaréens, mon cher Monceca, tâchent en
vain d'excuser les défauts & les lenteurs de leurs tribunaux judiciaires par
leur équité. Leurs peintres peignent la Justice une balance à la main. Mais elle
penche souvent du côté le plus pécunieux; ou du moins, bien des gens s'en
plaignent. Il n'est aucun particulier qui ne tremble, lorsqu'il a quelque démêlé
avec un seigneur dont le crédit est puissant. Mauvaise marque de l'opinion que
les peuples ont de l'intégrité de leurs juges. Il n'en va pas de même chez les
Bédouins errans. Les chefs rendent justice à celui qui n'a que cent moutons,
comme à celui qui en possède deux mille; & il arrive peu souvent qu'après la
décision, celui qu'on a condamné se plaigne, & fasse craindre aux autres
d'essuyer le même jugement.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & que le Dieu de nos peres te comble de
prospérités.
D'Alexandrie, ce...
***
LETTRE LXX.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Ta lettre, mon cher Isaac, m'a fait beaucoup de plaisir. J'en ai trouvé les
réflexions sensées & utiles; & je regarderai comme un grand bonheur, si
tu veux bien continuer de me donner des éclaircissemens sur les choses qui te
paroîtront en Egypte dignes de la curiosité & de l'attention d'un
philosophe.
[Pages c78 & c79]
Les ruines d'Alexandrie,quelque éparses & ensevelies qu'elles soient,
donnent toujours une grande idée de l'ancienne splendeur de cette ville. Ces
morceaux de marbre qu'on y apperçoit, ces chapiteaux, tout renversés qu'ils
sont, offrent encore quelque chose de noble à l'imagination. L'esprit se
représente, par ces restes superbes, la grandeur & la magnificence des
bâtimens, lorsqu'ils étoient dans leur entier.
Si Paris, & la plûpart des villes de la France venoient à être détruites,
cinq cens ans après on auroit peine à découvrir quelques traces des plus
superbes bâtimens. Le défaut du marbre enseveliroit bien-tôt les édifices déja
ébranlés. La pierre ne résiste aux rigueurs du tems, que lorsqu'elle est jointe
avec plusieurs autres: mais dès qu'elle est séparée du corps du bâtiment, elle
perd bientôt la forme que lui avoit donnée la main de l'ouvrier. Il n'est aucune
colonne de marbre à Paris dans les édifices publics. Versailles, où Louis XIV a
dépensé des sommes immenses, contient moins de marbre, si l'on en excepte les
statues, que le palais d'un simple Génois. La sculpture de la façade du Louvre
est déja rongée & endommagée par le tems; & cet édifice n'est pas encore
achevé.
Les ruines des villes de l'Archipel arrêtent depuis plusieurs siécles la
curiosité des voyageurs. Les Turcs cependant les diminuent tous les jours, &
en enlevent une quantité prodigieuse de marbre. Combien devoit-il donc y en
avoir dans les commencemens? La mosquée du sultan Achmet a été bâtie uniquement
des pierres qu'on a apportées des ruines de Troie. Les colonnes qui forment le
péristile de ce temple, & qui sont au nombre de cent trente, ont été
trouvées toutes entières dans les champs de cette ancienne ville. Pendant près
de deux cent ans, les Turcs n'avoient point d'autres boulets pour les canons des
Dardanelles, que les chapiteaux Corinthiens, & les colonnes qu'ils brisoient
& tailloient ensuite pour s'en servir à cet usage. Quelle quantité immense
d'édifices, uniquement construits en marbre, ne devoit-il pas y avoir dans la
Grèce? Que d'arcs de triomphe, de portiques, de péristiles, de fontaines, de
colonnes? Rome avoit moins de bâtimens superbes que la Grèce, si nous en jugeons
par la quantité de marbres & des morceaux d'architecture échappés à la
fureur des tems.
[Pages c80 & c81]
Je conviens que le Tibre doit posséder des richesses immenses, & qu'il
faut qu'il y ait plus de statues dans son lit, qu'il n'y en a aujourd'hui dans
Rome: mais tous ces trésors nous sont cachés, & nous ne pouvons pas juger de
ce que nous ne voyons pas.
Nos freres, les juifs de Rome, offrirent, il y a environ quarante ans, vingt
millions au souverain pontife, pour obtenir de lui la permission de fouiller
dans le Tibre & d'en détourner le cours pendant l'espace de six mois. Ils
auroient fait leurs recherches une lieue au-dessus de Rome, & une
au-dessous. Il est bien certain que dans ces deux lieues de terrein, ils eussent
trouvé dix fois le prix de leur argent. Cependant, comme ils risquoient,
disoient-ils, de perdre leurs vingt millions, ils demandoient, pour avoir plus
d'aisance dans leur travail, de détourner le Tibre pendant l'été. Cette clause
leur fit refuser leur requête. Vingt millons étoient fort tentans: on mit
plusieurs fois la chose en délibération; mais enfin on jugea que les grandes
chaleurs qui attireroient les exhalaisons du terrein desséchés causeroient des
maladies pestilentielles, & l'on ne voulut point leur permettre de fouiller.
Pour moi, mon cher Isaac, je crois que la crainte des maladies ne fut que le
prétexte dont on se servit pour couvrir les véritables raisons de ce refus. Les
juifs auroient vendu toutes les richesses, les statues, les bronzes, les
médailles, les colonnes qu'ils auroient trouvées, hors de Rome; personne dans
cette ville n'étant assez pécunieux pour les payer au même prix, que bien des
princes souverains & des riches particuliers étrangers en eussent donné. La
même politique a fait défendre de sortir les tableaux & les statues de Rome.
Sans cette sage ordonnance, il y a long-tems que cette ville seroit dépouillée
d'un nombre de belles choses que les nobles & les bourgeois eussent vendues:
& peu-à-peu, les étrangers possédant chez eux ce qui les attiroit à Rome,
n'y seroient plus accourus, ce qui lui eût porté un notable préjudice. On est si
rigide sur ce réglement, que les grands-ducs de Toscane n'ont jamais pû obtenir
de sortir l'Hercule antique de leur palais, pour le faire transporter dans leurs
états.
Louis XIV, dans le tems de sa plus grande magnificence, fit acheter à Rome
une partie des antiques qui sont dans la galerie de Versailles. Ce fut Poussin,
peintre illustre, & sujet de ce monarque, qui fut chargé de les envoyer en
France.
[Pages c82 & c83]
Le souverain pontife, ne pouvant faire autrement, y donna son consentement:
mais on fut obligé, pour ménager l'esprit du peuple, & éviter une sédition,
de les embarquer pendant la nuit, à l'insçu de tout le monde. Il est vrai que si
Louis XIV avoit voulu, il eût pû obliger les magistrats Romains à les lui
envoyer eux-mêmes: il étoit pour lors assez craint dans Rome, pour qu'on n'eût
osé le lui refuser; mais il voulut bien qu'on évitât toutes les discussions.
Lorsqu'on n'agit pas avec vigueur, les Romains les rendent éternelles: & il
faut plus de tems pour terminer avec eux le moindre incident, que pour conclurre
la paix universelle dans toute l'Europe. Il semble que l'esprit de vétille &
de chicane soit le partage des prêtres nazaréens. Personne n'est plus atteint de
ce défaut que les jansénistes & les molinistes. Lorsqu'ils ne peuvent
disputer contre leurs ennemis & les contrarier, ils cherchent querelle à
leurs frères & à leurs partisans. En voici un exemple récent.
Le pontife de Paris, dont je ne t'ai point encore parlé dans mes lettres, est
fort haï des Jansénistes: ils ont affecté de noircir sa réputation par des
libelles diffamatoires: mais les honnêtes gens ne se sont point laissés prévenir
à ces invectives. Ce pontife est un fort galant homme. Il avoit gouverné avant
d'être à Paris, une autre église, où il étoit aimé universellement, même des
jansénistes. Il fut élevé à la première dignité ecclésiastique du royaume, &
devint la victime de son rang. Obligé de tenir ferme contre tous les efforts du
parti janséniste, il regretta bien-tôt la paix qu'il goûtoit dans son ancien
diocèse. Cependant, il chercha à adoucir les esprits le plus qu'il lui fut
possible. Ennemi des voies de fait & de la rigueur, il eût souhaité qu'on
eût voulu entrer sincèrement en accommodement. Mais le bon homme connoissoit peu
les gens à qui il avoit affaire. Les jansénistes étoient si outrés contre lui,
qu'ils lui reprochoient même de trop manger; comme si l'appétit de ce prélat eût
été un crime, & qu'il fût de l'essence des justes d'avoir l'estomac étroit.
Il comprit enfin que tout ce qu'il feroit ne serviroit de rien, & il laissa
les choses aller leur cours. On se plaignoit dans son diocèse depuis longtems,
du peu de règle qu'il y avoit dans un livre que les nazaréens appellent
bréviaire.
[Pages c84 & c85]
C'est un ramas de pseaumes du prophete-roi, entremêlé de quelques prieres de
leur façon. Ce pontife ordonna à des gens sçavans dans la loi nazaréenne, de
composer un nouveau bréviare. Quand on y travailloit, tous les jansénistes
mumuroient & pestoient contre le livre & ceux qui le composoient. Les
molinistes, au contraire, publioient par-tout que l'ouvrage qu'on alloit voir
paroître, étoit excellent. Il a paru, & par un plaisant accident, les
jansénistes l'ont reçu avec beaucoup de respect, & les molinistes ont
déclamé contre avec beaucoup de force. Ils ont rempli Paris d'écrits séditieux.
Deux certains prêtres (1) ont protesté solemnellement qu'ils n'abandonneroient
point leur ancien bréviaire: un sur-tout (2) a fait le diable à quatre.
[(1) Languet, curé de S. Sulpice, & le curé de S. Nicolas du Chardonnet.
(2) Le même curé de S. Sulpice.]
C'est un fanatique, qui pourroit bien un jour introduire chez les molinistes
les convulsions des jansénistes. Il dit que le nouveau bréviaire est un
livre rempli d'erreurs dangereuses: qu'il est digne du feu: que son pontife
avoit apparemment l'estomac trop plein lorsqu'il l'a approuvé; & ce qu'il
appelle du pontife-après-dîné au pontife à jeun. Le parlement n'a
pas trouvé ses raisons fort excellentes: il a soutenu que le bréviaire
étoit beau & bon; & que comme tel, il devoit être reçu. Cette cour
souveraine a condamné ensuite certain écrit qu'on soupçonnoit fort de partir de
la main du prêtre fanatique, à être lacéré & brûlé par la main du bourreau.
Cependant l'affaire du bréviaire n'est point finie. Les molinistes outrés
disent, qu'il ne vaut rien, & que l'arrêt du parlement ne sçauroit rendre
bonne une marchandise gâtée. Ils comparent ce livre à du lard rance, capable de
gâter la meilleure sausse. Ainsi, disent-ils, le livre peut empoisonner l'ame la
plus saine. Je ne sçais où ces nazaréens ont été chercher cette comparaison: car
elle est tout-à-fait dans le goût Hébraïque; & c'est ce que pourroit dire de
plus expressif un juif, vû l'horreur que nous avons naturellement pour le
cochon, animal immonde & dont la chair nous est défendue par notre sainte
loi.
Il n'y a rien de nouveau à Paris que la dispute sur ce bréviaire.
J'aurai soin de t'instruire de la façon dont elle finira.
[Pages c86 & c87]
Il y a apparence que les prêtres seront obligés de céder; car les juges
séculiers ont une façon de les punir qui leur est très-sensible. Ils les privent
de leur revenu; & l'intérêt est si cher aux eccclésiastiques que c'est le
seul moyen pour les réduire au point où on veut les amener.
Celui qui s'est déclaré le plus ouvertement contre l'introduction de ce
nouveau livre, a particulièrement la réputation d'être fort attaché à l'argent.
Il fait bâtir un temple magnifique; mais l'on prétend qu'il lui vaut à lui
encore plus qu'aux ouvriers qu'il fait travailler. Sous le spécieux prétexte de
ramasser pour subvenir aux frais de la bâtisse & de la décoration de cet
édifice, il reçoit de toutes mains. Il n'est rien pour lui, ni trop chaud ni
trop froid. L'argent est toujours argent, de quelque côté qu'il lui vienne.
Je suis assuré qu'il ne se feroit point une peine de recevoir le profit des
femmes publiques de Paris, si l'on vouloit lui permettre de mettre un impôt sur
leur commerce. Il bâtiroit son temple comme cette fameuse courtisanne Egyptienne
bâtit une des pyramides d'Egypte, du revenu des amans auxquels elles accorda ses
faveurs.
Tu seras peut-être étonné, mon cher Isaac, de l'obstination de cet
ecclésiastique à vouloir lui seul se distinguer de tous ses confreres. Il
espère, par sa rébellion, faire sa cour au souverain pontife. C'est par ces
coups d'éclat qu'un simple particulier se fait connoître, & qu'il rend son
nom considérable parmi les frénétiques du parti qu'il a embrassé. La cour de
Rome récompense tôt ou tard ce zèle aveugle, & l'on ne fait jamais rien
inutilement pour elle. C'est ainsi que les entreprises les plus criminelles sont
souvent les mieux récompensées. On voit en tous lieux, & sur-tout parmi les
ecclésiastiques, de ces nouveaux Erostrates, qui, pour illustrer leur nom,
mettent tout en feu, & causent des troubles subits dans les tems les plus
calmes.
Il y a quelques années qu'un pontife outré moliniste (1), publia un écrit
contraire au respect qu'il devoit au roi son maître & au bien de la patrie.
[(1) L'archevêque d'Arles.]
[Pages c88 & c89]
On soupçonna les jésuites d'avoir occasionné cette démarche, quoiqu'ils n'y
eussent aucune part. Le pontife l'ayant appris, déclara publiquement, que bien
loin que ces religieux eussent quelque part à l'ouvrage qu'il avoit donné au
public, ils avoient fait ce qu'ils avoient pu pour l'empêcher. Je n'en doute
pas. Les jésuites sont les plus outrés molinistes; mais ils sont les plus
politiques. Les sottises que font ceux qui leur sont attachés, les décréditent
beaucoup. S'ils étoient toujours les maîtres de retenir les esprits, il est bien
des sottises que ne feroient point les molinistes subalternes. Mais quelque
prévoyance qu'aient les officiers généraux d'une armée, il est impossible qu'ils
puissent empêcher la folie d'un soldat, d'un vivandier, ou d'un simple goujat.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que le Dieu de nos peres te comble de
richesses.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople.
Les nouvelles de Corse, mon cher Isaac, varient beaucoup; & l'on commence
à douter de la réussite des projets du prétendu roi Théodore. L'argent lui
manque: le secours qu'on lui avoit promis n'arrive point. Il s'est formé un
troisiéme parti dans le pays; & les Génois espérent de voir bientôt leurs
affaires rétablies, ou du moins le publient-ils de même. Je te dirai, mon cher
Isaac, qu'après avoir raisonné long-tems sur ce qui se passe en Corse, j'avoue
de bonne foi que je n'y comprens rien. Je parle ici tous les jours à plusieurs
politiques qui font de grands raisonnemens. Ils expliquent le dénouement de
cette aventure avec autant d'assurance que s'ils étoient instruits des secrettes
particularités. Ils prétendent connoître le fameux enchanteur qui protége ce
chevalier errant; ils sçavent d'où lui viennent les secours qu'il a eus; ils
font le détail de ceux qu'il doit encore avoir. Mais après les avoir oui parler
pendant long-tems, lorsqu'on vient à réfléchir sur leurs discours, on voit que
leurs foibles conjectures s'évanouissent & ne peuvent soutenir la voie de
l'examen.
Si l'on considère Théodore comme un aventurier; si l'on croit de lui ce qu'en
débitent les Génois, son arrivée en Corse est quelque chose d'aussi
extraordinaire que la haute élévation de Tamerlan, que quelques auteurs Arabes
ont prétendu être fils d'un pâtre.
[Pages c90 & c91]
Il est même beaucoup moins surprenant qu'un simple soldat Tartare devienne le
maître & le chef de sa nation, qu'il ne l'est de voir un particulier, un
homme ordinaire, se faire déclarer roi au milieu de l'Europe, à la vûe d'un
grand nombre de princes, jaloux de la grandeur & de la majesté de leur rang,
qui seroit ravalée si un aventurier reconnu pour tel, devenoit leur égal. Car
enfin, si par hazard les Génois venoient à être chassés entiérement de l'isle de
Corse, & que Théodore fût reconnu par tous les habitans pour leur maître
& souverain seigneur, je demande ce que feroient alors les puissances
souveraines de l'Europe. Des monarques, tels que l'empereur & le roi de
France, pourroient-ils se résoudre à reconnoître jamais pour légitime souverain
un roi couronné par la révolte, fabriqué par le crime & qui, avant d'être
souverain, deshonora, à ce que l'on prétend, le caractère de gentil-homme? Je ne
crois pas qu'il y ait personne assez fou pour se figurer, que ces princes
tinssent une pareille conduite. Mais, d'un autre côté, Théodore auroit des
états, des sujets, des vaisseaux, des ports, des villes, &c. Quand on auroit
des affaires à démêler avec lui, sur quel pied les traiteroit-on? Et il seroit
impossible qu'on n'en eût. La France même y seroit forcée, par la situation de
la Corse. Car il est peu de bâtimens partant de Marseille pour le Levant, qui ne
mouillent, en allant ou venant sur les côtes de Corse.
Plusieurs personnes tranchent toutes ces difficultés, & disent que dès
que Théodore seroit maître & possesseur paisible de son pays, un autre
puissance l'en expulseroit. Je demande si la bonne politique peut consentir à ce
raisonnement? Je pense qu'elle y est tout-à-fait contraire, & qu'à moins
qu'on n'eût prévenu entre les puissances de l'Europe toutes ces difficultés,
avant de vouloir expulser Théodore: celui qui en feroit l'entreprise trouveroit
dans son chemin plusieurs princes prêts à s'y opposer. Mais, disent certaines
gens, tout est déja réglé, tout est conclu; on sçait à quoi s'en tenir. C'est ce
que j'examinerai dans la suite, & je trouve cette opinion remplie de
difficultés. Je regarde actuellement (en supposant que Théodore agisse pour lui
seul) quels seroient les obstacles que rencontreroit la puissance qui voudroit
le chasser de Corse, s'il en étoit une fois paisible possesseur.
[Pages c92 & c93]
Je veux que ce soit l'Espagne. L'intérêt de la France s'oppose fortement à
souffrir que cette nation ait un état, des villes, plusieurs ports, qui bloquent
entièrement ceux de Marseille, de Toulon & d'Antibes. Avec deux frégates de
vingt piéces de canon, dès que les Espagnols auroient la guerre avec la France,
ils romproient absolument le commerce du Levant. Dans une tempête, les vaisseaux
marchands seroient obligés d'aller chercher un azyle dans des ports
très-éloignés, & quelquefois n'en pourroient pas trouver, sur-tout si le
vent les empêchoit d'approcher la côte d'Italie. L'isle de Corse entre les mains
d'une puissance aussi redoutable que l'Espagne, deviendroit aussi pernicieuse au
commerce de Marseille, que les François en tems de guerre seroient incommodes
aux Catalans, s'ils étoient les maîtres de l'isle de Majorque. Je te prie, mon
cher Isaac, de jetter les yeux sur une carte géographique, & tu te
convaincras toi-même de la vérité de mon sentiment.
La France ne seroit pas la seule puissance intéressée à ne point souffrir que
les Espagnols eussent l'isle de Corse. Le roi de Sardaigne, sans doute, n'y
consentiroit qu'avec peine. Nice, Ville-Franche, & les autres places
maritimes qu'il a, ne sont déja que trop gênées & contraintes par la France.
Je ne crois pas qu'il se souciât, d'avoir encore un voisin aussi incommode.
Quelques politiques veulent qu'on consentît aisément que le roi de Sardaigne
s'emparât de l'isle de Corse. Mais la France a la même raison de s'opposer aux
Piémontois qu'aux Espagnols. Quoique les premiers soient beaucoup moins
puissans, ils deviendroient très-incommodes à la France, dès qu'ils seroient
unis avec d'autres alliés ligués contre elle. Que seroit-il arrivé à Toulon
& à la Provence entière, si les Anglois & les Hollandois eussent été les
maîtres de former des magasins, & d'avoir un nombre de villes & des
ports à quarante lieues de Provence, & de pouvoir y venir dans vingt-quatre
heures mouiller avec une escadre, toutes & quantes fois ils auroient voulu?
Si la France a presqu'autant d'intérêt que l'Espagne à voir le Port-Mahon
hors des mains des Anglois, combien est-elle plus intéressée à ne point laisser
établir une puissance redoutable dans des ports qui bloquent tous ceux qu'elle a
dans la Méditerrannée?
[Pages c94 & c95]
Quelques personnes croient qu'elle souffriroit sans peine que ces ports
fussent au roi de Naples & de Sicile. Ce raisonnement est si foible qu'il se
réfute soi-même. L'union des cours de Naples & de Madrid est si étroite,
leurs intérêts sont si unis ensemble, que les mêmes raisons qui sont contre les
Espagnols sont contre les Napolitains. D'ailleurs, tous les hommes sont mortels:
la Divinité n'a pas exempté les souverains des loix du trépas. Si, par malheur,
le prince des Asturies, qui n'a point d'enfans, venoit à mourir, ne voilà-t-il
pas ces ports entre les mains de l'Espagne, &, par conséquent, d'une
puissance dont les forces sont à craindre? Mais, dira-t-on, qui sçait si par des
articles secrets des mêmes traités qui rendroient les Napolitains maîtres de ce
pays, ils ne seroient pas obligés de l'abandonner à un autre prince dès le
moment que leur souverain deviendroit roi d'Espagne? A cela je répons, qu'un
habile politique ne doit point s'assurer sur la foi des restitutions. Les
conseils des princes sont aussi fertiles en excuses que la société des jésuites.
Les prétextes plausibles ne leur manquent point: ils usent du privilége de la
direction d'intention. Les Anglois sur ce point sont, depuis quelques tems,
devenus très-jésuites, & je crois qu'ils ont pris plusieurs raisons de ces
révérends peres sur l'article de Gibraltar & de Port-Mahon. Que ne
pourroient point faire des Espagnols naturellement portés à suivre la direction
jésuitique?
Voilà, mon cher Isaac, quelles sont les raisons qui me font soupçonner que
Théodore agit de son chef, sans être dirigé par un premier mobile. L'argent qui
lui manque, le peu de troupes qu'il a, la lenteur avec laquelle il se conduit,
n'ayant pas fait encore une seule action qui puisse décider quelque chose: tout
cela me confirme dans mon sentiment.
Mais d'un autre côté, lorsque je viens à considérer que le baron de Newhoff
étoit esclave il y a deux ans, qu'il étoit malade dans un hôpital il y en a
trois, qu'il a mangé & consumé depuis long-tems son bien de patrimoine,
& que je le vois arriver en Corse avec des caisses remplies de pieces d'or,
& avec huit canons de fonte, dont le moindre coûte plus de deux mille écus,
je ne sçais plus à quoi m'en tenir.
[Pages c96 & c97]
On ne trouve point deux ou trois cens mille livres à emprunter sur des frêles
espérances, & qui paroissent ridicules à quiconque veut les examiner.
Comment donc le baron de Newhoff a-t-il pû ramasser les secours qu'il a donnés
aux Corses? S'il ne les a pas trouvés chez de simples particuliers, il faut
nécessairement qu'il les ait eu par le moyen de quelque souverain: & si
c'est un souverain qui l'assiste, qui le soutient, qui le protége, pourquoi
l'abandonne-t-il au besoin? Pourquoi le laisse-t-il manquer d'argent & le
met-il au risque d'employer inutilement les premières sommes qu'il lui a
données?
Ce sont-là des réflexions dans lesquelles l'esprit se perd & s'égare dès
qu'il veut les approfondir. Les politiques croyent développer aisément tous ces
secrets. Quant à moi, j'avoue de bonne-foi, que je n'y comprens rien, ou du
moins bien peu de chose. Peut-être ceux qui croient les sçavoir les ignorent-ils
ainsi que moi; mais ils ont moins de bonne-foi, & veulent donner leurs
conjectures pour des réalités. C'est assez-là le défaut de tous les politiques:
rien ne les arrête; & ils trouvent aisément des raisons pour résoudre les
difficultés les plus grandes. Ils pénètrent dans les cabinets des princes: ils
sçavent ce qui s'y passe de plus caché; & ils annoncent & prédisent la
fin d'une guerre qui ne fait que commencer. Ils règlent enfin toutes les cours
de l'Europe. Par malheur pour eux & pour leurs prédictions, ils sont aussi
fautifs que les faiseurs d'almanachs.
Le tems, mon cher Isaac, démêlera le chaos confus d'idées que forment les
hommes sur l'entreprise du baron de Newhoff. En attendant, suspendons notre
jugement. Il y a dix ou douze personnes en Europe qui sçavent le secret de cette
affaire: & elles doivent s'amuser infiniment des discours qu'elles entendent
faire. Nous aurons un jour le même avantage qu'elles ont à présent. Lorsque la
fusée sera démêlée, nous pourrons nous amuser à notre tour des vaines
conjectures qu'on forme à présent.
Dès que je sçaurai quelque chose de nouveau, je te l'écrirai; & j'aurai
soin de m'informer exactement de ce qui pourra m'éclaircir. Au reste, on dit ici
que ledit seigneur Théodore traite ses nouveaux sujets avec beaucoup de rigueur;
ceux sur-tout qu'il soupçonne lui être opposés. Le simple soupçon est un crime
chez lui que la mort seule peut expier.
[Pages c98 & c99]
Il a fait arquebuser quatre des principaux de ceux qui lui étoient
contraires. Je pense qu'il eût beaucoup mieux fait de leur accorder leur grace.
Sa générosité lui eût gagné beaucoup plus de coeurs qu'une crainte servile n'en
tiendra dans le respect & dans la servitude.
Je crois que dans les guerres civiles le sang qu'on fait verser sur les
échaffauds, produit le même effet que celui des premiers nazaréens, que les
empereurs payens répandoient avec tant de fureur. Plus on en égorgeoit, &
plus le nombre en augmentoit. La même chose arrive dans les guerres civiles.
L'esprit de parti s'échauffe par le meurtre & le carnage; la mort d'un
particulier détermine cent personnes à embrasser son parti. La haine est le
partage du meurtrier; la pitié de celui qui périt. La mort du fameux amiral de
Coligni & des autres protestans, ne servit qu'a donner un plus grand nombre
de partisans à Henri IV. Les pertes que les cantons catholiques firent dans leur
dernière guerre, les a unis plus que jamais ensemble. Depuis l'abolition entière
de la religion nazaréenne papiste en Irlande, le nombre des nazaréens de cette
croyance est plutôt accru que diminué. La déposition du pontife de la ville de
Sénez dans le concile d'Embrun, a beaucoup augmenté le nombre des jansénistes en
France. On ramène beaucoup plutôt les esprits par la douceur, que par des voies
violentes & sanguinaires. Le caractère cruel de Philippe Il a porté le
premier coup à la monarchie d'Espagne: il lui a fait perdre les pays qui forment
aujourd'hui la république de Hollande.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que le Dieu de nos peres te comble de
prospérités.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXII.
Mes affaires m'ont obligé d'aller passer quelques jours à Lausanne, avant de
pouvoir continuer ma route par Lyon & par le Languedoc, pour me rendre, le
plûtot qu'il me sera possible, à Lisbonne. J'ai reçu des passeports des cours
d'Espagne & de Portugal pour six mois de tems. Ainsi je pourrai finir
tranquillement mes affaires, sans être troublé par la crainte des prêtres &
de l'inquisition.
[Pages c100 & c101]
Samuel Pinaro m'a fait obtenir un brevet d'agent extraordinaire de la
République de Gènes, pendant le séjour que je serai à Lisbonne; & ce titre
me donne un caractère qui me met dans une entière sûreté. Je ne doute pas que je
ne découvre bien des choses dans le voyage que je vais faire, qui pourront
donner lieu à des réflexions philosophiques; & je t'écrirai d'Espagne avec
autant d'assiduité que je t'ai écrit d'Italie.
J'ai peu de chose à présent à t'apprendre. Lausanne est une ville assez
jolie. C'est la capitale du pays de Vaud, dans le canton,de Berne. On y vit
beaucoup plus à Ia Françoise que dans les autres. Cependant les habitans ont en
général les manières & les modes de leurs confrères. Ce pays ne produit
aussi que ce que produisent les autres cantons. Le vin y est assez bon. Le lac
& les rivières abondent en toute sorte de poissons. On n'y manque pas
d'oiseaux & de toutes les autres choses nécessaires à la vie. La nature dans
ce climat fournit aux hommes tout ce qui leur est utile: elle n'est avare que
des choses qui introduisent le luxe & et autorisent la débauche.
Les Suisses sont endurcis à toutes les incommodités de la faim & de la
soif, du froid & du chaud. Ils se nourrissent à peu de fraix; leur
principale nourriture étant du lait & du fromage. Chez eux les cuisiniers
sont des gens inutiles ou fort peu employés. Ils ignorent l'art de composer des
poisons pernicieux à la santé & à la durée de la vie, sous le nom de ragoûts
fins & de mets délicats. Leurs maisons sont médiocres, & leurs meubles
tiennent de la simplicité des premiers siécles. Leurs habits, faits pour leur
utilité, & non pour éblouir les yeux de ceux qui les regardent, sont
proportionnés au reste. Tant de vertus sont obscurcies par un défaut
considérable: ils sont ivrognes au souverain dégré. Ils passent quelquefois des
jours & des nuits à des débauches continuelles; & l'on ne peut espérer
de gagner une place dans leur coeur, sans avoir le verre à la main. L'amitié
chez eux se cimente par le vin. Celui qui boit le plus, passe en Suisse pour
être le plus aimable. Un homme, dont l'estomac contient six ou sept bouteilles
de vin, est aussi recherché dans leurs fêtes, qu'un poëte ou un auteur gracieux
l'est en France dans les parties de plaisir.
[Pages c102 & c103]
Chapelle & S. Evremond n'eussent été en Suisse que deux misérables
faquins, indignes des bonnes compagnies.
Quelque plaisir que les Suisses prennent à boire, dès qu'ils ont fini leurs
débauches, ils reprennent leurs occupations, & redoublent leur industrie
& leur diligence pour regagner ce qu'ils ont dépensé. Ils travaillent
pour boire, dit un auteur moderne, & boivent pour mieux travailler
dans la suite. L'inclination qu'ils ont pour le vin ne les empêche pas
d'être prudens & circonspects dans les affaires publiques &
particulieres. Il faut que les fumées de Bacchus ayent moins d'ascendant sur
leurs cerveaux que sur ceux des autres peuples; car il n'est aucune négociation,
aucun accommodement, aucun bail, aucun contrat, qui ne se fasse le verre à la
main; & qui ne soit arrosé de la liqueur enchanteresse. Elle ne met point
leur politique en défaut: & après avoir bû toute la journée, un Suisse
connoît parfaitement ce qui convient à l'utilité de sa patrie. C'est-là une
espèce de miracle, mais l'on ne peut douter de sa réalité qui paroît
manifestement: les cantons ayant maintenu pendant tant de siécles leur liberté
contre plusieurs princes qui ont voulu les mettre sous le joug. C'est à leur
union qu'ils doivent leur conservation & l'estime qu'ils se sont attirée par
toute l'Europe, où il n'est point de princes qui ne soient bien aises d'être
leurs alliés.
Les Suisses ont trouvé le moyen d'avoir un grand nombre de soldats
disciplinés & aguerris qui ne leur coûtent rien. Ils envoyent leur jeunesse
servir dans les pays étrangers. Beaucoup de souverains ont des régimens Suisses
à leur solde, qui sont entretenus par des recrues que les cantons permettent de
faire chez eux. Mais à mesure que les jeunes gens s'engagent & sortent de la
patrie pour un certain tems, ceux qui les avoient précédés obtiennent leur
congé, & retournent dans leur pays, parfaitement élevés & instruits dans
l'art militaire. Outre les soldats formés hors de la Suisse, on a encore grand
soin de faire faire les exercices militaires certains jours marqués de l'année,
à tous les bourgeois, & à tous les artisans. Les paysans même n'en sont
point exempts. Après avoir travaillé certains jours de la semaine pour eux, ils
employent les autres au bien public & au salut de la patrie.
[Pages c104 & c105]
Quoique ces précautions soient très-sensées, les cantons doivent peu craindre
les invasions des étrangers. Les montagnes inaccessibles des Alpes leur servent
de remparts, & il n'est point de prince en Europe, qui, soit par crainte,
soit par intérêt, osât les attaquer, Quand, après une pénible guerre il
viendroit enfin à les subjuguer, ce qu'il en tireroit pendant cinquante ans ne
vaudroit pas ce qu'il dépenseroit dans une seule campagne. Si les Suisses
doivent craindre d'être détruits, ils ne doivent l'appréhender que d'eux-mêmes.
Tandis qu'ils seront unis, ils subsisteront tels qu'ils ont toujours été: mais
s'ils viennent à se diviser, si la haine, la discorde, l'envie se glissent dans
leurs coeurs, ils feront eux-mêmes dans peu de tems ce que toute l'Europe
n'auroit pû exécuter.
Il y a quelques années que les cantons papistes & les cantons réformés se
firent une guerre cruelle. Un moine nommé l'abbé de S. Gall, avoit occasionné
cette division: car dans tous les états nazaréens, il semble que les disputes
& les dissensions doivent naître par l'esprit turbulent des moines & des
prêtres. Cet abbé s'étoit mis à la tête des cantons papistes; & comme un
nouveau Josué, il vouloit, disoit-il, exterminer tous les ennemis du peuple de
Dieu. C'est ainsi qu'il appelloit les Suisses réformés. Il avoit donné à chaque
soldat de son parti, de petits billets, dans lesquels étoit écrit le nombre de
ceux que chacun devoit tuer. L'un étoit obligé d'en égorger cinq, l'autre six
& l'autre sept; enfin plus ou moins, selon que l'abbé jugeoit que le soldat
qu'il chargeoit de cet emploi avoit plus ou moins de force & de courage. Il
rangea son armée; & avant qu'elle commençât le combat, il promit une place
dans le ciel à ceux qui mourroient dans la bataille, & beaucoup
d'indulgences de la part du souverain pontife à ceux qui accompliroient les
ordres de leur billet. Après cela il se retira prudemment & se mit en
sûreté, laissant à ses officiers le soin de disposer du reste. Les choses
n'allerent pas cependant au gré de son attente. Son armée fut entierement
défaite; les billets meurtriers n'eurent aucun effet; & loin que le moderne
Josué priât la Divinité d'arrêter le cours du soleil, pour lui donner le tems
d'achever de défaire ses ennemis, il la supplia avec instance d'amener la nuit
& les ténébres pour l'arracher lui & le reste de son parti, à la fureur
& à la vengeance des nazaréens réformés.
[Pages c106 & c107]
Après cette bataille, les Suisses papistes comprirent la sottise qu'ils
avoient faite; ils reconnurent combien il leur étoit nuisible de continuer une
guerre dont les commencemens leur étoient si funestes: ils proposerent la paix à
leurs ennemis, qui, charmés de retrouver des frères que la discorde leur avoit
ravis, donnèrent aisément les mains à un accommodement qui pacifia toute la
Suisse, assura sa liberté, qui ne pourra lui être ravie tandis qu'elle ne sera
point divisée. Tous les cantons, soit les papistes, soit les réformés, sont
persuadés de cette vérité. Aussi tâchent-ils d'être toujours unis, & de
vivre en paix. L'abbé de S. Gall fait bien de tems en tems quelque tentative
pour rebrouiller de nouveau les affaires, & causer une nouvelle division.
Mais les Suisses papistes sont devenus sages à leurs dépens; & les réformés
aiment mieux patienter & souffrir quelque chose, que de replonger leur
patrie dans une guerre civile.
Quelque-tems après l'introduction de la réformation, la différence des
opinions faisant beaucoup de bruit, & les magistrats craignant que ces
divers sentimens ne causassent quelque émeute & quelque sédition populaire,
ils résolurent tous d'un commun accord, que dans les cantons où il y auroit plus
de papistes que de réformés, chacun suivroit dorénavant le parti du souverain
pontife; & que dans ceux où le nombre de ses partisans seroit moindre que
celui des adversaires, on se sépareroit entiérement de sa communion. Cela fut
exécuté avec autant de facilité qu'on l'avoit projetté. Tout resta tranquille;
& chacun vécut paisible chez lui. Ce n'est pas aimer les querelles & les
divisions, que d'agir d'une manière si prudente & si sensée. Les Suisses
sont les seuls peuples capables de prendre un parti où il entre autant de
franchise & de naïveté. Aussi ne se piquent-ils pas d'être grands
philosophes. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu dans leur pays beaucoup
d'auteurs dont la réputation ait fait grand bruit. Un poëte chez eux est un
animal aussi rare qu'un éléphant à Paris. En général leurs bibliothèques sont
composées de moins de volumes qu'il n'y a de tonneaux de vin dans leurs caves.
[Pages c108 & c109]
On peut dire des Suisses qu'ils ont beaucoup de bon sens; mais pour l'esprit,
il est tombé en partage à leurs voisins. (1)
[(1) Il faudroit avoir autant d'envie de prendre au pied de la lettre tout ce
qui peut attirer des ennemis à Jacob Brito, que certains esprits bas &
envieux, pour penser que ce juif ait voulu soutenir qu'il n'y avoit point de
véritables sçavans en Suisse. Il étoit très-persuadé du contraire; mais il
parloit d'une manière générale. Ses expressions, prises dans leur juste valeur,
ne signifient autre chose, si ce n'est que les gens de lettres sont plus rares
en Suisse qu'en France, & qu'en Angleterre. En vérité, ceux qui ont cru que
Jacob Brito cherchoit à dépriser les Suisses pour élever les François, ont bien
mal démêlé ses sentimens. Il accorde aux premiers de véritables trésors, &
ne donne que des clinquans aux derniers. Est-il quelques talens & quelques
qualités qu'un véritable philosophe mette en parallèle avec la sagesse & la
justesse du raisonnement? L'esprit, quelque brillant qu'il soit, peut-il être
prisé à l'égal du bon sens? J'ai relu trois fois de suite cette lettre dans la
ferme résolution d'effacer tout ce que je pourrois juger avoir dû exciter les
murmures de certaines gens: & je n'ai rien trouvé que ce que j'ai moi-même
entendu dire cent fois à deux cent Officiers ou négocians Suisses, remplis
d'esprit & de bons sens; mais qui, jugeant des choses sans se laisser
aveugler par les préjugés, ne croyoient pas que c'étoit vouloir décider du
mérite de tous les particuliers, que de blâmer en général les défauts d'une
nation. Je le répete encore: qu'on lise cette lettre d'un oeil philosophique,
& l'on verra si j'ai voulu mépriser un des plus respectables peuples de
l'Europe.]
J'ai lû un livre, qu'on regarde dans ce pays-ci comme un chef-d'oeuvre,
intitulé: Lettres sur les François & les Anglois, par un Suisse. Cet
ouvrage a eu assez de débit dans les pays étrangers. Mais, franchement, il ne
vaut pas grand chose. L'auteur court après l'esprit, & veut dire de jolies
choses; c'est-là son foible; il s'embrouille dans un nombre de divisions &
de subdivisions. Le beau, selon lui, n'est pas toujours bon; mais le
bon doit être beau. Les François n'ont que le beau. Leur beau ne vaut donc pas
le bon. C'est une chanson perpétuelle, retournée d'une manière différente,
un galimathias de bon, de beau, de beau qui n'est pas
bon: & tout cela tend à prouver que Boileau, & quelques autres
auteurs de la première classe, sont des génies médiocres, & ne valent
presque pas la peine d'être lûs. Il trouve les comédies Angloises peu dignes de
l'estime des connoisseurs, quoiqu'en matière de belles-lettres ce soit en quoi
les Anglois aient le mieux réussi, & que plusieurs pièces soient
excellentes.
[Pages c110 & c111]
Enfin, mon cher Monceca, malgré l'approbation que bien des gens ont donnée à
ce livre, je le trouve mauvais, écrit d'un style guindé & obscur, n'offrant
aucune idée vive à l'imagination, faux dans ses critiques, & peu exact dans
ses jugemens.
Je n'oserois dire dans ce pays-ci ce que je t'écris; car l'on y est
extraordinairement prévenu sur cet ouvrage, & presque autant que sur la
liberté des citoyens dont on parle à tous momens. Je te dirai pourtant que cette
liberté dont ils font tant de bruit, ne regarde que les gens d'un certain rang;
car le peuple est plus soumis ici que dans aucun autre état. Chaque baillif dans
ce pays est un petit souverain, qui, pendant tout le tems que dure son emploi,
songe à profiter des avantages qu'il lui donne. Aussi le peuple gémit-il souvent
du gouvernement de quelques baillifs: & il les aime aussi peu qu'il a peu
lieu de s'en louer.
Tous les pays, mon cher Monceca, ont leur bon & leur mauvais; & quand
on a parcouru les différentes formes de gouvernement, on voit qu'à quelque chose
près, ils approchent assez les uns des autres. Je ne parle que des nations
Européennes, & j'excepte celles où l'inquisition exerce ses fureurs.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & vis content & heureux.
De Lausanne, ce...
***
LETTRE LXXIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople.
On débite ici une nouvelle aussi réjouissante qu'elle est extraordinaire. «On
assure que le nouveau roi de Corse a écrit à l'épouse du maître-d'hôtel de
l'archiduchesse Marie-Magdelaine, pour lui donner part qu'il avoit été
élu roi de Corse, pour la prier de lui procurer les passeports nécessaires pour
un ministre, qu'il avoit dessein d'envoyer à la cour de Vienne.» Je ne sçais si
cette nouvelle est véritable; mais je ne crois pas qu'on puisse pousser
l'impertinence & l'aveuglement plus loin, que le fait le bon monarque
Théodore.
[Pages c112 & c113]
Quel est le mortel qui puisse être plus fou que celui qui se figure qu'un
prince tel que l'empereur veut recevoir l'envoyé ou l'ambassadeur de quelques
révoltés, qui méritent plutôt son courroux que sa protection: puisqu'ils ont
abusé de sa bonté, & qu'après leur avoir fait accorder leur grace par les
Génois, ils se sont révoltés peu de mois ensuite, & n'ont employé les
bienfaits de l'empereur qu'à favoriser les nouveaux crimes qu'ils méditoient.
Mais enfin, je veux, mon cher Isaac, que les Corses aient eu de justes
raisons pour se révolter, & que la tyrannie des Génois les ait forcés à
prendre les armes. Peut-on malgré cela se figurer un seul instant, que la cour
de Vienne voulût recevoir les prétendus envoyés d'un aventurier, & de
quelques misérables montagnards, au préjudice d'une république qu'elle a
toujours protégée? La majesté du trône impérial seroit souillée, si des gens de
cette espéce y avoient un asyle. Les révoltés sont toujours odieux aux princes,
dès qu'ils ne profitent pas de leurs crimes. Encore peut-on assurer avec raison,
que les souverains aiment la trahison qui leur est utile, mais qu'ils haïssent
le traître. Ils craignent qu'il ne s'élève dans leurs états des monstres
semblables à ceux qu'ils trouvent dans les pays de leurs ennemis; & s'ils
récompensent quelquefois le crime, d'une main, ils cherchent un prétexte pour
punir le criminel de l'autre. Les Espagnols mésestimoient infiniment les
François, qui trahissant leur patrie, abandonnoient leur légitime souverain. Ils
s'en servoient comme de gens utiles à leurs desseins; mais ils se fussent bien
gardés de leur confier des places d'importance: ils étoient trop habiles
politiques, & comprenoient que ceux qui ont pû manquer à leur légitime
souverain, peuvent à plus forte raison trahir ceux auxquels ils ne sont attachés
que par le crime.
Si nous observons, mon cher Isaac, les hommes qu'on a taxés avec juste raison
de violer leur foi & leurs sermens, nous trouverons qu'ils ne se sont jamais
arrêtés au premier parjure. Ils se sont acheminés peu-à-peu à se faire un usage
de la trahison. Ils ont réduit ce crime en art & en science, & ont
couvert du nom de politique leur mauvaise foi. Funeste aveuglement, qui sous le
voile d'une précaution affectée, cache la fourbe, le parjure & la
dissimulation.
[Pages c114 & c115]
Quelque nuisible que soit à la société le perfide talent de sçavoir
adroitement se jouer de la bonne-foi des hommes, nous voyons cependant que bien
des gens imbécilles, ou aveuglés par les préjugés, ont donné de grandes louanges
à des hommes qui ne méritoient que le mépris dont on accable les parjures. Ceux
qui ont loué Sylla, César, Marc-Antoine, tant d'autres imitateurs de leur
rapacité, ont approuvé la conduite des grands criminels, & blâmé celle des
petits; comme s'il y avoit moins de mal à trahir sa patrie, à détruire son pays,
qu'à voler un boeuf ou une charge de bled.
Qu'on vante tant qu'on voudra la valeur, le courage, la fermeté & la
prudence, &c. de ceux dont la révolte a causé la ruine de leur patrie; je
n'admire pas plus en eux ces vertus, que dans un voleur de grand chemin, hardi
dans ses meurtres, courageux dans ses entreprises, & prévoyant dans les
embuches qu'il tend aux passagers.
Ce n'est pas seulement dans les simples citoyens que je demande de la
bonne-foi: je veux encore qu'elle regne chez les Princes. Vainement
m'objecte-t-on que leur état demande de la dissimulation. Il y a entre la
mauvaise foi, & la façon sage & prudente de gouverner, une grande
différence. Quel monarque conduisit mieux son état, que Louis XII. pere du
peuple? Quel est celui qui eut plus de candeur & de bonne-foi que Henri IV?
Sa franchise & sa sincérité détruisirent tous les projets de la politique
Espagnole.
Ceux qui se figurent qu'un prince, n'est grand qu'autant qu'il est fourbe,
donnent dans une erreur pitoyable. Il y a une grande différence entre la
prudence & la mauvaise-foi: & quoique, dans ce siécle corrompu, on leur
donne le même nom, le sage les distingue très-aisément. Un roi n'est point
obligé à découvrir ses desseins à ses ennemis; il doit même le leur cacher avec
soin: mais il ne doit point aussi, sous de vaines promesses, sous les appas d'un
raccommodement feint, & sous le voile d'une amitié déguisée, faire réussir
les embuches qu'il veut leur tendre. Un grand coeur, dans quelque état qu'il
soit placé, prend toujours la vertu pour guide. Le crime est toujours crime,
& rien ne lui fait perdre sa noirceur. Celui qui ment, manque au ciel, &
se manque à lui-même. Le mensonge a quelque chose de si odieux, qu'il révolte le
caractère de l'honnête-homme, quelque adoucissement qu'on puisse lui donner.
[Pages c116 & c117]
Les nations, que les Grecs traitoient de barbares (1), avoient cependant le
mensonge & la mauvaise-foi en horreur. Hérodote leur rend cette justice.
[(1) Les Perses, &c.]
Les Perses, dit-il, méprisent infiniment ceux qui manquent à leur parole.
Aussi n'élevent-ils leurs enfans, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à vingt-cinq,
qu'à tirer de l'arc, à monter à cheval & à dire la vérité. (2)
[(2) Histoire d'Hérodote, liv. I. pag. 69. de la trad. de Duryer.
Que de maux n'éviteroit-on pas dans le monde, mon cher Isaac, si les hommes
étoient esclaves de leurs sermens, & qu'ils tinssent inviolablement ce
qu'ils promettent! Quelle paix, quelle tranquillité ne régneroient point dans
l'univers! Les rois auroient toujours des sujets fidéles & soumis à
l'obéissance qu'ils leur ont jurée. Les souverains, d'un autre côté, attentifs à
remplir les conditions qu'ils ont promis d'exécuter en montant sur le trône,
deviendroient les peres d'un peuple toujours prêt à obéir, & cependant
n'obéissant qu'à la justice & à l'équité.
Périssent, mon cher Isaac, ceux qui ont voulu dispenser les monarques de la
qualité la plus capable de les affermir sur leurs trônes. En leur inculquant la
pernicieuse maxime, qu'ils étoient dispensés de tenir leur parole, ils leur ont
fait donner un exemple dangereux à leurs sujets. C'est de ce principe
détestable, que sont découlées toutes les guerres intestines, qui ont déchiré si
long-tems la plupart des royaumes de l'Europe. La puissance outrée, que les
flatteurs ont voulu accorder aux rois, a souvent occasionné leur perte, &
celle de leurs états.
Heureux le prince, mon cher Isaac, qui au milieu du faste & de la
splendeur de sa cour, conserve un coeur incapable de fourbe & de perfidie;
qui rempli d'amour pour la bonne-foi, la protége & la prêche d'exemple à ses
peuples; il est l'amour des peuples qui vivent de son tems, l'admiration de ceux
qui viennent après lui. Ceux qui sont chargés de l'éducation des princes, ne
sçauroient assez leur inspirer la candeur & la sincérité: toutes les vertus
découlent de celle-là.
[Pages c118 & c119]
Un fameux pontife nazaréen (1), qui forma l'enfance d'un grand prince (2),
composa un livre pour l'instruction des rois (1), digne d'être mis dans une
cassette d'or, telle que celle où Alexandre tenoit les ouvrages d'Homère.
[(1) M. de Cambrai.
(2) M. de Bourgogne.
(1) Les aventures de
Télémaque.]
Il traça des leçons a tous les souverains, & leur apprit l'art de régner
sur les coeurs, & d'être par la vertu & par la justice plus absolus, que
par toute la politique rafinée des Italiens. C'est parmi ces peuples que sont
nés quelques auteurs, dont on a regardé les dangereux ouvrages comme des
chef-d'oeuvres. Machiavel, entre les autres, s'est distingué par ses livres de
politique. Si j'étois souverain, j'ordonnerois de brûler tous ses écrits qui
rendent la vertu esclave d'une prévoyance à laquelle ils apprennent à tout
sacrifier. Il est ridicule pour vouloir justifier l'usage de ces livres, de
soutenir que la politique est un talent absolument nécessaire aux souverains.
J'ai déjà démontré, que la véritable prudence n'a point besoin de régles, qui
lui apprennent le moyen de secouer le joug de la vertu & de l'honneur. Un
roi peut vaincre ses ennemis par sa sagesse, sans avoir recours à la fourbe
& au parjure: il peut contenir ses sujets dans le devoir, sans les réduire
dans l'esclavage. Il ne faut, dit un fameux auteur nazaréen, ni art ni
science, pour exercer la tyrannie. A quoi donc servent tous les livres d'une
politique outrée; sur-tout dès qu'il est des ouvrages (1) qui nous apprennent à
faire par la vertu tout ce qu'on peut faire par l'artifice?
[(1) Le Télémaque.]
Voilà, mon cher Isaac, quels sont mes sentimens sur cette politique si vantée
des Italiens. Peut-être que si les Génois avoient suivi mes sentimens, &
qu'au lieu de vouloir réduire les Corses dans un état pitoyable, & les
mettre par-là dans une situation à ne pouvoir remuer, ils les eussent traités
d'une manière plus douce, ils auroient beaucoup mieux fait leurs affaires.
Quoiqu'il en soit, ils sont très-embarrassés, & le seigneur Théodore les
inquiéte infiniment. Il a bloqué une partie des villes de l'isle, il est le
maître de la campagne, & peut-être entreprendra-t-il bientôt quelque chose
de considérable. On assure que trois bâtimens ont paru sur les côtes de Corse,
sans arborer aucun pavillon, & qu'ils sont chargés de munitions de guerre.
On dit que c'est un secours qui arrive fort heureusement au seigneur Théodore.
Si cela est, d'où sont donc partis ces trois bâtimens?
[Pages c120 & c121]
L'enchanteur Merlin les auroit-il envoyés des ports de l'isle Fortunée? 0n
n'en sçait rien. Mais quelques gens prétendent que ces bâtimens partent de la
rade de Barcelonne. Si cela est ainsi, apparemment que la comédie tire à sa fin,
& que l'on verra bientôt commencer le cinquiéme acte. Quoique le dénouement
de cette piéce soit assez plaisant, je ne crois pas que les Génois en rient.
Cependant, pour dire quelque chose qui puisse avoir quelque apparence de vérité,
il faut attendre encore quelque tems. S'il est sûr qu'il y ait des barques qui
aient porté du secours au roi Théodore, l'endroit d'où ces bâtimens seront
partis, influera beaucoup sur les conjectures qu'on pourra faire. Mais si on
l'ignore, il faudra encore se contenter de faire de vaines conjectures. Malgré
les discours des politiques, qui parlent de cette affaire, comme si le roi
Théodore avoit eu la complaisance de les associer à son secret, ce qu'il y a de
certain dans tout cela, c'est qu'on peut assurer avec raison, que de quelque
côté que la chose tourne, son regne sera de peu de durée.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXIV.
Isaac Onis, à Aaron Monceca, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
La première lettre que je t'ai écrite d'Egypte, doit t'avoir donné une idée
des ruines d'Alexandrie: mais je vais te dire quelque chose de plus précis,
m'étant mis au fait de bien des choses, depuis que je suis arrivé dans ce pays.
L'Alexandrie d'aujourd'hui est la seconde ville qui ait été bâtie des ruines
de l'ancienne ville d'Alexandrie. Lorsque cette première fut prise par les
Arabes, ces peuples accoutumés à vivre à la campagne & sous des tentes,
n'avoient aucun goût pour les villes qu'ils méprisoient. Ils regardoient les
palais comme des prisons. Ils détruisirent donc les plus beaux & les plus
superbes, pour en employer les matériaux à bâtir de mauvaises maisons, qui
n'avoient guère plus d'apparence que de misérables cabanes; & conserverent
les colonnes, & quelques autres morceaux d'architecture pour leurs mosquées.
[Pages c122 & c123]
L'ancienne Alexandrie fut presque détruite, cette grande ville se depeupla,
& se remplit de ruines. L'étendue de ses murs renfermoit plus de masures
& de débris que de maisons habitées. Les princes mahométans réduisirent son
enceinte au peuple qui restoit, & qu'elle contenoit. Un des successeurs de
Saladin se servit pour bâtir cette enceinte, qui n'a pas plus de dix milles
d'Italie, des débris de l'ancienne que l'on abandonnoit, & les murailles de
cette Alexandrie nouvelle, avec les cent tours dont elles sont flanquées, furent
bâties en partie des ruines des palais. Cette enceinte est double; & par des
routes pratiquées au pied des tours dont elles sont accompagnées, les soldats,
chargés de la garde de la ville, pouvoient en faire le tour, à couvert des
insultes du dehors & du dedans, dont ce double mur les défendoit. Les tours,
qui joignent ces deux enceintes, sont d'une grandeur & d'une hauteur
prodigieuses. Chacune peut aisément contenir cinq cent hommes, & a plus de
cent chambres toutes voûtées, ainsi que celles de certains corps de cazernes que
j'ai vûes dans mes voyages d'Allemagne; ensorte qu'on auroit pû mettre une
garnison de cinquante mille hommes dans l'Alexandrie, sans incommoder les
habitans. Juge par-là de la prodigieuse grandeur de l'ancienne Alexandrie.
Quelques ignorans ont prétendu que les murs dont je te parle étoient ceux qui
subsistoient du tems des Romains. Mais il faut n'avoir aucune connoissance de
l'histoire, pour oser soutenir une pareille chose. Cette ville n'auroit pas eu
la quinziéme partie de l'étendue que nous sçavons qu'elle devoit avoir. Et dès
qu'on n'est point aveuglé, il est aisé de se convaincre soi-même que ces murs
n'ont pû être bâtis, ni par les Grecs, ni par les Romains; ils sont construits
d'une infinité de marbres & de colonnes brisées, entrelacées avec des
pierres: & les murailles de la nouvelle Alexandrie montrent les restes &
les débris de l'ancienne. Au reste, mon cher Monceca, cette moderne Alexandrie,
dont je te parle, n'est point la véritable ville d'Alexandrie, telle qu'elle
subsiste aujourd'hui. A peine trouve-t-on deux cent personnes qui habitent les
ruines qu'elle renferme. Elle est si déserte, que pendant la nuit, &
lorsqu'il est encore grand matin, on n'y sçauroit aller sans courir beaucoup de
risque d'être volé.
[Pages c124 & c125]
Et le bois le moins sûr & le moins fréquenté
Est, au prix de ses
murs, un lieu de sûreté.
Les bâtimens anciens qui subsistoient dans cette enceinte, ayant encore été
détruits en partie par le tems, en partie par les guerres, les peuples ennuyés
de demeurer parmi des ruines, ont songé à se procurer un plus agréable séjour.
Ils se sont établis peu-à-peu vers cet endroit qu'on appelle le Port-Neuf,
tout-à-fait au bord de la mer. ils y fonderent une troisiéme Alexandrie, &
abandonnerent la seconde, dans laquelle on n'a guère conservé que quelques
mosquées qu'on entretient à cause de leur beauté. Cette nouvelle ville est
autant inférieure à la seconde Alexandrie, que la seconde l'étoit à l'ancienne
& à la véritable.
Je crois, mon cher Monceca, qu'il en est des empires, ainsi que des hommes.
Ils s'élevent jusqu'à un certain point; après quoi ils s'abaissent
insensiblement, & se détruisent à la fin. C'est ainsi que l'empire d'Orient
passa des Perses aux Grecs, & des Grecs aux Romains, & des Romains aux
Turcs. Que sçavons-nous à qui il appartiendra dans un certain nombre de siécles:
Peut-être le tems de cette révolution n'est-il pas loin. On voit tout-à-coup la
formation de quelques nouveaux empires, qui paroît presque aussi subite que la
naissance des hommes, & qui se détruit & s'éteint avec autant de
facilité que les misérables mortels. Un homme qui, quarante ou cinquante ans
avant le règne d'Alexandre, auroit annoncé aux Macédoniens, qu'ils seroient les
maîtres de toute l'Asie, & d'une partie de l'Europe, eût sans doute passé
pour un insensé. La chose est arrivée si subitement, qu'il faut que nous en
ayions une aussi grande certitude que celle que nous en avons, pour ne pas
croire que les histoires qu'on nous en débite sont des romans.
Si le feu roi de Suède n'eût point perdu cette fameuse bataille, qui conserva
le trône de son rival, de quels pays n'eût-il point été le maître? Quelle
révolution soudaine n'arrivoit-il pas, si, lorsque ce même roi de Suède étoit
fugitif en Turquie, de simples paysans ramassés à la hâte, montés sur des
chevaux, dont la plus grande partie n'avoit ni selle, ni bride, n'eussent point
défait & battu les Danois, qui cherchoient à pénétrer dans la Suéde,
dépourvue d'argent & de troupes, sans roi & sans espoir de secours?
[Pages c126 & c127]
A quoi étoit réduite toute cette gloire de Charles XII? Il couroit risque de
jouer auprès du grand-seigneur le même rôle que joue le prétendant auprès du
souverain pontife.
Si Louis XIV. eût gagné la bataille de Hochstedt, que devenoit l'Empire? Je
n'en sçais rien. Je crois qu'il couroit pour le moins autant de risque, que
lorsque les Turcs assiégerent Vienne. La France de son côté n'étoit pas trop
bien dans ses affaires, si le maréchal de Villars n'eût pas battu les alliés à
Denain dans ces derniers tems. Presque tous les empires ont été attaqués d'une
maladie dangereuse. Mais ils en ont été heureusement guéris: peut-être une autre
fois leur sera-t-elle mortelle.
Lorsque les Huns, les Goths & les Vandales, & cette foule de peuples
sortis des provinces du Nord, ravagerent les Gaules & l'Italie, ils
renverserent, détruisirent, bouleverserent presque tous les états. L'Europe prit
sous eux une nouvelle forme. Que sont devenus les anciens Romains? Il n'y a
peut-être dans la Rome d'aujourd'hui que des descendans de Goths, de Huns &
de Gaulois. Il n'y reste au moins, aucune trace de sang Romain.
C'est avec raison que je crois, mon cher Monceca, que dès qu'un empire est
porté à un certain point, il diminue insensiblement, & ceux qui ont acquis
leur grandeur avec le plus de rapidité, tombent aussi avec plus de facilité
& d'aisance.
Les Suisses subsistent depuis un grand nombre de siécles, sans qu'il y ait eu
parmi eux des changemens bien considérables, parce que, soigneux de conserver
leur liberté & leur patrie, ils ne se sont point abandonnés à l'aveugle
ambition de faire des conquêtes.
Venise & Gènes, pour avoir voulu posséder trop de pays, sont réduites
dans un triste état. La première a perdu dans l'espace d'un siécle deux royaumes
(1): on vient depuis quelques années, de lui arracher une province florissante
(2), & peut être sera-t-elle plus paisible & moins sujettes aux
événemens, dans la médiocrité où elle est réduite.
[(1) Chypre & Candie.
(2) La Morée.]
La seconde est aux abois: elle achéve de perdre la Corse. Bientôt elle sera
dans une situation aussi triste que la république de Luques.
[Pages c128 & c129]
Cette superbe Gènes, qui faisoit trembler autrefois les empereurs de
Constantinople (1), ne peut se défendre contre un simple aventurier (2), qui
commande à quelques misérables paysans ramassés, demi-nuds & demi-morts de
faim.
[(1) Les Génois ont été les maîtres de Péra, un des principaux fauxbourgs de
Constantinople.
(2) Le baron de Newhoff.]
La médiocrité est quelquefois aussi utile à la durée & à la conservation
des états, qu'elle l'est à la tranquillité & au bonheur des peuples. Les
Hollandois ont la sage maxime de ne point ambitionner de faire des conquêtes. Le
gouvernement des Provinces-Unies raisonne & pense aussi sensément qu'un pere
de famille honnête-homme, qui, content de laisser à ses enfans un patrimoine
bien cultivé, ne cherche point à l'augmenter par l'usurpation des champs &
des biens de ses voisins.
Je voudrois bien que quelqu'un pût trouver quelque bonne raison pour
justifier les larcins des grands voleurs. Je croirois alors Jules César &
Alexandre d'honnêtes-gens. Jusqu'alors je suis tenté de les regarder comme
d'illustres brigands, qui avoient plusieurs excellentes qualités, mais
obscurcies par un penchant invincible au larcin. Pourquoi est-il moins criminel
de voler une ville qu'un chou dans un jardin? Cicéron a voulu prouver l'égalité
des péchés; mais il n'eût jamais entrepris de pousser la licence du paradoxe
jusqu'à soutenir, que voler beaucoup étoit moins criminel que de prendre peu.
Je reviens à Alexandrie. On voit encore dans l'enceinte des murs dont je t'ai
parlé, des morceaux d'architecture dignes de l'admiration de tous les
connoisseurs. Telle est cette superbe colonnade qu'on trouve vers le milieu de
cette enceinte. Elle consiste en un rang de colonnes encore debout d'une
grosseur & d'une hauteur extraordinaire, qui formoient un ovale, dans le
milieu duquel se trouvoit la plus superbe place publique d'Alexandrie. Les
ruines immenses qu'on trouve auprès de cette colonnade, semblent marquer que les
plus beaux palais de cette ancienne ville faisoient face de tous côtés à ce
superbe morceau d'architecture: ou peut-être ces palais s'avançoient-ils jusqu'à
ces colonnes, sur lesquelles les murs antérieurs reposoient, & formoient
ainsi des portiques sous lesquels on alloit se promener.
[Pages c130 & c131]
Après ce fameux monument, les deux aiguilles ou obélisques, qu'on attribue à
Cléopatre, sont ce qu'il y a de plus curieux. L'une est encore debout, &
l'autre est renversée, & demi-enterrée dans le sable. Les quatre côtés de
ces aiguilles sont chargés de figures hiéroglyphiques, qui n'offrent plus à la
vûe qu'une image de ce qu'elles offroient aux yeux des anciens, pour qui elles
étoient des caractères parlans.
La fameuse colonne de Pompée est encore un morceau digne d'admiration. De
toutes les anciennes magnificences d'Alexandrie, & de ses environs, il ne
reste guère de débris aussi entier que cette colonne. Elle a de très-belles
proportions; & l'oeil le plus difficile n'y peut rien trouver à redire. Elle
est de trois morceaux: le chapiteau en fait un, le fût & trois pieds de la
base forment le second, & le reste de la base compose le troisiéme. Cette
colonne a quatre-vingt pieds, entre la base & le chapiteau, & l'on peut
lui donner cent dix pieds d'élévation. Aussi la crois-je la plus haute & la
plus grosse de l'univers.
Les monumens antiques dont je viens de te parler, mon cher Monceca, auront un
jour le même sort, que tant d'autres qui les ont précédés. Ils seront détruits
& renversés. Ils ont déja reçu quelques outrages par le tems, & l'on
ignore entièrement qui sont ceux qui les ont fait élever. Les noms de Pompée
& de Cléopatre qu'on a attachés à ces colonnes, ne sont pas, selon toutes
les apparences, les noms de ceux qui les ont fait élever: & on les appelle
ainsi, sans qu'on sçache trop bien sur quel fondement. Les temples, les palais,
les arcs de triomphe n'immortalisent ni les souverains, ni les particuliers. Ce
sont les grandes actions, ou les ouvrages d'esprit qui nous assurent de vivre
éternellement dans la mémoire des hommes. (1)
[(1) Exegi monumentum oere perennius
Regalique situ pyramidum altius,
Quod non imber edax, non Aquilo impotens,
Possit diruere, aut
innumerabilis,
Annorum series, & fuga temporum.
Non omnis moriar,
multaque pars mei
Vitabit Libitinam: usque ego posterâ
Crescam laude
recens, dum capitolium
Scandet cum tacitâ virgine pontifex.
Horatius, ode XXX. lib.IV.]
Combien de monumens n'ont point été détruits depuis Alcibiade, Thémistocle,
& ces autres illustres Grecs dont le bruit de leurs actions a transmis les
noms à la postérité la plus reculée!
[Pages c132 & c133]
Que de temples, que de palais ont été renversés depuis la mort d'Homère! Ce
génie illustre vit encore parmi nous: & il fait aujourd'hui les délices de
toutes les nations, comme il fit autrefois celles de la Grèce.
Il n'y a que des hommes médiocres qui, ne trouvant point assez de ressources
en eux pour percer la nuit obscure des tems, cherchent à la dompter par des amas
immenses de pierres & de marbre.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux, &
conserve-toi soigneusement.
D'Alexandrie,ce...
***
LETTRE LXXV.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je suis arrivé à Lyon, & je compte en partir au premier jour pour me
rendre à Montpellier, où je séjournerai très-peu, étant pressé de me rendre en
Espagne. Je suis en situation, mon cher Monceca, de pouvoir juger par moi-même
de tout ce que tu m'as écrit sur les moeurs & les coutumes des François. Je
trouve tes réflexions justes: les idées que tes lettres m'avoient données, me
servent infiniment. Je suis prévenu de bien des choses que je vois, que
j'examine avec beaucoup de sang-froid, & qui me causeroient une surprise
étonnante, si je n'étois prévenu.
A l'auberge ou je suis logé, il y a deux jansénistes Parisiens, exilés par
une lettre de cachet. Il n'est rien de si plaisant que de les ouir disputer avec
un jeune abbé qui espère d'avoir quelque bénéfice par la protection des
jésuites. Il faut avouer qu'il gagne bien le présent qu'on lui fait attendre,
& qu'il se bat pour le parti contre tout venant avec un courage infini.
Quand il ne peut se défendre par des raisons, il a recours aux invectives: si
bien souvent nous n'arrêtions sa fougue & son impétuosité, il se prendroit
au collet avec un de ces jansénistes, & tous les deux acheveroient de
décider leurs disputes à coups de poing.
[Pages c134 & c135]
Il y a deux ou trois jours qu'un prêtre, fort ennemi des jésuites, vint dîner
à notre auberge. On m'écrit, dit-il, de Dôle, que le pere Girard a
fait plusieurs miracles depuis sa mort. Si cela est, il n'est point de pendu ni
de roué qui n'en puisse opérer: l'on pourra faire de fort belles catacombes des
fourches & des potences de Mont-faucon; & les reliques deviendront à bon
marché. Vous êtes un fat, dit le jeune abbé au prêtre janséniste. Si l'on
vous rendoit justice, on vous attacheroit par le cou à ces fourches dont vous
parlez. On y joindroit le pere Nicolas, la Cadière, & toute sa fourbe de
famille. Je vais appeller l'hôtesse, & lui dire, que je suis résolu à
quitter sa maison, si elle y reçoit désormais des gens excommuniés, ipso
facto, & des partisans d'un hérétique, tel que l'imposteur Paris. Il me
paroit, mon petit monsieur, répondit le janséniste, que vous le prenez
sur un ton bien haut. Je le prends sur le ton qu'il faut, répliqua mon petit
abbé: & je vous jure sur mon collet, & par la soutane que je porte
que si vous vous avisez jamais de prendre votre champ de bataille, pour déclamer
contre des gens respectables dans les lieux où je me trouverai, je sçaurai vous
imposer silence. Vous! reprit le janséniste. Un morveux de votre façon
tiendra ma langue captive, quand le respect que je dois à mon prince ne sçauroit
m'y contraindre! Parbleu je voudrois bien voir comment vous vous y prendrez. La
chose est fort aisée, dit l'abbé. Si vous continuez vos discours, je vous
fermerai facilement la bouche, en vous faisant voler une assiette à la tête.
Comment ventrebleu, répondit le janséniste. une assiette à la tête! Une
assiette à la tête d'un bachelier de Sorbonne, petit excrément de Loyola! Je
vous apprendrai à connoître vos gens. A ces mots, l'emporté janséniste
saisit une bouteille; & si deux officiers qui rioient de tout leur coeur de
voir ce défi ecclésiastique, n'eussent eu assez de bonté pour s'opposer à la
rage de ces deux ennemis, j'aurois été témoin paisible d'un des plus sanglans
combats.
Après qu'on eut séparé les deux champions, Messieurs, leur dirent les
officiers, vous n'observez point dans vos démêlés les régles de l'art
militaire. Il faut, avant d'en venir aux voies de fait, justifier par un
manifeste les raisons qui déterminent à déclarer la guerre. C'est ainsi qu'en
usent les souverains. Vous, monsieur, vous êtes ennemi du pere Girard & des
jésuites. Apprenez-nous vos raisons; après quoi, monsieur nous instruira des
siennes.
[Pages c136 & c137]
Et que voulez-vous que je vous dise, monsieur, répondit le janséniste?
Ignorez-vous ce que sçait toute la terre? Peut-on ne point se déchaîner
contre un homme qui a fait servir la religion à couvrir sa débauche; qui a abusé
du caractère de confesseur pour séduire sa pénitente, & qui enfin, à l'aide
du démon, s'est rendu le maître d'en avoir des faveurs toutes les fois qu'il a
voulu, sans qu'elle fût la maîtresse de pouvoir les refuser?
L'abbé pétilloit de répondre aux discours de son adversaire: il n'eut pas la
patience de lui laisser achever la tirade d'injures qu'il avoit commencée. Le
pere Girard, dit-il, est innocent aux yeux de tous ceux qui ne se
laissent point prévenir par la haine & les préjugés. Il a été l'innocente
victime d'un complot formé entre le pere Nicolas & le pere Cadière & sa
soeur. Les jansénistes ont voulu, en perdant un des principaux membres d'une
illustre société, lui porter un coup mortel. Ils ne se sont pas souciés de
déshonorer la religion, pourvu qu'ils accablassent leurs ennemis.
«Voilà donc, messieurs, dit un officier, vos raisons réciproques. Hé bien je
vais vous prouver à tous les deux, que vous avez grand tort de disputer aussi
aigrement sur des suppositions qui sont également fausses. Je réponds d'abord
aux vôtres, continua l'officier, en s'adressant au janséniste. Vous dites que le
pere Girard, abusant de son caractère, a rendu démoniaque sa pénitente, &
l'a séduite. Je vais vous prouver deux choses: ou que le pere Girard n'a pas
abusé la Cadière, ou qu'elle y a consenti de bon coeur.
«Si les avocats, qui ont soutenu le pere Girard, avoient eu la permission de
faire usage de la lumière naturelle, & qu'ils n'eussent point été forcés
d'adopter comme article de foi une croyance ridicule, qui n'a d'autre fondement,
d'autre réalité, que les écrits de quelques moines & les prônes de quelques
curés de village, ils eussent nié totalement, qu'il pût y avoir des sorciers,
& qu'aucun maléfice pût déterminer sa volonté. Je suppose qu'un philosophe,
accoutumé à faire usage de sa raison, plaide le procès du pere Girard à
l'audience du parlement de Provence. Est-il possible, dira-t-il, qu'on
accuse des plus grands crimes un homme reconnu pendant cinquante ans pour
vertueux, & qu'on n'en apporte qu'une seule raison contraire à toutes les
notions évidentes? Alors ce philosophe appelle à son secours la bonne
philosophie.
[Pages c138 & c139]
«Voyons, dit-il, messieurs, le pere Girard a pû diriger la volonté
de la Cadière, lui procurer des extases & des stigmates, des transpirations
de sang, des couronnes d'épines qui sortoient de sa tête: lui étant absent &
n'agissant que par le moyen des philtres.
«Il est certain que plusieurs liqueurs peuvent produire en nous des effets
extraordinaires, & déranger notre situation coutumière. Les remédes que
donnent les médecins, les poisons subtils dont les effets sont aussi prompts que
celui d'un poignard enfoncé dans le coeur: sont des preuves convaincantes du
pouvoir que certains philtres ont d'agir sur nos sens. Mais n'est-il pas absurde
de soutenir qu'ils produisent des effets contraires à la nature, & changent
l'essence des choses? N'est-il pas ridicule de dire, qu'un breuvage a le pouvoir
de faire naître du bois & des épines dans le cerveau d'une personne, de les
en faire sortir pendant quelques momens, de les retirer ensuite dans ce même
cerveau, comme dans leur étui ordinaire? C'est ici où il faut rapporter cet
axiome certain & reçu par tous les philosophes. Une chose ne peut
communiquer ce qu'elle n'a pas. Or, comment une liqueur peut-elle produire du
bois, & former la couronne de la Cadière? Car lorsqu'elle eut cette fameuse
extase, dans laquelle parut cette miraculeuse couronne, on convient que le pere
Girard étoit absent. Il faut donc avouer que les philtres ne pouvant produire
ces épines, & le pere Girard absent ne pouvant les donner, la Cadière
elle-même devoit les placer dans sa coëffure. Lorsqu'on venoit être le témoin de
ses prétendues extases, elle dupoit le public pour le moins de moitié avec le
pere Girard. Je défie que quiconque veut se servir de sa raison, puisse penser
autrement.
«Il est du dernier ridicule d'oser soutenir que le pere Girard, aussi
puissant que Dieu, avoit le pouvoir de déterminer la volonté de la Cadière par
un mouvement supérieur; ensorte qu'elle étoit forcée nécessairement de se prêter
aux desseins de son confesseur. Tous les philtres du monde ne peuvent fixer
& déterminer la volonté du point fixe. La matière ne peut agir que sur
la matière. Comment est-ce donc qu'un breuvage peut agir directement sur
elle, pour produire un effet certain & déterminé?
[Pages c140 & c141]
«Sans cela, il n'opère que par les sensations & les mouvemens qu'il
produit sur le corps. Ainsi par les philtres, on peut échauffer le sang,
disposer les esprits à l'amour, exciter des mouvemens de concupiscence: mais
ceux qui les ressentent, ne sont pas déterminés à un objet plutôt qu'à un
autre.
«La volonté reste libre: & en disposant le coeur à la tendresse, un
inconnu peut en profiter aussi aisément qu'un amant. Le caprice & la volonté
décident des faveurs que l'agitation des esprits & les désirs de
concupiscence ont rendu aisées à obtenir. La Cadière auroit donc pû rendre
heureux une autre personne. Tous les philtres du pere Girard ne la forçoient
point de se déterminer absolument en sa faveur, à plus forte raison de se prêter
de si bonne grace aux fourberies & aux miracles que j'ai prouvé n'avoir pû
être opérés que par une ruse étudiée de cette fausse sainte.
«Convenez donc, messieurs les jansénistes, que les extases, les ravissemens,
les prodiges de la Cadière n'ont été inventés qu'à dessein, & pour perdre ce
jésuite: ou que la Cadière étoit de moitié avec lui de toutes ces impostures. Je
vous donne le choix. De quelque façon que vous décidiez, vous m'avouerez que la
sainte pour laquelle vous êtes si zélés, mérite un mépris infini, au lieu de
votre estime.
«Je viens actuellement à vous, monsieur l'abbé, continua l'officier, & je
vais vous prouver que le pere Girard ne doit point trouver un défenseur dans un
homme tel que vous, dont l'état exige une morale rigide. Vous conviendrez
aisément que le pere Girard n'étoit point un imbécille. Il étoit jésuite, &
jésuite estimé dans son ordre. En voilà plus qu'il ne faut, pour décider du
caractère de son esprit & de sa politique; je vous demande donc, monsieur,
si vous croyez qu'un homme qui n'est pas bien aise de duper, en affectant d'être
dupe lui-même, puisse donner dans toutes les extravagances de la Cadière, &
de vingt ou trente autres dévotes, dont la plûpart, sans avoir pris des
philtres, étoient pour le moins aussi échauffées que la Cadière?
[Pages c142 & c143]
«La fameuse Batarel, la principale & la plus illustre des saintes de ce
bon jésuite, soulageoit les feux quelquefois par des baisers amoureux. Il a
avoué lui-même ce fait. (1)
[(1) Interrogé, s'il ne lui est point arrivé de donner un baiser à la
demoiselle Batarel, dans la maison de la Cadière? A répondu, qu'étant
allé dire adieu à la Cadière la veille de son départ pour 0llioulles, ladite
Batarel, qui y étoit, le pria d'entrer un moment dans une chambre, sous prétexte
de lui dire un mot; & que ladite Batarel ayant brusquement fermé la porte de
ladite chambre, embrassa le répondant, sans lui mot dire, qui se dépêtra sur le
champ de ses mains. Recueil général des piéces concernant le procès entre la
demoiselle Cadière, &c. Interrogat. 149, Tom. V. Pag. 40.]
«Eh quoi, monsieur! Est-ce là la conduite d'un prêtre chaste, prudent &
zélé pour le bien de sa religion? Avouez donc, que si le pere Girard n'étoit ni
sorcier, ni incestueux spirituel, il étoit du moins grand fourbe & grand
hypocrite. Ne croyez point, qu'en l'accusant, je veuille justifier le pere
Nicolas son adversaire. Il étoit pour le moins aussi coupable que lui, &
beaucoup moins scrupuleux. Le jésuite conservoit une certaine décence. En
examinant une plaie au-dessous du téton gauche, il avoit une excuse prête, si la
fantaisie lui eût pris de la baiser. Politique dans toutes ses démarches, l'air
austère & pieux ne l'abandonne jamais. (1) Mais le carme agissoit en carme:
il alloit tout droit son grand chemin, ne s'amusant point à la bagatelle, il
usoit des priviléges de son ordre (2).
[(1) Interrogé, s'il n'a jamais baisé cette plaie? A répondu que
non; mais que s'il l'avoit cru à propos, & qu'il eût baisé cet ulcère, il
l'auroit fait à l'exemple des saints, ou par un esprit de religion, ou par un
esprit de mortification. Recueil, tom. V. Pag. 14.
(2) Il est prouvé
dans plusieurs endroits de la procédure, que le pere Nicolas avoit une
inclination infinie à abuser de la Cadière; ils couchoient en campagne dans la
même chambre. Recueil, tom. V. pag. 103.]
«Convenez donc, monsieur l'abbé, que votre zéle pour le pere Girard est
outré, & à vous parler franchement, c'est aimer à défendre d'étranges
paradoxes, que de vouloir le justifier. Le public s'est récrié sur l'arrêt du
parlement de Provence, qui renvoyoit absoutes ces trois personnes. Je crois que
dès qu'il ne les punissoit pas toutes trois également, il ne pouvoit rien
ordonner de mieux.»
[Pages c144 & c145]
Quelques justes que parussent les raisonnemens de cet officier, le petit abbé
& les jansénistes en ont paru peu satisfaits. Ils se sont cependant, séparés
après s'être jetté des regards foudroyans.
Le courier va partir, & je finis ma lettre. Porte-toi bien, mon cher
Monceca: vis content & heureux.
De Lyon, ce...
***
LETTRE LXXVI.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
J'ai reçu la lettre que tu m'as écrite de Lyon. L'aventure du janséniste
& du petit abbé m'a beaucoup réjoui. L'officier qui a voulu les mettre
d'accord, me paroît un homme de sens: & je croirois aisément qu'il pense
juste dans l'affaire du jésuite Girard. J'ai toujours été persuadé qu'il y avoit
de la mauvaise foi, de la fourbe & de l'imposture de tous les côtés. Les
prétendus sortiléges, dont la Cadière avoit été frappée, montroient évidemment
le ridicule d'une partie de ses dépositions. Cependant, quelqu'absurde que fût
l'accusation d'enchantement, elle étoit nécessaire. Sans elle, l'on n'eût pû
attaquer le pere Girard. La Cadière, partageant ses crimes, auroit été dans le
cas d'être punie. Ainsi elle eût gardé le silence. Mais dès qu'elle étoit
déterminée par un pouvoir supérieur, elle n'étoit plus coupable: tout devoit
être attribué au diable & au sorcier.
Le peuple nazaréen a une si ferme croyance aux prestiges, sortiléges, &c.
qu'il n'est rien de si absurde qu'on ne lui persuade par ce moyen. L'imposture
devient miracle & digne d'être considérée comme une suite des volontés
immédiates de la Divinité, dès qu'elle se couvre du voile de l'obsession &
de la profession. Il n'est rien de si plaisant que les conversations que
quelques moines ont avec les démoniaques qu'ils exorcisent. Ils prennent avec le
diable mille petites familiarités: ils se disent mutuellement plusieurs
quolibets: l'on croiroit que Belzébut est un bouffon à gages, que Satan est un
petit-maître aimable, & complaisant. Voici les termes originaux d'une de ces
conversations infernales. Je crois qu'ils pourront t'amuser. C'est un moine qui
parle.
[Pages c146 & c147]
La soeur Bonaventure, possédée par un démon nommé Arfaxa, vint me demander
de se confesser à moi, disant ne vouloir parler à d'autres: & il est à
remarquer que ce diable a eu toujours envie de me parler. (1)
[(1) Recueil véritable de ce qui s'est passé aux exorcismes de plusieurs
religieuses de la ville de Louviers, par le révérend pere Gaufre, imprimé à
Paris, avec permission, l'an 1643. Pages 30 & 31.]
Tu vois, mon cher Brito, que les moines nazaréens connoissent tous les
diables par noms & surnoms: que ceux-ci prennent amitié pour eux, &
recherchent avec empressement le moyen de leur parler. Je t'avouerai que je me
sentirois assez porté à croire que la sympathie agit effectivement entre les
moines & les démons; mais je pense que ces derniers ont bien moins de
malice. Tu vas le voir par le tour que ce religieux joua à ce diable Arfaxa.
Voici comment il s'explique lui-même. Je me mis à genoux devant ce démon, lui
disant que mon dessein étoit de venir confondre ma superbe par celle des
diables, & d'apprendre d'eux, malgré qu'ils en eussent, l'humilité. Ce démon
enrageoit de me voir en cet état, & me dit qu'il avoit reçu commandement de
me prévenir. Et comme je continuois à m'abaisser, il en voulut tirer avantage
& me dit: «C'est que tu m'adores.» Je repliquai: «Tu es trop
infâme, vilain. Je te considère comme la créature de mon Dieu, & l'objet de
sa colère: c'est pourquoi je veux me soumettre à toi, puisque tu ne le mérites
pas; & tout à l'heure je vais te baiser les pieds.» Le démon, surpris de
cette action, m'en empêcha. Comment trouves-tu, mon cher Brito, tous ces
tours de souplesse? Il faut qu'un moine soit bien rusé & bien malin,
puisqu'il a le secret de duper le diable, & de le faire enrager. Qui auroit
dit à Arfaxa que l'envie qu'il avoit de parler à ce religieux lui seroit une
occasion d'être plaisanté & turlupiné? Ce n'est pas encore là toute la
scène, & la fin en est bien plus mortifiante pour le diable, & glorieuse
pour le moine. Là-dessus, continue-t-il, je conjurai ce démon de me
faire connoître, autant qu'il étoit possible, la volonté de Dieu, ou que je lui
baisasse les pieds, ou qu'il baisât les miens. Il me répondit: «Tu sçais
quel mouvement Dieu te donne, suis-le.»
Cette réponse tient autant du Normand que du diable. Arfaxa n'étoit point
sot. Il craignoit d'être la cause de l'humiliation de son ennemi, & de lui
ouvrir ainsi les portes du ciel.
[Pages c148 & c149]
Il ne vouloit pas non plus baiser les pieds d'un religieux qui se jouoit
cruellement d'un diable qui avoit témoigné tant d'amitié pour lui. Il laissoit
donc la question indécise, comptant que le moine ne se détermineroit peut-être
pas. Mais il étoit trop fin pour ne vas attraper Arfaxa. Il se jetta à ses pieds
& les lui baisa, dont ce diable enrageoit de tout son coeur. En
suite, dit ce religieux, je lui commandai, par les reliques du pere
Bernard, de baiser les miens; ce qu'il fit avec grande promptitude.
Voilà, mon cher Brito, le comble du rafinement en malice; & je suis
assuré qu'Arfaxa ne s'attendoit pas au mauvais tour que devoient lui jouer les
reliques du pere Bernard,
Je ne sçais si tu as fait attention à la prompte obéissance de ce diable, dès
qu'on lui parla du squelette de Bernard. Il faut que la vertu en soit bien
particulière, puisqu'elle peut influer sur les esprits infernaux. Cette histoire
semble confirmer les contes que l'on faisoit des charmes des anciennes
magiciennes. Horace parle d'une certaine Canidie, qui se servoit, pour composer
ses philtres, des ossemens qu'elle alloit déterrer dans les cimetières. Les
nazaréens sont persuadés qu'il y a dans certains os une très-grande vertu. Les
Mahométans, sur-tout les Persans, ont les mêmes idées. Mais je pense qu'il faut
aimer à donner un air de mystère & de religion aux choses les plus communes,
pour sanctifier un morceau de terre, & le regarder, pour ainsi dire, comme
une portion de la Divinité.
Ce que les nazaréens appellent reliques, n'est qu'une simple portion de
matière égale à toutes les autres, & qui n'a pas plus de vertu que la plus
petite & la plus méprisable. Car si la matière qui forme un os avoit des
qualités qui fussent au-dessus des forces de la matière ordinaire, & qu'elle
participât au pouvoir divin, elle ne sçauroit & ne pourroit jamais perdre
ses avantages. Or, il n'est rien de si aisé que de réduire la tête d'un saint à
former, par la suite du tems, une partie du corps d'un voleur de grand chemin.
Alors la matière qui composoit la tête du saint, aura, à coup sur, perdu sa
vertu divine. Et il est ridicule de soutenir qu'une chose puisse perdre ses
qualités & ses facultés intérieures, par la différente forme qu'on lui
donne; comme si l'on soutenoit qu'une pièce de marbre devient froide, parce
qu'elle est quarrée.
[Pages c150 & c151]
Mais ce qui regarde la perte des attributs de ces os est encore plus
difficile à comprendre, parce qu'étant en quelque façon divins, ils doivent
moins être sujets au changement. Supposons qu'une bête mange la tête d'un saint;
& que cette bête, tuée par un bohémien ou un vagabon lui serve, après avoir
été salée, de nourriture pendant six mois, il est certain qu'il se trouvera que
plusieurs des parties de matière qui formoient la tête du saint, seront
répandues dans les membres du bohemien. Je demande si elles auront alors la
vertu de faire des miracles, & de sanctifier les parties peccantes &
immondes auxquelles elles seront jointes? Si l'on me répond qu'elles n'ont
plus aucun pouvoir, je nie avec juste raison, qu'elles en ayent jamais pû avoir,
parce que ce n'est point la différente configuration qui donne les qualités
intérieures à la matière; une pierre d'aiman ronde ou quarrée attirera également
le fer. On dira peut-être que Dieu permet que ces os opérent en tant qu'ils sont
os, & non point lorsqu'ils sont pulvérisés. Mais je demande aux nazaréens
les plus zélés qu'ils me montrent dans les livres de leurs premiers docteurs
(1), que Dieu ait révélé qu'il accordoit à des os le pouvoir d'agir aussi
puissamment que la Divinité: & quoique je sois juif, je suis prêt à me
soumettre aveuglément à leur sentiment.
[(1) Les apôtres.]
Je ne crains point qu'ils puissent me convaincre. Il n'est pas dit un mot des
os dans les livres fondamentaux de leur religion.
En me déclarant ouvertement contre la superstition des reliques, je
n'approuve pas le mépris outré qu'affectent certaines gens contre les précieux
restes de quelques personnes qui se sont rendues recommandables par leur piété
& leurs bonnes moeurs pendant le cours de leur vie.(2)
[(2) Je prie ceux à qui l'on a voulu persuader qu'Aaron Monceca avoit déclamé
de la manière du monde la plus indécente, de faire quelque attention à cet
endroit, & de juger ensuite sans passion sur la bonne foi ou la fausseté des
reproches qu'on lui a faits.]
Quel est le mortel qui ne respecte point le tombeau de ses peres, & qui
veuille en profaner les cendres?
[Pages c152 & c153]
Les hommes vertueux sont les peres des nations. C'est à eux qu'elles ont
l'obligation de connoître le bien, & les moyens d'y parvenir. Que les
nazaréens honorent les tombeaux de certains particuliers, j'approuve leurs
maximes. Mais qu'ils érigent en divinité les cendres & les restes de ces
mêmes particuliers; qu'ils leur attribuent autant de puissance qu'à Dieu même;
que l'encensoir à la main, semblables aux payens, ils encensent sur des autels
des morceaux d'os & d'étoffe: je condamne alors leur zèle outré, je ne vois
plus rien que de ridicule dans leur façon de penser; leur excès me fait presque
pencher du côté de leurs adversaires, qui poussent trop loin à leur tour leur
négligence & leur indifférence sur les tristes restes des hommes illustres,
dont la vûe peut servir beaucoup à exciter à la vertu. On élève tous les jours
des statues aux grands monarques, aux généraux illustres, pour animer leurs
égaux à mériter par leurs actions brillantes de semblables monumens. Les
reliques gardées soigneusement & respectées, valent, pour exciter les
peuples à la vertu, des mausolées & des tombeaux superbes.
Ce n'est donc point, mon cher Brito, le soin qu'on a de conserver certains
os, qui me fait condamner les nazaréens. C'est le culte qu'ils leur rendent,
& l'abus qu'en font les moines, comme ce religieux dont je viens de te
parler; hardi menteur, qui, abusant des cendres de son pere Bernard, commandoit
aux démons par le pouvoir d'un squelette.
Ce qui a rendu les reliques méprisables, c'est qu'on les a mises en commerce
comme une marchandise dont le prix étoit plus ou moins cher, selon les
fabricans. Quelques souverains pontifes en ont vendu un grand nombre à fort bon
marché, & quelques autres les ont portées à un prix excessif. Ils en ont
cherché dans tous les lieux où ils croyoient pouvoir en trouver: & lorsque
les véritables leur ont manqué, ils en ont fabriqué grand nombre de fausses;
semblables à certains souverains avides qui, après avoir tiré tout l'or de leurs
sujets, leur donnoient en échange de mauvais papiers de valeur imaginaire. Le
pouvoir qu'on a donné aux reliques de faire toutes sortes de miracles, part de
la même source, & l'avarice leur accorde ces vertus surprenantes. Les
souverains pontifes ont fait comme les vendeurs d'orviétan. Pour mieux débiter
leur baume, ils lui ont attribué toutes sortes de vertus.
[Pages c154 & c155]
Les reliques, les possédés & les indulgences, sont trois mines
inépuisables: elles produisent plus aux moines que le Pérou & le Brésil ne
rendent aux Espagnols & aux Portugais. Le tout consiste à les faire valoir
adroitement. il y a des religieux nazaréens qui sçavent tirer la quintessence de
ces trésors ecclésiastiques. Ils exorcisent jusqu'aux bêtes, quand il n'est
aucun nazaréen assez sot pour se persuader qu'il est démoniaque. Cela ne doit
point te paroître extraordinaire; car les diables font aussi quelques caravanes
dans les corps des animaux, lorsqu'ils n'ont pas mieux à faire. J'ai lû dans un
livre (1), qu'un démon possédoit une vache. Il se tenoit quelquefois dans son
corps, & quelquefois il s'amusoit à pirouetter & faire la cullebute sur
son dos. Un nommé Martin s'appercevant du triste état de cette pauvre bête,
ordonna au démon de la laisser tranquille & de se retirer. Sensible aux
bontés de ce Martin, elle vint poliment lui faire la révérence, se mit ensuite à
genoux & mugit trois fois, pour lui montrer sa reconnaissance.
[(1) Voyez la légende de S. Martin.]
Quelque ridicule que soit ce conte, il l'est beaucoup moins que plusieurs
autres dont le peuple chez les nazaréens est très persuadé. On lui dit gravement
que ces histoires sont autentiques & reconnues généralement pour vraies. A
force de le lui assurer, on le lui persuade enfin. Avidité de l'or, jusqu'où ne
pousses-tu point l'imposture des hommes! (1)
[(1) Quid non mortalia pectora cogis,
Auri sacra fames!
Virgil. Aeneïd. Lib.II]
Porte-toi bien, mon cher Brito, & vis content & heureux.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXVII.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Depuis près d'un mois, je suis arrivé au Caire; mais les embarras que j'ai
eus m'ont empêché de te donner plutôt de mes nouvelles. Cette ville doit sa
fondation à un nommé Giaucher, visir du calife Meezledin, qui fit la conquête
d'Egypte. Ce vizir fit travailler à un mur épais & élevé qui environnoit une
plaine où toute son armée campoit.
[Pages c156 & c157]
Son maître le calife, ennemi mortel des villes, ainsi que le sont la plûpart
des Arabes, trouvant ce séjour plus gracieux que celui d'Alexandrie, y fit
tendre ses tentes. Peu-à-peu cependant, on bâtit dans cette enceinte quelques
maisons: elle se remplit dans les suites de palais & de bâtimens publics;
enfin elle forma une ville magnifique, qui s'enrichit insensiblement des ruines
de celle de Masr, que ses citoyens abandonnoient pour venir habiter dans ce
nouveau séjour. Giaucher, en mémoire de sa conquête, avoit donné à cette ville
le nom d'el Cachera, qui signifie en Arabe, comme tu le sais, la
victorieuse. C'est de-là que quelques marchands Florentins & Vénitiens,
qui ont été les premiers négocians nazaréens à qui l'on ait permis de s'établir
dans cette ville, formerent le nom d'el Cairo, auquel ils ajouterent le
terme de grand, pour en marquer l'étendue & la beauté (1).
[(1) Voyez la relation de l'Egypte, par M. Mallet. Part.I]
Voilà, mon cher Monceca, la véritable origine du Caire, & toutes les
autres qu'ont décrites les historiens, sont contraires à la vérité & aux
meilleurs historiens Arabes. Cette ville est aujourd'hui la capitale de
l'Egypte. Le bacha qui commande dans le province y fait sa résidence. La Porte
ne confie ce poste important qu'à un des principaux Turcs. Il demeure dans un
château ou une espèce de citadelle assez mal fortifiée, eu égard aux places de
guerre des nazaréens. Cette citadelle fut bâtie il y a environ sept cent ans,
par Saladin.
Le Caire renferme dans son enceinte plusieurs morceaux antiques, qui y ont
été transportés du tems des califes, soit d'Alexandrie, soit de la haute &
de la basse Egypte. On voit aussi les ruines de plusieurs anciens palais bâtis
& habités par les souverains d'Egypte, & par les principaux seigneurs de
leurs cours. Les dorures des lambris, qui ont échappé à la fureur du tems, sont
encore si éclatantes, qu'on croiroit que l'ouvrier vient seulement de les
appliquer. Les mosquées de cette ville sont fort belles, mais elles n'approchent
point de celles de Constantinople. Celle d'Ashur, qui est la plus magnifique,
est beaucoup au-dessous des sept premières de la ville impériale.
[Pages c158 & c159]
Elles sont bâties ici comme les autres endroits; couvertes par des dômes,
& ornées de plusieurs minarets. (1)
[(1) Ce sont des tours servant de clochers. Les Turcs régulierement cinq fois
par jour, font appeller le peuple à la priere.]
Il y a autour du Caire plusieurs tombeaux de docteurs ou santons mahométans,
qui sont très-fréquentés par un grand nombre de personnes qui y ont une dévotion
extraordinaire. Un de ces principaux tombeaux est celui du fameux docteur
Chafaï. Il vaut presqu'autant de revenu à certains santons & dervis qui ont
soin de l'entretenir, que l'échine ou le croupion de S. François aux
Franciscains ses disciples. Les moines Turcs sont aussi zélés pour leurs saints,
que les moines nazaréens le sont pour les leurs. Ils ont employé, pour se
conserver Chafaï, un moyen digne de la fourbe du plus hardi janséniste
convulsionnaire.
Un souverain d'Egypte, calife de Babylone, & qui y tenoit sa cour, voulut
faire transporter le corps de ce fameux Chafaï dans les lieux qu'il habitoit. Il
écrivit au gouverneur d'Egypte de le faire exhumer, de le mettre dans un
cercueil magnifique & de le lui envoyer. Le gouverneur fut très-fâché de
l'ordre qu'il avoit reçu, n'ignorant pas la profonde vénération que tout le
peuple avoit pour ce prétendu saint, il craignoit une émeute; & afin
d'éviter les tristes suites qu'entraînent ordinairement les séditions
populaires, il communiqua aux dervis le commandement qu'il avoit reçu, Il les
exhorta à se soumettre aux ordres de leur prince, & leur recommanda de
préparer le peuple à souffrir le transport du saint. J'irai demain, leur
dit-il, exécuter les volontés du calife. Ainsi préparez tout ce qui est
nécessaire. Les moines Turcs ne furent point étonnés du coup. Ils résolurent
d'agir efficacement & de s'opposer aux ordres du souverain d'une manière qui
pût ne pas leur nuire auprès de lui. Pour en venir plus aisément à bout, ils
voulurent couvrir leur fourbe d'un miracle, & mettre le ciel dans leurs
intérêts. C'est-là le grand secret pour venir à bout des entreprises les plus
difficiles. Ils travaillerent toute la nuit à l'exécution de leur projet; &
après avoir ouvert le tombeau du saint, ils mirent autour du corps des matières
combustibles, mêlées de quelques phosphores, capables de s'enflammer dès qu'ils
auroient pris l'air.
[Pages c160 & c161]
Après avoir tout préparé, ils attendirent avec beaucoup de tranquillité le
gouverneur, qui sous prétexte de faire plus d'honneur au saint, se rendit à son
tombeau avec une suite de dix mille hommes, quoique tout cet appareil &
cette pompe ne fut que pour empêcher un soulevement parmi le peuple. Dès qu'il
fut arrivé, les travailleurs commencerent d'ouvrir la terre. Lorsqu'il furent
parvenus à l'endroit où reposoit le corps, & qu'ils commencerent à donner du
jour aux phosphores, les matières combustibles s'allumèrent; il sortit du
tombeau une flamme si vive & si éclatante, que ceux qui creusoient furent
privés, pendant quelques momens, de la vûe. Ils crierent miracle les premiers.
Le peuple en fit autant; & les prêtres annoncerent alors la volonté du saint
qui ne prétendoit point quitter sa retraite. L'imagination des Egyptiens
préparée aux prodiges, saisit avidement celui-là; & l'on recouvrit sur le
champ le tombeau, sans oser aller plus loin. Le gouverneur, bon politique &
bon courtisan, profita adroitement de ce prétendu miracle pour satisfaire le
peuple, sans blesser les ordres de son maître, à qui il écrivit ce prodige,
constaté par plus de dix mille personnes. Le calife voyant que le saint se
trouvoit bien, & qu'il ne vouloit point déloger, consentit à le laisser dans
son ancien tombeau, où il est encore, & où les dévots Mahométans vont en
foule faire leurs prieres. (1)
[(1) Mallet, relation d'Egypte, Part. II.]
Avoues, mon cher Monceca, que ce trait va bien de pair avec ceux des moines
nazaréens. Par-tout la superstition sert à l'avarice de certains hommes qui font
de leur religion un commerce honteux, & se déshonorent aux yeux des gens
sensés, à qui la fourbe est bien-tôt connue.
Les Egyptiens sont encore plus superstitieux que les Turcs: à peine les
Espagnols les égalent-ils. Il semble que de tout tems ce pays ait été le centre
des cérémonies ridicules, & qu'il ait voulu servir d'exemple aux autres
nations pour leur montrer jusqu'où peut aller l'égarement de l'esprit humain.
Les anciens Egyptiens adoroient les animaux les plus vils & les plus
méprisables, les crocodiles & les ichneumons. Leur aveuglement s'étendoit
jusqu'à déïfier les plantes.
[Pages c162 & c163]
O! heureuse nation, dit Juvenal, en se moquant de ce peuple aveugle,
qui voit croître ses dieux dans ses jardins. *
[* 0 sanctas Gentes, quibus nascuntur in hortis,
Numina!
Juv.
Sat. XV.]
Je ne puis comprendre, mon cher Monceca, jusqu'où les peuples polis, éclairés
par les sciences & remplis de génie, ont poussé leur aveuglement sur les
idées qu'ils avoient de la Divinité. Que des nations barbares aient donné dans
certaines erreurs, j'en suis beaucoup moins étonné. Un homme capable de manger
un autre homme, avec autant de sang-froid que s'il mangeoit un poulet, peut
tomber dans les égaremens les plus grands, sans que j'en sois surpris. Mais
qu'un peuple chez qui les arts & les sciences fleurissent, qui connoît &
suit les principales & les plus belles loix de la morale, donnent dans les
idées extravagantes de changer un veau en divinité, & de le nourrir avec
soin dans un temple, c'est ce que je ne puis comprendre. Car comment se figurer
qu'un homme qui fait usage de sa raison, qui élève son génie jusqu'au point de
mesurer le cours des astres, de prédire & d'annoncer les éclipses par une
exacte supputation, puisse croire véritablement qu'un dieu a un commencement
& une fin, & qu'il vient sous la figure d'un veau, ruminer & brouter
pendant l'espace de douze à quatorze ans? Quelque aveuglés que fussent les Grecs
& les Perses, ils l'étoient cependant beaucoup moins.
Cambyse étant à Memphis, après avoir fait la conquête de l'Egypte, ne
sçachant la raison des réjouissances qu'il entendoit faire, & en ayant
demandé la cause, fut très-surpris d'apprendre que l'on célébroit la fête du
dieu Apis, qui enfin, après bien du tems, venoit de se montrer publiquement. Il
envoya chercher les prêtres; leur dit en plaisantant, que s'il y avoit quelque
dieu qui fût si bon de s'abaisser jusques aux Egyptiens, il étoit étonné qu'il
se cachât au roi & leur ordonna de lui amener leur dieu Apis. Cambyse ne fut
pas peu surpris lorsque les prêtres lui présentèrent un veau. Rempli
d'indignation, il tira un poignard & en frappa le dieu dans la cuisse, qui
mourut ensuite de ses blessure.
[Pages c164 & c165]
O méchans! dit-il aux prêtres, les dieux sont-ils donc composés de
sang & de chair, Sentent-ils les coups d'épée? Certes, ce dieu est digne des
Egyptiens. Mais je vous ferai reconnoître que vous ne tirerez point d'avantage
de nous avoir abusés & de vous être moqués de nous. (1)
[(1) Hérodote, Liv.I. p.45. de la traduction de Duryer.]
Je suis charmé, mon cher Monceca, du noble courroux de Cambyse; & je vois
avec plaisir qu'un payen au milieu de l'idolâtrie, éclairé seulement de la
raison, reconnoissoit que la divinité ne pouvoit être composée ni de chair ni de
sang. Les misérables prêtres qui desservoient le veau Apis, étoient aussi
persuadés que ce monarque de la bassesse de leur prétendu dieu, qu'ils voyoient
tous les jours dépérir à leurs yeux. Mais ils trouvoient leur profit dans la
crédulité du peuple, & ils en abusoient.
Les hommes ont été de tout tems les mêmes. Les uns ont été charmés d'être
trompés, & les autres ont profité de la foiblesse de leurs freres. C'est
de-là que venoit le crédit d'Apis & des prêtres Egyptiens: celui des oracles
de Delphes & des pontifes payens, Grecs & Romains: celui enfin d'un
nombre de chimères nazaréennes, & des moines qui les ont inventées. Les tems
ne détruisent point les erreurs, ils ne font que les changer & leur donner
une nouvelle forme. Il s'élève dans tous les siécles des hommes illustres par
leur mérite & leur science, qui veulent s'opposer au torrent & combattre
la superstition. Mais ils sont ordinairement la victime de leur zèle; & la
plûpart sont opprimés par ceux qu'ils veulent démasquer. Dans toutes les
religions, le peuple est pour ceux qui lui racontent le plus de chimères &
le plus de fables. Tu sçais toi-même combien nos freres les juifs de
Constantinople avoient peine à goûter tes leçons, parce que tu les croyois
contraires aux écritures & capables de nuire à l'esprit. Les Mahométans
aiment très-peu les docteurs Arabes, parce qu'ils sont ennemis des miracles
& de la superstition. Les ouvrages de Macrish, fameux écrivain, ne
sont point aussi estimés que ceux de plusieurs mollas & imans remplis de
ridiculités. Les Turcs accusent cet auteur d'avoir peu de religion, parce qu'il
a affecté de ne rapporter que très-peu de miracles, & qu'il en a même réfuté
plusieurs. Ils ne peuvent souffrir qu'il ait dit, qu'il y a de la folie à croire
que les morts reviennent de l'autre monde. Il en coûta cher à Savonarole,
religieux Dominicain, pour avoir condamné trop hautement les abus de la cour de
Rome & ceux de ses confreres.
[Pages c166 & c167]
Alexandre VI, souverain pontife, trouva le secret d'arrêter ses remontrances
incommodes: & Savonarole fut pendu à Florence, avec deux de ses compagnons.
L'aveuglement de quelques personnes est si grand, & la malice des autres est
si noire, qu'il est presque impossible d'éclairer les uns & de corriger les
autres.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: prospère dans tes entreprises; & vis
content & heureux.
Du Caire...
***
LETTRE LXXVIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople.
Il y a quelques jours que je t'écrivis, mon cher Isaac, un démêlé arrivé
entre les jansénistes & les molinistes, au sujet de la publication d'un
livre appellé breviaire. Cette affaire est entièrement terminée. Les
prêtres qui ne vouloient point le recevoir, se sont soumis: tout est tranquille.
Cela ne durera pas long-tems. De nouvelles disputes succéderont bien-tôt à cette
dernière. L'esprit turbulent des prêtres nazaréens ne sçauroit rester paisible:
vivre sans cabaler, c'est pour eux & pour les moines un supplice terrible.
Ils s'exercent à criailler & à disputer entr'eux. Ils ont des écoles dans
lesquelles ils apprennent ce pénible exercice, & des maîtres qui leur
montrent ce genre d'escrime.
Un jeune moine est élevé à Paris comme un apprentif gladiateur l'étoit dans
l'ancienne Rome. Ses régens de philosophie & de théologie lui montrent des
faux-fuyans, des disparates nécessaires pour éluder la vérité. Il s'exerce, à
l'aide du syllogisme, à trouver des moyens & des expédiens pour obscurcir
les choses les plus évidentes. Il se munit d'une foule de distinctions, de
divisions & de subdivisions, à l'aide desquelles il devient invincible, ou
du moins incapable de craindre qu'on puisse l'obliger de se rendre à la raison
& à la lumière naturelle. Dès qu'il a acquis ce talent, il commence à entrer
dans le cirque. Il s'exerce dans des assemblées particulières de son ordre.
[Pages c168 & c169]
Enfin, lorsqu'il est entièrement perfectionné dans l'art d'attaquer la
raison, il va, nouveau chevalier errant, chercher les aventures, & est
très-assidu à se trouver aux différentes thèses que l'on soutient. C'est ainsi
que l'on appelle certaines disputes ouvertes, qui se font à des jours marqués
dans les couvens des moines. Aristote, Scot, & quelques autres philosophes
scolastiques, ont plus de crédit dans ces assemblées, que n'en a la raison.
C'est vainement qu'elle démontré l'évidence d'une chose, dès qu'elle n'est point
approuvée d'Aristote ou que S. Thomas l'a condamnée.
Le bon sens est un sot qui doit se taire, & ne pas s'aviser de vouloir
combattre l'opinion des philosophes auxquels certains moines se sont attachés.
Dans ces assemblées & dans ces disputes, celui qui a la meilleure
poitrine a toujours l'avantage & la raison de son côté.
Tu serois étonné, mon cher Isaac, de voir l'effronterie avec laquelle ces
prétendus philosophes nient les choses les plus évidentes. Leurs distinctions
mettroient ta patience à bout. Je ne suis pas surpris si autrefois la
philosophie a généralement été méprisée en France. Que pouvoient penser les gens
raisonnables de tous ce fatras d'êtres de raison, de secondes intentions,
& de tant d'autres sottises; qui pendant long-tems, ont fait l'occupation de
tous les philosophes? Il a fallu pour détruire les préjugés, que deux grands
hommes (1) luttassent contre tous les faux sçavans de leur siécle: les
forçassent d'ouvrir les yeux & de voir l'erreur où ils étoient plongés. Mais
malgré qu'ils aient reconnu leur égarement, la plûpart ont été trop entêtés pour
vouloir suivre la vérité qui les éclairoit.
[(1) Descartes & Gassendi.]
Les préjugés de certains moines prévenus & ignorans m'étonneroient peu.
Mais je ne sçaurois comprendre que des gens qui avoient du génie & de la
pénétration, ayent été aveuglés jusqu'au point de croire qu'Aristote avoit été
donné aux hommes comme une divinité terrestre, qui devoit les instruire de tous
les secrets de la céleste, qui lui avoit révélé toutes ses opérations & ses
desseins. Est-il possible qu'un sçavant tel qu'Averroes ait pû penser &
écrire de pareilles extravagances? (2)
[(2) Aristotelis doctrina est summa veritas, quoniam ejus intellectus suit
finis humani intellectus. Quare bene dicitur de illo, quod ipse fuit creatus,
& datus nobis divina providentia ut non ignoremus possibilia sciri.
Averroés, de Gener. Anim. Lib. V. cap. I.]
[Pages c170 & c171]
Si Aristote est la suprême vérité, il est inutile que les hommes s'appliquent
désormais à la découverte de la nature des choses: ils ne peuvent plus rien
apprendre de nouveau, Tout est compris dans les écrits du philosophe Grec. Il
est la suprême vérité & l'oracle qui doit nous instruire de tout ce qu'il
est possible de sçavoir.
Gassendi fut le premier qui dans le siécle passé, osa attaquer
l'infaillibilité d'Aristote. (1) Il trouva presqu'autant d'adversaires &
d'ennemis, que le premier janséniste appellant de la bulle Unigenitus.
Les honnêtes gens lui ont l'obligation d'avoir ramené dans le monde l'usage
d'une philosophie raisonnable, à laquelle un galant homme peut s'appliquer.
[(1) Le premier ouvrage qui fit connoître ce sçavant dans le monde, fut celui
Adversus Aristotelicos.]
Ce grand génie fut suivi de Descartes, dont le nouveau systême donna le
dernier coup à la philosophie scolastique. Elle fut réléguée pour toujours parmi
les moines. Les véritables sçavans rétablirent si bien les sciences, & l'on
conçut d'eux une si bonne opinion, que quinze ans après l'impression des oeuvres
de Descartes, les femmes raisonnèrent beaucoup plus sensément en métaphysique,
que les trois quarts des théologiens du royaume. Depuis ce tems l'amour de la
philosophie s'est accru dans tous les coeurs. Tous les honnêtes gens s'y
appliquent. Les courtisans même, au milieu des plaisirs & des intrigues
d'une cour tumultueuse, ne laissent pas de s'y occuper pendant quelques momens
de la journée. Bien des magistrats se délassent, par la lecture des habiles
physiciens, des études rudes & pénibles du droit.
Depuis qu'il est permis de condamner une absurdité, quoiqu'Aristote ou S.
Thomas l'aient écrite; depuis que le nom de ces philosophes ne détruit plus une
bonne raison, on a perfectionné infiniment les sciences, sur-tout la physique.
Les qualités occultes ne sont plus regardées que comme un aveu de
l'ignorance des effets d'une chose: & outre les découvertes dont on est
redevable à la philosophie, on lui a encore l'obligation d'apprendre à juger
sainement de ses connoissances, & de ne pas croire sçavoir ce que l'on
ignore.
[Pages c172 & c173]
De la manière dont on étudie aujourd'hui, il est certain qu'on doit découvrir
dans trente années plus de vérités qu'on n'en a connu dans deux mille. Comme on
ne raisonne que sur des principes clairs, qu'on ne reçoit pour certain que ce
qui est évident, la raison, qui n'est plus offusquée par un nombre d'erreurs qui
la tenoient captive, agit plus efficacement & développe plus aisément les
secrets qu'elle cherche à découvrir.
Les hommes, dit un illustre Philosophe (1), ne tombent pas
seulement dans un fort grand nombre d'erreurs, parce qu'ils s'occupent à des
questions qui tiennent de l'infini, leur esprit n'étant pas infini; mais aussi,
parce qu'ils s'appliquent à celles qui ont beaucoup d'étendue, leur esprit en
ayant fort peu.
[(1) Mallebranche, recherche de la vérité, Lib. III, Chap. III p. 179]
C'est encore-là une source inépuisable des erreurs de l'ancienne philosophie.
Elle embrassoit des questions que l'esprit humain ne sçauroit résoudre, &
qui sont au-dessus de sa portée. Les philosophes scholastiques s'occupoient peu
des choses essentielles. Ils se nourrissoient de chimères, & ils
n'étudioient que des choses ou incompréhensibles, ou inutiles. Par une secrette
vanité & un desir déréglé de sçavoir, ils cherchoient à pénétrer les vérités
les plus cachées & les plus impénétrables. Ils vouloient résoudre avec
facilité plusieurs questions inintelligibles, & qui dépendent d'un si grand
nombre de rapports, que l'esprit le plus pénétrant ne pourroit en découvrir la
vérité avec une certitude évidente, après plusieurs siécles d'une méditation
profonde, aidée d'une infinité d'expériences.
Un autre défaut qui jettoit la confusion dans l'esprit des philosophes
scolastiques, c'étoit le peu de méthode qu'ils gardoient dans leurs études. Ils
s'appliquoient à dix sciences différentes, & peut-être dans la même journée.
Ils ne réfléchissoient point sur la nature de leur esprit, ne l'employoient
point à la recherche de la vérité, & ne pensoient pas que le génie de
l'homme, déja assez borné, ne doit point être distrait de ses méditations par de
nouveaux objets, qui lui font souvent oublier les premiers.
[Pages c174 & c175]
Tous les demi-sçavans qui sont sujets à ce défaut, tâchent en vain de
pénétrer des choses qui dépendent d'un nombre d'autres dont ils n'ont aucune
connoissance, & desquels ils ne s'apperçoivent pas, parce qu'ils ne
réfléchissent point assez, & qu'ils sont trop distraits dans leurs études.
Descartes n'a dû la plûpart de ses découvertes, qu' aux moyens dont il
s'est servi dans ses études, pour empêcher que la capacité de son esprit ne fût
partagée par d'autres objets que ceux dont il vouloit découvrir la
vérité.(1)
[(1) Mallebranche, recherche de la vérité, liv. I, pag. 102.]
Aussi sur quelles idées nettes & précises n'a-t-il pas établi les
principes de sa philosophie? Je sçais bien, que ce grand-homme n'a point été
infaillible; & que ses écrits pleins de vérités, dont on ne doit qu'à lui la
connoissance, se ressentent en quelques endroits de la foiblesse humaine. Mais
il est ridicule de penser qu'un philosophe doive n'écrire rien que d'évident.
C'est assez qu'il donne les choses douteuses comme douteuses, & qu'il ne les
propose à son lecteur que comme de simples conjectures.
Si les philosophes scolastiques avoient eu autant de bonne-foi &
d'humilité que Descartes, on eût depuis long-tems reconnu un nombre d'erreurs
qu'on a soutenues vivement pendant des siécles. Au lieu de ces vaines disputes,
qui ne servoient qu'à embrouiller la raison, on se fût communiqué de bonne-foi
ses réflexions mutuelles; & l'on eût peut-être éclairé ce que l'on ne
comprenoit point, quoiqu'on en discutât ardemment. On faisoit des volumes
énormes par leur grosseur, qui n'étoient remplis que de mots, & qui
n'offroient rien à l'entendement. Une simple question de physique éclaircie en
deux pages par Descartes, auroit suffi pour former un in folio. Il faut
rendre la justice à Aristote, d'avouer que sa physique est beaucoup plus
passable, dénuée des rêveries que ses différens commentateurs y ont ajoutées. On
peut même dire, que ce philosophe est un esprit très-vaste & très-étendu. Il
a parfaitement réussi en ce qu'il a dit des passions dans sa rhétorique. Ses
livres de politique & de morale contiennent de fort belles choses. Mais
quant à ses huit livres de physique, ils n'apprennent rien que l'on ne sçache
déja, & ne disent presque que des choses qu'il est impossible d'ignorer.
[Pages c176 & c177]
Quel est l'homme dans l'univers, qui ne sçache que, pour que la matière
acquiere une nouvelle forme, il faut qu'elle ne l'eût pas auparavant? (1)
[(1) C'est-à-dire, qu'elle en eût la privation.]
Qui est-ce qui doute, que tout dépend de la forme, & que la matière seule
ne fait rien? On est à coup sûr aussi ignorant après avoir sçu ces choses,
qu'avant de les sçavoir. Les huit livres de la physique d'Aristote appartiennent
plutôt à la logique qu'à la physique. Ce ne sont que des définitions de mots
vagues & généraux, qui ne présentent à l'entendement que des idées peu
distinctes. Aristote, par exemple, dit bien qu'y a quatre élémens, le feu,
l'air, l'eau & la terre; mais il n'en fait point connoître la nature: on
n'en sçauroit concevoir, par tout ses raisonnemens, aucune idée juste. Il ne
veut pas même, & que ces élémens soient le feu, l'air, l'eau & la terre
que nous voyons; puisqu'il faudroit alors que nos sens pussent au moins nous
en communiquer quelque connoissance: il tâche de les expliquer par les qualités
de chaleur, de froideur, d'humidité, de sécheresse, de pesanteur & de
légereté. Comment est-ce que des hommes qui avoient de l'esprit, ont pû se
contenter d'une explication aussi vague, & qui entraîne après elle tant de
ridiculités & d'impertinences? Je ne m'en étonne point, puisqu'ils étoient
assez complaisans pour admettre par la déférence qu'ils avoient aux opinions de
ce philosophe, le néant pour un premier principe des choses. Car, qu'est-ce que
la privation de tous les êtres, sinon un rien, un pur néant?
Montagne a fait l'horoscope de la destinée des principes de la philosophie
d'Aristote, dans un tems où les nazaréens en général les regardoient comme des
oracles infaillibles. Avant, dit cet auteur (1), que les principes
qu'Aristote a introduits fussent en crédit, d'autres principes contentoient la
raison humaine, comme ceux ci nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont
ceux-ci, quel privilége particulier, que le cours de notre invention s'arrête à
ceux-ci, & qu'à eux appartient pour tout le tems à venir la possession de
notre créance? Ils ne sont plus exempts du boute-hors, qu'étoient nos
anciens.
[(1) Essais de M. de Montagne, liv. V.]
Ce que disoit Montagne est arrivé. Il prévoyoit que la raison perceroit enfin
le nuage, il méprisoit lui-même la philosophie d'Aristote; & il en
connoissoit tout le foible.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Paris, ce...
***
[Pages c178 & c179]
LETTRE LXXIX.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Dans le voyage que j'ai fait de Lyon à Montpellier, où je suis arrivé depuis
deux jours, j'ai eu besoin des instructions que tu m'avois données sur les
moeurs des François. Si je n'avois point été prévenu de leur caractère, je ne
sçais ce que j'aurois pensé de la plûpart des gens avec qui j'ai voyagé.
Je partis dans le coche d'eau qui descend le Rhône, pour me rendre au
Pont-Saint-Esprit. Nous étions plus de trente personnes dans ce bateau, femmes
ou hommes. Il y avoit des prêtres, des moines, des nourrices, des soldats, des
officiers, des marchands, des chiens, des chats, des écureuils: notre voiture
ressembloit assez à l'arche de Noé. Je tâchai de me placer dans un coin, éloigné
le plus que je pouvois du tapage que faisoient deux jeunes gens, qui se
disputoient une place auprès d'une jeune fille assez jolie, qui, presque aussi
étourdie que ces jeunes gens, rioit à gorge déployée de leur différend. Un air
gai & satisfait étoit répandu sur son visage; elle sembloit, par certains
regards qu'elle jettoit sur les autres femmes, leur dire qu'elle méritoit bien
qu'on eût de pareils empressemens.
Pendant cette dispute, un vieux officier, placé entre un moine & moi,
commença d'allumer sa pipe. C'étoit un vieux soudar, qui, de tems en tems
regardoit de travers le religieux son voisin, dont la carure large & épaisse
occupoit les trois quarts de sa place. Il étoit de mauvaise humeur, d'être aussi
gêné par ce moine. Il en fut bientôt délivré. A peine eut-il commencé à fumer,
que le révérend pere, peu accoutumé à l'odeur du tabac, faisoit d'étranges
grimaces. L'officier s'en appercevant, affecta de lui détourner la fumée dans le
nez. Le religieux augmenta ses mines, & tomba presque en convulsion.
Cependant il ne bougeoit de sa place, & tenoit toujours ferme: il étoit
fâché d'abandonner un poste qu'il avoit choisi comme le meilleur du bateau.
L'officier voyant qu'il ne pouvoit rien gagner, voulut ajoûter la plaisanterie
aux camoufflets.
[Pages c180 & c181]
Mon pere, dit-il, je crois que vous craignez le tabac. Ah!
monsieur, dit le moine, qui crut que l'officier alloit cesser de fumer,
je le crains à la mort. Cela étant, lui répondit gravement le militaire,
je vous conseille de ne jamais fumer. Il accompagna cet avis de deux
bouffées étonnantes de tabac, qui penserent faire crever le pauvre moine. Il se
mit à tousser d'une étrange force. Enfin, après s'être un peu remis, il appella
le batelier. Mon ami, lui dit-il, les ordres sont, qu'on ne doit point
fumer dans votre bateau. Faites-les exécuter. Vous avez raison, mon pere,
dit le patron; & monsieur aura, s'il lui plaît, la bonté de discontinuer
de fumer. Ecoute, faquin, répondit l'officier: tout ce que pourra faire
ma bonté ce sera de te donner cent coups de bâton, & de te jetter dans la
rivière. Pardi! Voilà un plaisant maraut, de vouloir commander où je suis!
Monsieur, me dit-il se tournant vers moi, ne trouvez-vous pas plaisant,
qu'après avoir servi trente ans de suite le roi mon maître je n'aie pas acquis
le droit de fumer devant un frere-lai? Vous pourriez mieux parler, reprit le
moine. Je suis prêtre depuis plus de tems que vous n'êtes au service. Hé
bien, si cela est, dit l'officier, dites messe, & chantez vêpres: je
ne m'y oppose pas. Le moine voulut encore presser le batelier de faire
exécuter les ordres. Ma foi! lui répliqua-t-il, vous qui sçavez
prêcher, mon révérend pere, tâchez de persuader monsieur. Quant à moi, je n'irai
pas chercher des démêlés avec des gens au-dessus de moi. Je suis déja baptisé,
& n'ai point envie d'être jetté dans la rivière. Croyez-moi, mon révérend
pere, excommuniez monsieur: peut-être vous obéira-t-il alors. La mauvaise
plaisanterie du batelier, qui cherchoit d'appaiser le courroux de l'officier,
acheva de mettre le moine en fureur. Il abandonna sa place à la fin; & alla
se loger dans un autre coin du bateau. Vous ne connoissez pas, me dit
alors l'officier, cette race monacale. Elle est aussi incommode aux
voyageurs, que les créanciers aux jeunes gens. Si on écoutoit ces freres
coupe-choux, on seroit oblige de se contraindre dans tout ce qui n'est point de
leur goût.
Pendant que cet officier me tenoit ce discours, nous arrivâmes à la dînée. Le
moine me dit avec un air bénin, dès que nous fûmes sorti du bateau, comment
avez-vous trouvé, monsieur, le procédé de cet officier? Les gens de ce métier
sont insupportables, brusques, hautains & sans égard pour les personnes les
plus respectables. Il semble qu'ils sont en droit de traiter les personnes, avec
lesquelles ils se trouvent, comme ils traitent les ennemis du roi. J'aimerois
mieux voyager avec dix courtaux de boutique, qu'avec un de ces capitans
matamores.
[Pages c182 & c183]
A peine le moine m'eut-il quitté pour entrer dans l'hôtellerie, qu'un de ces
jeunes gens, qui avoit fait un si grand vacarme pour être placé auprès de la
jeune fille, m'aborda avec un air riant & évaporé. Je vous plains, me
dit-il, monsieur, de la peine que vous avez eue ce matin. Vous étiez très-mal
placé dans le bateau. Ces moines ne sçavent que marmoter leur bréviaire. Ces
vieux militaires sont incommodes. Ils crient & piaillent sans cesse, ou vous
ennuient du récit des batailles auxquelles ils se sont trouvés. Vous vous seriez
parfaitement amusé si vous vous étiez trouvé dans notre coin. Nous avons ri,
comme vous avez vû, pendant tout le chemin. Je vous conseille de vous placer
auprès de nous cette après-dînée.
Un grand homme sec, qui n'avoit rien dit pendant toute la route, plioit les
épaules, & levoit les yeux, en écoutant le discours de ce jeune étourdi. Il
prit le moment de me parler en particulier, comme je retournois au bateau
chercher quelque chose que j'avois oublié. Monsieur, me dit-il,
souffrez qu'en camarade de voyage, je vous donne un avis. Gardez-vous de vous
mettre en route auprès de ce jeune homme, ou résolvez-vous d'essuyer plus de
questions, de demandes & de mauvais raisonnemens dans deux heures de tems,
que vous n'en avez essuyé de votre vie. J'ai éprouvé ce que je vous dis. Dans un
voyage que j'ai déja fait avec lui, il m'avoit rendu sourd à force de parler, de
siffler & de chanter. Quelquefois il fait ces trois sortes de choses à la
fois. Il arrive même souvent qu'il y en joint une quatriéme, qu'il danse,
cabriole. parle, siffle & chante en même tems. C'est le plus pétulant mortel
que le soleil éclaire.
Le ton de voix, l'air composé de celui qui me parloit, & sa figure maigre
& séche me donna la curiosité de le connoître. Après l'avoir remercié de ses
avis, je lui demandai s'il alloit bien loin? Je vais, me répondit-il,
à Montpellier. Une maladie incommode, dont je suis atteint, m'oblige à faire
ce voyage. Ce qu'il y a de plus triste pour moi, c'est que je n'ai point mérité
le mal qui m'accable. Je porte la pénitence des péchés de ma perfide épouse.
Comment donc, lui dis-je, monsieur, une personne aussi chère a-t-elle pû
vous nuire? Sans doute, c'est innocemment qu'elle a occasionné vos maux? Je
vais, reprit cet homme, vous dire en peu de mots la cause de mes
malheurs.
[Pages c184 & c185]
«Dès ma plus tendre jeunesse, je m'appliquois à l'étude de la philosophie: je
cherchois à pénétrer dans la nature des choses. Enfin après avoir travaillé avec
beaucoup de patience, je crus qu'il étoit tems que je joignisse la pratique à la
science spéculative. Je préparai mes fourneaux, je dirigeai mon feu, & je
commençai à mettre en exécution ce qui m'avoit coûté tant de peine à apprendre.
L'occupation que me donnoit mon ouvrage, & l'assiduité que j'étois obligé
d'avoir à mon travail, m'empêchoient d'examiner la conduite de ma femme, qui,
jalouse de me voir à la veille de faire de l'or, & de finir le grand oeuvre,
voulut aussi de son côté travailler à amasser des trésors. Elle ne trouva pas de
meilleur moyen que d'avoir plusieurs amans: & dans peu de tems, elle
s'employa si efficacement qu'elle acquit beaucoup de bien. Il est vrai, que
parmi ses richesses, & il s'en trouva qui lui causerent beaucoup de chagrin.
Elle s'apperçut qu'elle avoit besoin que le dieu Mercure réparât certain dommage
qu'avoit causé la déesse Vénus. Le pis de cette affaire est que ces suites
altérerent infiniment ma santé. Ma femme, craignant que je ne prisse mal cette
aventure, disparut un jour avec un poëte de mes amis: j'ignore où ils sont
allés. Ce n'est pas-là ce qui m'inquiette: c'est d'avoir été forcé d'abandonner
mes fourneaux pendant un tems pour aller chercher du reméde à ma maladie; la
santé étant une des principales choses que doit avoir le philosophe qui cherche
d'opérer le grand oeuvre.»
Je fus charmé, mon cher Monceca, d'avoir rencontré une personne avec qui je
pusse parler des choses qu'on débite sur la prétendue pierre philosophale.
[Pages c186 & c187]
Eh quoi! lui dis-je, monsieur, est-il bien possible, que l'homme
puisse parvenir à la perfection de ce grand ouvrage? Je vous avoue que j'ai
regardé jusqu'ici comme des contes tout ce qu'on débitoit sur cette science.
Vous avez tort, me dit-il. Il est vrai qu'il est très peu de gens à qui
Dieu ait accordé le pouvoir de parvenir à la parfaite connoissance d'un art
aussi précieux. Mais l'on ne peut douter de sa réalité. Il y a en Europe
beaucoup plus de cet or fait par les artistes, que de celui qu'on apporte des
Indes, du Pérou, & des autres endroits. Tous les directeurs des monnoies de
France avouent qu'ils reçoivent toutes les années beaucoup plus de cet or &
de cet argent, qu'on n'en apporte des pays étrangers. Les plus habiles orfévres
ne doutent point qu'il y ait de véritables artistes. Ils disent que leur or est
beaucoup plus parfait que celui que l'on tire des mines, & prétendent le
connoître aisément.
«L'opération de la pierre philosophale, continua le chymiste, est
très-possible, j'espère avec le tems, d'en faire l'heureuse expérience. Il est
vrai, que pour y parvenir, il faut essuyer bien des peines & des travaux. On
doit d'abord connoître la nature, avoir une patience à l'épreuve de tous les
contre-tems, une santé forte & vigoureuse; & si quelques-unes de ces
qualités manquent à celui qui cherche d'opérer l'oeuvre, c'est vainement qu'il
se tourmente; il ne pourra jamais réussir. Oserois-je, dis-je au chymiste, vous
demander, si en suivant les principes qu'on voit dans les livres qui traitent de
cette science, on peut s'y perfectionner? Il est peu de bons livres, me
répondit-il, parmi le grand nombre de ceux qu'on vante beaucoup, & qui ne
sont faits que par des fourbes & des imposteurs, qui déshonorent cet art
précieux. Le roi Gebert est de tous nos auteurs le plus sçavant & le plus
clair. Il faut cependant être bon philosophe, & connoître parfaitement la
nature pour l'entendre. Selon ce grand homme, le véritable moyen de parvenir à
perfectionner ce grand ouvrage, est de réunir les esprits minéraux,
lorsqu'ils sont purifiés par l'art, avec les corps parfaits des métaux, &
qu'ils ont été auparavant rendus volatils, & ensuite fixés, prenant soin de
conserver toute l'humidité radicale, & augmentant la chaleur naturelle par
une raisonnable coction du composé qui s'opere par ce merveilleux ferment, &
fait bouillir & fermenter toute la masse, de sorte que le composé s'insinue
dans les parties les plus subtiles du métal fondu, le purge de toutes ses
immondices, le nourrisse & le change en or.
[Pages c188 & c189]
«Je souhaite, dis-je au chymiste, que vos expériences réussissent selon votre
gré & que vous soyez plus heureux dans l'opération du grand oeuvre, que vous
ne l'avez été dans le mariage. De la façon dont vous parlez, je vois que vous
possédez à fond la matière sur laquelle vous travaillez. Cependant j'ai entendu
dire à plusieurs philosophes, que les commencemens de cet art étoient menteurs,
que le milieu en étoit pénible, & que sa fin menoit à la besace.»
Le chymiste tâcha de me faire changer d'opinion; il m'assura que ceux qui
cherchoient avec attention, & sans se rebuter le secret, étoient à la fin
très-récompensés de leurs peines & de leurs soins. Il m'avoua pourtant qu'il
avoit déja consumé les trois quarts de son bien. Mais il comptoit d'avoir opéré
l'oeuvre avant qu'il eût consumé le reste. Il n'attendoit que le retour de sa
santé pour rallumer ses fourneaux, & mener sa composition au dernier degré
de perfection. Je le vis si entêté, & si prévenu en faveur de son art que je
ne crus pas devoir entreprendre de le rendre plus raisonnable. J'ai eu plusieurs
conversations encore avec lui avant que d'arriver dans cette ville, dans
lesquelles il m'a toujours exalté l'excellence de la pierre philosophale. Depuis
que je suis arrivé à Montpellier, je ne l'ai plus revu. Peut-être est-il déja
entre les mains des Esculapes de ce pays, dont je te parlerai dans ma premiere
lettre.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, vis content & heureux.
De Montpellier, ce...
***
LETTRE LXXX.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
C'est ici le centre du ridicule, comme ce l'est aussi du bon goût & de la
politesse. On peut dire, mon cher Brito, que cette ville renferme les deux
extrémités opposées. Elles y ont toutes les deux un grand nombre de partisans.
Si les sciences sont cultivées, chéries & aimées par beaucoup
d'honnêtes-gens, la folie y est portée au suprême dégré par les plus grands
impertinens de toute l'Europe. Comme ils sont en grand nombre; ils balancent
souvent l'autorité & les décisions des personnes sensées, ils entraînent
après eux l'imbécille public, toujours la dupe de quiconque veut le tromper.
[Pages c190 & c191]
Ce sont les suites du pouvoir qu'ont ces fanatiques imbécilles &
prévenus, qui font gémir le bon sens opprimé, & résolvent les plus habiles
gens à laisser un libre cours à l'erreur. Je comprends en effet, qu'il est
très-ennuyeux pour les véritables sçavans d'être sans cesse obligés de régenter
une foule d'ignorans entêtés, qui poussent souvent l'impertinence jusqu'à
mépriser les découvertes les plus utiles, & les ouvrages les plus parfaits.
Ce qu'il y a de plus surprenant dans le parti de ceux qui cabalent contre les
véritables sçavans, c'est qu'il s'y trouve quelquefois des personnes qui ont du
génie, de la pénétration, & même de la science. Ce que je te dis, mon cher
Brito, te paroîtra d'abord un paradoxe surprenant Mais lorsque tu réfléchiras
sur la bizarrerie de l'esprit des hommes, sur l'envie que la plûpart d'eux ont
de se rendre singuliers, & de se donner un relief, en adoptant les opinions
les plus extraordinaires, tu ne t'étonneras plus de voir des gens sçavans
autoriser quelquefois les sottises du peuple, & même en inventer de
nouvelles.
Un moine nazaréen (1) a soutenu le plus extravagant systême que puisse
enfanter le cerveau le plus troublé.
[(1) Le pere Hardouin, jésuite.]
Ce moine avoit cependant de l'esprit. Il écrivoit assez bien: mais il voulut
se rendre chef de la plus impertinente secte qui se fût jamais élevée contre les
anciens. Il ne s'amusa pas à discuter les défauts qui pouvoient se trouver dans
leurs ouvrages. Il trancha court la difficulté, & soutint que les livres
anciens soit Grecs, soit Latins, étoient des manuscrits faits après-coup par des
moines qui avoient emprunté les noms des anciens auteurs. Par exemple, il nia
que l'Enéide que nous avons, eût été faite par un auteur vivant du tems
d'Auguste. Cependant parmi les écrivains qu'il déclara être apocryphes, il
épargna les oeuvres de Pline le naturaliste, dont il se servit pour
autoriser quelquefois ses pitoyables raisonnemens. Il fit main-basse sur tous
les docteurs nazaréens, & rien ne trouva grace devant lui.
[Pages c192 & c193]
Un systême aussi fou, & qui fit donner à ce moine le plaisant nom de
pere Eternel des petites-Maisons, fut vivement réfuté & anéanti par
un nombre de sçavans, qui le réduisirent en poudre. (1)
[(1) Voyez sur-tout les Vindiciae veterum scriptorum contra J.
Harduinum du célèbre M. la Croze. Voyez aussi le Miles Macedonius du
savant Noris. Dans la IV. lettre des mémoires secrets de la
république des lettres, les raisons qui avoient obligé le pere Hardouin
à inventer son extravagant systême sont assez bien développées. Je prie le
lecteur de vouloir y jetter les yeux pour suppléer à ce qui n'a pû trouver place
dans cette lettre.]
Il trouva cependant des partisans, tout ridicule qu'il étoit, & contraire
au bon sens & à la lumière naturelle. L'amour de la singularité & de la
nouveauté, lui donna chez les François, même chez les étrangers, une vogue qui
dura jusqu'à ce que l'illusion fût dissipée, & que la raison eût repris le
dessus.
Il faut être bien aveugle pour se figurer que les auteurs Grecs & Latins,
qui nous restent aujourd'hui, ont été fabriqués à S. Denis dans un monastère de
moines: car c'est là que cet imposteur prétend que toute l'antiquité a été
forgée. Or je demande comment les Grecs, qui possédoient successivement dans
leurs bibliothéques les manuscrits de leurs auteurs, se sont accordés à les
brûler, ou à les déchirer, & à recevoir ceux qu'on avoit fabriqués sous
leurs noms dans ce couvent de moines?
Quand on eut refait Xenophon, Homère, Pindare, Sophocle, Euripide, Diodore
de Sicile, &c, comment les fit-on transpirer dans les bibliothéques des
Grecs, qui n'étoient alors remplies que de ces auteurs? Comment troqua-t-on les
faux avec les véritables? Mais l'on dira peut-être qu'il n'y avoit aucun livre
en Grèce, & que les Grecs ne sçavoient ni lire, ni écrire, quelque tems
après Constantin. On ne peut soutenir le fond de ce systême, qu'en avançant
cette impertinente absurdité. Car si l'on avoue que les Grecs avoient des yeux,
& sçavoient lire & écrire, en prenant leurs derniers auteurs qui ont
écrit de nos jours, on remonte successivement jusques à ceux qui sont les plus
éloignés. Ils se sont cités mutuellement les uns les autres: ils ont rapporté
des passages qui se trouvent dans ceux qui les ont précédés. Les auteurs du XIV.
siécle ont cité ceux du XIII. ceux du XIII. ceux du XII. & du XI. & en
remontant toujours ainsi, en vient aisément jusqu'à la source des originaux
rejettés. Dans quel tems apperçoit-on quelqu'apparence de la supposition des
anciens auteurs?
[Pages c194 & c195]
Comment peut-on s'imaginer que les Grecs avoient assez de complaisance, pour
recevoir comme des écrits authentiques des auteurs qu'ils voyoient naître dans
une nuit comme des champignons dont ils n'avoient aucune connoissance? Je
demande ce qu'ils durent dire, lorsque tout-à-coup ils virent paroître des
ouvrages, dont ils ne devoient jamais avoir eu la moindre notion. Est-il
probable que d'un commun accord, tous les hommes donnassent une aveugle croyance
à ces écrits: qu'aucun d'eux n'eût du moins témoigné la même défiance que celle
du moine Hardouin? Certes elle auroit été fondée, & si aujourd'hui on
disoit, qu'on a retrouvé la Médée d'Ovide, le Thyeste de Varius,
quoique la chose puisse arriver, combien n'examineroit-on point ces piéces,
combien de gens n'écriroient pas pour ou contre, pour en constater la vérité, ou
pour la combattre? Les oeuvres de Pétrone sont une preuve évidente de ce
fait.
Ceux qui soutiennent le ridicule systême qui veut rendre suspects les
précieux restes de l'antiquité, s'appuyent beaucoup sur l'ignorance des tems où
ces auteurs ont été contrefaits. Prends-garde, mon cher Brito, comme un
raisonnement absurde en entraîne nécessairement un autre. Quelle folie ou plutôt
quel aveuglement de croire que les oeuvres de Demosthène, de Quintilien, de
Virgile, d'Horace, de Perse, &c, soient les productions d'un siécle
plongé dans l'ignorance? (1)
[(1) Ce passage a besoin d'être expliqué
plus clairement; car parmi le peu d'ouvrages que le pere Hardouin regarde comme
véritablement anciens, il met les satyres & les épîtres d'Horace, les
Géorgiques de Virgile; mais il rejette toutes les odes de ce premier,
& l'Enéide de ce dernier. Il a découvert, à ce qu'il prétend,
qu'il y a je ne sçais combien de siécles que plusieurs personnes réunies
ensemble se chargerent du soin de composer l'histoire ancienne, qui étoit
entièrement perdue. Il est parfaitement informé du siécle auquel ont vécu ces
gens-là, aussi bien que du lieu où ils ont écrit leurs ouvrages. Pour tous
monumens de l'antiquité, ils n'avoient que Cicéron, Pline, les Géorgiques de
Virgile, les satyres & les épîtres d'Horace. Il croit que nous n'avions
point d'autres monumens de l'antiquité que ceux-là, excepté quelques
fastes, & fort peu d'inscriptions. Deprehendit ille......
Coetum certorum hominum ante saecula nescio quot extitisse, qui historiae
veteris concinnandae partes suscepissent, qualem nunc habemus, cum nulla tunc
extaret. Sibi probe notam illorum aetatem atque officinam esse, inque cam rem
istis subsidio fuisse Tullium, Plinium, Maronis Georgica, Flacci sermones
& epistolas; nam hoec illa sola censet... ex omni Latinitate sincera
monumenta, praeter inscriptiones admodum paucas, fastos
nonnullos. Harduini chronologia ex nummis antiquis restituta, Prolus
pag. 60._]
[Pages c196 & c197]
Eh quoi! La stupidité & la bêtise produisent ce que la science la plus
profonde, & l'étude la plus pénible, peuvent à peine imiter! Les célèbres
historiens d'aujourd'hui ont pour Tite-Live ce respect que Stace avoit pour
l'Enéïde, & qui tenoit de l'adoration. (1)
[(1)......Nec tu divinam Aeneida tenta,
Sed longe sequere, &
vestigia semper adora.
STAT. Thebaïd.]
Considère, mon cher Brito, quels sont les gens à qui l'on fait écrire des
ouvrages dont la galanterie & la délicatesse servent encore de modèles aux
courtisans les plus déliés d'aujourd'hui. Ce sont des moines qui composent les
héroïdes & l'art d'aimer d'Ovide: & des ignorans qui inventent
les Philippiques de Démosthène, & les oeuvres de Plutarque.
Mais, disent quelques-uns de ces fanatiques de la république des lettres les
gens qui faisoient ces ouvrages avoient de l'esprit: ceux qui les achetoient,
& qui les recevoient étoient des ignorans. Je demande, s'il étoit possible
qu'il n'y eût que sept à huit personnes renfermées dans une maison qui eussent
du génie? Si l'on répond que toute la raison & la lumière du genre-humain
n'étoient pas renfermées dans un seul couvent de moines, il faudra avouer que
les autres sçavans, répandus dans divers endroits de l'Europe, & qui
écrivoient les ouvrages qui nous restent aujourd'hui, eussent fait quelque
mention de ces fabricateurs d'écrits anciens.
En vérité, mon cher Brito, tout homme qui soutient le systême de ce moine
Hardouin, doit opter de passer pour fou, ou pour fanatique: c'est avoir trop de
bonté, que de vouloir réfuter un pareil ramas d'extravagances. Voici une raison
sur laquelle les ennemis des auteurs anciens soupçonnent les oeuvres de
Virgile d'être apocryphes. Pline le naturaliste, disent-ils, parle d'un
Virgile, auteur des Bucoliques, & ne dit pas un mot de
l'Enéïde: donc l'Enéïde que nous avons n'est pas du même Virgile
que les Bucoliques. Je ne puis m'empêcher de rire, mon cher Brito, en
t'écrivant cet absurde raisonnement.
[Pages c198 & c199]
J'aimerois autant,qu'on dît dans trente ou quarante ans d'ici, que les
pseaumes n'ont point été traduits en vers François par Marot, parce que
Boileau qui parle des ouvrages de ce poëte, ne dit rien de ceux-là. Que
penseroit-on d'un homme, qui, dans deux ou trois cent ans, voudroit prouver que
la tragédie de Bajazet n'est point de Racine, quoique ce soit
pourtant une des plus belles piéces de cet auteur, parce que Despréaux son ami,
ayant parlé de toutes les piéces de ce poëte, n'a jamais fait aucune mention de
celle-là.
Tu chercheras sans doute, mon cher Brito, à deviner les raisons qui avoient
déterminé ce moine à soutenir un systême aussi étonnant. J'ai été aussi
embarrassé que toi à les deviner; & je ne les ai apprises que par le moyen
de quelques sçavans de ce pays, qui m'ont découvert le noeud de cette affaire,
& les ressorts cachés qui avoient mis en mouvement l'esprit frénétique de
cet imposteur. Il étoit membre d'une société (1) entièrement opposée à une autre
(2), qui a donné plusieurs éditions des docteurs nazaréens Grecs & Latins.
[(1) celle des jésuites.
(2) La congrégation de S. Maur.]
Ces livres, qui ont été reçus avec un applaudissement universel dans le
public, ont excité la jalousie & l'envie des confrères d'Hardouin. Pour
détruire l'autorité de ces éditions, il a voulu anéantir l'ancienneté de ces
auteurs; & pour rendre son sentiment moins odieux aux nazaréens, qui
auroient dû justement se révolter contre le mépris qu'on témoignoit pour leurs
anciens docteurs, ce moine a cru exténuer son criminel systême, en regardant
généralement tous les auteurs anciens comme des ouvrages faits après-coup, &
dont la plûpart avoient été composés par des moines, prédécesseurs de ceux qui
soutiennent aujourd'hui leur ancienneté.
Voilà, mon cher Brito, la cause du ridicule sentiment né dans ces derniers
tems contre les plus célèbres écrivains, & embrassé par quelques ignorans
qui ont cru trancher du bel-esprit, & de se donner du relief, en
applaudissant à de pareilles impertinences.
Je voudrois bien avoir quelque chose de nouveau à t'apprendre. Mais Paris,
depuis quelques jours, semble être devenu plus tranquille. Cela ne durera pas
long-tems, & l'esprit inconstant des François me redonneroit bien-tôt assez
de matière à t'écrire mille nouveautés amusantes, si je ne comptois partir
incessamment de ce pays.
[Pages c200 & c201]
Je prendrai dans peu la route de Flandres, pour finir quelques affaires que
j'ai à Bruxelles; & je ne manquerai pas de t'écrire de là.
Porte-toi bien, mon cher Brito, & le Dieu de nos peres te comble de biens
& de postérités.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXXI.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Dans les dernières lettres que je t'ai écrites, je t'ai parlé vaguement des
Coptes, qui sont les anciens habitans de l'Egypte: je vais tâcher de t'en donner
une idée plus nette & moins confuse. Cette nation suit la doctrine d'un
nommé Eutychès, que les nazaréens Européens regardent comme un fameux
hérésiarque. Ce peuple est dans une grande misère; & tous les Coptes, qui
sont pourtant encore en assez grand nombre, ne subsistent que par le moyen des
registres de toutes les terres labourables, desquels ils sont les dépositaires,
ayant toujours retenu ce privilége, duquel ils sont redevables à leur
ancienneté. C'est presque-là le seul bien qui leur reste dans leur ancienne
patrie; & il est peu de seigneurs Turcs, qui n'aient un écrivain Copte, qui
tient un registre détaillé de toutes les terres qu'il posséde.
Les nazaréens Européens disent ici, que les Coptes sont le peuple le plus
grossier & le plus obstiné dans son erreur. Je te dirai pourtant que j'ai
parlé à plusieurs, & que je n'ai trouvé chez eux que le même attachement que
tous les hommes ont pour les opinions qu'ils ont sucées avec le lait. Je ne
sçais à propos de quoi un nazaréen Européen est en droit de traiter un nazaréen
Copte d'obstiné. Ils ont tous les deux le même défaut ou la même vertu,
puisqu'ils sont également prévenus pour les préjugés qu'ils ont reçus dès leur
naissance. Les Européens reprochent aux Coptes, qu'il veulent s'en tenir
aveuglement à leurs anciennes coutumes, qu'ils appellent canons; &
que les opinions de leurs évêques & de leurs prêtres, sont les uniques
régles qu'ils veulent suivre.
[Pages c202 & c203]
Et n'est-ce pas-là le sentiment de tous les nazaréens? Lorsque leurs pontifes
ont décidé, ne se soumettent-ils pas aveuglement? N'avouent-ils pas qu'il ne
leur est point permis d'agiter la validité des décisions des assemblées qu'ils
appellent conciles? Pourquoi vouloir exiger des Coptes ce qu'eux-mêmes ne
font point? Par quelle raison l'Egyptien est-il plus obligé de douter de la
décision de son pontife, & de l'examiner avant de la croire, que le
nazaréen?
On ne peut nier qu'il n'y ait dans toutes les religions des gens de
bonne-foi. Un nazaréen croit que sa religion ne lui permet point de l'examiner,
& d'en juger par la raison. Le Copte est dans le même systême: il est aussi
persuadé de la science & de la candeur de ses pontifes, que le nazaréen des
siens. Ils doivent donc, en raisonnant selon leurs principes, rester tous les
deux dans leur croyance, sans l'examiner & sans en disputer: car il est
ridicule qu'un des deux veuille exiger de l'autre ce qu'il condamne lui-même.
Voilà le défaut le plus considérable, selon moi, qu'il y ait dans la religion
nazaréenne papiste. La raison & la lumière naturelle, que le ciel accorda
aux hommes pour se conduire, leur devient inutile. Dès qu'un pontife a parlé,
tout est fini, tout est décidé: il est défendu d'examiner tout ce qui paroît
quelquefois notoirement contraire au bon sens; il ne reste plus qu'à se
soumettre.
Les nazaréens sentent tout le ridicule qui naît de cette conduite. Ils taxent
de grossiéreté & d'obstination les peuples qui sont atteints de cette
prévention; & ils sont si aveuglés, qu'ils ne font pas attention que tous
les reproches & les argumens qu'ils emploient contre leurs adversaires, sont
des armes qu'ils fournissent pour les combattre: ils trouvent mauvais que les
Coptes se servent de l'exemple de leurs peres, pour autoriser certaines
coutumes. Sommes-nous, disent ces peuples, plus sages que nos
ancêtres? Ils ont cru ce que nous croyons. Pourquoi voudrions nous ne point les
imiter? (1)
[(1) Relation de l'Egypte, par M. Mallet, part. II. pag. 63.]
Les missionnaires, les jésuites, les moines nazaréens, se plaignent fort de
ces discours qu'ils traitent du dernier refuge que trouve l'ignorance. Rien
n'est capable, s'écrient-ils, de forcer ce retranchement élevé par
l'obstination. C'est un bouclier impénétrables à tous les traits du
raisonnement.
[Pages c204 & c205]
Je demanderois volontiers à ces missionnaires sur quoi ils appuient la moitié
& les trois quarts de leurs coutumes & de leurs cérémonies? Ils ne
manqueroient pas de me citer la tradition. Personne n'en fait un plus grand
usage que les nazaréens papistes. C'est leur grand cheval de bataille. Ils se
tirent par ce moyen de tous les mauvais pas. Le plus difficile devient aisé à
applanir par le secours de la tradition. Quelle injustice n'y a-t-il pas à
vouloir priver les autres hommes des priviléges qu'on s'accorde aussi
libéralement? Eh quoi! En Europe il sera permis d'autoriser une coutume, de la
consacrer même, quelque ridicule qu'elle soit, dès qu'elle a été approuvée par
les anciens: & dans l'Afrique, il sera défendu de penser de même, sous peine
de passer pour grossier & entêté? Qu'on me montre la raison de ce privilége,
& je suis prêt à me ranger au sentiment des nazaréens. Jusqu'alors je les
plains, eux & les Coptes de leur aveuglement. Je regarde même les Européens
avec plus de mépris, puisqu'ils apperçoivent dans les autres le ridicule de
leurs opinions, & qu'ils ne sçavent point en profiter.
Il est pourtant vrai, mon cher Monceca, que les Coptes sont des peuples
méprisables? Ils font même très-souvent un commerce honteux de leur religion;
& pour une modique somme il en est plusieurs qui entrent dans la communion
nazaréenne, qu'ils abandonnent, dès que le motif de l'intérêt & de
l'espérance vient à disparoître. Ils ont entr'eux un proverbe qui dit, point
d'argent, point d'église: maphis fellou, maphis quenisse. (1)
[(1) Là-même, pag. 109]
Les conversions des Coptes sont sur le même pied que le service des Suisses:
point d'argent, point de Suisses. On a beau leur représenter qu'ils vont
se replonger dans l'hérésie: ils retournent tranquillement à leur ancienne
église, & disent pour leurs raisons, qu'ils ont prié à la Romaine autant
qu'on les a payés, & qu'ils ne sont pas obligés d'en faire davantage. Juge
par-là du fruit & du progrès de ces missions si vantées en Europe. Tous les
Francs qui sont ici avouent, qu'il n'est jamais mort de Copte hors de sa
religion, & que tôt ou tard ils y retournent tous. Il est même ridicule de
penser que cela puisse arriver autrement, attendu la haine & le mépris
qu'ils ont pour la croyance des nazaréens.
[Pages c206 & c207]
Dès leur plus tendre enfance, on ne les entretient que de discours au
désavantage des religions qui sont contraires à la leur: on leur inspire des
sentimens odieux pour tous les sentimens étrangers: & il leur est impossible
de vaincre jamais ces préjugés.
En Europe on peut éclairer les esprits. Les sciences servent de beaucoup,
pour délivrer la raison du joug qui la tient captive. En étudiant, on apprend à
douter, & le doute conduit naturellement à la recherche de la vérité. En
Egypte, l'ignorance profonde donne une nouvelle force aux préjugés: elle les
rend invincibles. Et comme la superstition & l'ignorance sont toujours unies
ensemble, les contes les plus ridicules, les coutumes les plus bizarres,
paroissent des choses merveilleuses à ces peuples aveuglés.
Les Coptes, ainsi que les nazaréens croyent que leurs prêtres, en prononçant
certaines paroles, ont la vertu d'effacer tous les pechés. Il est vrai qu'ils ne
leur font point un détail de leurs fautes comme les autres, & qu'ils se
contentent de s'accuser en général des péchés qu'ils ont commis, par pensée, par
parole & par action. Le prêtre prononce alors ce mot Allachieramae
(1), & la cérémonie est finie, moyennant quelque petite somme que le nettoyé
de tout péché donne à celui qui lui a rendu ce service.
[(1) Ce mot signifie, Dieu te pardonne.]
Les prêtres Coptes sont aussi avares & aussi intéressés que les moines
Européens. Il semble que ce soit un mal inséparablement attaché à cette
profession.
Les Coptes jeûnent très-austèrement, & de la même manière que nous: ils
ne mangent qu'une fois dans la journée, lorsque le soleil est couché. Il y a des
images dans les églises; mais ils ne leur rendent aucun culte: ils les regardent
comme de simples monumens des choses qui se sont passées. Je t'avouerai que je
ne condamne point les images, dès-lors qu'on n'en fait point un autre usage. (2)
Dieu dans sa loi ne nous a défendu que de leur rendre un culte qui tendît à
l'idolâtrie. (3)
[(2) Je demande aux lecteurs de vouloir examiner attentivement, si c'est avec
justice que les ennemis d'Aaron Monceca ont imputé à ce juif d'être un
iconoclaste & un adversaire outré des images.
(3) Les peres de l'église
qui ont soutenu le culte des images, se sont autorisés par les figures qui
furent placées dans le temple. Il reste cependant une difficulté que leur
opposent leurs adversaires; c'est qu'on ne rendit jamais aucun culte à ces
figures.]
[Pages c208 & c209]
Non-seulement, il n'a point ordonné de n'en point avoir dans les maisons
particulières, mais il a permis qu'on en plaçât dans le temple, & même dans
le sanctuaire, puisqu'on y mit deux chérubins sur l'arche. (1)
[(1) Jean Damascène dans sa défense des images, n'a pas oublié cette
particularité.Quid autem dicis? Arcam illam & urnam, propitiatorium, non
manibus esse affabre confecta? Non esse opera manuum hominum? Non, uti censes,
ex ignominiosa & aspernabili materia exculpta sunt? Quid autem tabernaculum
illud omne? Nonne imago erat? Nonne umbra & exemplar? Joan. Damascen.
Apologetic. pro venerat. sanctar. imaginum, lib. III. pag. 78. Le même pere
venoit de dire un peu auparavant: Jubet autem (Deus) ut exculpent
similitudinem cherubim.]
Les images sont des caractères parlans, qui représentent aux yeux les
événemens des siécles passés, ou ceux de nos jours. Je ne crois pas qu'on
condamne jamais l'usage des livres de piété, & qu'on veuille les bannir des
temples. Dès qu'on regarde un tableau comme un livre, & qu'il ne sert qu'à
édifier l'esprit, en rappellant à la mémoire les actions des hommes illustres
& pieux, l'usage n'en peut qu'être bon. Il est beaucoup de nazaréens qui ne
sçavent point lire: ils ignoreroient bien des histoires pieuses qui servent à
les édifier, sans le secours des tableaux & des images, qui sont les livres
des ignorans. Je ne sçaurois donc approuver le zèle outré de bien des gens, qui,
par dévotion, ont brisé, détruit & renversé des morceaux de sculpture &
de peinture dignes de l'admiration de tous les connoisseurs. J'ai vû dans les
voyages que j'ai faits en Hongrie, & dans quelques pays du Nord, les tristes
effets de cette haine des images. Il est vrai que cette fureur, qui tendoit à
renouveller la barbarie des Goths, est entièrement finie. Les nazaréens, qui
excluent aujourd'hui les images de leurs temples, ne condamnent que le culte
qu'on leur rend, & ne les éloignent des cérémonies de leur religion que par
le danger qu'il y a que le menu peuple, facile à se porter à la superstition, ne
devienne idolâtre sans penser l'être.
[Pages c210 & c211]
Il est bien sûr que certains nazaréens papistes n'adorent point les images,
& croient que leur religion leur ordonne de ne les regarder que comme des
choses qui doivent les exciter à la piété, par les idées qu'elles leur
présentent à l'imagination. Mais il n'est pas moins certain qu'il n'est que les
personnes parfaitement instruites, qui s'en tiennent dans ces justes bornes. Le
menu peuple penche excessivement à l'idolâtrie, sur-tout ceux dont l'esprit
grossier ne peut distinguer la simple vénération d'avec le culte. Il est tel
paysan qui se feroit hacher en pièces pour la figure de bois qui représente le
saint patron de son village. Il a avec lui de fort longues conversations. Il le
prie de lui donner une bonne récolte: il lui promet en échange plusieurs
offrandes; il est réellement persuadé qu'il est dans ce bois une vertu
surnaturelle.
Ce qui augmente l'erreur du peuple, c'est la fourberie des moines qui
publient de tems en tems quelques miracles. Ils annoncent qu'une certaine image
a parlé, qu'une autre à remué les yeux, ou sué du sang. N'est-ce pas vouloir
persuader au peuple que dans ces statues il y a quelque chose de divin & de
surnaturel? N'est-ce pas le pousser & l'induire à l'idolâtrie? Et quel est
le paysan qui, persuadé qu'une telle statue a parlé plusieurs fois ne se figure
pas, que puisqu'elle a l'usage de la voix, elle doit avoir sans doute celui de
l'ouie. La figure n'est plus alors un simple caractère qui lui retrace le
souvenir d'un homme pieux. C'est un demi-dieu, auquel il adresse les mêmes voeux
qu'un payen adressoit à Mercure ou à Junon. Ainsi l'avarice des moines qui
veulent achalander certaines images, pour détruire celles de leurs voisins,
& attirer tous les profits dans leur temple, pervertit en crime un usage de
lui-même pieux & utile à l'édification des hommes.
Ce que je te dis ne seroit pas sans doute du goût de tous nos freres. Ils en
seroient scandalisés, & croiroient leurs synagogues profanées, s'ils y
voyoient des images & des tableaux. Mais si tu réfléchis que lorsque nous
sortîmes d'Egypte, nous quittions un peuple idolâtre, que nous pouvions avoir un
penchant à donner dans leurs erreurs, que nous n'étions point encore affermis
contre l'idolâtrie, comme il paroît assez par le veau d'or que nos peres
élevèrent dans le désert, tu ne t'étonneras plus des sages précautions que Moïse
prit pour éloigner tout ce qui pourroit nous faire commettre des fautes.
[Pages c212 & c213]
Quel bonheur pour tous les peuples, s'ils avoient un aussi sage conducteur!
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux.
Du Caire, ce...
***
LETTRE LXXXII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople.
J'ai reçu, mon cher Isaac, ta lettre sur les moeurs & les coutumes des
Coptes descendans des anciens Egyptiens. Leur avilissement me rappelle celui des
Grecs, des Romains & des Carthaginois. Je ne puis comprendre comment ces
quatre peuples si fameux autrefois, sont devenus les plus vils & les plus
méprisables de l'univers.
Les Egyptiens furent les premiers qui connurent & cultiverent les
sciences & les arts. Nous ne connoissons point d'aussi anciens édifices que
les fameuses pyramides qui sont des preuves de la grandeur de ceux qui les ont
fait construire, & de la connoissance dans l'architecture de ceux qui les
ont bâties. Cependant on n'étoit pas plus instruit il y a deux mille ans du nom
de ceux qui ont élevé ces superbes monumens, que nous le sommes de nos jours.
Juge par-là quelle doit être leur ancienneté. Les Egyptiens la faisoient
remonter bien au-delà du déluge. Mais puisque les livres saints déterminent
notre croyance, il y a apparence que les pyramides ont été faites peu d'années
après le déluge.
Une raison sembloit s'opposer à cette opinion. L'Egypte étoit-elle pour lors
assez peuplée, pour que ces peuples pussent entreprendre d'aussi grands
bâtimens, & qui demandoient tant d'ouvriers & tant de travaux? Les
environs du Tigre & de l'Euphrate furent les premiers pays qui furent
habités par les descendans des enfans de Noé, & l'Egypte ne le fut que dans
les suites.
Quelques personnes prétendent que les pyramides peuvent avoir été bâties
avant le déluge. Mais ce sentiment est sujet à bien des difficultés, &
semble n'avoir pour lui que l'antiquité inconnue de ces mêmes pyramides.
[Pages c214 & c215]
Les sciences étoient cultivées chez les Egyptiens dans les tems les plus
reculés & dès qu'on commence à les connoître, on apperçoit chez eux toutes
les marques qui caractérisent l'ancienneté d'une nation. On trouve un culte
& une religion déterminée, des loix & des coutumes dont l'usage paroît
n'être point introduit nouvellement.
Les prêtres de cette nation ont été les premiers philosophes. L'on prétend
qu'ils ont reconnu un Dieu suprême, un seul Etre tout parfait. Mais je
crois qu'ils n'ont jamais eu aucune idée véritable de la Divinité; & que dès
le moment que les hommes furent plongés dans l'idolâtrie, ils n'eurent plus
aucune notion juste de Dieu, dans quelque pays qu'ils habitassent. Quand je
parle des hommes, j'entens même les plus éclairés: je comprens parmi eux les
philosophes Egyptiens, Grecs & Romains. Les premiers admettoient deux
divinités premières & éternelles, le soleil & la lune qui gouvernoient
tout l'univers. Ils croyoient que tout le corps de la nature étoit formé du
corps de ces deux astres; & que l'esprit, le feu, le sec & l'humide
étoient des portions ou des membres de ce corps. (1)
[(1) Ideoque totum naturae universae corpus sole & luna consummari;
cujus partes jam indicatae, spiritus, ignis, siccitas, humor, & aeria tandem
natura; è quibus, ut in homine, caput, manus, pedes & alias partes
numeramus, codem modo corpus mundi constat. Diodor. Sicul. Lib. II. cap.
II.]
Cela a grand rapport avec les mortifications de Spinosa. Aussi le systême de
ce juif apostat étoit-il celui de presque tous les philosophes anciens, qui
l'embrouilloient par plusieurs autres faussetés qu'ils y mêloient. Lorsqu'on
vient à débrouiller ce chaos d'idées fausses & vagues, on trouve que les
payens, qui ont dit ou cru qu'il n'y avoit qu'une divinité, l'ont reconnu de la
manière qu'ils reconnoissoient qu'il n'y a qu'un monde: &, par conséquent,
le dieu qu'ils croyoient étoit un dieu composé de cent mille dieux différens:
puisque tout ce qui est matériel a nécessairement des parties, &, par
conséquent, est divisible. Il auroit donc fallu que chaque partie qui composoit
la divinité fût elle-même un dieu: car quelle absurdité ne s'ensuivroit-il pas,
de dire qu'une chose divine est composée de parties non divines? Ce seroit la
même chose que si l'on vouloit soutenir, qu'une matière pensante, s'il pouvoit y
en avoir, fût composée de parties non pensantes.
[Pages c216 & c217]
L'on ne sçauroit dire qu'aucun philosophe ancien ait jamais connu la
spiritualité de Dieu. (1)
[(1) Voyez les Mémoires secrets de la république des lettres. Lettre V. Cette
matière y est fort amplement traitée.]
Aucun n'a pû s'élever jusqu'à ce point de justesse & de discernement.
Platon est le seul à qui le commerce qu'il avoit eu avec des juifs ait donné
quelqu'idée de l'immatérialité de la divinité. Encore ne peut-on dire qu'il
l'ait véritablement connue: & loin que ce qu'il en a dit ait été reçu des
autres philosophes, ils l'ont rejetté comme une chose inintelligible &
contraire à la raison & à la lumière naturelle. Ciceron en examinant les
différentes opinions des philosophes sur la nature de dieu, ne daigne pas
s'arrêter à examiner le sentiment de Platon. Il a fait, dit-il, dieu
sans corps, & son rayonnement ne peut se comprendre. (2)
[(2) Quod Plato sine corpore deum esse censet, id quale esse possit,
intelligi non potest. Cicero de Nat. deorum. Lib.I.]
Mais Platon lui même n'a reconnu la divinité que d'une manière corporelle;
& la spiritualité qu'il lui attribue n'est qu'une espèce de substance
composée d'une matière subtile & déliée, qu'il croit avoir été le principe
de tout ce qui a été créé. Comment peut-on expliquer autrement ce verbe
externe & proféré, qui n'est autre chose, selon ce philosophe, que la
substance que dieu poussa hors de son sein, ou qu'il engendra pour former
l'univers? Ne voilà-t-il pas un dieu matériel, qui pousse une semence hors de
son sein? Si le monde est une partie de la substance de dieu, ainsi que le
prétend Platon, admettant d'abord le dieu suprême, ensuite le dieu visible,
ministre du dieu invisible, créateur du monde, qui est le troisiéme dieu, ne se
trouve-t-il pas autant de dieux qu'il y a de parties dans la matière? Et ce
systême n'est-il pas une ébauche informe de celui de Spinosa?
Je crois, mon cher Isaac, que dès le moment que les hommes eurent tombé dans
l'idolâtrie, Dieu retira entièrement son esprit d'eux & de leur postérité:
ils n'eurent plus aucune vraie connoissance de la divinité, & toutes les
idées qu'ils en conçurent ne vinrent que d'un reste du souvenir que leurs peres
leur avoient transmis d'une divinité qu'ils avoient abandonnée.
[Pages c218 & c219]
Je sçais que ce principe conduit à l'opinion qui veut que nous n'ayions
aucune idée innée de Dieu. Mais je crois qu'il n'y a qu'à considérer
attentivement cette question, pour être convaincu que l'ame n'a aucune idée
innée de la divinité avec elle, & qu'elle n'en acquiert la connoissance que
par la réflexion qu'elle fait lorsqu'elle est en état de raisonner sur les
grandes merveilles qu'elle comprend n'avoir pû être opérées que par un être
suprême & parfait. Si l'ame avoit une idée innée de la divinité, elle ne
pourroit être fausse; & les caractères imprimés par la main du tout-puissant
ne pourroient être effacés. Mais loin qu'on voie que les payens ayent eu une
idée conforme à celle qu'on doit avoir de la véritable divinité, nous sommes
surpris des égaremens dans lesquels ils ont donné. Il est encore aujourd'hui un
nombre de peuples qui adorent les choses les plus méprisables. On répond
ordinairement à ces raisons, que je regarde comme une démonstration que dieu
grave en général dans le coeur de l'homme son idée; mais que l'homme, par de
fausses applications, la corrompt dans les suites. En vérité, mon cher Isaac, ce
raisonnement est pitoyable. Car que peut-on trouver de plus inutile que ces
idées abstraites? D'ailleurs, les idées abstraites supposent que l'on a déja
connu des objets qui se ressemblent, & qui ont entr'eux quelque rapport.
L'abstraction ne sçauroit convenir à une première idée, qui doit être pure,
simple, & par conséquent à celle de la divinité.
Il est absurde de dire, que dieu nous communique une idée directement
contraire à l'être dont il veut nous donner la connoissance; & si les
notions extravagantes que les payens ont eues de la divinité leur avoient été
empreintes immédiatement par la divinité, il vaudroit autant soutenir que l'ame
apporte avec elle en naissant les idées des plus grandes extravagances, &
qu'elles sont inées avec elle.
Il est aisé de prouver, mon cher Isaac, que l'idée de la divinité n'étant
point innée avec l'ame, il n'en est aucune qui le soit. Si l'être suprême eût
voulu graver immédiatement quelques notions, il eût sans doute préféré de donner
à l'homme une connoissance claire & distincte de la divinité, plutôt que de
lui imprimer des notions de quelques principes généraux de morale.
[Pages c220 & c221]
S'il est vrai que nous ayions quelques-uns de ces principes innés avec nous,
pourquoi les hommes pensent-ils si différemment sur les choses qui constituent
le bien & le mal! D'où vient que ce qui est blâmable dans un pays est
regardé comme vertueux dans un autre? Les Topinambous croyent s'ouvrir un chemin
vers le ciel, en se vengeant cruellement de leurs ennemis. Le plus pieux &
le plus brave d'entr'eux est celui qui en mange le plus. (1) Les Turcs, &
sur-tout les Egyptiens, regardent comme saints des personnes qu'on brûleroit
chez les nazaréens avec juste raison. (2)
[(1) Jean de Lerry, chap. XVI.
(2) Audivimus haec dicta & dicenda
per interpretem Mucrelo nostro insuper sanctum illum quem eo loci vidimus,
publicitus apprime commendari cum esse sanctum, divinum, ac integritate
praecipuum, eo quod nec feminarum unquam esset, nec puerorum, sed tantummodo
asellarum concubitor atque mularum. Beaumgartem, Lib. Il. cap. I. Pag. 73.]
Ils accordent les plus grands honneurs à des monstres qui font rougir
l'humanité; & qui, dans leurs égaremens ne conservent que la figure humaine:
cent fois plus coupables que ces peuples qui attirent sur eux le feu céleste.
Les payens croyoient servir leurs dieux en leur immolant beaucoup de nazaréens.
Les Portugais pensent honorer le ciel en faisant brûler nos freres. Les
Molinistes offrent à Dieu les tourmens qu'ils font souffrir au Jansénistes. Les
Druses du Mont-Liban épousent leurs filles, & il y a un jour de l'année où
ils se mêlent indifféremment avec les femmes les uns des autres. (1)
[(1) Voyez Bespier, Remarques sur Ricaut. tom. II. page 649.]
Que deviennent donc, mon cher Isaac, les principes innés de morale? Où se
trouve ce consentement universel, que ceux qui soutiennent ces idées veulent que
tous les peuples accordent à ces mêmes idées? C'est-là leur plus fort argument.
Mais l'expérience étant contr'eux, tous leurs raisonnemens philosophiques
doivent s'évanouir; & c'est vouloir disputer gratis, que de nier une
chose connue de quiconque veut se donner la peine de l'appercevoir.
Quelques personnes croyent l'opinion des idées innées utile & nécessaire
à prouver l'existence de Dieu. Ils souffrent à regret qu'on rejette un argument
qu'ils croyent décisif contre les athées. D'abord, disent-ils, qu'on prouve
qu'il est des idées innées avec l'ame, on force les libertins d'avouer
l'existence de la divinité; parce que l'ame en naissant, apportant avec elle
l'idée d'un Dieu, il faut nécessairement que ce soit Dieu lui-même qui la lui
ait empreinte.
[Pages c222 & c223]
Ceux qui raisonnent ainsi, ne voient pas qu'ils tombent dans une pétition de
principe. Car les Spinosistes nient ces idées: & le tems qu'on perd à
vouloir leur en prouver la vérité, est du tems employé en pure chicane, qui
n'éclaircit rien: au lieu qu'en allant d'abord aux raisons essentielles, on
convainc aisément les gens assez aveugles pour nier une chose dont il est aussi
aisé de leur donner des preuves, que de leur existence même.
Je ne crois pas qu'il y ait aucun athée assez fou pour oser dire, qu'il a été
de tout tems. Il faut donc que quelque chose ait été avant lui: & en
remontant plus haut, que quelque chose ait été de toute éternité car ce seroit
le comble de la folie, que d'oser soutenir que le néant peut produire un être
réel: or cet être, qui a été de tous tems, doit être nécessairement
tout-puissant puisqu'il est la source & le principe de tous les autres
êtres, & qu'ils tiennent de lui leur puissance & leurs facultés. Par une
suite nécessaire, il faut donc que ce premier être soit aussi intelligent: car,
l'homme sent qu'il est lui-même un être intelligent. Or, d'où auroit-il tiré
cette intelligence, lui créé par un être éternel, s'il ne l'avoit reçue de ce
même être éternel? Il faut donc par conséquent, que cet être éternel soit
non-seulement tout-puissant, mais même intelligent.
Qu'a-t-on besoin des idées innées pour prouver l'existence de Dieu, & la
prouver d'une manière invincible? Qu'est-ce qu'un être éternel souverainement
puissant & intelligent, si ce n'est Dieu?
Porte-toi bien, mon cher Isaac, vis content, heureux & comblé de
prospérités.
De Paris, ce...
***
[Pages c224 & c225]
LETTRE LXXXIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je fus hier le témoin d'un spectacle auquel je ne m'étois jamais trouvé. Le
chevalier de Maisin me conduisit au bal de l'opéra. C'est une assemblée qui peut
fournir à un philosophe assez de matière pour réfléchir trente ans de suite. Je
vais tâcher de t'en donner l'idée la plus juste que je pourrai. Tu sçais de
quelle façon sont construites les salles de spectacle: tu en as vû à Vienne de
semblables à celles de Paris. On unit le théâtre avec le parterre. Les loges,
qui entourent ce nouveau parquet où l'on danse, sont remplies de masques, qui
souvent ne viennent au bal, ni pour danser, ni pour voir danser. Un autre soin
plus important les y attire. L'amour regne dans ce séjour. C'est lui qui préside
aux plus aimables parties de masques. Sous différentes sortes de déguisemens,
l'amant & la maîtresse rient des soins inutiles d'un mari jaloux. Il a beau
se tourmenter pendant le cours d'une année, un seul bal de l'opéra détruit
toutes ses précautions. Dans la foule de masques, la duchesse est confondue avec
la bourgeoise, le courtaut de boutique avec le grand-seigneur; c'est dans ces
sortes d'assemblées que l'amour, la joie & les plaisirs, égalent tous les
hommes.
Les Parisiens ont un respect profond pour quiconque porte un masque sur le
visage. Les équivoques qui sont arrivées quelquefois, les rendent très-prudens.
Si l'on avoit moins de circonspection, on manqueroit souvent aux attentions
qu'on doit aux personnes distinguées, en croyant agir & parler familièrement
avec de simples particuliers.
La retenue qu'exige l'habit de masque occasionne souvent les plus plaisantes
aventures du monde, dans un pays où la galanterie & l'amour sont
l'occupation des trois quarts des habitans. Une jeune femme, dont le mari bourru
méritoit d'essuyer par sa mauvaise humeur le sort de l'infortuné Vulcain,
attendoit pour favoriser un amant qu'elle aimoit, la commodité du bal. Elle
étoit sans cesse gênée & obsédée par son jaloux.
[Pages c226 & c227]
Il falloit qu'elle eût recours à des moyens extraordinaires, pour se délivrer
de ses persécutions, & mettre sa prévoyance en défaut. Elle écrivit à son
amant, qu'elle se trouveroit au bal masqué en domino vert, & qu'elle se
placeroit dans la troisiéme loge à la droite du théâtre. L'amant attendit avec
une impatience infinie le moment du rendez-vous. Dès qu'onze heures sonnerent,
il vola plutôt qu'il ne courut à l'opéra. En entrant dans la salle, il jetta les
yeux sur la troisiéme loge, & y apperçut un masque en domino vert. Il
ne douta point que ce ne fût sa maîtresse chérie. Il l'aborda d'une manière
vive, lui dit ce que l'amour inspire de plus tendre. Le masque garda le silence,
& ne répondit point. L'amant, étonné de cette froideur, se plaignit d'une
indifférence qu'il n'avoit point méritée. Eh quoi, lui dit-il, madame!
Est-ce-là ce moment fortuné, que j'avois si fort souhaité? Ne m'avez-vous averti
que vous viendriez au bal que pour jouir du plaisir de me percer le coeur?
Grace, madame? Par où ai je pû vous déplaire? Vous ne dites rien! Ah! ce silence
me désespère. Pour prix de tant d'amour... Le cavalier nazaréen eût poussé
ses plaintes beaucoup plus loin; mais il fut interrompu par un grand éclat de
rire que fit le masque auquel il parloit. Il en fut très-surpris. Mais son
étonnement fut bien plus grand, lorsque la rieuse s'étant démasquée, il reconnut
sa femme dans la personne qu'il croyoit être sa maîtresse. Il fut bientôt remis
de son trouble. L'infidélité n'est point un cas extraordinaire en France: il
s'en faut bien qu'un mari volage soit un phénix. Celui-ci rit lui-même de sa
méprise, & chercha dans le bal ce qui n'avoit d'abord pû trouver. Sa femme
étoit arrivée à l'opéra avant sa maîtresse: elle avoit pris la place où devoit
se trouver cette dernière, qui avoit été forcée d'aller dans un autre endroit,
& la ressemblance des habits de masque avoit causé l'erreur de cet amant.
C'est du chevalier de Maisin que je tiens cette aventure. Il m'en a raconté
une autre, que je trouve encore plus plaisante. Un fermier-général avoit conduit
au bal sa maîtresse. Il ne soupçonnoit point d'avoir de rival, & se
trompoit. Un capitaine de dragons étoit l'amant aimé; & lui n'étoit heureux
qu'autant qu'il payoit cherement les grâces qu'on lui accordoit.
[Pages c228 & c229]
La belle, à la faveur de la foule des masques, étoit sortie, pour passer un
quart-d'heure dans un fiacre avec l'officier. Ces carrosses de louage sont des
retraites fortunées qui servent d'asyles aux amans pendant la durée du bal. Le
fermier-général, sentant quelque desir de concupiscence, crut que le plus court
moyen de chasser la tentation étoit d'y succomber. Il chercha dans le bal sa
chere maîtresse, & crut l'appercevoir dans une foule de masques. Il lui
donna la main & lui proposa de sortir. Elle y consentit, le suivit sans lui
répondre. Le fermier étoit déja sur le dégré de la salle, lorsqu'il apperçut le
capitaine de dragons rentrant avec sa maîtresse, qui n'avoit point encore remis
son masque. Juge de sa surprise, mon cher Isaac. Il maudit cent fois le bal,
l'opéra, le capitaine de dragons, sa maîtresse & lui-même. Il rompit pour
toujours avec cette perfide: & curieux de sçavoir quelle étoit la personne
qui le suivoit de si bonne volonté, il reconnut que c'étoit une de ces
aventurières publiques, toujours prêtes à rendre leurs services à quiconque les
leur demandent.
Il arrive à chaque bal quelque histoire particuliere. Ces sortes de fêtes
sont signalées par un nombre d'aventures, que l'amour & la jalousie
occasionnent. Ces jours, ou plûtot ces nuits de plaisirs sont fatales aux maris,
aux peres & aux meres, quelque attention qu'ils aient sur leurs femmes &
leurs filles. Les libertés du bal, les commodités du masque trompent les plus
vigilans argus.
Ces sortes d'assemblées ont beaucoup de ressemblance avec les anciennes
cérémonies payennes des temples de Cythère & de Paphos. Je suis du moins
assuré, que la déesse Vénus y reçoit pour le moins autant de voeux &
d'offrandes.
Croirois-tu, mon cher Isaac, que dans un pays où la galanterie & l'amour
ont autant de pouvoir, les richesses déterminassent presque toujours les faveurs
des belles. Il en est peu d'entre elles qui résistent à des discours soutenus
par beaucoup de louis. Je suis assuré qu'il est plus de coeurs à Paris qui se
vendent, qu'il n'en est qui se donnent. Les femmes ne veulent pas convenir de
cette vérité. Elles affectent au contraire un mépris infini pour celles qu'on
soupçonne d'aimer plus par intérêt que par tendresse. Mais telle qui blâme une
de ses amies, suit souvent la maxime qu'elle condamne.
[Pages c230 & c231]
On ne s'apperçoit point de ses défauts: l'amour-propre les déguise à
l'esprit: l'on ne juge de soi-même qu'à travers le voile des passions qui
obscurcissent entièrement le miroir où notre ame s'examine. C'est ainsi
qu'autrefois Philippe, roi de Macédoine, prêchoit à son fils une morale toute
différente de celle qu'il pratiquoit lui-même. Il le blâmoit de répandre de
l'argent parmi les Macédoniens, & lui reprochoit de compter sur des coeurs
qui ne se donnoient pas, mais qui se vendoient. (1)
[(1) Praeclare in epistola quadam Alexandrum filium Philippus accusat,
quod largitione benevolentiam Macedonum consectetur. Quae te malum,
inquit, ratio in stam, spem induxit, ut eos tibi fideles putares fore,
quos pecunia corrupisses? An tu id agis, ut Macedones non te regem suum, sed
ministrum & praebitorem putarent? Bene ministrum & praebitorem, quia
sordidum regi. Melius etiam quod largitionem corruptelam dixit esse. Fit enim
deterior qui accipit, atque ad idem semper expectandum paratior. Hoc ille de
filio, sed praeceptum putemus omnibus. Cicero de officiis, Lib. Il.]
Tous les hommes ont une forte attache à chercher les moyens d'excuser leurs
foiblesses. Les philosophes même ne sont point exempts de ce défaut, qui sert à
entretenir les vices. Les femmes, dont la vanité est encore plus forte que celle
des hommes, sont aussi plus fertiles en ressources pour colorer leurs démarches
les moins conformes à la vertu. Veulent-elles excuser leurs infidélités pour
leurs maris? Elles disent qu'elles sont entraînées par un penchant séducteur
auquel elles ne sont pas les maîtresses de résister. On les a unies dès leur
enfance avec un homme qu'elles n'aimoient point. Pourquoi seroient-elles
condamnées à passer leurs beaux jours dans la tristesse & dans la
mélancolie? Et si les loix leur font un crime d'un desir que leur donne la
nature, pourquoi les hommes firent-ils ces loix bizarres?
C'est ainsi qu'une infidéle trouve des raisons pour se justifier. La coquette
ne manque point aussi d'excuses. «Est-ce un mal, dit-elle, de vouloir plaire?
Dès qu'on ne devient point criminelle, quel dommage les douceurs qu'on me dit,
les honneurs qu'on me rend, font-ils à mon époux? Quoi! parce que je suis
mariée, je ne puis ouir des louanges que je mérite, je serai forcée de fuir ceux
qui m'accableront de politesse? Pour plaire à mon mari, pour calmer sa folle
jalousie, il faudra que je vive comme une ourse, retirée dans une tanière?
Tampis pour lui, s'il est assez fou pour se mettre mal-à-propos mille chimères
dans l'esprit. Mais je n'irai point m'enterrer toute vivante pour rappeller sa
raison.»
[Pages c232 & c233]
C'est ainsi que la coquette justifie et autorise sa conduite. Et pourquoi ne
le feroit-elle pas, puisque celle qui vend ses faveurs, trouve encore le secret
de se justifier? Jeune, belle, aimable, pourquoi ne profiteroit-elle pas des
biens que le ciel lui a accordés? Les années s'écoulent, la beauté s'enfuit, la
vieillesse arrive, on n'a point songé à ramasser de quoi pouvoir finir ses jours
tranquillement. Dès que la saison des amours est passée, elle ne revient plus.
Une jeune femme aimable, & peu avantagée des biens de la fortune, doit sans
cesse avoir dans l'esprit la fable de la cigale & de la fourmi. Si avant le
départ de sa beauté, elle n'a sçu remplir ses coffres, elle court en vain
demander du secours.
«Que faisiez-vous autrefois?
Dit-on à cette emprunteuse:
Nuit &
jour à tout venant.
Je chantois, ne vous déplaise,
Vous chantiez? J'en
suis bien aise.
Eh bien, gueusez maintenant.» (1)
[(1) Vers parodiés de la premiere fable de la Fontaine.]
Il n'est rien, mon cher Isaac, qu'une femme ne sçache colorer de prétextes
spécieux. Plus elle a d'esprit & plus elle a de ressources pour excuser ses
fautes. Défendons-nous donc de ce sexe infidéle: fuyons ses trompeuses amorces,
regardez-les comme une de ses breuvages, dont le goût délicieux cache le plus
mortel venin. Ce n'est pas que je croye qu'un philosophe ne puisse devenir
sensible, & qu'il n'y ait des femmes dignes de l'estime des plus sévères
philosophes. Mais il est bien dangereux d'être trompé dans le choix. Le coeur
ordinairement se détermine par lui-même, & n'attendant pas que la raison
l'aide de ses conseils, il suit aveuglement le penchant qui l'entraîne. L'amour
naît d'un coup-d'oeil, & n'est point le fruit de la réflexion: il se nourrit
par une certaine sympatie, rarement par la connoissance des perfections de la
personne aimée. Il s'éteint sans qu'on sçache souvent pourquoi, dans le moment
où l'on s'y attendoit le moins.
On a souvent agité, si un sçavant & un homme qui s'appliquoit aux
sciences, devoit être marié. On a apporté plusieurs raisons pour & contre ce
sentiment.
[Pages c234 & c235]
Je crois qu'il est beaucoup plus utile, à quiconque veut s'adonner à l'étude
de jouir d'une entière liberté que d'être dans une espéce d'esclavage, qui,
quelque doux qu'il soit, ne laisse pourtant pas d'ennuyer quelquefois. Etre
femme, & n'avoir point de caprices, est une chose impossible: la plus
raisonnable est celle qui en a le moins. Un philosophe est détourné dans ses
réflexions par les inquiétudes & les soins du ménage. Quelque pauvre qu'il
soit, dès qu'il est seul, il ne peut aisément se suffire à lui-même: mais ce
n'est plus la même chose lorsqu'il est marié. S'il est riche, il est encore
accablé de plus d'embarras: l'avancement de sa famille, l'établissement de ses
enfans, les fantaisies & l'ambition de sa femme, toutes ces sortes de choses
l'agitent, le tourmentent, quelque maître qu'il soit de lui-même & de ses
passions. Je suis assuré que plus d'une fois Socrate malgré son phlegme
philosophique, eût voulu voir sa femme à tous les diables. S'il ne le disoit
pas, crois-moi, mon cher Isaac, il n'en pensoit pas moins. Si c'étoit la mode en
France de pouvoir vendre sa femme, lorsqu'on en est ennuyé, je connois beaucoup
de sçavans, qui donneroient la leur à grand marché: & si ce privilége
n'étoit accordé qu'aux gens d'étude, pour acquérir un si beau droit les François
les plus fainéants cultiveroient bientôt les sciences.
Porte-toi bien, mon cher Isaac. Vis content & heureux.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXXIV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Lorsque je vois, mon cher Isaac, dans les différens pays que je parcours, un
nombre de gens heureux, cependant ignorans, & presque réduits à l'instinct
des bêtes, je réfléchis aux peines & aux soins que se donnent les gens de
lettres, pour parvenir à transmettre leur nom à la postérité. Que de maux, que
de chagrins, la plûpart n'essuient-ils pas? Il faut que le desir de percer la
nuit obscure des siécles ait quelque chose de bien fort, pour qu'on y sacrifie
sans regret le tems le plus précieux de la vie, & le seul dont on jouit
véritablement.
[Pages c236 & c237]
Du petit nombre d'années, auquel la nature a fixé le cours de la vie humaine,
on doit en ôter les quinze premières: elles sont consumées, ou dans l'enfance ou
dans les pénibles travaux de l'éducation. Dès qu'on est parvenu au treizième
lustre, on ne fait plus que languir. L'esprit, ainsi que le corps, s'affoiblit,
& est également en proie à toutes les infirmités. Il faut donc réduire la
vie de l'homme, en la prenant depuis l'âge de seize ans jusqu'à celui de
soixante, à quarante-cinq années: & ce tems si court, si précieux, est
employé par les sçavans à des occupations pénibles, & souvent peu
gracieuses, qui ne leur donnent d'autre consolation, que l'espérance de voir
passer leur mémoire à la postérité.
J'avoue, mon cher Isaac, que les sciences, quand on est venu à bout de les
dépouiller des difficultés qui les environnent, ont quelque chose de
satisfaisant, & qu'un géomètre & un physicien après avoir travaillé
vingt ans de suite avec des soins infinis, les croient bien récompensés par la
découverte de quelques vérités inconnues jusqu'alors. Mais s'ils
approfondissoient ce qui se passe en eux-mêmes, ils verroient que l'espérance
d'éterniser leur nom les détermine bien plus à chercher assidument ces nouvelles
vérités, que le seul plaisir de les développer du chaos dans lequel elles
étoient ensevelies. S'ils étoient bien assurés qu'ils fussent les seuls à les
connoître, & qu'il ne leur fût jamais permis de les divulguer, je doute fort
qu'ils voulussent en acheter la connoissance par un travail pénible &
continué plusieurs années de suite.
Les philosophes & les sçavans parlent sans cesse du mépris de la gloire,
de la sagesse, de la tranquillité de l'ame. Malgré tous leurs beaux &
magnifiques discours, il est certain que sans la gloire & la vanité,
l'ignorance étendroit son empire sur tous les hommes. C'est au desir de se
distinguer du vulgaire, de surpasser les personnes avec lesquelles on vit, &
de leur inspirer de l'admiration, que l'antiquité a dû les Aristotes, les
Platons, les Sophocles, les Euripides & les Démosthènes. C'est à lui que les
modernes doivent les hommes illustres, qui ont fait dans ces derniers tems de si
beaux & si sublimes ouvrages.
Si tous les différens sçavans n'avoient eu en vûe que d'étudier les vertus
morales, que de se perfectionner dans la sagesse, ils eussent borné leurs soins
à se connoître eux-mêmes.
[Pages c238 & c239]
Ils n'eussent point cherché à mesurer les cieux, à suivre les planètes dans
leurs cours, à examiner les différentes productions de la nature, à en faire
l'anatomie, à pousser la subtilité de leurs découvertes jusqu'à découvrir la
pesanteur de l'air. Tout cela, eussent-ils dit, est inutile à nos
desseins. Quel est le but que nous avons? C'est de chercher le moyen de nous
rendre heureux, & d'être utiles au bonheur des autres hommes. Etudions donc
ce qui peut servir à nous rendre vertueux, & communiquons à nos camarades, à
nos citoyens, nos plus sages réflexions. Quel profit retireront-ils de sçavoir
qu'il n'y a point de vuide, & que la terre tourne autour du soleil? Cela ne
les rendra, ni plus doux, ni plus affables, ni plus tranquilles, ni même plus
heureux. Les ignorans qui ne sçavent que ce que leur a appris la nature aidée de
quelques instructions foibles & générales, sont souvent plus heureux que les
gens de lettres. Combien n'y a-t-il pas d'artisans, qui tranquilles chez eux,
occupés de leurs métiers, vivent sans ambition dans le sein de leurs familles,
avec bien plus de douceur, de satisfaction, que les plus grands philosophes
entourés au milieu de leurs cabinets de livres qui traitent du mépris de la
gloire? Ce n'est donc pas la science qui rend heureux: c'est la probité. La
physique, la métaphysique, la rhétorique, tout cela ne produit point la
véritable sagesse, puisqu'elle se rencontre quelquefois chez un cordonnier &
chez un laboureur. Il faut la chercher où elle se trouve; préférer la tranquille
& paisible ignorance d'un pauvre artisan aux connoissances infructueuses
& inutiles d'un philosophe & d'un rhétoricien.
Il est certain, mon cher Isaac, que si les gens qui ont travaillé avec tant
de soin à communiquer aux hommes les connoissances qu'ils ont acquises,
n'avoient simplement agi que par l'amour de la sagesse, ils n'auroient pû
s'empêcher de faire ces réflexions, & par conséquent ils eussent cru qu'il
étoit cent fois plus utile de leur enseigner l'art de vivre heureux &
tranquilles, que celui de courir après la découverte de quelques vérités dont la
connoissance est assez inutile, & ne s'acquiert que par des peines infinies.
[Pages c240 & c241]
Profitez, leur eussent-ils dit simplement, de l'instant présent.
Soyez vertueux; attachez-vous à votre devoir, & ne perdez pas inutilement
des momens que vous ne recouvrerez plus. Le tems s'écoule; & dès que votre
coeur n'est point troublé par les remords du crime, que vous suivez les loix de
la probité, vous avez tout ce qu'il faut pour en jouir. L'application à des
sciences infructueuses ne serviroit qu'à vous ravir le bien présent, sous
l'espoir d'un bonheur futur & imaginaire. Les hommes sages n'ont besoin de
rien: les philosophes ont besoin de tout. Si vous ne cherchez qu'à jouir
paisiblement des faveurs que le ciel vous a accordées, votre félicité est dans
vos mains. Vous n'avez qu'à en faire usage. Le sort de l'humanité seroit bien
malheureux si son bonheur dépendoit de la connoissance des choses qui lui sont
entiérement étrangères.
Ce n'est pas-là, mon cher Isaac, la manière ordinaire dont les sçavans
instruisent les hommes. Ils se gardent bien de tenir ce langage. Ceux qui
parleroient de même, ressembleroient à des pontifes Romains qui blâmeroient la
croyance aux indulgences. On pourroit les regarder également comme des gens qui
décrieroient leurs marchandises. Loin d'en agir ainsi, tout homme de lettres
cherche d'élever jusqu'aux nues le genre d'étude auquel il s'applique. Il
voudroit même en établir la gloire aux dépens des autres sciences. Un
rhétoricien ne loue que foiblement la philosophie. Le plus grand effort de
l'esprit humain consiste, selon lui, dans le talent de persuader par la force de
l'éloquence, & d'émouvoir les coeurs par la noblesse de la diction. Un
philosophe au contraire, regarde un rhétoricien comme un dissertateur, dont les
discours n'ont que des faux brillans, & n'offrent rien de solide à ceux qui
veulent des raisons, & non pas des paroles. Comme le physicien, il va
même jusqu'à condamner entiérement l'usage & l'étude de la rhétorique comme
des choses pernicieuses au bien public. Ceux qui masquent & fardent les
femmes, dit un fameux philosophe sceptique, en parlant des rhétoriciens,
font moins de mal; car c'est chose de peu de perte de ne les voir pas en leur
nature: là où ceux-là font état de tromper, non pas nos yeux, mais notre
jugement & d'abâtardir & corrompre l'essence des choses. Les républiques
qui se sont maintenues en un état réglé & bien policé, comme la Crétense
& la Lacédémonienne, n'ont pas fait grand cas de l'orateur.(1)
[(1) Essais de Michel de Montaigne, Liv. I. Chap. XV. pag. 607.]
]
[Pages c242 & c243]
Cette passion, si ordinaire aux sçavans,de ne louer que la science à laquelle
ils s'appliquent, n'est-ce pas une preuve évidente, que la vanité, le desir de
la gloire & de l'ambition ont plus de part à leurs travaux que l'amour de la
sagesse. S'ils ne travailloient que pour instruire les hommes, ou ils ne
s'appliqueroient qu'aux choses absolument utiles; ou dès qu'ils cultiveroient
celles qui sont plus curieuses que profitables, ils loueroient également toutes
les sciences, & ne donneroient aucune préférence à celle dans laquelle ils
croient exceller. Mais comme ils regardent que l'estime qu'on en fait influe sur
celle qu'ils espérent acquérir, l'amour-propre unit leurs intérêts avec les
siens. Le philosophe pense, que plus la philosophie sera respectée, plus aussi
il le sera. L'historien, le poëte, le rhétoricien ont la même idée; & c'est
à qui louera avec le plus d'emphase, l'histoire, la poësie & la rhétorique.
L'amour de la sagesse, mon cher Isaac, ne cherche point avec avidité les
louanges & les éloges. Un homme, qui ne veut vivre que pour être utile à ses
concitoyens, ne fait paroître aucune partialité sur le rang & l'estime qu'on
doit accorder à ceux qui leur donnent des instructions, qui ordonnent leur
esprit, ou qui forment leur coeur. Mais la vanité & le desir de briller
& de s'élever au-dessus de ses concurrens, n'inspirent point des sentimens
aussi désintéressés. Ils excitent l'amour-propre, & font naître une
jalousie, qui, quoique cachée, n'en est que plus violente. Ces passions sont la
cause du peu de justice, que les sçavans se rendent ordinairement. Ils craignent
toujours que la réputation des autres ne diminue la leur, & qu'elle ne leur
ferme le chemin de cette immortalité à laquelle ils aspirent avec tant de
fureur. Je pense, mon cher Isaac, que je puis me servir avec raison du terme de
fureur, pour marquer l'envie qu'ont les gens de lettres de transmettre
leurs noms à la postérité. Quelques-uns ont fait des actions presque aussi
extraordinaires, & j'ose dire presque aussi folles & aussi criminelles
qu'Hérostrate. Peut-on voir une mort plus extravagante que celle d'Aristote, si
ce qu'on en dit est véritable? Et n'est-ce pas avoir une vanité bien excessive,
que de vouloir apprendre aux hommes, qu'on n'a pas voulu vivre, parce qu'on ne
pouvoit comprendre un secret de la nature?
[Pages c244 & c245]
Cet autre philosophe, qui se jetta dans un des gouffres du Mont-Ethna, &
qui laissa ses pantoufles au bord du précipice, pour qu'on ne pût ignorer le
genre de mort qu'il avoit choisi, ne doit-il pas être regardé comme une victime
de la fureur d'immortaliser son nom?
Les écrivains modernes n'ont pas donné des moindres marques que les anciens
de leur amour violent pour la gloire de passer à la postérité. Vanini consentit
d'être brûlé tout vif, plutôt que de se rétracter de son abominable systême. Il
crut que ses sectateurs estimeroient moins ses ouvrages s'il n'en soutenoit pas
les absurdes impiétés jusqu'à la mort. On rapporte de lui un trait fort
particulier, & qui marque bien l'entêtement & la vanité d'un sçavant
attentif à ne rien dire qui puisse diminuer la réputation & le poids de ses
écrits. Lorsqu'on l'attachoit sur le bûcher, faisant réflexion aux douleurs
qu'il alloit souffrir, il s'écria: Ah Dieu! A quel supplice suis-je
destiné? Un prêtre qui l'avoit suivi jusques sur l'échafaud pour tâcher de
l'exhorter à reconnoître l'existence de la divinité, saisit l'occasion que lui
fournissoit l'exclamation de Vanini. Il y a donc un Dieu, lui dit-il,
vous l'appellez? C'est une façon de parler, répondit l'athée, qui ne tire
point à conséquence._ Ce furent-là les dernières paroles qu'il prononça. Les
flammes du bucher, qu'on alluma dans l'instant, l'empêcherent de continuer à
débiter ses blasphêmes. (1)
[(1) Ce fait paroît directement opposé à ce que dit Moréri; il assure qu'on
coupa la langue à Vanini. Comment put-il donc parler lorsqu'on l'attachoit au
bucher? Pour accorder ces différens récits, il faudroit supposer que Vanini tînt
ce discours quelques momens avant qu'on lui coupât la langue; & que dès
l'instant qu'il eût souffert ce premier supplice, on alluma le bûcher. Aaron
Monceca, à qui j'écrivis à Constantinople pour avoir quelque explication
là-dessus, me répondit qu'il avoit lû le fait qu'il avançoit dans un fort bon
auteur, dont il lui étoit impossible de se rappeller le nom. Il ajoûta qu'il se
souvenoit des termes originaux de la conversation. «Ah Deus! Ergo est
Deus, dixit presbyter? Modus est loquendi, respondit Vaninius.»
J'avois eu envie de supprimer ce fait; mais après la réponse d'Aaron Monceca, je
crois devoir le traduire tel qu'il étoit.]
Quelques sçavans, qui n'ont point porté leur vanité aussi loin que ceux dont
je viens de parler, n'ont pas laissé de faire des choses directement contraires
à leur repos & à leur tranquillité; parce qu'ils espéroient qu'elles
conduiroient leurs noms à l'immortalité. Combien n'y en a-t-il pas, qui ont
souffert l'exil, la prison & la privation de tous leurs biens, qui auroient
pû éviter ces maux, en suprimant leurs ouvrages, ou en les désavouant? Ils ont
mieux aimé perdre tout ce qu'ils avoient, & gémir dans une captivité, ou
dans un bannissement de leur patrie, que d'éteindre leur mémoire.
[Pages c246 & c247]
L'évêque Grec, qui consentit d'être privé de son évêché, plutôt que de
reconnoître qu'il n'étoit pas l'auteur du roman de Théagene &
Chariclée, a eu grand nombre d'imitateurs dans ces derniers siécles. Arnaud,
Quesnel, Saint-Cyran, & tant d'autres écrivains auroient pû jouir d'une vie
tranquille en gardant le silence sur des matières du tems. Si les solitaires de
Port-Royal n'eussent pas écrit davantage que les mathurins, ou n'eussent fait
que des livres aussi mauvais que ceux qui ont été composés par des capucins,
leur retraite subsisteroit encore. C'est l'envie qu'ils ont eue d'immortaliser
leur nom, & la jalousie ou la haine qu'ils avoient conçue contre les
jésuites, qui en ont causé la totale destruction.
Quelque fatal que soit le desir outré de la gloire à la plûpart des gens de
lettres, nous devons, mon cher Isaac, le leur pardonner en faveur du profit que
nous en retirons. Puisque l'émulation, qu'ils ont les uns envers les autres, les
excite à produire mille beaux ouvrages: il faut les plaindre de ne pas faire
uniquement par sagesse ce qu'ils ne font que par ambition; & reconnoître
pourtant que nous avons des obligations au vice que nous condamnons. Sans lui,
les sciences languiroient: il supplée au manque de vertu.
S'il y a des défauts pardonnables, sans doute ce doivent être ceux qui font
si bien les fonctions de la sagesse, que ce n'est qu'après une longue
spéculation, qu'on s'apperçoit de leur imperfection. D'ailleurs, tous les
sçavans ne poussent point l'amour de la gloire, & la passion de faire parler
d'eux, jusqu'à l'extrême. Dans tous les différens états, dans toutes les
diverses professions, il est un nombre de gens qui portent les choses au dernier
période. Il s'en trouve également parmi les gens de lettres. Mais il y en a
aussi qui mettent un frein à leurs desirs, qui les retiennent, & ne
souffrent pas qu'ils conduisent au-delà de certaines bornes.
[Pages c248 & c249]
S'il est vrai que tous sont avides de l'immortalité, il l'est aussi, que tous
n'employent point les mêmes moyens pour y parvenir, & qu'ils ne veulent
point l'acheter au même prix.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXXV.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Les nazaréens, mon cher Jacob, sont les premiers à tourner en ridicule leurs
moines, & leurs cérémonies superstitieuses. Il y a de tems en tems quelques
génies vifs & hardis, qui, rompant les liens dont on a voulu les enchaîner,
font luire aux yeux du peuple le flambeau de la raison. Mais les moines
offusquent bien-tôt cette lueur passagère: & les seuls philosophes en
profitent, pour affermir leur esprit contre les attaques de la superstition. Je
viens de lire un livre de ce caractère, écrit par un nazaréen. Il est intitulé:
Histoire de l'admirable dom Inigo de Guipuscoa, chevalier de la Vierge, &
fondateur de la monarchie des Inighistes, avec une description abrégé de
l'établissement & du gouvernement de cette formidable monarchie; par le
sieur Hercule Rasiel de Selva. (1)
[(1) Ce livre a été imprimé à la Haye, chez la veuve Levier, en 2 volumes
in-8.]
C'est une peinture vive & intéressante, des actions surprenantes &
extraordinaires d'un des principaux héros du monachisme, & même du
nazaréïsme.
Cet homme étoit Espagnol, & s'appelloit Inigo. Il étoit vain,
fier, ignorant, ainsi que le sont en général tous ceux de sa nation, amoureux
transi, toujours prêt à périr pour les dames, & entreprendre les choses du
monde les plus extraordinaires. C'est ainsi que le dépeint l'auteur de cet
ouvrage, avant qu'une dévotion fanatique lui eût entiérement troublé le cerveau.
[Pages c250 & c251]
Voici les termes dans lesquels il s'explique: la gloire & l'amour
étoient ses passions dominantes. Il ne comprenoit pas qu'un homme, qui avoit de
la naissance, pût vivre avec honneur sans une grande ambition, ni être heureux
sans galanterie. Ces deux passions l'occupoient tour-à-tour. Tout le tems que
duroit la campagne, il le donnoit à la gloire, & la cherchoit avec
emportement dans le hazard des combats. Mais pendant les quartiers d'été &
d'hiver, il se délassoit des travaux de Mars entre les bras de Vénus.
C'est-là le portrait que l'auteur fait de son chevalier errant; car, c'est
ainsi qu'il l'appelle dans tout son ouvrage, faisant un juste parallèle de
dom Inigo de Guipuscoa, avec dom Quichotte de la Manche. Peut-être
ne seras-tu pas fâché, mon cher Jacob, de sçavoir sur quoi cet écrivain fonde
une aussi plaisante comparaison que celle-là. Il dit d'abord que la lecture fut
également la source de toutes les extravagances des deux chevaliers errans. Les
Amadis firent perdre le bon sens à dom Quichotte de la Manche,
& les romans spirituels causerent le même effet sur dom Inigo de
Guipuscoa. Ayant été blessé à un siége, & s'ennuyant dans son lit, qu'il
étoit obligé de garder à cause de son incommodité, on lui apporta la
fleur des saints, en langue Castillane, dit l'écrivain de ces folies
pieuses. Ce roman sacré, plein d'histoires merveilleuses, le toucha d'abord
presque autant, & dans la suite beaucoup plus que les livres de chevalerie,
dont jusqu'alors il avoit fait toutes ses délices. Il admiroit dans les saints
errans cet abandonnement qui les faisait aller d'un bout du monde à l'autre,
sans nulle provision. Voilà, mon cher Brito, dom Quichotte tout pur, ses
termes, ses phrases, ses expressions, ses idées & ses sentimens.
La façon dont l'auteur fait déterminer son héros à suivre les aventures, est
toute aussi maligne. Il tourne en ridicule dans un seul passage tous ces génies
échauffés par une superstitieuse dévotion, dont les actions ridicules furent
regardées comme des miracles par le bas-peuple nazaréen, & prônées comme des
exemples de la plus sublime sainteté par une foule de moines fanatiques.
Pourquoi, se dit le chevalier errant dom Inigo, moi qui suis d'une
complexion si robuste, ne pourrai-je pas faire ce qu'ont fait tant de saints
avec un tempérament délicat; & ne prendre, comme S. Hilarion, pour
toute nourriture que quatre figues par jour après le soleil couché, ou ne vivre,
comme S. Apollone, que d'herbes crues, telles que les produit la terre
sans être cultivée, & que les bêtes broutent; ne dormir que sur une pierre
sans m'y appuyer, comme S. Pacôme, ou assis dans le creux d'un tronc
d'arbre, entouré de tous côtés de pieux pointus, comme S. Zuirad; ou même
ne me point coucher du tout, comme S. Dorothée le Thébain?
[Pages c252 & c253]
Pourquoi ne pourrai-je pas faire deux cent génuflexions par jour,
comme S. Guingalois; trois cent fois la priere comme S. Paul
l'anachorete; & à l'exemple de S. Policrone, mettre sur mes
épaules la racine d'un gros chêne en faisant l'oraison? Quoi! moi qui ai
souffert avec de tant de constance de si cruels tourmens, afin de pouvoir porter
une bottine de maroquin, proprement collée sur ma cuisse, je refuserois de
souffrir de moindres maux pour devenir un grand saint? Eh quoi! si un S.
Damien a bien eu le courage d'imiter l'admirable S. Simon le Stylite,
qui se tenoit debout jour & nuit sur le haut d'une colonne de quarante
coudées de hauteur; qui m'empêchera de faire la même chose, ou du moins de me
tenir tout courbé dans une cage, posée sur la pointe d'un rocher, ou suspendue
en l'air, comme l'ont pratiqué S. Barada & S. Thalelle? Qui
m'empêchera d'éteindre les feux de la concupiscence, en me jettant nud au milieu
d'un essaim de mouches, comme S. Macaire d'Alexandrie; ou dans un amas de
ronces & d'épines, comme S. Benoît, ou, dans l'eau au milieu de
l'hiver, comme S. Adhelme & S. Ulric; ou dans les glaces & dans
les neiges, comme le séraphique S. François? Qui m'empêchera enfin de me
frapper de mille coups de verges par jour, ainsi que le faisoit S. Anthelme;
& même d'imiter le grand S. Dominique l'encuirassé, qui se donnoit
trois cent mille coups de fouet chaque semaine, en récitant vingt pseaumes? Leur
chair étoit-elle donc d'une autre nature que la mienne; ou voudrois-je leur
céder en ferveur & en courage?
C'est sur toutes les actions de ces pieux titans, & de ces dévots égarés,
que l'auteur fait déterminer dom Inigo à quitter entièrement le monde, & à
embrasser la chevalerie errante spirituelle: & les motifs qui l'y portent,
sont pour le moins aussi ridicules que ceux qui déterminent dom Quichotte.
Est-il rien en effet de si ridicule, que de se figurer que la divinité se plaît
à voir fesser les derrières crasseux de quelques moines, & se réjouir des
extravagances de deux ou trois solitaires, qui cabriolent comme Amadis dans la
roche pauvre, ou dom Quichotte dans la montagne noire? Quel aveuglement, mon
cher Jacob! Plus je réfléchis sur les hommes en général, & plus je les
trouve insensés & dignes de compassion.
[Pages c254 & c255]
Il n'est aucune extravagance qu'ils n'accommodent à l'idée qu'ils se forment
de la divinité: ils étouffent par mille chimères la lumière naturelle qu'ils ont
reçue; ils rendent par leurs sottises, la divinité qu'ils adorent presque aussi
méprisable, que les payens la font ridicule en la multipliant.
Je ne crois pas, mon cher Brito, qu'il soit plus absurde de croire, qu'un
morceau de bois ou de pierre partage un des rayons de l'essence divine, que de
se figurer qu'on peut mériter la protection de l'être tout-puissant, éternel
& suprême, par une demi-douzaine de coups de discipline; & qu'il y ait
aucun rapport entre le ciel & les fesses d'un capucin. Mais, disent certains
nazaréens, ces coups & les austérités amortissent les desirs de la
concupiscence. Eh quoi! pour résister au crime, les nazaréens ont besoin d'avoir
recours à des extravagances? Ils ne peuvent détourner leur esprit du mal qu'en
l'étourdissant. Je les plains d'être si méchans, qu'ils ne puissent devenir
bons, sages & vertueux, qu'en devenant fous, impertinens & ridicules.
Les philosophes: & même ceux dont le systême a été le plus contraire à la
divinité, pour avoir des moeurs pures, n'ont pas eu besoin de toutes ces
extravagances. La vertu leur a paru d'elle-même assez aimable, pour devoir
mériter d'être cultivée avec soin. Epicure, chef d'une secte si opposée à celle
des Stoïciens, força pourtant ces philosophes de rendre justice à son mérite,
d'avouer que sa volupté étoit très-séche & très-sobre. (1)
Les plus illustres docteurs nazaréens ont eux-mêmes avoué, qu'ils étoient
charmés de la sagesse & de la tempérance d'Epicure. (2) Cependant ce
philosophe ne s'écorcha jamais le derriere, & ne crut point que de se le
frotter dans des épines fût le moyen pour devenir vertueux.
[(1) Nec aestimatur voluptas illa Epicuri: ita enim me hercule sentio, cum
sobria & sicea sit. Seneca de vita beata, cap. XIII.
(2) Epicurum
accepturum fuisse palmam in animo meo, nisi ego credidissem post mortem restare
animae vitam & fructus meritorum, quod Epicurus credere noluit.
Augustinus, confession. lib. II. cap. XVI.]
Le ridicule du passage que je viens de te citer est encore augmenté par la
ressemblance qu'il a avec celui qu'on lit dans Michel de Cervantes, & qui
détermina dom Quichotte à sa premiere sortie.
[Pages c256 & c257]
Je vais te le transcrire pour que tu juge plus aisément lesquels ont été les
plus extravangans, ou les errans mondains, ou les errans spirituels.
Dom Quichotte disoit que le Cid Ruy Dias avoit été fort bon chevalier,
mais qu'il n'avoit pas de comparaison entre lui & le chevalier de l'ardente
épée, qui d'un seul revers, avoit coupé par la moitié deux géans de grandeur
effroyable. Bernard de Carpio étoit fort bien avec lui: parce que dans la plaine
de Roncevaux, il étoit venu à bout de Roland, tout enchanté qu'il étoit, se
servant de l'adresse d'Hercule, qui étouffa entre ses bras ce prodigieux fils de
la terre. Il parloit aussi fort avantageusement du géant Morgan, qui pour être
de cette orgueilleuse & discourtoise race de géans, étoit cependant civil
& affable. Mais il n'y en avoit point qu'il aimât autant que Renaud de
Montauban, sur-tout quand il le voyoit sortir de son château, & détrousser
tout ce qu'il rencontroit: & lorsqu'en Barbarie il déroba cette idole de
Mahomet, qui étoit toute d'or, à ce que dit l'histoire. (1)
[(1) Dom Quichotte, liv. I. pag. 12.]
Tu vois, mon cher Jacob, que le parallèle entre le héros de Guipuscoa, &
le héros de la Manche, est fort juste, & qu'ils embrasserent tous les deux
leurs états par des raisons aussi extravagantes les unes que les autres.
Cependant dom Inigo, dans la suite surpassa de beaucoup dom Quichotte: &
malgré ses folies, il ne laissa pas de fonder une puissante & formidable
société; car il faut que tu sçaches, que dom Inigo de Guipuscoa n'est
autre que le fameux Ignace de Loyola, & que la monarchie des
Inighistes n'est autre que celle des jésuites, qui s'est depuis
rendue si redoutable à tout l'univers. L'auteur fait une histoire très-curieuse
de son établissement subit & prodigieux dans toutes les parties du monde, en
moins de soixante à quatre-vingt ans: & cela, malgré les fortes opinions des
corps les plus puissans & les plus célébres. Sans les injurier, il y dépeint
parfaitement bien des gens dont tout le monde se mêle de parler sans les
connoître: s'il leur rend justice sur ce qu'ils ont de bon, il ne les flatte
nullement sur ce qu'ils ont de mauvais. Il ne rapporte presque par-tout
néanmoins que ce qu'en ont dit les jésuites eux-mêmes. Mais par la façon &
le tour qu'il donne à ce qu'il emprunte d'eux, il fait évidemment voir le
ridicule des pieuses folies de leur héros, qu'ils ont voulu donner pour des
miracles.
[Pages c258 & c259]
Il n'oublie pas sur-tout celles qu'ils firent à son apothéose, qui ne les
exposerent pas moins à la risée qu'à l'indignation publique. Il développe
habilement leurs vûes secrettes & leurs ressorts les plus cachés de leur
politique, il découvre nettement les inconvéniens de leur morale. En un mot,
c'est un tableau fidéle de leurs maximes, de leur conduite: & après les
fameuses Provinciales, je n'ai rien lû d'aussi bon, ni d'aussi bien écrit
sur leur chapitre.
Ce livre ne paroissant encore ici qu'en secret, je ne l'ai eu que par le
moyen du chevalier de Maisin. Je ne sçais pas ce qu'en diront les révérends
peres, lorsqu'il sera plus connu: mais je sçais bien qu'ils ne soutiendront pas
qu'il soit descendu du ciel, ainsi qu'ils l'ont assuré d'un certain livre que
publia leur Inigo, dans un tems ou il étoit si ignorant, qu'ayant été étudier
quelques années après à Paris au collége de Ste Barbe, il pensa y avoir le fouet
à l'âge de trente-trois ans. Cela a fait prendre à ses disciples le parti de
soutenir, que Dieu avoit envoyé du ciel, par l'ange Gabriel, à Inigo, ce
livre mystique intitulé: Exercices spirituels. (1)
[(1) Refert Ludovicus de Ponte, vir omni exceptione major, in vita P.
Baltasaris Alvarez, cap. XLIII. Deum haec exercitia sancto patri nostro
revelasse, imo per Gabrielem Archangelum non nemini fuisse à Dei para virgine
significatum, se patronam eorum, fondatricem, atque adjutricem fuisse,
docuisseque Ignatium ut ea sic conciperet. Sotwel, bibliothec. societat.
Jesu, pag.]
Quoique cette idée soit prise des Turcs, & que ce soit là la manière dont
Mahomet assuroit que l'Alcoran lui avoit été remis: les jésuites n'ont
pas hésité à s'en servir; l'ayant trouvé bonne & propre à leurs desseins,
ils ont cru qu'il n'y avoit pas de mal qu'ils fissent faire un voyage de plus en
terre à l'Archange Gabriel. Ce qu'il y a de désagréable pour ce messager
céleste, c'est qu'on le traduise ainsi en colporteur de fort mauvais ouvrages.
Cela étant, je m'étonne qu'on ne lui ait pas fait voiturer de même la vie de
Marie Alacoque, & la vérité des miracles de l'abbé Paris
démontrée, qui ne le cèdent à nuls autres en ce genre.
Porte-toi bien, mon cher Brito: vis content & heureux, &
divertissons-nous toujours des sottises de nos persécuteurs.
De Paris, ce...
***
[Pages c260 & c261]
LETTRE LXXXVI.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Dans ma derniere lettre je te promis, mon cher Monceca, que je te parlerais
des médecins de cette ville, dont la réputation, est fort grande. J'ai eu
plusieurs conversations avec quelques-uns des plus habiles, & je suis
toujours dans le sentiment que j'étois à Constantinople, & que tu semblois
ne point approuver.
La médecine est de tous les arts le plus incertain. Si ceux qui s'y
appliquent n'étudioient l'anatomie, quelques autres sciences qui regardent le
ministère du chirurgien, je soutiens qu'un homme pourroit devenir médecin dans
trois jours, & connoître tous les grands ressorts de cet art dangereux. Il
est vrai que la longue expérience & la fréquentation des malades donnent
quelques idées de certains symptômes, dont un médecin peut profiter. Mais ce
n'est qu'après en avoir tué un grand nombre, qu'il peut en sauver quelques-uns.
Ainsi il ne faut regarder le médecin que comme un homme sortant de prendre le
bonnet de docteur. En le considérant ainsi, je crois que trois jours d'étude
peuvent instruire des principaux secrets de sa profession.
Il n'y a que six remédes dans la médecine: & tous les différens noms
qu'on leur donne ne signifient que leurs différens assemblages, ou leur
préparation un peu plus ou un peu moins forte; ce qui revient pourtant toujours
au même. Voici donc, mon cher Monceca, toute la médecine: le mercure pour les
maladies vénériennes, le soufre pour les maux extérieurs qui attaquent la peau;
l'ypécacuana pour les dissenteries; l'émétique pour les maladies qui demandent
une forte évacuation; le quinquina pour les fiévres d'accès; la rhubarbe, le
séné & la casse pour les purgations légères. La saignée est autant du
ministère du chirurgien, que de celui du médecin. Tous les docteurs de l'univers
réduisent le fond de leur science à la connoissance de ces remèdes. Ils
inventent quelquefois quelques drogues & quelques compositions nouvelles:
mais ils sont toujours obligés de retourner aux premiers principes connus &
pratiqués par les plus petits apothicaires du royaume, qui guérissent autant de
malades que les médecins de Montpellier, & peut-être en tuent beaucoup
moins. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il meurt à proportion plus de monde
dans les villes que dans les villages, & qu'il n'est point de ville en
Europe ou l'on voie moins de vieillards qu'à Montpellier.
[Pages c262 & c263]
Je ne veux pas cependant ôter aux sçavans médecins de cette ville la
réputation qu'ils se sont acquise justement. Je les regarde comme de sçavans
physiciens & de grands anatomistes. Cela forme d'habile gens pour les
maladies causées par la pierre, les fistules; enfin tous les maux où la main
peut rendre la santé au corps. En travaillant sur des sujets connus, les
médecins de ce pays ont un avantage infini sur les autres. Mais dès qu'il faut
qu'ils guérissent des maux internes, dont les sources sont cachées, des fiévres,
des dyssenteries, des douleurs de tête, &c, ils deviennent de véritables
apothicaires de villages: le mercure, l'ypécacuana, la saignée. Et si le
malade ne veut point guérir, encore du mercure, de l'ypécacuana,
& de la saignée. Saignare, purgare, clysterisare; & si maladia
opiniatria non vult se guarire, resaignare, repurgare, reclysterisare. (1)
[(1) Moliere dans le Malade imaginaire.]
Quelques scandalisés que soient de ces plaisanteries, les partisans de la
médecine, elle se réduit pourtant à ces remédes connus de tout le genre humain.
Pour qu'un médecin de Montpellier ait un léger avantage sur un barbier de
village, il faut que les maladies qu'il traite puissent se guérir par des
remédes appliqués immédiatement, & que la main puisse elle-même se
porter sur le mal. Alors la connoissance de la physique & de l'anatomie
rendent l'espérance de la guérison presque certaine.
J'aurois envie de regarder la science des médecins, comme les philosophes
regardent la matière sur laquelle la seule matière peut agir. Eux de même
ne peuvent se flatter de guérir les parties du corps humain que lorsqu'ils
peuvent agir immédiatement. Dès qu'ils emploient des secours étrangers,
les voilà égaux aux plus petits apothicaires. J'ai parlé avec la même liberté
que je t'écris à plusieurs sçavans médecins. Ils ne convenoient pas tout-à-fait
de ce que je leur disois. Ils soutenoient que l'expérience corrigeoit le peu de
pouvoir qu'on avoit de connoître, & de voir ce qui se passoit dans le corps
humain. Mais ils avouoient que cette expérience étoit excessivement difficile à
acquérir; & que les premiers malades qui servoient à former un médecin, se
trouvoient dans une crise bien dangereuse.
[Pages c264 & c265]
Tu sçais l'opinion qu'on attribue aux médecins. Ils croient être en droit de
risquer sur des infortunés & sur des pauvres, des expériences dont ils
espèrent tirer du profit pour les riches. Tu n'ignores pas, mon cher, Monceca,
le conte qu'on fait d'un sçavant, malade dans un hôpital. Il entendit trois
médecins agiter en Latin, si l'on feroit sur lui l'épreuve d'un reméde qui
pouvoit lui donner la mort. Un de ces docteurs disoit, qu'ils ne devoient point
ménager une ame vile. Ce fut un bonheur pour ce malade de sçavoir le Latin. Il
s'en servit pour leur reprocher d'une manière pathétique leur pernicieux dessein
(1): & sa science lui fut utile: car dès que les médecins le connurent, ils
le traiterent avec beaucoup d'attention, en eurent un soin infini, & le
tirerent du triste état dans lequel il se trouvoit.
[(1) Faciamus experimentum in anima vili. Responsio. Appellas animam
vilem, pro qua Christus passus est mori? C'est ainsi qu'on raconte ce trait;
mais Jacob Brito l'a écrit autrement pour éviter le mot de
Jesus-Christ, dont les juifs ne parlent qu'avec peine.
«Depuis les
dernières éditions de ces lettres, j'ai lû cette histoire, racontée un
peu différemment dans l'Antibaillet de M. Ménage, qui cite un passage du
huitiéme livre de la prosepographie d'Antoine du Verdier de Vaugsrivas.
On ne sera peut-être pas fâché de trouver ici ce passage, & de sçavoir que
le malade dont il s'agit, étoit l'éloquent Muret. Il prend, dit du
Verdier, son chemin en Italie, où, étant dans une ville de Lombardie, il
tomba malade. Il étoit assez mal vêtu, pour ce qu'il s'étoit déguisé. Avec cela
il avoit un visage assez grossier & couperosé; tellement qu'on n'eût jamais
jugé que ce corps dans ses haillons eût logé un si bel esprit. Il fait appeller
le médecin. Ce médecin l'ayant quelque peu traité, trouvant sa maladie douteuse,
dit qu'il falloit consulter avec un autre. Un autre vient, ils consultent
librement en sa présence & en Latin, pour ce qu'ils n'eussent cru qu'un
François eût entendu le Latin, étant si mal de couche. Il ne perdoit pas un seul
mot de ce qu'ils disoient. Après avoir long-tems débattu sur un remède non
usité, l'un se met à dire: FACIAMUS PERICULUM IN CORPORE VILI; &
prenant cette résolution de faire une expérience sur ce corps abjet, le congé
prins par les médecins quelque promesse de bon reméde; & lui ayant donné
l'ordre de son régime, le compagnon qui sçavoit bien autant de Latin comme eux,
se leve, paye son hôte, & s'en va. Ayant fait quelques lieues,
l'appréhension de se mettre entre les mains des médecins, le guérit.
«Il
est bon de remarquer que Muret avoit passé, en Italie, parce qu'il étoit
poursuivi criminellement en France pour le péché philosophique, péché funeste à
du Chaufour. Il alla d'abord à Venise, d'où il fut obligé de sortir, ayant
séduit un jeune homme de distinction. Il vint ensuite à Padoue, & puis à
Rome, où il fut fait citoyen romain & prêtre de la sainte église Romaine,
comme on le voit par le titre de ses ouvrages. M. Antonii Mureti presbyteri,
J. C. & civis Romani orationes, epistolae, &c. Cela est dans
l'ordre, il n'a pas tenu aux jésuites qu'on ait canonisé Muret après sa mort. Le
révérend pere Bencius de la compagnie de Jesus, assure que Muret n'avoit jamais
dit une seule fois la messe, sans répandre une grande abondance de larmes.»
Novem jam sunt anni, auditores, cum sacris est initiatus M. Antonius, ac
sacerdos factus. Ex quo tempore tam saepe, tam religiose, tam sancte fecit rem
divinam, ut inter sacrificandum nec lacrimas teneret ipse, & easdem etiam
auditoribus excuteret. Cela ne s'accorderoit guère avec ce qui est dit de
Muret dans le premier scaligeriana,où on l'accuse de n'avoir pas cru
l'existence de Dieu. Qui si tam bene crederet in Deum, quam optime
persuaderet esset anedendum,bonus esset christianus.]
[Pages c266 & c267]
Que le Dieu de nos peres, mon cher Monceca, nous préserve de tomber entre les
mains de pareilles gens, & nous conserve la santé, le plus précieux de tous
les biens.
On a dans ce pays une coutume qui me paroît très-utile pour tenir le corps
sain & dispos. On élève les jeunes gens dans l'usage de faire plusieurs
exercices, qui procure au sang une circulation aisée par la grande transpiration
qu'ils causent. Il me paroît, que généralement tous les habitans de ces
provinces aiment les jeux qui demandent la force & la souplesse du corps.
Ils donnent des prix dans certains jours de l'année à ceux qui s'y distinguent
dans des exercices publics, qu'ils ont imité des anciens Grecs & Romains. Je
me trouvai il y a deux ou trois jours à une de ces fêtes. Je vis de jeunes
gens-là qui s'exercerent à la lutte. Le prix du vainqueur fut une écharpe de
soie bordée d'une frange d'argent qu'il reçut des mains du premier échevin de la
ville. Celui de la course étoit plus riche que celui de la lutte: il consistoit
en un vase d'argent fort bien cizelé. J'étois charmé de voir une légère image
des anciennes fêtes de la Grèce; & j'approuvai beaucoup les prudentes
coutumes de ces provinces, qui encouragent leurs citoyens à se former à la
fatigue, & à conserver & augmenter leurs forces par des prix dont la
distribution devient si utile au bien de l'état.
[Pages c268 & c269]
Si nous examinons, mon cher Monceca, l'origine des jeux & des pompes de
l'ancienne Grèce, nous reconnoîtrons aisément que la politique y eut pour le
moins autant de part que l'esprit de religion & l'amour du spectacle. On
voulut, dit un écrivain François (1), rassembler en même lieu, &
réunir par des sacrifices communs, divers peuples tous indépendans, & la
plûpart moins éloignés par la distance des lieux, que par la diversité des
intérêts.
[(1) Oeuvres de Toureil; tome II. prés. hist. pag.17.]
Ces fêtes où toute la Grèce accouroit en foule, cimentoient les liens des
coeurs, étouffoient les différends & noyoient les haines & les divisions
dans les plaisirs qu'elles procuroient. Sans exciter la jalousie, elles
entretenoient une noble émulation. Ces jeux étoient une espéce d'école, où le
corps s'accoutumoit de bonne heure aux fatigues militaires. La course, la lutte,
le combat du ceste étoient une image très-ressemblante des exercices militaires;
chaque Grec faisoit pendant la paix l'apprentissage de la guerre.
Les François avoient autrefois des fêtes qui approchoient de la magnificence
des anciens jeux Olympiques. Leurs joûtes, auxquelles les rois & les princes
assistoient très-souvent, formoient un spectacle magnifique. La noblesse avide
de gloire, s'exerçoit de bonne heure pour se distinguer dans ces fameux
tournois, où le vainqueur recevoit souvent sa récompense des mains de son
souverain. Mais le fatal accident arrivé à Henri II, qui fut tué dans une de ces
fêtes par un éclat de lance qui lui entra dans l'oeil, acheva de décrier ces
combats, l'usage en fut bientôt après aboli. La politique qui a fait défendre
les duels, qui privoient le royaume de ses plus braves citoyens, a contribué
aussi à l'abolissement de ces fêtes. On a voulu éloigner tout ce qui avoit l'air
de combat particulier, pour accoutumer plus aisément les François à ne plus se
servir de leur bravoure, que pour le bien de leur patrie & de leur
souverain.
Les guerres continuelles que les François ont presque toujours eues, les ont
empêchés de s'appercevoir combien il est utile pendant la paix, d'élever la
noblesse dans des usages qui lui rendent les armes familières. Ils ont
d'ailleurs suppléé à ce défaut de tournois par plusieurs établissemens utiles.
[Pages c270 & c271]
Les académies, les compagnies de mousquetaires & la maison du roi, sont
des écoles pour former la jeune noblesse. Mais il me semble qu'on ne l'anime
point assez par des récompenses honoraires. Dans un état aussi bien policé que
la France, il devroit y avoir toutes les années un certain nombre de prix
destinés aux exercices militaires, comme il en est pour les sciences. Je
voudrois que le corps des ingénieurs en eût un, qui lui fût affecté; & qu'on
en distribuât plus à chaque régiment. L'officier le plus sçavant dans les
évolutions militaires, l'ingénieur le plus habile dans la science des
fortifications, recevroient la récompense de leur mérite à la tête de leur
corps. Ne fût-ce qu'une couronne d'olivier qu'on leur donnât, dès qu'on y
attacheroit une idée de gloire, que ne feroient-ils pas pour la mériter? Un
ruban rouge ou bleu n'est pas quelque chose de bien essentiel: que
n'entreprend-on pas pour l'obtenir? Ces sortes de récompenses animent les
esprits, les tiennent dans un continuel exercice, les excitent à la vertu,
réveillent dans tous les coeurs, l'amour de la gloire, & ne coûtent rien à
l'état.
Qu'il seroit heureux pour les peuples que les souverains ne récompensassent
que ceux que le mérite éleveroit au-dessus des autres! Que de pensions
supprimées rentreroient dans leurs trésors! Combien de moyens n'auroient-ils pas
de soulager leurs peuples, & de diminuer les impôts! Combien de femmes, de
gens de robe & de courtisans, apprendroient à ne plus faire de folles
dépenses, que la veuve, l'orphelin & le paysan, sont souvent obligés de
payer.
Le ministère de France, sage & prudent, a tâché d'obvier aux abus des
pensions. Autrefois, il suffisoit d'avoir des amis auprès des souverains pour
obtenir ce qu'on demandoit. Actuellement il faut du mérite. J'entends souvent
quelques François, crier & déclamer contre cette sage retenue du ministère.
Mais ceux qui raisonnent sensément & jugent sans passion, louent une
prudence qui va au bien de l'état, & à décharger les peuples déja assez
accablés par le malheur des tems.
Quelque sage conduite qu'on ait, & quelques soins qu'on employe dans le
gouvernement des affaires publiques, il est impossible de réunir tous les
suffrages.
[Pages c272 & c273]
La bizarrerie des hommes est si grande, ils pensent si diversement, qu'il y
auroit de la folie à vouloir les contenter tous. On doit suivre exactement ce
que la raison nous dicte: & lorsqu'elle a parlé, il ne reste qu'à rire des
vaines & ridicules critiques.
Porte-toi bien, mon cher Monceca. Dès que je serai arrivé en Espagne, je te
donnerai de mes nouvelles.
De Montpelier, ce...
***
LETTRE LXXXVII.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
J'ai montré ta derniere lettre à quelques physiciens de mes amis. Ils sont
presque aussi persuadés que toi de l'incertitude de cette partie de la médecine,
qu'on peut regarder comme une science oculte, & dont la connoissance
n'est fondée que sur quelques expériences très-souvent trompeuses. Les sçavans
dont je te parle, sont bien en état de décider du véritable mérite des
différentes parties de la physique: ils ont étudié & examiné avec un soin
infini tous les replis les plus cachés de cette science. Ils la divisent en deux
parties; l'une incertaine, remplie de doutes & de questions indissolubles.
L'autre agréable, & toujours éclairée par le flambeau de la vérité. Cette
derniere concerne la physique expérimentale; l'autre roule sur les principes
généraux de cette science, sur les premiers ouvriers de la nature, si l'on peut
appeller ainsi les petits corps qui constituent par leur assemblage tous les
êtres différens qui sont dans l'univers.
On peut réduire cette partie de la physique à deux & uniques points, qui
contiennent en eux tous les autres, & entraînent nécessairement leur examen
& leur discussion, le vuide & l'infini. Qui pourroit
éclaircir ces deux questions, rendroit la premiere partie de la physique aussi
claire, & aussi certaine que l'est la seconde. Mais je crois que tant qu'il
y aura des hommes, on disputera sur les différentes opinions qui nient ou
admettent l'infinité, & qui soutiennent ou condamnent le vuide. On sera
aussi peu éclairci dans deux mille ans sur cet article, qu'on l'est
actuellement; & les disputes de l'avenir ne l'éclairciront pas davantage que
celles du passé. L'esprit de l'homme étant borné, ne peut s'élever jusqu'à la
connoissance de certaines choses au-dessus de sa sphère. A quoi servent donc des
discussions éternelles, qui n'aboutissent à rien?
[Pages c274 & c275]
Je crois, mon cher Brito, qu'on doit s'appliquer à l'étude de certaines
sciences, comme à la lecture des romans; s'en faire un amusement, & ne les
regarder que comme d'aimables songes. On abrége ainsi bien des difficultés
inutiles, qui ne font qu'arrêter l'esprit sur des matières, qui souvent ne lui
sont d'aucun usage, & qu'il ne peut espérer raisonnablement de comprendre.
De ce genre, sont les questions qui traitent de l'infini; car notre entendement
fini se perd, & s'éblouit dans l'infinité, qui produit un chaos d'idées
contraires les unes aux autres, entre lesquelles l'esprit demeure dans un doute
& une confusion qui l'empêchent de pouvoir jamais se déterminer avec quelque
apparence de vérité.
Les philosophes anciens ont disputé sur l'infinité. Ils ont apporté des
raisons probables des deux côtés. Mais cette question est si remplie de
difficultés, que, lorsque l'esprit cherche à l'approfondir, il est toujours
arrêté par les objections qu'il se forme à lui-même. Ensorte qu'étudier de
semblables matières, ce n'est qu'apprendre à douter. (1)
[(1) Voyez la philosophie du bon-sens, & ou réflexions
philosophiques sur l'incertitude des connoissances humaines. Le but de ce
livre est de montrer combien peu il y a de solidité dans la plûpart des
sciences.]
Pour être convaincu de la vérité de mon opinion, il ne faut qu'examiner les
divers systêmes des philosophes. On peut, quelque différens qu'ils paroissent,
les ramener à deux seuls; chez les anciens, à ceux des Epicuriens & des
Péripatéticiens; & chez les modernes, à ceux des Gassendistes & des
Cartésiens. On peut encore, pour certaines questions, réduire les sentimens de
ces quatre sectes à deux opinions particulières; l'une qui admet le vuide, qui
borne la matière, & ne la croit divisible que jusqu'à un certain dégré;
l'autre qui veut que tout soit plein, qui admet l'infinité ou l'indéfinité de la
matière, & qui veut qu'elle soit divisible à l'infini. En examinant ces
questions, on parcourt toute cette partie de la physique, que je crois devoir
être éternellement douteuse.
[Pages c276 & c277]
Ecoutons un Epicurien, ou bien un Gassendiste. Le vuide, dit-il, _est
absolument nécessaire. Sans lui, il ne sçauroit y avoir de mouvement. Si tout
est plein, comment est-ce que les corps peuvent agir, & changer de place?
Deux corps ne peuvent se pénétrer: cela implique contradiction. Pour que l'un
occupe le lieu de l'autre, il faut que ce dernier cède. Mais comment
cedera-t-il, s'il est arrêté par un autre, & cet autre par un autre, &
successivement, ainsi jusqu'au bout de l'univers, tout étant plein, & rien
ne pouvant céder? (1)
[(1) ...... Locus est intactus, inane vacansque.
Quod si non esset,
nulla ratione moveri
Res possent, namque officium quod corporum estat,
Officere, atque obstare, id in omni tempore adesset
Omnibus: haud igitur
quidquam procedere posset
Principium, quoniam cedendi nulla daret res.
Lucret. de rer. Nat, lib. I.]
C'est en vain, poursuit le Gassendiste, _qu'on objecte, que les corps
mous & légers cédent aux pesans & aux durs, & que le mouvement des
corps se fait comme celui d'un poisson dans l'eau. Car ce poisson n'a le pouvoir
de se mouvoir dans l'eau, que par le moyen du vuide; & les parties de l'eau
ne cèdent que par les petits espaces dénués de corps, dans lesquels le poisson
en se mouvant, les force d'entrer: & si tout étoit plein, les corps mous ne
pourroient pas céder plus que les durs. Sans le vuide, il n'y en auroit aucuns
de mous, ne l'étant que par le vuide qu'ils renferment en eux. Dès que l'on
presse excessivement une matière molle, on la rend capable de résister; &
tout n'est-il-pas excessivement pressé, si tout est plein & contigu. (1)
[(1) Cedere squammigeris latices nitentibus, aiunt,
Et liquidas
aperire vias: quia post loca pisces
Linquant, quo possint cedentes confluere
undae:
Sic alias quoque res inter se posse moveri,
Et mutare locum,
quamvis sint omnia plena.
Scilicet id falsa totum ratione receptu'st.
Nam quo squammigeri poterunt procedere tandem,
Nispatium dederint
latices? Concedere porro,
Quo poterunt undae, cum pisces ire nequibunt,
Aut igitur motu privandu'st! Corpora quoeque
Aut esse admistum
discendu'st rabus inane.
Lucret. de rer. Nat, lib. I.]
Ces raisons paroissent bonnes & solides. Mais, lorsque le Péripatéticien
& le Cartésien demandent, s'il est possible de soutenir l'existence d'un
être qui n'est qu'un pur néant, l'esprit est d'abord arrêté par cette première
difficulté. En l'approfondissant, il oublie bientôt les raisons qui lui
persuadoient le vuide.
[Pages c278 & c279]
Il ne peut se résoudre d'admettre une pure négation, un rien pour quelque
chose d'effectif, & il reste dans une incertitude éternelle. (1)
[(1) PROPOSITIO III.
Repugnat, ut detur vacuum.
Demonstratio.
Per vacuum intelligitur extensio sine substantia corporea...... Corpus
sine corpore, quod est absurdum. Renati Cartesii principiorum philosophiae,
part. I. & II. More geometrico demonstratae per Benedictum de Spinosa, part.
II, pag.48.]
Passons, mon cher Brito, de la question du vuide à celle de l'infinité de la
matière. Il doit y avoir des espaces vuides, au-delà du monde, dit un
Gassendiste; & il en donne deux raisons essentielles. «Supposez, dit-il, que
vous soyez au bout de l'univers, & que vous étendiez votre bras. Ou votre
bras sera retenu; & alors, ce qui le retiendra, sera au-delà du monde, &
il y aura quelque chose encore: ou il aura la faculté de s'étendre, & par
conséquent, il faudra qu'il y ait un espace. Il faut donc avouer, qu'il y a des
espaces vuides de corps au-delà du monde; ou soutenir que la matière est
infinie: ce qu'il est non-seulement absurde de dire, mais même impie &
sacrilége; car il ne sçauroit y avoir deux infinis. Qui dit infini, dit
une chose qui comprend tout: & si la matière étoit infinie, elle seroit
Dieu. Cette opinion est abominable; & quant à la défaite que les Cartésiens
ont prise de Chrisippe, & leur mot ambigu d'indéfinité, ce sont de
véritables jeux d'enfans, indignes de la candeur & de la bonne-foi d'un
philosophe. N'est-il pas plaisant de soutenir que la matière n'est ni
finie, ni infinie, mais qu'elle est indéfinie? J'aimerois
autant, si je demandois à un Normand le nombre d'écus qu'il a dans sa bourse,
qu'il me répondît qu'ils ne sont, ni pairs, ni impairs, mais
indépairs.»
Voilà les raisons des Gassendistes. Elles frappent, elles paroissent
convaincantes. Mais la même difficulté qui se présente contre les petits vuides
répandus dans le monde, s'offre pour ces espaces imaginaires au-delà du monde.
L'esprit se révolte contre une étendue pénétrable, & ne peut comprendre
qu'une chose existe & aye de l'étendue, sans avoir des parties. Par-tout où
il y a de l'extention, il y a de la matière. Il ne peut donc y avoir d'espace
sans matière: & quelque borne que je veuille donner au monde, mon esprit
conçoit encore au-delà de nouveaux espaces. Il faut donc que la matière soit
infinie.
[Pages c280, c281, c282 & c283]
Considère, mon cher Brito, combien cette question est obscure, & quel
nuage impénétrable en a caché pour toujours la vérité aux yeux des hommes. S'il
leur est impossible de connoître les bornes finies de la matière, ou son
infinité, la divisible de cette matière est encore un secret qu'ils ignoreront
éternellement. Comment comprendre d'un côté, que dans le pied d'un moucheron il
y ait autant de parties que dans le monde entier? Car si la matière est
divisible à l'infini, il y a dans le plus petit atôme une infinité de parties,
ainsi que dans le monde entier. Cela révolte la raison: & cet argument vaut
mieux que celui que font les Epicuriens & les Gassendistes, lorsqu'ils
disent que l'atôme n'est indivisible que par rapport à la dureté de son essence,
qui n'admet point de vuide. Cette raison est une pétition de principes; car en
leur niant la possibilité du vuide, l'atôme devient donc alors divisible. Je
crois, mon cher Brito, que sans avoir recours à la prétendue dureté &
solidité des atômes, il est impossible de se figurer que l'on puisse diviser un
pied de mouche en une infinité de parties. (1)
[(1) Spinosa a proposé dans toute sa force l'objection la plus forte des
partisans de l'indivisibilité des atômes. Voici comment il s'explique. Magna
& intricata quaestio de atomis semper fuit. Quidam asserunt dari atomos, ex
eo quod infinitum non potest esse majus alio infinito; & si duae quantites,
puta A, & dupla ipsius A, sint divisibiles in infinitum, poterunt etiam
potentia Dei, qui eorum infinitas partes uno intuitu intelligit, in infinitas
partes actu dividi. Ergo cum, ut dictum est, unum infinitum non majus sit alio
infinito, erit quantitas A aequalis suo duplo, quod est absurdum. Deinde etiam
quaerant an dimidia pars numeri infiniti etiam sit infinita, & an pars sit
an impar, & alia ejusmodi? Voilà l'objection dans toute sa force. On ne
sçauroit mieux faire sentir combien il répugne d'admettre des parties infinies
dans un tout fini, & de former une infinité d'infinis chaque fois qu'on
divise un tout déterminé & fini. Voyons comment Spinosa a résout cette
difficulté. Ad quae omnia, dit-il, Cartesius respondit nos non debere ea,
quae sub nostrum intellectum cadunt, ac proinde clare & distincte
concipiuntur, rejicere propter alia quae nostrum intellectum aut captum
excedunt; ac proinde non nisi admodum inadaequatae, à nobis percipiuntur.
Infinitum vero & ejus proprietates humanum intellectum, natura scilicet
finitum, excedunt; adeoque ineptum foret id quod clare & distincte de spatio
concipimus tanquam falsum rejicere, sive de eo dubitare, propterea quod non
comprehendamus infinitum: & hanc ob causam Cartesius ea in quibus nullos
fines advertimus, & qualia sunt extensio mundi, divisibilitas partium
materiae, &c. pro indefinitis habet. R. Cartesii princip. philosoph.
part. I. & II. More geometrico demonstr. per Bened. de Spinosa, part.
II. pages 50 & 51.
Un homme d'esprit & bon philosophe, a répondu
quelque chose de très-sensé à ce raisonnement de Descartes, de la vérité duquel
Spinosa paroît si fort être persuadé. Descartes, dit-il, combat d'une
manière bien foible les atômes. Nous connoissons, dit ce philosophe,
qu'il ne peut y avoir aucuns atômes, ou aucunes parties de la matière
indivisible; car s'il y a des atômes, quelque petits qu'on ne les puisse
figurer, ils ont une étendue. Nous pouvons encore, par le secours de la pensée,
diviser chacun de ces atômes en deux, ou en plusieurs autres beaucoup plus
petits, & il est impossible que notre esprit se figure quelque chose de
divisible, qu'en même-tems nous n'ayons une certaine notion que cette même chose
peut être divisée; de même manière que si nous décidions qu'elle fût
indivisible, le jugement que nous ferions, seroit différent de notre propre
connoissance.
Ce raisonnement n'a aucune force, & ne prouve rien
contre la nature indivisible de l'atôme. Les choses dépendent-elles, pour leur
existence, des manières différentes dont l'esprit se les forme? Quoiqu'il les
imagine de telle & telle façon, est-ce une preuve qu'elles ne puissent pas
être autrement? Le Cartésien, par exemple, conçoit, par le moyen de sa pensée,
que l'atôme est divisible, & de-là il conclut contre son indivisibilité. Le
philosophe Epicurien pense tout au contraire, que l'atôme est exempt de
division, & sur la maxime de Descartes, se l'étant imaginé indivisible, il
n'hésite point d'affirmer qu'il l'est en effet. De cette manière, ils auront
tous les deux raison, puisque l'esprit à ce qu'il prétend, n'a point la notion
d'une chose, que cette chose ne soit, quoique néanmoins l'opinion d'un des deux
soit fausse; mais si Descartes avoit eu l'esprit fortement préoccupé de la
définition de l'atôme, il ne l'auroit jamais compris divisible en raisonnant de
cette manière: L'atôme a une étendue & des parties; mais cette étendue
& ces parties font un tout parfaitement solide & simple, parce qu'il est
éternel, parce qu'il n'est point l'ouvrage de l'assemblage, & qu'il n'y a
point de vuide dans l'union serrée de ces parcelles, & qu'ainsi il est
indivisible. Des Coutures, remarq. sur Lucrèce, tom. I. pag. 348.]
[Pages c284 & c285]
Dès qu'on veut allier l'idée de l'infini avec la matière, l'esprit se perd
dans les raisonnemens. Cependant l'argument des Cartésiens ébranle tous les
raisonnemens de leurs adversaires. Quelque petit que soit un atôme,
disent-ils, la partie qui regarde l'Orient, n'est pas la même de celle qui
tourne du côté de l'Occident. Ces deux parties peuvent donc être divisées, mais
si ces parties sont divisées, elles pourront encore l'être toutes les deux, par
la même raison. Ainsi on multipliera la chose jusqu'à l'infini: & tant qu'il
y aura de la matière, il y aura deux côtés. Lorsqu'on en est parvenu là,
l'esprit se révolte de nouveau: & l'on avoue, quand on veut agir de bonne
foi, que le plus ignorant sur ces matières en sçait autant que le plus sçavant.
Un philosophe doit dire de toutes ces questions ce que disoit Cicéron en parlant
des divers sentimens sur la nature de l'ame. Quelque Dieu décidera laquelle
de ces différentes opinions est la vraie. (1)
[(1) Harum sententiarum quae vera sit, Deus aliquis viderit. Cicero.
La seule divinité, mon cher Brito, peut connoître ces mystères cachés. Elle a
voulu que nous ignorassions. Pourquoi tenter vainement de les découvrir? Le
fruit même que nous en retirerions, ne vaut pas la peine qu'on se donne. Que
nous importe de sçavoir si la matière est divisible à l'infini, pourvû que nous
sçachions qu'elle l'est jusqu'au point qui nous est nécessaire pour suffire à
toutes les choses dont nous avons besoin? L'homme, toujours prêt à s'appliquer
aux choses qui tiennent de l'extraordinaire & du merveilleux, a cherché avec
un soin infini, depuis près de trois mille ans, d'éclaircir des questions
indissolubles. Il devroit bien être désabusé d'une étude aussi infructueuse, qui
lui fait perdre un tems qu'il pourroit employer bien plus utilement. Mais la
cause ordinaire, qui engage la plûpart des gens dans de fausses études, c'est
qu'ils ont attaché l'idée des sciences à des connoissances vaines &
inutiles. Ils ont préféré, aveuglés par leurs préjugés, les sciences
superficielles aux solides & aux nécessaires. Quand un homme, dit un
grand philosophe nazaréen (1) se met en tête de devenir sçavant, & que
l'esprit de polimathie commence à l'agiter, il n'examine guère quelles sont les
sciences qui lui sont les plus nécessaires, soit pour se conduire en
honnête-homme, soit pour persuader sa raison: il regarde seulement ceux qui
passent pour sçavans dans le monde: & ce qu'il y a en eux qui les rend
considérables.
[(1) Mallebranche, recherche de la vérité, liv. III. p. 1, chap. IV. pag.
84.]
C'est-là ce qui donne du goût à bien des jeunes gens pour des études inutiles
& infructueuses: ils emportent du collège plusieurs préjugés dangereux. Ils
ont été persuadés que leur régent, philosophe scholastique, grand amateur de
chimères, étoit un grand homme: & ils croyent ne pouvoir faire mieux que de
l'imiter.
[Pages c286 & c287]
Porte-toi bien, mon cher Brito. Vis content & heureux, & que le Dieu
te comble de prospérités.
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXXVIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Paris, mon cher Isaac, est un séjour qu'on ne sçauroit abandonner sans
regret. Mais quelque peine que j'aye d'en partir, c'est ici, selon toutes les
apparences, la dernière lettre que je t'écrirai de cette ville. Je pars dans
trois ou quatre jours pour Lille en Flandre. Je passerai ensuite à Bruxelles.
Les nouveaux pays que je verrai, fourniront une ample matière à de nouvelles
réflexions, que je te communiquerai avec beaucoup d'exactitude.
J'ai tâché dans les lettres que je t'ai écrites de Paris, de te faire
connoître le plus exactement que j'ai pû, les moeurs & les coutumes de ses
habitans. L'usage que tes voyages dans les cours d'Allemagne t'avoient acquis,
t'aura donné la facilité de suppléer aux choses que j'aurai pû oublier, ou ne
point t'expliquer assez clairement. Je crois pourtant, que je n'ai rien omis
d'essentiel. Je t'ai parlé des courtisans, des ministres, des gens de robe, des
bourgeois, des sçavans, des ecclésiastiques, du menu peuple: & je ne pense
point avoir oublié aucun état, dès que je t'aurai entretenu des directeurs &
des dévotes.
La nation mystique forme en France une espéce de république à part. Elle a
ses loix, ses usages, ses coutumes particulières. Ceux qui sont les premiers
& les plus respectables chez elle, s'appellent directeurs. Ce sont
ceux qui réglent & ordonnent tout ce qui doit se faire: ils tiennent dans
leurs mains l'absolu pouvoir, & quoiqu'ils soient en quelque manière obligés
d'avoir recours dans certains cas aux pontifes, ils s'en dispensent
ordinairement, & décident en dernier ressort les questions les plus
importantes.
[Pages c288 & c289]
La secte mystique est beaucoup plus nombreuse en femmes qu'en hommes. Il n'y
a presque que les directeurs, dont je te parle: le reste est composé de
religieuses, de vieilles veuves, de femmes surannées & de jeunes filles,
qui, quoiqu'elles restent dans le monde, renoncent cependant au mariage. On les
appelle soeurs. Il y en a de plusieurs sortes: les principales sont les
soeurs du tiers-ordre, les soeurs du Rosaire, les soeurs du Scapulaire, les
soeurs de S. Dominique, les soeurs du cordon de S. François, &c. Elles
sont toutes distinguées par un habit différent. Celles du Scapulaire ont une
robe grise & une jupe noire. Celle du tiers-ordre sont au contraire
habillées moitié noires & moitié blanches. Tous ces divers corps de filles
sont commandés par certains moines, qui en sont reçus directeurs. La place de
ces religieux est excessivement briguée. Car tu comprends, mon cher Isaac,
combien il est plus doux d'être à la tête d'un bataillon de jeunes filles, que
de gouverner un nombre de vieilles femmes, & de veuves décrépites. On peut
donc diviser les états de la nation mystique en trois classes différentes. La
première est composée par les directeurs des filles; la seconde par ceux qui
sont chargés de veuves, parmi lesquelles il s'en trouve toujours quelques-unes
que les graces n'ont point encore abandonnées. La troisiéme est formée par ceux
qui sont à la tête des vieilles femmes. Ce poste est incommode, pénible &
peu gracieux. Mais il faut absolument y passer, pour parvenir aux deux autres.
Les directeurs chargés de la conduite des vieilles femmes, ne doivent point
espérer de voir parmi leurs vieilles brebis quelque tendre agneau bondissant.
On ne peut entrer dans la secte mystique, qu'en renonçant absolument à tous
les plaisirs du mariage. Les veuves & les filles sont en droit, par leur
état, d'y entrer sans examen: mais il faut qu'une femme mariée promette
d'oublier les plaisirs de l'hymen. Peu de jeunes femmes ont assez de force sur
elles-mêmes, pour vouloir à ce prix-là, devenir la compagne des saintes soeurs.
Celles qui feroient sur elles un effort aussi grand, en sont empêchées par leurs
maris, qui ne veulent point observer le pénible jeûne qu'ordonne la religion
mystique.
[Pages c290 & c291]
Cette secte a ses saints particuliers, ainsi que ses coutumes. Un nommé
Dominique, fameux persécuteur, instituteur du monstrueux tribunal de
l'inquisition, en est une des principales divinités. Claire &
Rose, deux religieuses, viennent immédiatement après. François de
Sales tient parmi ces patrons de la mysticité le quatriéme rang. Ces hommes
& ces femmes, pendant leur vivant, ont publié plusieurs livres remplis des
maximes de leur croyance. Une fille nommée Thérèse, a laissé un recueil
complet de toutes les folies que son cerveau dérangé, & son imagination
troublée, lui fournissoient. Ce livre passe pour un ouvrage inestimable, &
tient le même rang chez les mystiques, que l'alcoran chez les sectateurs
de Mahomet.
La religion mystique entraîne ordinairement au quiétisme. C'est une opinion
dont on attribue l'origine à des moines orientaux. Elle soutient que, dès qu'on
est uni immédiatement & intimement avec la divinité, une simple
contemplation passive & inanimée tient lieu de toutes les vertus. Ce
sentiment autorise les plus grands déréglemens, renverse les bonnes moeurs,
& rend toutes les actions indifférentes. Cependant comme les directeurs
trouvent qu'il leur est très-favorable, presque tous penchent en secret vers
cette opinion. Mais ils sont obligés de se contraindre, & de garder le
silence pour ne point exciter le zèle des magistrats attentifs à déraciner cette
doctrine, que les moines ne révélent qu'aux dévotes qu'ils ont choisies par
préférence pour les aider à mettre en pratique les préceptes du quiétisme.
Tu vois, mon cher Isaac, qu'il n'est rien de si commode qu'une religion, qui
permet au corps tous les plaisirs défendus, pourvû que l'esprit s'élève en
même-tems au ciel. Il n'y a que les moines capables d'établir une aussi bizarre
& monstrueuse doctrine. Si l'on n'avoit tous les jours des preuves que ce
sentiment pernicieux n'a que trop de partisans, on croiroit que c'est une de ces
chimères que les théologiens inventent quelquefois, pour avoir le plaisir de les
combattre. Mais il est vrai qu'on n'attribue aux quiétistes, que les sentimens
dont ils sont très-persuadés. Un nommé Michel Molinos fut celui qui leur
donna le plus de crédit. Il fit deux ouvrages, l'un intitulé la Guide
spirituelle, & l'autre la Communion particulière.
[Pages c292 & c293]
Au milieu de Rome, souvent même dans des lieux destinés aux exercices de la
religion, lui & ses partisans rendirent ce systême fatal à plus d'un mari
Romain: & Molinos, l'esprit au ciel attaché, fit plus d'un cocu sur la
terre. Enfin les jaloux Italiens revinrent de la léthargie où les avoient
plongés les exhortations, les discours publics, & la vie apparente de ce
docteur hypocrite. Il fut anathématisé, & on le condamna à une prison
perpétuelle, dans laquelle il mourut. L'inquisition se contenta de lui imposer
cette peine, pendant qu'elle eût fait brûler un homme, pour avoir douté du
massacre des onze mille vierges, ou de la grande vertu des indulgences. Mais
elle ne trouva pas que le crime de Molinos fût assez considérable, n'ayant guère
fait plus de bâtards dans toutes ces pieuses extases, qu'en fit autrefois le bon
roi Charlemagne, qui n'en a pas moins mérité la canonisation.
L'erreur de ce docteur, si douce aux coeurs corrompus, est pratiquée par bien
des directeurs mystiques, sur-tout par ceux de la premiere classe: & il est
un bon nombre des soeurs du scapulaire & rosaire, qui ayant renoncé au
mariage pour embrasser un état plus pur & plus parfait, goûtent tous les
plaisirs de l'amour, pour achever de s'élever à l'état de perfection.
Les Principaux livres qui contiennent cette doctrine, sont: L'oraison
mentale, composée par un barnabite, un des plus saints & des plus
vigoureux moines qu'il y eût dans la religion nazaréenne.
Le moyen court & facile de faire l'oraison, & le cantique des
cantiques de Salomon, interprêté selon le sens mystique, deux ouvrages de la
dame Guyon, moliniste des plus déterminées, & qui ne les a composés
qu'après un long exercice, par lequel elle s'étoit rendu familier l'usage
d'amuser son corps sur la terre, & son esprit dans les cieux.
Le recueil des lettres du révérend pere Girard, contenant un abrégé
des plus fines maximes du quiétisme à l'usage des demoiselles, Guyot,
Batarelle, Lione, & principalement de la soeur Cadière, sa
pénitente favorite; avec un recueil de sentences instructives, & tendantes à
la perfection. On a joint à ce livre un commentaire philosophique du même
révérend pere sur ces fameuses paroles, abandonnez-vous, & laissez
faire.
[Pages c294 & c295]
Avis du pere Sabbatier, ami de coeur de l'illustre Pere Girard, à
l'utilité des directeurs mystiques: ouvrage dans lequel on apprend aux jeunes
directeurs les expédiens nécessaires pour éviter les suites qui peuvent naître
de l'indiscrétion des révérendes soeurs associées au sublime quiétisme. (1)
[(1) Ce dernier ouvrage n'a jamais paru. C'est apparemment une
plaisanterie d'Aaron Monceca ; c'est ainsi que le pense le traducteur
de ces_ lettres.]
Ce sont-là, mon cher Isaac, les principaux écrits sur lesquels méditent sans
cesse ceux qui sont initiés dans la secte molinosiste, à laquelle on ne parvient
qu'en passant par la mystique. Cette derniere est une espéce de séminaire de
l'autre. Elle a ses visions, ses extases, ses miracles, ses douce contemplations
comme la molinosiste: mais elle n'admet point la séparation des actions du corps
& de l'ame.
Les pontifes (2) sont très-attentifs à s'opposer à des opinions aussi
dangereuses: il condamnent sévèrement le molinosisme, & n'approuvent guère
ceux qui donnent dans les idées mystiques.
[(2) Les évêques.]
Ils voudroient qu'on pratiquât la religion nazaréenne dans sa pureté: ils
observent les ecclésiastiques à qui ils confient la direction des peuples; mais
leur soin est presque inutile. Ce ne sont pas les prêtres séculiers qui causent
du désordre dans la croyance papiste. Ils sont généralement honnêtes-gens, comme
je te l'ai déja dit; & leurs moeurs sont entiérement opposées à celles des
moines. Les curés, c'est ainsi que les François appellent les ecclésiastiques
chargés du détail de certain quartier, sont ordinairement charitables envers les
pauvres, attentifs à soulager les familles. Ils secourent l'orphelin, ils
protègent la veuve, ils entretiennent l'union entre les parens, ils terminent
les différends, enfin ils sont réellement les peres des peuples dont ils sont
chargés. Quelques-uns des évêques agissent avec autant de prudence & de
sagesse. Je ne comprends donc point quelle est la folie des François, ayant des
prêtres aussi honnêtes-gens, de souffrir parmi eux, & de nourrir une foule
de fainéans, de fourbes, & de débauchés, qui détruisent dans un moment tout
ce que les autres ont fait avec bien de la peine.
[Pages c296 & c297]
Ce que je vais te dire te paroîtra un paradoxe étonnant; mais il n'en est pas
moins vrai. Les moines en France sont haïs des grands, méprisés des
ecclésiastiques, peu aimés des peuples; & cependant ils trouvent le
moyen d'avoir plus de biens & de crédit qu'aucun corps du royaume. J'ai
cherché avec beaucoup de soin ce qui occasionnoit une chose si extraordinaire.
Je crois que les différentes opinions qui ont partagé, depuis long-tems le
royaume sur divers articles de la croyance n'ont pas peu servi à soutenir les
moines. Avant qu'on eût exilé de France les réformés, les nazaréens papistes
protégeaient les moines, en haine de leurs adversaires. Le jansénisme ayant
succédé au calvinisme, les moines se sont partagés, & chaque parti soutient
ceux qui se sont attachés à lui: il les regarde comme des sujets nécessaires;
& véritablement, si les moines sont bons à quelque chose, c'est à fomenter
la division. Voilà, je crois, ce qui a conservé les moines en France. Peut-être
qu'un jour, après avoir reconnu les maux qu'ils causent, on prendra le sage
parti de les en chasser.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux,
De Paris, ce...
***
LETTRE LXXXIX.
Isaac Onis,caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Ton avant-derniere lettre m'a fait un plaisir infini, on ne peut raisonner
plus conséquemment. Tes idées sont claires & distinctes, il seroit à
souhaiter qu'on traitât de même un nombre de questions, qu'on obscurcit bien
plutôt qu'on ne les éclaircit.
La plûpart des auteurs qui ont écrit sur des matières abstraites, en ont
encore augmenté la difficulté par l'embarras & la confusion qu'ils y ont
jettés. Le défaut ordinaire des commentateurs, c'est d'embrouiller si fort le
texte, qu'on ne connoît plus rien aux véritables sentimens de l'original sur
lequel ils ont travaillé. Quelquefois un auteur bon en lui-même, devient méprisé
à cause des bévues & des absurdités de ceux qui l'ont commenté.
Je lis actuellement un livre, pour lequel les nazaréens & les juifs, nos
freres, ont affecté un grand mépris. Il contient pourtant d'excellentes choses,
remplies de piété, & capables de donner à l'esprit une idée de la puissance
de Dieu.
[Pages c298 & c299]
Ce livre est l'alcoran, écrit dans sa langue, sans aucun commentaire,
& qu'un Arabe m'a donné. Je sçais que cet ouvrage contient plusieurs
erreurs, contraires aux livres que nos prophêtes nous ont laissés; mais je ne
fais point attention à certains principes de religion. Regardant
l'alcoran comme le systême d'un philosophe, je le trouve digne de
l'estime des honnêtes-gens, & utile à la correction des moeurs. Il n'est
aucun philosophe, je n'excepte pas même les modernes les plus sçavans, qui ayent
donné des preuves plus convaincantes de l'existence & du pouvoir immense de
la divinité que Mahomet. Voici comment il s'explique dans le chapitre du
miséricordieux; il fait parler la divinité elle-même. Nous vous avons
tous créés. Si vous ne le croyez pas, considérez tous les biens que vous
possédez: les avez-vous créés vous-mêmes? Nous avons ordonné que vous mourrez.
Nous pouvons, s'il nous plaît, mettre d'autres créatures, semblables à vous, en
votre place & vous métamorphoser en une autre figure que vous ne sçavez pas.
Nous avons fait entrer l'ame dans votre corps. Si vous ne le considérez pas,
considérez vos labourages. Faites-vous produire les fruits de la terre, ou les
fais-je produire? Si je veux, je rendrai vos champs secs comme de la paille sans
grain. Et cependant vous êtes superbes, & vous dites: Quoi! nos grains
que nous avons semés seront perdus? Au contraire, nous les conserverons.
Imbécilles! pouvez-vous parler ainsi? Levez les yeux au ciel. Considérez
l'eau qui en tombe & qui sert à vous désaltérer. La faites-vous descendre
des nues; ou si c'est nous qui l'en faisons descendre? Si nous voulons, elle ne
tombera point, ou nous nous la ferons tomber si mauvaise qu'elle ne pourra
servir, ni à faire fructifier vos champs, ni à vous désaltérer. (1)
[(1) L'alcoran de Mahomet, translaté d'Arabe en François par le sieur
Duryer, pag. 112.]
[Pages c300 & c301]
Je te demande, mon cher Monceca, ce que tu pense de ce passage. Quelle
noblesse n'y trouve-t-on pas? Quelles grandes idées n'offre-t-il point à
l'imagination? Avec quelle majesté ne représente-t-il pas l'immense pouvoir de
la divinité, après en avoir prouvé l'existence évidemment par ce peu de mots:
Nous vous avons tous créés. Si vous ne le croyez pas, considérez les biens
que vous possédez: les avez-vous créés vous-mêmes? C'est-là le plus
invincible argument de la nécessité de la divinité. Puisque nous connoissons,
que nous n'avons point été de tout tems, il faut nécessairement remonter à une
cause éternelle, à un être supérieur, qui, ayant produit tous les êtres, les
maintienne dans l'ordre où nous les voyons. Cette régle si belle & si sage
est une preuve perpétuelle de l'existence de la divinité. C'est un argument
convaincant, qui se présente sans cesse à nos yeux. Nous ne sçaurions les ouvrir
sans qu'ils nous représentent les chefs-d'oeuvre formés par ce tout-puissant:
& lorsque nous les tenons fermés, notre ame supplée à leur défaut. Elle se
dit à elle-même, qu'un être pensant & intelligent, tel qu'il est, ne
sçauroit être la suite d'un principe ignorant & agissant sans connoissance.
Ainsi la majesté & l'existence de la divinité se font connoître aux aveugles
comme à ceux qui ont l'usage des yeux. Dès qu'un homme existe, il a les moyens
de pouvoir le connoître, puisqu'il pense, & qu'il peut réfléchir sur sa
pensée.
Mais si les hommes ont le bonheur de pouvoir s'élever par eux-mêmes à la
connoissance de Dieu, ils ne doivent point pour cela prétendre à pénétrer dans
les secrets qu'il a voulu cacher à nos yeux. Il est absurde que des créatures
finies veuillent connoître parfaitement les attributs & les qualités de
l'infini. Quel ridicule n'y a-t-il pas à la créature, de prétendre s'élever
jusqu'au créateur, & s'égaler à lui? La connoissance que nous avons de la
divinité, est le premier motif qui doit déterminer notre obéissance. Il n'est
rien de plus insensé que de vouloir régler le pouvoir de Dieu, & de croire
qu'une chose ne peut pas être, parce que nous ne comprenons point comment elle
peut arriver. C'est-là la source des différentes erreurs qui s'élevent dans
toutes les religions.
[Pages c302 & c303]
Voyons, mon cher Monceca, comment Mahomet réfute les incrédules, qui veulent
borner la puissance céleste, & qui nient la possibilité de la résurrection
des corps. «Quoi! disent les méchans, nous mourrons, nous serons terre,
& nous retournerons au monde? Voilà un retour bien éloigné!»...... Et
pourquoi ne ressusciteront-ils point? Ne voient-ils pas le Ciel au-dessus d'eux,
comme nous l'avons bâti, comme nous l'avons orné, comme il n'y a point de
défaut? Nous avons étendu la terre, élevé les montagnes, & avons fait
produire toutes sortes de fruits pour signe de notre toute-puissance. Nous avons
envoyé la pluie du ciel, & nous en avons fait produire des jardins, des
grains agréables aux moissonneurs, des palmiers, les uns élevés plus que les
autres, pour enrichir nos créatures. Nous avons donné la vie à la terre, morte,
séche & aride. Ainsi les morts sortiront du tombeau. (1)
[(1) Alcoran, chapitre de la chose jugée, p. 308.]
Toute la philosophie ne sçauroit présenter une idée plus majestueuse du
pouvoir de la divinité. Celui qui d'une terre séche & aride, a formé
l'homme, peut sans doute le faire sortir du tombeau: il n'est pas plus difficile
à la divinité d'ordonner à la matière de se rejoindre de nouveau ensemble, qu'il
le lui a été de l'animer, & de la mettre en mouvement. Celui qui de rien a
fait toutes choses, ne peut-il pas exécuter tout ce qu'il veut? Est-il rien qui
révolte davantage notre foible raison, que de penser que de rien on puisse faire
quelque chose. Cependant, non-seulement la religion, mais la saine philosophie,
nous apprend que Dieu doit avoir créé la matière. Car si elle étoit coéternelle
avec Dieu, elle seroit indépendante de lui, puisqu'elle ne lui devroit point sa
création, & qu'il ne pourroit pas la détruire. Dieu alors ne seroit point
tout-puissant. Il y auroit un être aussi ancien que lui, qui n'en seroit point
dépendant. La divinité ne seroit plus infinie. Elle seroit bornée dans son
pouvoir, & l'infini doit être infini dans tous ses attributs. La matière
seroit une divinité rivale de la première. Quelles absurdités ne s'ensuit-il pas
du systême qui admet la coéternité de la matière avec Dieu? Dès qu'on veut faire
usage de sa raison, on est forcé d'avouer que Dieu a créé de rien tous les
êtres. Mais comprenons-nous ce mystère? Non sans doute. Pourquoi donc
voulons-nous borner le pouvoir de Dieu dans les autres choses, puisqu'il n'y a
rien que sa puissance ne puisse exécuter aisément, dès qu'elle a pû produire
toutes choses de rien?
[Pages c304 & c305]
L'être suprême, dit Mahomet, connoît ceux qui sont injustes. Il a
en sa puissance les clefs du futur. Personne ne le sçait que lui. Il sçait tout
ce qui est en la terre & en la mer. Il sçait le nombre des feuilles qui
tombent de dessus les arbres, & le nombre des atômes qui sont dans les
ténèbres de la terre. Il n'y a rien de sec, ni de vert, en la terre, qui ne soit
écrit dans le livre de lumière. C'est lui qui vous fait mourir, & qui sçait
le mal & le bien que vous avez fait...... Souviens-toi du jour qu'il a
dit, sois, & toute chose a été faite....... Il sçait le présent, le
futur & le passé. Il est très-sage, & rien ne lui est caché......
Abraham, voyant la nuit une étoile très-claire demanda en soi-même, si c'étoit
son Dieu? Non, répondit-il lui-même, mon Dieu ne se leve pas, &
ne se couche pas.» (1)
[(1) Alcoran, chapitre des gratifications, p.98.]
Considère, mon cher Aaron, tous ces différens passages, & vois quelles
images ils offrent à l'imagination. Juge ensuite du livre, par ces morceaux
détachés. Les préceptes de morale répandus dans cet ouvrage, sont beaux,
édifians & dignes de la sublimité qu'ils donnent de la divinité. En voici
quelques-uns: O! vous qui croyez, vous avez des enfans & des femmes, qui
peut-être sont vos ennemis. Gardez-vous de leurs mauvaises volontés. Mais si
vous leur pardonnez, & vous éloignez d'eux, Dieu vous sera clément &
miséricordieux. Les richesses & les enfans, vous empêchent souvent d'obéir à
Dieu. Mais sçachez qu'il récompense abondamment les gens de bien. Craignez-le de
tout votre pouvoir. Ecoutez les commandemens. Faites des aumônes. Celui qui ne
sera pas avaricieux, sera bienheureux. Si vous prêtez quelque chose à Dieu, il
vous le fera multiplier, il vous pardonnera vos péchés. Il aime qu'on fasse des
bienfaits: car lui même, il est très-miséricordieux. (1)
[(1) Alcoran, chapitre de la tromperie, p.110.]
Je suppose qu'un Turc suive les préceptes contenus dans ce passage, ne
sera-t-il pas, mon cher Monceca, honnête-homme, vertueux, pieux, & digne de
l'estime de tout l'univers? Est-il quelque morale plus pure, que celle qui
recommande l'aumône & le pardon des offenses, & qui fonde la miséricorde
de Dieu sur l'exercice de ces vertus? Pourquoi donc mépriser un livre, qui
contient des préceptes aussi utiles au bonheur de la société? Je voudrois qu'on
distinguât le bon & le mauvais dans l'alcoran: qu'on se récriât
contre certaines choses, mais qu'on approuvât les autres. La plûpart de ceux qui
blâment ce livre ne l'ont jamais lû. Peut-être que s'il leur étoit plus connu,
ils en parleroient différemment.
[Pages c306 & c307]
Combien y a-t-il d'écrits de nos rabbins, & même des docteurs nazaréens,
qui mériteroient une critique aussi vive que celle qu'on fait de
l'alcoran, & desquels on ne dit mot? Je suis du moins assuré que ces
ouvrages ne donnent point de la divinité une idée plus magnifique. Si l'on
examinoit avec des yeux philosophiques les livres de certains docteurs
Espagnols, quelles erreurs n'y découvriroit-on pas? Combien de principes
contraires au bon sens & à la droite raison, combien de maximes pernicieuses
au bien de la société n'y trouveroit-on pas? Le bel ouvrage que l'on feroit, si
l'on ramassoit toutes les impertinences monacales! Un homme qui voudroit
travailler à l'histoire des égaremens de l'esprit humain, ne manqueroit
pas de matière en travaillant sur des mémoires aussi fertiles & aussi
abondans.
Le talmud des rabbins est cent fois plus ridicule que
l'alcoran. Ne crois pas, mon cher Monceca, que l'esprit de parti
détermine mon sentiment. En méprisant le talmud, j'oublie que je suis
caraïte. Ce n'est point comme partisan & sectateur d'une croyance opposée à
celle des rabbins, que je condamne ce monstrueux ouvrage, c'est comme
philosophe, c'est en qualité d'homme qui cherche à faire usage de la lumière
naturelle. Je ne doute pas que tu ne penses un jour de même que moi. Il est
impossible, que faisant usage de ta raison, tu n'embrasse les opinions des
sensés caraïtes. Examine les sentimens absurdes des rabbins: étudie celui de
leurs adversaires: sers-toi de la lumière naturelle que le ciel t'a donnée:
& décide ensuite. Tu ne tarderas pas à connoître le véritable judaïsme, la
loi épurée, telle que le prophête législateur nous l'a donnée. Considères, mon
cher Monceca, que les juifs rabbinistes se récrient sur certains contes fabuleux
qui sont dans l'alcoran. Ils rient de l'imbécillité des Turcs de croire
de semblables chimères. Mais Mahomet n'a jamais dit d'aussi grandes
impertinences que le rabbin Abraham, qui s'est imaginé que les satyres ou faunes
étoient de véritables créatures, mais imparfaites, parce Dieu ayant été surpris
par le soir du sabbat, n'avoit pû leur donner leur perfection; & que pour
cela, ces monstres fuyant la sainteté de ce jour, & se retirant dans les
montagnes & dans les bois pour s'y cacher, ils reviennent ensuite tourmenter
les hommes.
[Pages c308 & c309]
Peut-on pousser l'égarement de l'esprit plus loin, que de regarder Dieu comme
un vil sculpteur, qui, à la fin de la semaine, n'ayant pû achever son ouvrage,
l'a laissé imparfait? Accorde, mon cher Monceca, cette absurdité avec la
grandeur & la prompte exécution des opérations de la divinité. Elle n'a qu'à
ordonner, la nature obéit, & change de face. Il peut la détruire dans un
instant, comme il l'a créée dans un instant. Il a dit: Que la lumière se
fasse, & la lumière se fit: il n'a qu'à dire: Que la lumière
cesse, & la lumière cessera.
Porte-toi bien, mon cher, Monceca: & que le Dieu de nos peres éclaire ton
esprit, & te rende caraïte.
Du Caire ce...
***
LETTRE XC.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je trouve, mon cher Isaac, tes réflexions sur l'alcoran très-sensées;
& je suis fermement persuadé, que la plus grande partie des gens qui
méprisent ce livre, sans vouloir distinguer ce qu'il contient de bon & de
mauvais, sont aveuglés par la force des préjugés. Presque tous les nazaréens ont
une idée fausse, absurde, & même ridicule, de religion mahométane. Ils
seroient moins étonnés de l'attachement des Turcs pour le mahométisme, s'ils
approfondissoient sans passion, les motifs qui peuvent les y tenir.
Il est aisé de traiter d'imbécilles & d'ignorans, des personnes dont on
ne connoît, ni les vertus, ni les qualités. On n'a qu'à supposer que celles
qu'elles peuvent avoir, n'ont aucune affinité avec les sciences; & l'on
conclut ensuite, qu'elles doivent par conséquent n'avoir que des idées crasses,
confuses & bien éloignées de celles qu'on acquiert par l'étude. Mais il
arrive souvent qu'ayant posé une fausse supposition, la conclusion que l'on en
tire n'est point conforme à la vérité.
[Pages c310 & c311]
Les nazaréens tombent dans ce défaut. Ils jugent du génie des théologiens
& des philosophes mahométans par les relations odieuses & remplies de
fables, qu'en font tous les jours des voyageurs ignorans, & des moines
attentifs à décrier tout ce qui n'est point conforme à leur sentiment. C'est sur
les contes qu'ont débités quelques auteurs Grecs, que les écrivains François,
Espagnols, Anglois, Italiens, Allemands, &c, ont rapporté contre Mahomet
plusieurs choses, non-seulement fausses, mais même contraires à la raison. Il
n'est rien de si impertinent, & de plus opposé à la vérité de l'histoire,
que l'idée que Moréri a donnée de Mahomet. (1)
[(1) Mahomet, faux prophète Arabe, nâquit, au sentiment de quelques
auteurs, le 5 Mai de l'an 570. Son pere, qui étoit payen, avoit un nom Abdala
& sa mere juive, s'appelloit Emine; l'un & l'autre de la lie du
peuple...... Sa religion, composée en partie du judaïsme, en partie des rêveries
des hérétiques,.... fut embrassée par des méchans & des voleurs qui ne
connoissoient ni Dieu ni justice. Moréri, art. MAHOMET.]
Si l'on en croit ce prêtre, ce législateur fut un homme fort ordinaire qui,
s'étant associé le moine Sergius, composa avec lui les préceptes de sa loi,
& la fit recevoir ensuite à quelques misérables voleurs, dont il s'étoit
fait le chef. Ne voilà-t-il pas une relation bien instructive; & ceux qui
jugent de Mahomet sur ce portrait, ne doivent-ils pas avec raison regarder comme
des imbécilles, les gens qui ont embrassé ces dogmes? Ils penseroient peut-être
différemment, s'ils avoient une juste idée de ce faux prophête, & qu'ils
sçussent quelle a été l'étendue de son génie. Elle n'a point été inconnue aux
sçavans nazaréens. Mais ils ont cru qu'il étoit inutile de désabuser les
peuples, & qu'il falloit les laisser dans une erreur qui favorisoit le
nazaréisme. Mahomet, dit le célèbre la Croze (1), avoit de fort beaux
talens naturels. Il étoit agréable, poli, se faisant un plaisir d'obliger les
gens, propre avec tout le monde. C'est le témoignage que lui rend un chrétien
Oriental, qui a écrit en Arabe une histoire du mahométisme. Pour ce qui est de
l'esprit de Mahomet, il est aisé de conclure, que c'étoit un homme
extraordinaire: & l'on peut s'en appercevoir aisément, dans les
traductions mêmes de l' alcoran ; quoique de l'aveu de ceux qui entendent
la langue dans laquelle il est écrit, elles représentent fort imparfaitement les
agrémens & la majesté de l'original.
[(1) Dissertations historiques sur divers sujets, tom. I, p. 38]
[Pages c312 & c313]
Bien d'autres sçavans nazaréens ont rendu la même justice à Mahomet: mais
leurs écrits, n'étant connus que des gens de lettres, n'ont point détruit les
préjugés du vulgaire, qui croissent tous les jours, & qui sont fomentés par
les mensonges de quelques théologiens nazaréens. Bayle en rapporte un inventé
par un moine; & les réflexions qu'il fait à ce sujet, sont dignes d'un
philosophe tel que lui. Un bénédictin du Pays-Bas, dit-il (1), publia
un livre en Latin & en Flamand, dans lequel il débita bien des sottises,
&, entre autres, celle-ci. Un Génois eut une si grande curiosité de voir ce
que les Maures ou les Sarrazins pratiquent dans leurs mosquée qu'il y entra
furtivement, quoiqu'il sçût fort bien leur coutume de faire mourir tous les
chrétiens qui y entrent, ou de les contraindre d'abjurer le christianisme. Il se
trouva environné d'une telle foule, qu'il ne put sortir lorsqu'un accident lui
survint, qui demandoit qu'il fût hors de-là; car une nécessité naturelle le
pressoit beaucoup. Il n'en fut point le maître, & il se vit peu après en
danger de mort, vû que la mauvaise odeur qui se répandoit autour de lui, fit
connoître son aventure. Il se tira de ce mauvais pas, en faisant entendre,
qu'ayant été constipé depuis long-tems, il étoit venu se recommander à Mahomet,
& qu'aussi-tôt il avoit été soulagé. Là-dessus on prit ses chausses, on les
pendit à la mosquée, & l'on cria: miracle! miracle! ......Voilà
comment la moitié du monde se moque de l'autre: car sans doute les mahométans
n'ignorent pas tout ce qui se dit de ridicule touchant les moines; & s'il
étoit vrai qu'ils n'en sçussent rien, on ne laisseroit pas de pouvoir croire
raisonnablement, qu'ils font courir des mensonges & des fables impertinentes
contre les sectes chrétiennes. S'ils sçavoient le conte du bénédictin Flamand,
ils diroient peut-être: «Ces bons forgerons de miracles nous en fabriquent de
bien grossiers! Ce n'est pas qu'ils n'en sçachent inventer de bien subtils; mais
il les gardent pour eux: ils boivent le vin & nous envoient la lie.»
[(1) Dict. hist. & crit. art. MAHOMET.]
[Pages c314 & c315]
Je joindrai, mon cher Isaac, quelque chose à la morale sage &
désintéressée de ce philosophe nazaréen. S'il eût voyagé chez les Turcs, il eût
été encore plus convaincu de la ridiculité de ce conte, qui n'a aucune
vraisemblance. Car tu sçais que les nazaréens, qui sont établis dans le Levant,
ne peuvent point porter de turban. Ils ont un bonnet ou un chapeau,
quoiqu'habillés à la Levantine. En sorte qu'on distingue aisément un nazaréen
& un Turc, qu'un homme vétu à la Françoise ou à la Grecque. Comment est-ce
donc que les Turcs laisserent si long-tems ce nazaréen dans la mosquée, qu'il
fût obligé d'y faire ses nécessités? Par quel hazard, ceux qui étoient autour de
lui, ne le reconnurent-ils pas à son bonnet ou à son chapeau? Quel moyen
employa-t-il pour entrer dans la mosquée avec ces marques du nazaréïsme? S'il
s'étoit déguisé & avoit pris un turban, il n'avoit plus besoin de parler de
la prétendue invocation de Mahomet. Dès qu'on le prenoit pour Turc, il ne
couroit aucun risque. Un Turc, qui pressé par le besoin, & ne pouvant à
cause de la foule sortir de la mosquée, y saliroit ses culottes, ne courroit pas
plus de risque qu'un Parisien, qui, le jour de la fête de S. Ignace, causeroit
quelque mauvaise odeur dans l'église des jésuites. Les deux chieurs en seroient
également quittes, en faisant laver la doublure de leurs culottes. Les imans de
la mosquée ne croiroient pas que l'odorat du prophète eût souffert de cette
puante exhalaison: ils n'en puniroient l'auteur, qu'autant qu'ils penseroient
que le mépris eût part à cette action; ils agiroient en cela d'une manière
très-sensée. Les jésuites, à coup sûr, en pareille occasion, ne feroient pas les
mahométans. Que ne feroient-ils pas à un janséniste, qui troubleroit la fête de
leur patriarche d'une façon aussi indécente? & que ne feroient point les
jansénistes, à leur tour, à un moliniste assez polisson pour profaner par des
odeurs immondes le tombeau de l'abbé Paris? Il seroit bienheureux de trouver
l'expédient pour conserver sa vie, de mettre sa sottise au nombre des miracles
du saint; & de jurer que n'ayant point le tempérament assez fort pour
résister aux convulsions, le S. diacre avoit opéré sa guérison par une soudaine
révolution qui s'étoit faite dans ses boyaux. Tous les jansénistes alors
crieroient miracle! La relation de la guérison miraculeuse du chieur
seroit soigneusement insérée dans les nouvelles ecclésiastiques. Et le
pontife de Montpellier publieroit un manifeste, pour en attester l'authenticité.
[Pages c316 & c317]
Lorsque les philosophes examinent, mon cher Isaac, la partialité que les
hommes ont en général pour les sentimens qu'on leur a inspirés dès leur enfance,
ils découvrent l'origine de toutes ces histoires ridicules, que les différentes
religions se sont mutuellement prêtées. Quelles absurdités le commun des Turcs
ne débite-t-il pas des croyance des nazaréens? Quelles fables ces derniers
n'inventent-ils pas à notre sujet? Vouloir juger d'une religion par ce qu'en ont
écrit certains auteurs, qui lui étoient opposés, c'est chercher à s'instruire de
l'histoire, dans les contes de fées, & les mille & une
nuits.
Si l'on en croit les trois quarts des docteurs nazaréens, les Turcs ne
restent dans leur aveuglement que par débauche, ou parce qu'ils n'ont aucune
idée du nazaréïsme. Mais il n'y a rien de si faux que ce sentiment. Les
mahométans connoissent les opinions de leurs adversaires: & ils ont eu
plusieurs auteurs controversistes, qui les ont réfutées, & qui se sont
servis d'argumens capables de faire impression, non-seulement sur les esprits
déjà prévenus par les préjugés, comme le sont ceux des Turcs, mais encore sur
ceux des gens désintéressés, & qui cherchent à se déterminer par le secours
de la lumière naturelle. (1)
[(1) Les mahométans, ont écrit plusieurs livres de controverse contre la
religion chrétienne. Il est bon de connoître leur manière de disputer contre
nous; c'est ce qui m'engage à rapporter ici quelques extraits d'un de leurs
livres polémiques. *...... Je les tire de l'écrit d'un mahométan Espagnol,
ambassadeur du roi de Maroc, auprès des Etats-Genéraux des Provinces-Unies, l'an
1610. Cet homme étoit Biscaïen de la race de ces Maures qui ont une grande
partie des Provinces d'Espagne. Ayant disputé en Hollande contre le prince
Maurice & dom Emmanuel,fils de dom Antoine, roi de Portugal, il leur envoya,
après son retour en Afrique, une lettre Latine, dans laquelle il tâche de leur
rendre compte de sa foi, le mieux qu'il lui est possible. La Croze,
Dissertation hist. sur divers sujets, tom. I, pag. 47.
* Voyez ces extraits ci-dessous.]
Il est certain, mon cher Isaac, que plus une religion est simple, & peu
chargée de points essentiels à la foi, plus elle est aisée à défendre. C'est-là
ce qui fait la principale beauté du judaïsme, & qui démontre sa dignité
& sa vérité.
[Pages c318 & c319]
Or il n'est rien de si simple après la religion juive que la mahométane. Je
ne parle point des cérémonies. Ce sont-là des accessoires, qui n'ont rien de
commun avec les principes fondamentaux, qui constituent la croyance nécessaire
au salut. D'ailleurs, toutes les religions, si l'on en excepte celle des
nazaréens réformés, sont également surchargées d'usages abusifs & de
coutumes vicieuses, qui se sont introduites peu-à-peu. Un homme sage les regarde
comme des choses étrangères, & qui n'ont rien de commun avec les points
essentiels. Je suppose donc, que, laissant à part les cérémonies musulmanes, on
propose à un philosophe payen, qui n'aura point d'idée du judaïsme ou du
nazaréïsme, une confession de foi mahométane. Je ne doute pas qu'après l'avoir
examiné, il ne la reçoive avec soumission, & qu'il ne regarde celui qui lui
en aura expliqué les vérités, comme un grand-homme, comme un génie supérieur,
& même comme une personne éclairée de la divinité. Voilà le cas où se
trouvoient les premiers sectateurs de Mahomet: ils étoient presque tous payens.
Les juifs & les nazaréens, qui se joignirent à eux, étoient extrêmement mal
instruits de leur religion, & n'en avoient aucune véritable idée. Ils se
laisserent aisément séduire par les discours de Mahomet. Son style flatteur fit
sur eux le même effet que la beauté des premiers principes de sa religion causa
parmi les payens. On ne doit donc point s'étonner du progrès subit qu'a fait le
mahométisme, & regarder comme des fous, ou comme des débauchés les premiers
qui le reçurent. Les plus sages Arabes ont pû l'embrasser uniquement parce
qu'ils étoient persuadés de sa vérité.
Il n'est rien de si majestueux que la confession de foi des Turcs. Les plus
sçavans nazaréens sont forcés d'en convenir, & juges-en toi-même, par ce
précis de la foi mahométane, tiré des écrits d'un auteur Arabe, & inséré
dans les ouvrages d'un des premiers génies du l'Europe. (1)
[(1) Quisquis igitur scire cupit quae sit lex Mauris, sciat summam &
symbolum fidei Maurorum iis includi verbis: «Credo in unum solum Deum. Credo in
angelis ejus & omnibus scripturis & prophetis, quos misit in mundum,
nemine excepto, nulla facta differentia inter aliquos prophetas & nuntios
ejus. Credo diei judicii. Credo praeterea quidquid est, sive nos arrideat, sive
non, creatum à Deo.» Haec est summa, quae inquirenti statim fiet palam. La
Croze, dissertations historiques, &c. pag. 51-52.}
[Pages c320 & c321]
Quiconque, dit ce mahométan, souhaite de sçavoir quel est la loi
des musulmans, qu'il sçache que le symbole de leur foi est contenu en ces
paroles: «Je crois en un seul Dieu. Je crois à ses anges, à toutes ses
écritures, & à tous les prophêtes qu'il a envoyés dans le monde, sans en
excepter aucun, ne mettant point de différence entre aucun des prophêtes &
des envoyés de Dieu. Je crois au jour du jugement. Outre cela, je crois que tout
ce qui existe, soit qu'il nous plaise ou non, a été créé par Dieu.» Voilà quel
est le sommaire de notre foi.
Est-il surprenant, mon cher Isaac, que des vérités aussi brillantes, dont il
découle naturellement une morale si épurée, ayent fait impression sur l'esprit
de tant de peuples divers, plongés dans le paganisme? & quant aux nazaréens
qui ont embrassé le mahométisme, c'est une erreur que de croire, que les
docteurs musulmans ne leur ont point fait d'objections capables de jetter dans
le doute des gens qui étoient très-mal instruits de leur religion. Ils se sont
servis des plus forts argumens des philosophes, pour autoriser leurs sentimens:
& le théologien mahométan, que je viens de citer, employe pour établir le
mahométisme, les mêmes raisons qui ont servi de fondement à toute la philosophie
cartésienne, c'est-à-dire, la nécessité d'examiner la lumière naturelle qui ne
sçauroit nous tromper, puisque c'est le seul moyen que Dieu nous ait donné pour
distinguer le faux du vrai. Dieu tout-puissant, dit cet Arabe, n'a
jamais voulu, ni commandé, que l'homme crût ce qui ne peut être compris. Au
contraire, il a donné à l'homme un entendement propre à comprendre tout ce qui
est possible, & tout ce qui existe nécessairement, & à nier, & ne
pouvoir comprendre tout ce qui est impossible. (1)
[(1) Neque Deus omnipotens unquam voluit, aut jussit debere hominem
credere id quod nec potest intelligi, nec percipi. Potius fecit hominis
intellectum aptum ad percipiendum quidquid possibile & necessarium fuit,
& ad negandum & non percipiendum quod impossibile est. La Croze,
là-même, p. 48.
Le théologien mahométan fait cette objection au sujet de la
Trinité, qui est le dogme du christianisme, que les mahométans regardent comme
le plus opposé à la raison, & le plus contraire à la lumière naturelle. Il
venoit de dire peu auparavant: Nullus... humanus intellectus potest
percipere, vel etiam intelligere unum esse patrem, filium, & spiritum
sanctum, in unica sola essentia, & uno codem tempore. Id. Ibid.]
[Pages c322 & c323]
Dès que l'on convient de ce principe, mon cher Isaac, il faut être bien
prévenu, ou bien peu éclairé pour ne pas sentir qu'on a pu tirer des conclusions
qui favorisoient infiniment le mahométisme, & que les nazaréens & les
juifs, qu'ils l'embrasserent, ont pu le regarder comme la véritable religion,
& se laisser séduire à des erreurs spécieuses. Le défaut, mon cher Isaac,
des théologiens de toutes religions, c'est d'affecter trop de mépris pour ceux
qui suivent les sentimens qu'ils combattent. Ils ne se contentent pas de dire
qu'ils sont dans l'erreur: ils veulent, à quelque prix que ce soit, les priver
du sens commun.
Porte-toi bien, mon cher Isaac. Vis content & heureux.
De Paris, ce...
***
LETTRE XCI.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
En traversant la Flandre, mon cher Isaac, pour arriver à Bruxelles, j'ai eu
le tems d'examiner les forces militaires des François. A vingt lieues de Paris,
toutes les villes sont fortifiées; & depuis Péronne jusqu'à Lille, capitale
de la Flandre Françoise, on ne voit rien qui n'inspire la guerre. Une partie des
troupes du royaume est distribuée dans ces différentes places. Les soldats y
observent l'ordre & la discipline militaire avec autant de rigueur que s'ils
étoient à la veille d'être attaqués par les ennemis. On m'a dit, qu'avant cette
derniere guerre, ils paroissoient moins attentifs à remplir leur devoir; &
que la paix & la tranquillité leur avoient fait perdre cette sévérité &
cette exactitude si nécessaires dans le métier de la guerre; mais ils ont repris
actuellement l'ancienne discipline qu'ils avoient négligée.
[Pages c324 & c325]
Les habitans de ces places de guerre sont beaucoup moins heureux que les
autres François: ils sont esclaves de trois ou quatre petits tyrans, qui, sous
prétexte du bien du service, & de la sûreté de la ville, tranchent du
souverain, décident de la tranquillité, & presque du sort de tous les
bourgeois. Les gouverneurs, les lieutenans-de-roi, & les majors, ressemblent
assez aux nouveaux souverains pontifes. Les premiers viennent pauvres dans leur
poste, & s'y sont bientôt enrichis: les derniers, à l'abri de la thiare,
élevent promptement leur amis & leurs parens au plus haut dégré. Tout cela
se fait aux dépens du pauvre peuple, qui ne semble né que pour être la victime
de quiconque est chargé de le protéger. Je regarde les militaires, excepté
néanmoins ceux d'entr'eux qui ont assez de probité pour respecter l'humanité,
comme des loups auxquels on confieroit la garde d'un troupeau de moutons: ils
passeroient pour fort modérés parmi leurs camarades les loups, s'ils se
contentoient d'égorger une brebis par jour, pour suffire à leur appétit
dévorant. Comment! diroient-ils, ne point étrangler tout le troupeau!
Certes, voilà une marque d'une modération infinie. Il en est de même des
commandans des villes de guerre: on les regarde comme très-modérés, lorsqu'ils
veulent bien ne piller que peu-à-peu, & donner, pour ainsi dire, le tems de
respirer. Je crois que c'est pour l'usage de ces officiers militaires que l'on a
fait un assez mauvais livre, intitulé: l'art de plumer la poule sans la faire
crier. Il est vingt façons différentes, par lesquelles les gouverneurs
vuident la bourse des bourgeois, sans qu'ils puissent s'en plaindre. Ils
ordonnent, par exemple, que les bourgeois garderont de certains postes, feront
des patrouilles, monteront des gardes, tous exercices militaires, qui sont
rachetés par une certaine somme d'argent; M. le gouverneur par tendre amitié
pour les habitans, voulant bien les dispenser de ces corvées, & ne recevoir
leur argent que pour l'employer à procurer quelque légère commodité aux soldats
de la garnison, à qui il ordonne de suppléer aux bourgeois. Se peut-il rien
d'aussi juste & d'aussi équitable? Il faut que la place soit gardée. Tout ce
qu'il fait n'est que pour le bien du service. Ces trois derniers mots
sont des paroles magiques, dont la vertu est très-efficace pour remplir la
bourse des commandans. Les jésuites ne font rien que pour la plus grande
gloire de Dieu; & les officiers, que pour le bien du service.
[Pages c326 & c327]
Ils n'oublient jamais ces paroles; elles sont comprises dans les ordres
qu'ils donnent; & quelque chose qu'ils fassent, c'est toujours avec cette
clause. Tu demanderas peut-être, mon cher Isaac, comment ils peuvent allier
l'utilité du service du roi avec certaines choses qui y sont absolument
indifférentes, & quelquefois même contraires? Je te dirai, qu'ils sont
fertiles en expédiens. Mais après cela, ils n'y cherchent pas tant de façons;
& pourvû qu'ils viennent à leur but, ce n'est pas l'affaire des particuliers
de juger si le gouverneur a tort d'intéresser le service de son souverain à
couvrir son avarice, ou quelque autre défaut.
Les commandans prennent une certaine rétribution sur toutes les provisions
qui entrent dans leur ville les jours de marché. Ce droit ne leur est point dû.
Les bourgeois se récrient bien contre un impôt qui fait renchérir les denrées
nécessaires à la vie. Mais les gouverneurs les laissent gronder. Il est du
service du roi, que ses officiers soient bien nourris. Comment pourroient-ils
sans cela suffire aux fatigues militaires? Ils vont donc toujours leur train,
& ne s'étonnent point de tous ces cris impuissans, qui sont de vains
murmures demeurans sans effet. Ce n'est pas que la cour ne réprimât les
vexations des commandans, si elles parvenoient jusqu'à elle: on en a vu meme
quelques-uns punis sévèrement. Mais lorsqu'il faut se déclarer ouvertement
contre eux, tous les bourgeois jouent le même rôle que les rats dans leur
conseil, contre ce fameux chat destructeur de leur race. Ils crient tous; &
aucun d'eux ne veut attacher le grelot, lever le masque, & se plaindre le
premier. C'est un hazard, lorsque la cour est instruite de la conduite de
certains gouverneurs; & les habitans sont accoutumés à ces vexations
militaires.
Lorsqu'on veut vivre libre & heureux en France, il faut rester dans les
provinces soumises à des gouverneurs généraux, qui sont des seigneurs incapables
de ces bassesses. Ils ne demeurent jamais dans leurs gouvernemens, étant
attachés à la cour par de grands emplois. Les peuples sont gouvernés par des
magistrats, par des juges & par des consuls qu'ils élisent eux-mêmes, &
qui sont responsables de leur conduite aux parlemens auxquels ils ressortissent.
Ces compagnies souveraines, maîtresses de la justice distributive dans le
royaume, sont attentives à observer la conduite & les actions des magistrats
subalternes.
[Pages c328 & c329]
Les gouverneurs des places frontières ne sont pas les seuls qui fassent
sentir le poids de leur domination. Généralement en France, tout ce que l'on
appelle militaire, agit despotiquement. Les simples officiers ont un air de
fierté & de hauteur avec les bourgeois, qui me paroît insupportable. On
diroit que ces premiers sont des souverains, & que les autres ne sont que
des misérables esclaves. Ils devroient cependant avoir moins de fierté; car il
est des hommes, parmi ceux qu'ils méprisent, infiniment plus estimables que bien
d'autres à qui ils accordent leur amitié, & dont tout le mérite consiste à
chasser, jurer & battre des paysans. C'est ainsi que les François
définissent les gentilshommes, qui vivent toujours dans leurs maisons de
campagne, & que les militaires considerent beaucoup plus que les bourgeois,
parce que leur état de fainéant leur donne un grand relief, faisant la partie la
plus essentielle du noble.
En général l'officier François est aimable: il est poli, gracieux, obligeant
pour les étrangers, ainsi que tous ceux de sa nation; mais il est infiniment
étourdi; toujours prêt à perdre de réputation une femme; prévenu pour sa figure;
amateur outré des nouvelles modes; débauché, aimant la table sans être ivrogne,
ignorant, quelquefois même sçachant à peine lire, mais réparant ce défaut par un
esprit naturel & aisé, il est plus aimable qu'un autre François pendant deux
heures; il est aussi beaucoup plus incommode, si l'on est trop longtems avec
lui.
Tu ne dois pourtant pas, mon cher Isaac, juger de tous les officiers François
par ce portrait. Il en est quelques-uns, qui n'ont aucun de ces défauts communs
à leurs camarades, & qui sont aussi instruits des sciences les plus
abstraites que les plus distingués docteurs nazaréens. Ils sont d'autant plus
aimables, qu'ils ont toutes les connoissances des sçavans, sans en avoir
l'orgueil & la vanité. Un officier est aussi soigneux de cacher ses
lumieres, qu'un philosophe est souvent charmé de les faire paroître. Peut-être
que la politique a quelque part à cette modestie. Ce n'est pas un moyen de
plaire à une foule de jeunes étourdis, que de vouloir dogmatiser. Ils aiment
mieux sçavoir les bals & les festins qu'on doit donner pendant le cours du
mois, que d'apprendre quel est le plus vraisemblable des systêmes de Copernic ou
de Ptolomée.
[Pages c330 & c331]
Ainsi, en ne faisant point une vaine ostentation de sa science, un officier
évite le ridicule d'être regardé comme un pédant. Peut-être que s'il étoit à la
place du sçavant, il feroit la même chose que lui, & mettroit son nom à la
tête de quelque traité contre la gloire & la vanité.
Lorsque je vois certain philosophe, avide de louange, écrire contre la
vanité, je crois voir un ivrogne le verre à la main, me faire un sermon sur la
tempérance. A propos de tempérance, je te dirai qu'on m'a raconté en passant à
Péronne, l'histoire d'un chien qui peut servir d'exemple pour la sobriété. Cet
animal observoit tous les jours de jeûne, mangeait maigre les Vendredis &
les Samedis: il fût plutôt mort de faim que de lécher un os ces jours-là. Il
avoit bien d'autres vertus: il étoit assidu à vêpres & à matines, faisoit
mille petites courbettes, pour donner des marques de sa dévotion. Il rodoit
toute la journée autour ses églises; & lorsque quelque chien indécent visoit
d'aller pisser contre les murailles, il les mordoit impitoyablement, & leur
apprenoit le respect qu'ils devoient avoir pour ces murs sacrés.
Je crois que, sur une histoire aussi certaine, quelques moines pourraient
bien un jour renouveller l'opinion de la métempsycose. Car il est impossible de
se figurer qu'un animal soit capable d'une pareille connoissance, si son ame ne
l'a apportée avec elle. Ainsi, il faut que les ames des bêtes ayent des idées
innées; ce que je crois très-difficile à prouver: mais dès qu'on admettra la
métempsycose, cette opinion deviendra beaucoup plus probable. Il n'est pas même
difficile d'allier ce systême avec la croyance nazaréenne. Les moines n'ont qu'à
placer le purgatoire dans le corps des animaux. Alors la métempsycose n'aura
plus rien d'extraordinaire. Ils ne perdroient rien de leur revenu par ce nouveau
systême; je suis assuré, qu'il n'est aucun nazaréen, qui, dans la crainte de
devenir pendant cinq ou six ans cheval de poste, ne donnât de fortes aumônes
pour se délivrer d'un pareil purgatoire. Les missionnaires de la Chine & des
Indes font plusieurs conversions par le moyen de Ia métempsycose. Tous ceux à
qui les bonzes annoncent qu'ils passeront dans les corps de certains animaux
qu'ils regardent ou comme immondes, ou comme destinés à des exercices pénibles,
vont trouver les robes noires, qui les dispensent de la métempsycose.
[Pages c332 & c333]
Tu penseras peut-être, mon cher Isaac, que j'ai plaisanté, en te racontant
l'histoire de ce chien dévot: mais on m'a assuré ce fait comme très-véritable:
& je crois que bien des nazaréens penchent vers l'opinion de la
métempsycose. Les docteurs, même les plus célèbres, rapportent plusieurs
histoires qui favorisent beaucoup ce sentiment. Peut-être attendent-ils, pour le
rendre public, d'avoir préparé l'esprit des peuples. J'ai lû dans un livre écrit
par un docteur nazaréen, que la brebis d'un nommé François alloit au choeur, dès
qu'elle entendoit chanter les moines, fléchissoit dévotement les genoux, &
baisoit la terre par révérence. (1)
[(1) Gazaei Pia Hilaria.]
Je ne suis pas plus surpris de voir pareille chose à une brebis, que de voir
sauter un chien pour l'empereur & le roi de France, & se coucher ou
montrer le derriere pour le grand-seigneur & le sophi de Perse. On apprend
la brebis comme le chien: mais je ne puis souffrir qu'on veuille faire servir de
pareilles puérilités, ou plutôt semblables fourberies, à autoriser une religion.
Mon esprit se révolte, lorsque je vois des gens, destinés à éclairer les
peuples, abuser de leur ministère pour donner cours à de pareilles chimères.
Je ne sçaurois mieux finir ma lettre que par le passage d'un docteur nazaréen
appellé Acosta, jésuite dont les juifs nos freres peuvent profiter ainsi que
tous les nazaréens. Tous les miracles, dit-il, sont vains &
inutiles, s'ils ne sont approuvés par les écritures, c'est-à-dire, s'ils n'ont
une doctrine conforme aux écritures, car les écritures sont d'elles-mêmes un
très-ferme argument de vérité. Combien seroient heureux les juifs & les
nazaréens, si les rabbins & les moines étoient persuadés de cette vérité!
Porte-toi bien, mon cher Isaac: & vis content & heureux.
De Bruxelles, ce...
***
[Pages c334 & c335]
LETTRE XCII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople.
Je ne pus t'apprendre dans ma dernière lettre, mon cher Isaac, une
conversation que j'ai eue à Lille avec un officier, pour qui le chevalier de
Maisin m'avoit remis une lettre en partant de Paris. Il me reçut de la manière
du monde la plus polie, mais la plus sérieuse. Je fus surpris de cet accueil:
& il me parut que cette façon d'agir étoit contraire au caractère d'un
François, & d'un François militaire, qui ordinairement est gai, enjoué,
& même folâtre. Le chevalier de Maisin m'avoit prévenu, que cet officier
avoit du goût pour les sciences. Cela augmenta mon envie de faire connoissance
avec lui. Après quelques discours généraux, nous vînmes à parler des gens que
j'avois connus à Paris. Je nommai plusieurs personnes de lettres. Il fit
paroître beaucoup de goût & de discernement dans le jugement qu'il porta de
leurs ouvrages. Vous raisonnez, lui dis-je, monsieur, avec tant de
justesse, qu'il est aisé de s'appercevoir, que vous n'employez point tout votre
tems à vos occupations militaires. «Je vous avouerai, me répondit-il, que je
m'applique pendant quelques momens de la journée, à cultiver les sciences. Je
voudrois bien pouvoir me livrer entièrement à l'étude: mais je suis retenu par
le métier que j'ai embrassé. Il ne m'est permis de faire un entier usage de ma
raison, que dans certaines heures. Je suis obligé de n'être point homme, que la
moitié de ma vie. Durant le cours de l'autre, je deviens une espéce d'animal
amphibie qui a trop d'esprit pour être mis au nombre des bêtes, & qui a trop
peu de jugement pour devoir être placé parmi les véritables hommes. Voici
quelles sont, dans cet état, mes occupations. Je débite à toutes les femmes avec
lesquelles je me trouve cent mensonges, souvent absurdes & ridicules,
auxquels on donne le nom de galanterie. Je dis à l'une un mot à l'oreille, qui
ne signifie rien. Elle en rit beaucoup & moi aussi: & si l'on nous
demandoit pourquoi, nous en serions bien embarrassés.
[Pages c336 & c337]
«La meilleure raison que nous pussions répondre, ce seroit que l'usage veut
qu'on rie après avoir parlé à l'oreille; parce qu'il est à présupposer qu'on a
dit quelque chose de spirituel. Je prends ensuite la main d'une autre: j'en loue
la beauté & la blancheur, sans faire attention seulement si cette main, dont
je fais un si grand éloge, n'est point laide & capable de donner un ridicule
à mes discours. Je suis monté sur le ton des louanges; & semblable à un
instrument, il faut que je chante sur ce ton. C'est la faute de celles qui n'ont
pas de véritables beautés. Il m'est défendu, sous peine de passer pour un
impoli, de rester auprès d'une femme, sans lui dire des choses gracieuses. Je
lui dis donc celles que je débite réguliérement tous les jours: & si elles
ne lui conviennent pas, tampis pour elles. Je n'irai pas faire un nouveau cour
de galanterie pour chaque femme. 0n doit regarder un petit-maître; comme un
prédicateur. L'un a un certain nombre de sermons, & l'autre un certain
nombre de phrases, qui leur servent pour toute leur vie. De même que le
panégyrique de sainte Claire sert à sainte Rose, en changeant le nom: de même
aussi, les douceurs qui conviennent à la marquise sont faites pour la comtesse.
Si l'une est laide, l'autre jolie, ce n'est pas la faute du petit-maître. Un
marchand ne peut donner que ce qu'il a dans sa boutique.
«Il faut que je vous dise à ce sujet, poursuivit l'officier, une histoire
assez plaisante, qui m'arriva il y a quelque tems. J'étois auprès d'une femme; à
peine, dans les distractions que j'avois, faisois-je réflexion que je lui
parlois: elle tira un de ses gants; sa main nue frappa par hazard ma vue. Ah!
la belle main! m'écriai-je, sans penser à ce que je disois. Vous vous
moquez, répondit en souriant cette femme qui fut très-flattée de ma louange,
quoiqu'elle l'eût réellement fort laide. Je n'en connois point,
continua-t-elle, d'aussi laide. Vous vous trompez, madame, repris-je,
toujours également distrait j'en connois de bien plus mal faites. Je vous
défie, reprit-elle, de me les montrer. Dans ce moment, soit le hazard,
soit enfin que le diable s'en mêlât, je pris l'autre main de cette femme, &
lui dis, en voilà une, madame, pour le moins aussi laide que l'autre._ Je
revins alors de ma distraction, & voulus réparer la sottise que j'avois
faite; mais cela me fut impossible.
[Pages c338 & c339]
«La belle aux laides mains a toujours imputé depuis à la malice ce qu'elle ne
devoit attribuer qu'à la distraction. Je ne doute pas qu'il n'arrive tous les
jours à plusieurs personnes des aventures aussi ridicules. Il est impossible
qu'un homme, qui parle la moitié de la journée, souvent sans réfléchir à ce
qu'il dit, ne tombe dans des méprises ridicules.
«Les conversations, continua l'officier, que j'ai avec plusieurs de mes
camarades ne sont pas plus utiles à former l'esprit que celles dont je viens de
vous faire le détail. Elles roulent sur les aventures galantes de la garnison,
sur les modes nouvelles, sur les parties de débauche qu'on a fait la veille,
&c. Vous voyez que le tems que j'employe à ouïr ou à faire des discours sur
des choses aussi peu sensées, est un tems que je dois regarder comme entièrement
perdu. Je n'en tire aucun fruit. Et lorsque, revenu à moi-même, je fais
réflexion à ma façon de vivre, je crois, comme je vous l'ai dit, que je ne suis
véritablement homme, que quelques momens de la journée. C'est dans ceux, où seul
dans ma chambre, je tâche de cultiver mon esprit par la lecture de quelques bons
livres, & où je gémis en secret des plaisirs fades que je suis obligé de
chercher en public.»
Je fus surpris, mon cher Isaac, d'entendre parler un jeune homme aussi
sensément. Il seroit à souhaiter, lui dis-je, qu'il y eût au service
plusieurs jeunes gens qui pensassent aussi sensément que vous. On verroit
bientôt chez les François ce qu'on vit autrefois dans Rome & dans Athènes.
Le métier de la guerre ne passeroit plus pour être incompatible avec les
sciences. On ne les mépriseroit pas chez les militaires. Elles étendroient leurs
droits sur eux, comme sur les autres états du royaume. «On n'a point de
mépris, répondit l'officier, pour les sciences chez mes camarades. Je vois bien
que vous ne connoissez point encore parfaitement le génie de la nation
Françoise. Le bel-esprit est le point & le but où visent tous les François.
Dans quelque état qu'ils soient, ils veulent s'y distinguer par le génie.
L'officier a cette envie, ainsi que l'homme d'église, & le magistrat. Et
comme il croit qu'il ne convient pas à quelqu'un qui a de l'esprit de mépriser
les sciences, il les loue. Il fait plus: il en parle sans les connoître;
semblable en cela à bien d'autres gens.
[Pages c340 & c341]
«Pourvû qu'il persuade ses camarades qu'il aime la lecture, il est satisfait.
Il a plusieurs livres dans sa chambre, & ne les lit pas plus qu'un abbé de
cour son bréviaire. La fureur du bel-esprit est si grande en France, que si
Fontenelle ou Voltaire s'étoient avisés d'apprendre à danser sur la corde, ils
auroient eu le plaisir de voir bientôt voltiger quatre ou cinq cent personnes
dans toutes les grandes villes. Il y a tel de mes amis qui jamais sçu si
Descartes a écrit en Hébreu ou en François qui dit réguliérement trois fois par
jour que ce philosophe a démontré clairement, que la terre tournoit, & que
le soleil étoit fixe. Il a oui parler du systême Cartésien; il en a retenu cette
particularité. Il aborde peu de gens à qui il ne la communique. Il la place
parmi les jolies choses qu'il débite tous les jours à cinq ou six femmes. Un
autre de mes compagnons a appris par coeur dix vers de Racine, huit de
Corneille, deux phrases de la Bruyere, une de Montagne, & un demi-vers de
Virgile; & s'estime l'homme de France le plus érudit. Chaque jour il employe
ces passages, & les fait entrer bien ou mal dans la conversation. Dût-il
citer les vers de Racine au sujet de l'écriture, le passage de la Bruyere à
propos des pantoufles du grand-mogol, il faut qu'il étale son érudition. Vous
voyez donc que des gens de son caractère ne sçauroient avoir de mépris pour les
sciences: & c'est mal connoître l'officier François que de croire qu'il
fasse gloire d'être ignorant.
«Au reste, continua l'ami du chevalier Maisin, vous auriez encore une idée
plus fausse, si vous vous figuriez que tous les militaires n'eussent en partage
que l'envie de paroître sçavans. Il en est plusieurs qui le sont réellement,
sur-tout parmi les ingénieurs, que leur métier engage à l'étude des
mathématiques. Mais ils sont forcés d'allier leurs talens avec le genre de vie
militaire. Après avoir travaillé, raisonné, philosophé même dans le particulier,
il faut qu'ils sifflent, qu'ils chantent, & qu'ils folâtrent en public,
& qu'ils remplissent leurs emplois, & les devoirs essentiels au
petit-maître. Quelque peine qu'ils ayent de se soumettre à cela, ils passeroient
pour des gens grossiers, lourds, pesans & incapables de prendre le bon air,
s'ils vouloient s'en exempter.
[Pages c342 & c343]
«Ainsi, monsieur, tels officiers, que vous voyez souvent la main dans la
ceinture, l'épaule haute & la tête penchée, se présenter d'une façon qui
paroît extraordinaire à un étranger comme vous, parleroient aussi simplement que
je fais actuellement, s'ils vous recevoient seuls chez eux, & vous
avoueroient, ainsi que moi, qu'ils gémissent très-souvent d'être la victime
d'une coutume ridicule, qui assujettit à des usages qui n'ont été introduits que
par des gens qui, n'ayant point assez de mérite pour se faire estimer par leurs
actions & leurs discours, ont inventé des gestes, des contorsions, des
minauderies & des façons bizarres, auxquelles ils ont attaché une grande
gloire. La fortune a favorisé leurs desseins. Ces usages ont prévalu: toute la
nation Françoise les a adoptés; & particuliérement les officiers. Il faut
donc, malgré qu'on en ait, s'y soumettre. On n'a que la consolation de pouvoir
les condamner, lorsqu'on est avec les gens de sens. Ne soyez donc pas surpris,
monsieur, si je vous ai reçu d'une manière un peu plus sérieuse que vous
n'auriez cru. Sur la lettre du chevalier de Maisin, j'avois conçu une trop bonne
opinion de vous pour vous traiter à la Françoise»
Les discours sensés de cet officier, mon cher Isaac, m'ont fait réfléchir
attentivement au caractère de la nation Françoise. Le bon sens s'y trouve dans
tous les différens états; mais dans tous ces différens états, il semble qu'on
n'ose suivre les loix de la raison, en certaines occasions. L'empire de la mode
détruit celui de la sagesse. Les magistrats, les ecclésiastiques donnent dans
les mêmes travers que les militaires. Un jeune conseiller au parlement tâche
d'égayer le plus qu'il peut son habillement. Il se figure que le noir a quelque
chose de moins brillant que les autres couleurs. Il n'ose parler de
jurisprudence devant le monde, il craindroit qu'on ne lui donnât le nom de
pédant, & qui pis est, celui de robin, plus craint des gens de
robe que les taxes & les impôts ne le sont des peuples. N'est-il pas
ridicule, qu'un homme rougisse de son état, sur-tout lorsqu'il est aussi
glorieux que celui de dispenser la justice aux hommes; qu'il n'ose faire
paroître qu'il est digne du rang qu'il occupe; & qu'il posséde la science de
son métier?
[Pages c344 & c345]
Peut-on assez s'étonner qu'il préfère à la satisfaction de recevoir des
louanges qui conviennent à sa profession, le plaisir de passer pour n'avoir
rien, qui sentent l'homme de robe, c'est-à-dire, rien de tout ce qu'il devroit
avoir, & de ce qui fait l'essentiel de son devoir?
Les ecclésiastiques ne sont pas plus sensés que les magistrats. Les prélats,
les abbés de cour, se regarderoient comme des gens méprisables, s'ils
n'employoient point les revenus de leurs bénéfices en équipages, en meubles, en
vaisselles. Ils seroient les premiers à se moquer de celui d'entre eux qui
voudroit agir d'une manière différente. C'est un bon homme, diroient-ils
: il prêche bien: mais on fait chez lui fort mauvaise chere. Un
ecclésiastique, qui, à la cour, ne donneroit que de bons avis & des sermons
édifians, joueroit un rôle fort peu brillant auprès d'un pontife qui mange cent
mille écus de rente. On ne s'embarrasse guère qu'il soit ignorant, prodigue,
voluptueux, pourvû qu'il ait une table excellente. L'on s'informe rarement,
lorsqu'on va chez un riche abbé, de l'état de sa bibliothéque, mais très-souvent
de celui de sa cave. Il en est plusieurs qui rougiroient de passer pour
théologiens. Ils veulent avoir de l'esprit. Ils seroient au désespoir qu'on crût
qu'ils ne sont pas en état de juger d'une tragédie, d'un roman: mais ils ne
veulent pas qu'on pense, qu'ils s'amusent à lire des livres de leur état. Ils
craindroient que cela ne leur fît perdre la réputation de bel-esprit &
d'homme aimable. Ils se figurent qu'une personne, qui s'applique à certaines
sciences, est incapable de la délicatesse qu'exigent quelques autres. S'ils
faisoient usage de leur raison, & qu'ils fussent un peu moins esclaves des
préjugés & des modes, ils connoîtroient bientôt que toutes les sciences sont
enchaînées mutuellement les unes avec les autres (1): & qu'on ne peut se
perfectionner dans quelqu'une qu'on n'acquière en même tems des notions justes
sur les autres.
[(1) Etenim omnes artes quae ad humanitatem pertinent, habent quoddam
commune vinculum, & quasi cognatione quadam inter se continentur. Cicer.
0rat. pro Archia poëta, in exord.]
Porte-toi bien, mon cher Isaac: & vis content & heureux.
De Bruxelles, ce...
***
[Pages c346 & c347]
LETTRE XCIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les moeurs des Flamands & Brabançons sont assez semblables à celles des
François leurs voisins: mais les génies de ces deux nations sont très-opposés.
Le peuple de Bruxelles, & de tout le Brabant en général, est un peuple
franc, doux, & médiocrement civil: mais il est naïf jusqu'à l'excès: &
sa naïveté approche un peu de la stupidité. On diroit que les hommes se
ressentent de l'air gras du pays, & que le climat influe sur l'esprit comme
sur le corps.
Les nobles poussent les chimères de leur qualité jusqu'à la folie: un poëte
n'est pas autant prévenu en faveur de ses ouvrages, qu'un gentilhomme Bruxellois
en faveur de sa noblesse. Il y a plus d'excellences dans cette ville, que
dans tout le reste de l'univers: un homme n'y est grand, estimable, respectable,
qu'autant qu'il joint l'excellence à son nom. Aussi faut-il avouer qu'on n'a des
titres en aucun endroit du monde à aussi bon marché que dans les Pays-Bas
Autrichiens. Ils y sont devenus si communs, qu'on vient de prendre le parti
d'égaler, pour ainsi dire, tous les différens états. Les gentilshommes, si
entêtés de leur noblesse, ont obtenu la permission de devenir marchands, pour
pouvoir nourrir leurs excellences, qui couroient risque de mourir de
faim: & les marchands ont reçu le privilège de se ruiner, & d'acquérir
tous les titres nécessaires pour y réussir.(1)
[(1) _Les placards qu'on a donnés à ce sujet ont été publié depuis peu de
tems.]
Il n'y a pas à douter, qu'ils ne profitent des moyens qu'on leur donne pour
dissiper leurs biens: & ils pourront alors recommencer à négocier jusqu'à ce
qu'ils puissent encore acheter de nouveaux titres qu'ils joindront aux premiers.
Ce ne sont pas les seules qualifications de comte, de baron, de marquis,
de duc, &c. qui donnent du mérite à un seigneur Bruxellois. L'ancienneté
de sa famille influe encore beaucoup à déterminer l'esprit en sa faveur. Cent
ans de plus de noblesse dans une famille font excessivement considérer des gens,
qui sans cela, seroient très-méprisables.
[Pages c348 & c349]
Il y a dans un couvent, auprès de la ville de Louvain, un arbre généalogique
de la maison de Croy, par lequel il est prouvé clairement, & cela par une
filiation très-suivie que le chef de cette maison, vivant il y a environ trente
ou trente-cinq ans, descendoit d'Adam en droite ligne. J'ai été charmé de voir
que les seigneurs Bruxellois fussent assez modestes pour ne point adopter
l'opinion de pré-Adamites, & qu'ils aimassent mieux se contenter de
descendre d'Adam, que d'admettre une opinion contraire à la Genèse.
Si la noblesse des Brabançons est fort ancienne, leurs connoissances &
leurs talens sont en revanche bien petits. Ils sont un peu plus ignorans que les
Espagnols, & un peu plus superstitieux que les Portugais: & l'ignorance
est le partage en général des Brabançons; le peuple en cela disputant avec le
bourgeois, le bourgeois avec le noble, & le noble avec l'ecclésiastique. Si
l'on en excepte Juste-Lipse, Aubert & le Mire & quelque peu d'autres, je
ne crois pas qu'il y jamais eu d'auteur Flamand ou Brabançon qui ait mérité
l'estime des connoisseurs. Ce pays a produit quelques mauvais poëtes Latins,
quelques théologiens de la classe d'Escobar & de Tambourin: & j'aimerois
autant chercher des neiges dans les déserts de Barca, que de bons poëtes, de
grands orateurs & d'habiles philosophes, en Flandre & en Brabant. Les
jésuites mêmes dans ces provinces (choses surprenantes & incroyables!) ont
peu de génie; & leur politique se ressent de la grossièreté du climat. Ils
n'ont cependant pas moins d'ambition qu'ailleurs: mais ils sçavent moins la
couvrir. Ils travaillerent pendant quarante ans à Bruxelles, pour avoir de
grosses cloches comme on en a dans les églises paroissiales mais comme cela
n'est pas communément pratiqué, on ne vouloit point leur accorder cette
permission qu'ils sollicitoient en vain. Désespérant de réussir, ils
s'adresserent à leurs confrères de Paris, pour les consulter dans une affaire de
cette importance; qui devoit faire enrager les curés, & crever de jalousie
les autres moines. Les jésuites de Paris, piqués du peu de pénétration de leurs
confrères, dédaignerent de leur répondre eux-mêmes, & chargerent un simple
frere-lai de cette affaire; lui laissant le soin d'indiquer à leurs frères épais
de Bruxelles l'expédient qu'il jugeroit le plus à propos.
[Pages c350 & c351]
Ce frere se piqua d'honneur, voulut montrer qu'il avoit lui seul plus
d'esprit que tous les Ignaciens Bruxellois. Il leur écrivit donc un billet dans
le goût des épîtres Lacédémodiennes, qui ne contenoit que ces mots:
Servez-vous, mes peres, du prétexte d'un catéchisme solemnel, de grosses
cloches étant nécessaires pour être entendues dans tous les quartiers de
Bruxelles. Les jésuites de cette ville comprirent heureusement ce que
vouloit dire le frere-lai: ils firent des catéchismes deux fois la semaine,
& ils obtinrent enfin ce qu'ils souhaitoient.
Quelque belle que soit leur église, elle ne l'est point autant que celle de
certains moines qu'on appelle capucins. Ce sont des gens excessivement crasseux
& ignorans, l'excrément des moines, & les plus inutiles à l'état. Ils ne
vivent que d'aumônes, n'ont aucune école publique, se piquent d'une grande
humilité, vont à demi-nuds, portent une grande barbe, sont ceints d'une corde,
& rien n'a l'air aussi sale & aussi mal-propre que leur habillement. Le
menu peuple a pour eux autant de vénération que les Turcs en ont pour leurs
dervis. Mais, quelque humbles & dévots qu'ils paroissent, il est peu de
moines aussi mauvais que ceux-là: & ils le sont également dans tous les
pays. En Espagne, ils étoient à la tête des révoltés de Catalogne; on les voyoit
sur le rempart de Barcelone, au milieu des soldats, exciter le feu & le
carnage. Pendant que la contagion ravageoit la Provence, & que ce pays
essuyoit la punition de ses crimes, ces malheureux caffards songeoient à
repeupler les villes, & à réparer le dommage que causoit la peste. Deux
d'entre eux porterent leurs excès jusqu'à violer une jeune fille, qui desservoit
avec eux les infirmeries. On les arrêta: mais ils trouverent le moyen de se
sauver; & par arrêt du parlement, ils furent pendus tous deux en effigie.
C'est un nommé François, qui a été le fondateur des premiers monastères de
ces fainéans. Cet homme étoit fin & délié. Il trouva le secret, pendant sa
vie, de donner un air de sainteté aux actions les plus extravagantes. Ses
disciples ont écrit ses principales actions; & il n'en est aucune, quelque
ridicule qu'elle soit, qu'ils n'ayent relevée par de grandes louanges. Un
jour, disent-ils (1), une cigale annonçoit la belle saison par son chant.
François appella l'animal; & l'ayant sur son doigt, allons ma soeur la
cigale, lui dit-il, chantez les louanges de la divinité. La cigale
obéit; & lorsqu'elle eut achevé sa chanson, François la remercia fort
poliment, & chanta lui-même à son tour.
«Votre soin n'est plus nécessaire,
Vous pouvez désormais partir en
liberté.»
[(1) Légende de S. François.]
[Pages c352 & c353]
Tu riras, sans doute, mon cher Isaac, de pareilles impertinences, & tu ne
sçauras décider lequel est le plus fou, ou de celui qui les écrit, ou de celui
qui les croit. Voici encore un trait divertissant, que j'ai lû dans la vie de ce
François. Il étoit en Lombardie; & se trouvant un peu incommodé, il mangeoit
un Vendredi à son souper un chapon qui avoit sept ans. Il en donna une cuisse à
un pauvre, qui lui demanda l'aumône pour l'amour de Dieu, & qui voulant lui
jouer un mauvais tour, garda la cuisse jusqu'au lendemain que le saint prêchoit.
Il la montra alors au peuple. Voyez, leur dit-il; quelle chair mange
le frere que vous honorez comme un saint; car il me la donna hier au soir. Mais
le membre de chapon fut vû de tous être poisson: si qu'il fut blâmé comme
forcené de tout le peuple; & quand il vit cela, il eut honte, & requit
pardon. (1)
[(1) Vie de S. François]
Tu vois, mon cher Isaac, que ce François avoit l'art de fasciner les yeux des
peuples. J'ose te dire, que ses enfans n'ont rien perdu des talens de leur pere,
& qu'ils sçavent leur persuader que de grands vauriens sont de vrais
religieux.
Quoiqu'il n'y ait point d'inquisition à Bruxelles, on risqueroit beaucoup de
s'y expliquer librement sur de pareilles matières; les Brabançons étant de tous
les peuples les plus superstitieux. Il y a quelques siécles qu'on brûla
quelques-uns de nos frères, qu'on accusoit assez mal-à-propos d'avoir abusé des
mystères de la religion nazaréenne: & ces infortunés furent exécutés sur la
plus haute tour des murailles de la ville. Ses habitans font servir la mort de
nos frères à l'augmentation de leurs miracles: ils disent que le feu, qui
consuma ces misérables, fut vû de quinze lieues à la ronde, & qu'on apperçut
tout le tems qu'il dura, deux figures infernales, qui disparurent dès que les
Israélites furent consumés entièrement. Ils font des cantiques de cette
prétendue aventure, pour entretenir la superstition de leur populace, & je
vis un jour un de leurs amphions ambulans en entonner un de cette sorte:
Accourez tous, pour voir, peuple fidèle,
Ce vilain juif, appellé
Jonathan,
Lequel, poussé d'abominable zèle,
Assassina le très-saint
sacrement.
[Pages c354 & c355]
Jacob Brito m'a écrit plusieurs fables que les Italiens racontent; mais il y
a en Flandre & en Brabant autant de faux miracles & de chimères
religieuses qu'en Italie. Dans une église de Gand (1), on montre une image qui
eut une fort longue conversation avec une dévote.
[(1) Les Béguines.]
Elle étoit affligée de ce que ses compagnes étoient allées se divertir, &
n'avoient point voulu la mettre de leur partie. Le dépit de se voir méprisée lui
faisoit verser des larmes. Qu'avez-vous, ma chère enfant, lui dit
l'image, Hélas madame, répartit la dévote, (car c'étoit une image femelle
qui lui parloit.) Je ne sçais ce que j'ai fait à mes compagnes. Elles me
méprisent, & m'ont refusé d'aller avec elles. Ne t'afflige point,
répartit la figure. Demain, ma fille, tu te réjouiras avec moi: tu seras à
tes noces éternelles. Elle n'en dit pas davantage, & ne lui apprit point
quel étoit l'illustre époux qui lui étoit destiné. Mais la dévote mourut en
effet le lendemain; & l'image demeura avec la bouche ouverte, pour qu'on ne
pût douter de la réalité de ce miracle. Les Gantois estiment extrêmement cette
figure: ils ne la troqueroient pas contre l'Hercule Farnèse, & la Vénus de
Médicis. Ils sont fort étonnés, lorsqu'ils racontent cette histoire à quelques
étrangers, & qu'ils remarquent en eux quelque incrédulité. Eh quoi!
leur disent-ils, vous ne croyez pas que la sainte ait parlé? Il n'y a
pourtant rien de si certain: car tout le monde l'assure dans la ville; &
cela est écrit dans les registres de l'église. Il seroit inutile de vouloir
disputer sur la réalité de ces miracles: il faut garder un silence sensé,
nécessaire à tous les voyageurs, & particulièrement à ceux d'une religion
différente de celle du pays dans lequel ils sont. Il est même dangereux dans
bien des pays nazaréens de s'expliquer un peu trop librement. On le peut en
France, sans courir aucun risque. Pourvû qu'on y respecte la divinité, & la
personne du prince, on y fait peu d'attention aux autres discours; mais dans le
Pays-Bas, les moines y ont presque autant de crédit qu'en Italie. Ils y sont
même aussi riches. On m'a assuré que de trente-cinq mille bonniers de
terre, dont la province de Brabant est composée, il y en a vingt-neuf mille qui
appartiennent en propre aux communautés ecclésiastiques.
[Pages c356 & c357]
Si les prêtres n'achetent pas des titres dans ce pays, c'est leur faute: car
ils sont assez riches pour pouvoir se procurer de l'excellence autant
qu'ils voudront. Il est tel prieur ou supérieur d'un couvent de bénédictins, de
bernardins, &c, qui a beaucoup plus de ducats que bien des gentilshommes
Bruxellois n'ont de sols. Ceux qui sont riches, envoient leurs enfans passer
quelque tems à Paris, où ils achevent de se gâter entièrement. Ils y perdent le
bon de leur pays, & y prennent le mauvais des François. Ils veulent imiter
leurs manières de petits-maîtres, & leurs façons de s'énoncer; mais
ils ont un air si gauche, que ces airs badins & légers leur siéent aussi peu
que les allures de manége à un cheval de frise. Un Brabançon qui folâtre me
rappelle l'âne de la fable, qui veut imiter le petit chien: je crois voir maître
baudet porter amoureusement ses deux longs pieds sur les épaules de son maître.
La Fontaine a bien raison de dire: Ne forçons point notre talent. On
devient ridicule dès qu'on veut sortir de sa sphère: l'envie d'imiter les
manières Françoises a perdu plusieurs étrangers, & plus d'un François s'est
renversé la cervelle pour vouloir réfléchir aussi profondément que les Anglois.
J'aime le sang-froid & la tranquillité des Hollandois. Rien ne les trouble
(1): ils vont toujours leur grand chemin; & ils vivent à Paris & à
Londres comme au milieu d'Amsterdam.
[(1) Et si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinae.
Horatius.]
Porte-toi bien, mon cher Isaac. Vis content & heureux.
De Bruxelles, ce...
***
LETTRE XCIV.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Je t'ai parlé dans une de mes lettres, mon cher Monceca, des moeurs & des
coutumes des Coptes, descendans des anciens habitans d'Egypte. Je vais à présent
te faire connoître ce que j'ai remarqué chez les autres peuples qui demeurent
dans ces fertiles provinces.
[Pages c358 & c359]
Tu sçais, mon cher Monceca, qu'après la mort d'Alexandre, ses successeurs y
regnerent long-tems, & jusqu'à ce que les Romains les eussent soumises à
leur empire. Elles furent ensuite au pouvoir des empereurs de Constantinople,
& passerent après sous la domination des successeurs de Mahomet. Enfin le
sultan Selim se rendit maître de l'Egypte, qui ne lui coûta qu'une seule
bataille. Tonobey, dernier sultan de l'Egypte, couronné par les Mammelucs, fut
trouvé après la prise du Caire, caché dans des marais où les Arabes le croyoient
en sûreté: & l'impitoyable Selim, sans avoir égard à la dignité & au
rang de son prisonnier, ordonna qu'on le pendît. C'est ainsi que mourut le
dernier souverain d'Egypte.
Ce qu'il y a d'extraordinaire dans ce pays, c'est qu'on retrouve parmi les
Egyptiens d'aujourd'hui à-peu-près les mêmes coutumes que chez les anciens. Il
est même impossible de les fréquenter pendant longtems, sans prendre leur humeur
& leurs manières. Tu n'ignores pas, mon cher Monceca, combien le caractère
des Turcs, naturellement sérieux & phlegmatiques, est opposé au tempérament
enjoué des Egyptiens. Ils perdent peu-à-peu une partie de leur gravité, & le
climat de ce pays influe si fort sur les habitans, que, quoique les Turcs soient
braves & agguerris, les enfans qu'ils ont dans ce pays deviennent lâches
comme les autres Egyptiens, qui sont poltrons au souverain dégré. Aussi les loix
excluent-elles toutes les personnes nées en Egypte des grades militaires. Les
enfans des Turcs, par grace spéciale, ont le privilége de pouvoir être simples
soldats: mais ce droit ne s'étend point au-delà de la seconde génération; &
toutes les milices que le grand-seigneur entretient en Egypte sont recrutées par
des Turcs qu'on envoye des provinces Européennes & Asiatiques. (1)
Cet abâtardissement, causé par l'air du pays, oblige les seigneurs à mêler
volontiers leur sang à celui des étrangers. Car les hommes, ainsi que les
animaux, déclinent en Egypte d'une génération à une autre. Les chevaux y perdent
insensiblement leur vîtesse, & les lions leur force & leur courage: les
oiseaux même de ce pays sont inférieurs à ceux des autres contrées. (2)
[(1) Relation de l'Egypte, par M. Mallet, part. II. pag. 67.
(2)
Là-même.]
[Pages c360 & c361]
La mollesse & le repos sont le partage des Egyptiens: & quoique ce
royaume ne soit plus que l'ombre de ce qu'il étoit autrefois, les peuples n'ont
rien changé dans leur façon de penser. Ils sont idolâtres des fêtes: ils aiment
la musique, les spectacles, les danses jusqu'à l'excès; & les Egyptiens
d'aujourd'hui disputent aux anciens le goût pour tout ce qui peut flatter
agréablement les sens. Mais ce qui te prouvera invinciblement combien les
habitans de ces contrées sont attachés à leurs anciennes coutumes, c'est que la
différence de religion n'empêche point que tout le monde ne s'y soumette. Il y a
apparence qu'on a eu la circoncision en Egypte avant que nos peres fussent
délivrés de la captivité. Cet usage dure encore, non-seulement parmi les
mahométans qui la pratiquent par-tout, mais même parmi les nazaréens. Tous les
Coptes admettent la circoncision, & soutiennent que leurs peres l'ont
toujours pratiquée. Si cela est, lorsque l'Egypte étoit toute nazaréenne, ses
habitans devoient être également tous circoncis, puisque les Coptes qui sont
encore au nombre de plus de quarante mille, quoique nazaréens, se font
circoncire, & regardent cette cérémonie ou cette opération comme
très-essentielle. Ils circoncisent même les filles. Il y a quelque tems qu'un
riche Copte refusa d'épouser une jeune personne qui ne l'avoit point été: il ne
vouloit jamais conclure son mariage qu'on n'eût fait auparavant à sa future
épouse cette cérémonie, que ces nazaréens croient aussi essentielle que nous.
C'est un fait certain, qu'elle étoit établie en Egypte long-tems avant
Hérodote. Cet historien en parle comme d'une des anciennes coutumes des habitans
de ce royaume, & dont eux-mêmes ne connoissent point la premiere origine.
[Pages c362 & c363]
Les Phéniciens & les Syriens qui sont dans la Palestine, dit cet
auteur, confessent qu'ils ont appris la circoncision des Egyptiens; &
d'ailleurs, les Syriens qui habitent sur le rivage de Thermodon & de
Parthenie, & les Macrons qui leur sont voisins, avouent qu'il n'y a pas
long-tems qu'ils ont appris d'eux la même chose.... Pour ce qui est des
Egyptiens & des Ethiopiens, comme la chose est fort ancienne parmi ces deux
peuples, je ne sçaurois dire lequel des deux la tient de l'autre. Il est
toutefois vraisemblable que les Ethiopiens la prirent des Egyptiens, quand ils
commencerent de les fréquenter. (1)
Quelques auteurs, & mêmes quelques rabbins, prétendent qu'elle n'étoit
point pratiquée en Egypte avant notre sortie de ce pays, & que ce fut Moyse
qui l'ordonna. Cependant je ne pense pas,mon cher Monceca, qu'il y ait grand mal
à croire qu'il en prit l'usage des Egyptiens; & que le trouvant salutaire à
la propreté du corps, & nécessaire dans les pays chauds, il en fit une
maxime essentielle, pour obliger à la pratiquer avec plus d'exactitude. Ce qui
me persuaderoit que les Juifs ont circoncis à l'exemple des Egyptiens, c'est
qu'ils ont conservé plusieurs coutumes de ces peuples, & que même nous les
observons encore. Jamais, dit Hérodote, Egyptien ou Egyptienne ne
baisent un Grec à la bouche: & par la même raison, ils ne se servent jamais
du couteau, de la broche & du pot d'un Grec, & ne mangent de la viande
d'un boeuf qui a été coupé avec le couteau d'un Grec. (2)
[(1) Hérodote, traduit par Duryer, liv. II, pag. 102.
(2) La même.]
Nous observons encore les mêmes cérémonies avec les Nazaréens. Sans doute nos
peres les observoient avec les payens. Où avons-nous pris ces coutumes & ces
regles? Elles ne sont point ordonnées par la loi écrite: elles sont d'une grande
ancienneté. Les Egyptiens les pratiquoient avant nous. N'est-il pas visible que
c'est d'eux que nous les avons imitées? Je les regarde comme des superstitions
qui n'ont rien de commun avec la loi épurée de Moyse. Quand même je ne serois
point Caraïte, je ne me ferois aucune peine, mon cher Monceca, de rejetter
toutes ces chimères que je n'ai jamais approuvées, lors même que j'étois rabbin.
Car quel est l'intérêt que prend la divinité à de pareilles puérilités? Si j'ai
le coeur pur & sans vices, que j'observe la loi que Dieu m'a prescrite
lui-même, & que son prophete m'a donnée, pourquoi craindrois-je de manquer à
quelque chose? Pourquoi irois-je chercher mille petitesses qui font tort à ceux
qui les pratiquent, & à la religion qui les ordonne? Rien n'est si beau
& si noble que la religion judaïque considerée dans un Caraïte: mais rien
n'est si méprisable & si défiguré que cette même religion chez un
rabbiniste. Ces deux différentes croyances sont les extrémités opposées.
[Pages c364 & c365]
Ce n'est pas dans la seule circoncision que les Nazaréens Coptes retiennent
ainsi les anciennes coutumes du pays. La répudiation est en usage chez eux. Des
personnes unies depuis long-tems par le mariage, & qui ont même des enfans,
ne se font point une peine de se séparer, & de former de nouveaux liens. Le
mari en répudiant sa femme, est obligé de lui rendre ce qu'elle a apporté. Les
Coptes disent que leurs peres en ont toujours usé de même. Ils prétendent que la
circoncision & la répudiation sont établies chez eux depuis un tems
immémorial. Les nazaréens européens soutiennent le contraire: ils assurent que
ces coutumes n'ont été introduites que par les nations mahométanes qui ont
envahi l'Egypte: que les Coptes les ont prises des Arabes, & ne les ont pas
conservées des anciens Egyptiens: ces usages ayant été interrompus, lorsque
l'Egypte étoit entierement nazaréenne.
Ce sentiment est appuyé par de fortes preuves, & je serois très-porté à
le croire. Mais quoique l'usage des anciennes coutumes ait été interrompu chez
les Egyptiens, cela n'empêcheroit pas que nous ne puissions avoir pris d'eux une
partie de nos cérémonies; puisque celles que nous avons toujours pratiquées,
& que nous suivons encore, étoient observées en Egypte long-tems avant
Hérodote, & qu'on ne sçavoit point le tems auquel elles avoient été
instituées. Il n'y a pas apparence qu'on puisse éclaircir aujourd'hui ce qu'on
n'a pu sçavoir il y a plus de deux mille ans.
Il est plusieurs faits dont l'histoire n'a conservé aucune trace, & qui
sont pour toujours ensevelis dans l'oubli. On est surpris avec raison de ne
trouver quelquefois dans les livres qui nous restent aucune trace des événemens
les plus considérables. N'est-il pas étonnant qu'aucun historien Egyptien, Grec,
Romain, n'ait fait mention, dans ses écrits de la submersion de Pharaon; &
qu'ils ne parlent même que très-foiblement de notre sortie d'Egypte, & avec
le dernier mépris: de sorte que non-seulement ils ne disent rien du passage de
la mer rouge, mais qu'ils osent même avancer que nos peres n'étoient que des
lépreux, qui furent chassés comme un peuple sale & infect? La haine des
Egyptiens contre notre nation peut avoir occasionné l'erreur de ces historiens.
Mais je trouve surprenant que dans les annales d'Egypte & dans les histoires
de cette nation, on ne parle point de cet événement qui fit périr Pharaon &
son armée entiere.
[Pages c366 & c367]
Comment est-il possible de se figurer que la Grece, l'Ethiopie, la Thrace
& les autres empires voisins de l'Egypte ayent pu ignorer un fait tel que
celui-là? Et s'il est vrai que par vanité, les Egyptiens ayent voulu le laisser
ignorer à la postérité, quelle raison les autres peuples avoient-ils pour se
taire! Cependant nous ne sçaurions douter de la punition de Pharaon: nos livres
saints déterminent notre croyance; & lorsqu'ils ont parlé, il ne reste plus
qu'à nous soumettre.
Avouons donc, mon cher Monceca, que dans les choses les plus essentielles,
l'histoire nous laisse souvent dans un grand embarras, & qu'elle ne peut
nous éclaircir: les livres qui parlent des Egyptiens, en parlent comme d'un
peuple si ancien, qu'ils ne rapportent que vaguement & légerement ce que
leurs prêtres disoient de leurs anciens gouvernemens. Mais comment peut-on même
ajouter foi aux contes & aux fables de ces prêtres qui assuroient &
soutenoient avec opiniâtreté la vérité & la réalité de leurs dynasties,
qu'ils faisoient remonter à plus de dix-sept mille ans, autre contrariété
évidente à nos livres & à nos écritures? Ce qu'il y a de certain, c'est que
l'Egypte est un des pays que nous appercevons après le déluge le plutôt peuplé,
& élevé à une grande puissance. Hérodote dit que dès le régne d'Amasis, un
des premiers rois d'Égypte, il y avoit vingt mille villes bien peuplées, dont
les habitans cultivoient les sciences. Ce fut cet Amasis qui fit orner de
statues colossales le temple de Vulcain & celui de Minerve, à l'entrée
duquel il fit placer une maison faite d'une seule pierre, que deux mille
hommes, gens de mer, ne purent amener qu'en trois ans. Cette maison a de face
vingt coudées, quatorze de largeur, & huit de hauteur. (1) Hérodote
parle comme ayant vû cette maison. Est-il possible qu'un peuple qui construisoit
des monumens aussi superbes, & qui connoissoit à ce point les arts & les
sciences, ait pu oublier totalement un événement aussi considérable que la perte
de Pharaon?
[(1) Hérodote, liv. II.]
[Page c368]
Cela nous montre combien il y a de choses que l'histoire nous laisse ignorer.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, vis content & heureux.
Du Caire...
Fin du troisiéme volume. (c)
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------------------------- FIN DU FICHIER lettresjuives231 --------------------------------